Fondée en 1999 par le critique dramatique Jean-Pierre Han, consacrée au théâtre et aux écritures, la revue Frictions affiche un ton singulier dans le paysage littéraire. Mêlant les genres et n’hésitant pas à frapper fort sur les clichés et propos convenus… Qui se prolonge avec un Portrait en éclats de Roger Vitrac, signé de son rédacteur en chef.
Dès les premières pages, la revue Frictions n’y va pas de main morte ! Le numéro nouvellement paru, 31ème de la série, s’ouvre sur un texte de Raoul Vaneigem, qui affirme que « les vrais casseurs sont les États et les intérêts financiers qui les commanditent », avec, en regard, la photo d’un homme blessé à la tête qu’un CRS casqué tient à l’œil. D’autres images d’affrontements de rue (dues à John [et Gil] de la Canne) parsèment la livraison. Après l’éditorial percutant du rédacteur en chef, Jean-Pierre Han, sur « le théâtre d’aujourd’hui ou la défaite de la pensée », Alice Carré publie les résultats éloquents de son enquête théâtrale en cours sur « la France libre et l’Afrique ». Suit, de l’auteur argentin Juan Diego Botto, une formidable nouvelle sur l’exil, intitulée le Privilège d’être un chien. Jean Monamy, dans Lettre à Alain Béhar, s’adresse en toute sincérité à cet homme de théâtre qu’il admire. Julien Gaillard prend bille en tête « le Pinocchio de Joël Pommerat, un spectacle pour parents ». Suit un portfolio de magnifiques dessins à l’emporte-pièce, exécutés par Valère Novarina au cours de marathons manuels illustrant des figures de son peuple imaginaire.
Thierry Besche, artiste assembleur de sons, passe au crible en spécialiste averti, pour ainsi dire du point de vue de l’oreille, Thyeste, le spectacle de Thomas Jolly créé à Avignon. Le clown Nikolaus, dans Châlons mon amour, met en boîte à la première personne du singulier, au nom de ses maîtres Jacques Lecoq et Pierre Byland, la tournure prise désormais par l’École du cirque. C’est en vers libres que Benoit Schwartz, avec la Mémoire des eaux, s’investit dans la peau d’un migrant, tandis que Caroline Châtelet, dans Du particulier au général, réalise un modèle de journalisme culturel d’investigation en mettant à nu le mécanisme d’appropriation rampante – par la Ville de Paris – du squat de La Générale de l’avenue Parmentier. Simon Capelle ferme le ban avec Porno (zone – XII –), un long poème furieux qui envoie dinguer l’Éros sur le terrain vague du cloaque de la marchandise, fantasmes y compris.
La revue Frictions assume ainsi un projet de subversion éclairée, sans renoncer à mettre en jeu en tous sens, gravement, les causes et les effets de la déréliction politique ambiante. Devenant ainsi, paradoxalement, un lieu de pensée sans peur dans la superstructure d’un monde truffé de bobards (fake news). Jean-Pierre Léonardini
Vitrac, portrait en éclats
Personnage trop méconnu, auteur dramatique injustement confiné à l’écriture d’une seule pièce, Victor ou les enfants au pouvoir, Roger Vitrac (1899-1952) et son oeuvre méritent certainement plus qu’un codicille dans un dictionnaire ou une anthologie ! C’est ce à quoi s’emploie, à juste titre, Jean-Pierre Han avec ce Portrait en éclats fort bienvenu : la publication rassemblée d’une série d’articles et de textes écrits entre 1969 et 2012, « des pas de côté qui n’auraient sans doute pas déplus à Vitrac étant donné sa joyeuse configuration d’esprit » ! Et qui ont l’heur de plaire au lecteur d’aujourd’hui…
Ami et compagnon d’aventures d’Antonin Artaud avec la création du Théâtre Alfred Jarry, un temps surréaliste avant d’être exclu du groupe par Breton, Roger Vitrac est un plumitif multiforme : auteur dramatique, critique de cinéma à L’écran français, critique d’art et critique littéraire nanti d’une « liberté de ton extraordinaire » et « maniant avec dextérité l’humour et la fantaisie dans des analyses toujours subtiles et profondes ».
Bien sûr, d’un texte l’autre, Jean-Pierre Han met l’accent sur Vitrac, l’homme de théâtre. Rappelant d’abord son engagement sans faille, au côté d’Artaud, à cet « essai de révolution théâtrale le plus systématique de notre époque », aux dires de l’éminent Henri Béhar, avec l’expérience du Théâtre Alfred Jarry : le théâtre doit rendre lisible ce que la vie dissimule ou ne peut exprimer ! Une expérience éphémère certes, de 1926 à 1930, dont nous retrouvons les attendus dans Le théâtre et son double d’Artaud, une expérience cependant révélatrice de l’influence intellectuelle de Vitrac. Dont la plume, enfin, ne se réduit pas à l’écriture d’« un seul opus capable d’occulter bien des trésors » : en réalité, une trilogie « autobiographique » comprenant Le coup de Trafalgar et Le sabre de mon père, sans qu’aucun metteur en scène ne s’y soit intéressé jusqu’à maintenant. « On en reste donc pour l’heure au seul Victor ou les enfants au pouvoir », déplore Jean-Pierre Han, « vu et revu une dizaine de fois ces dernières années depuis que j’ai entamé ce parcours auprès de Roger Vitrac ».
Un ouvrage d’une lecture alerte et plaisante, érudit sans être savant, qui nous plonge avec délectation dans les batailles littéraires d’une époque en pleine ébullition contre les carcans culturels, sociaux et politiques. Qui ravive surtout au temps présent, à travers la figure de Roger Vitrac, des visions et aspirations, d’aucuns useraient du mot révolution, nullement dépassées ou démodées. « Le talent de Vitrac », souligne Jean-Pierre Han, « est un talent qui ne peut s’exercer et s’épanouir que dans la plus totale des libertés ». Yonnel Liégeois
J’aime beaucoup votre blog. Un plaisir de venir flâner sur vos pages. Une belle découverte et blog très intéressant. Je reviendrai m’y poser. Au plaisir.