Si le Off du festival d’Avignon 2019 tire sa révérence le 28 juillet, il est encore temps d’aller applaudir quelques pépites : Paysage intérieur brut à Présence Pasteur et J’arriverai par l’ascenseur de 22h43 au Théâtre Arto. Sans oublier une ultime sélection de spectacles.
Le PIB de Marie Dilasser n’est pas l’indicateur économique mesurant la production de richesse d’un pays, le produit intérieur brut ou, s’il l’est, c’est au travers de ce qu’elle nous en propose dans son Paysage Intérieur Brut à Présence Pasteur. Un titre d’une particulière justesse et très éclairant, puisqu’il est effectivement question de paysage (une thématique que l’on retrouve dans toute son œuvre et qui fait également allusion à sa manière d’écrire « là où elle vit », en Bretagne), de monologues intérieurs qui isolent les personnages évoqués. Quant à la brutalité, ou plutôt la radicalité, elle est plus qu’évidente, mêlée ici à une sorte d’humour noir ravageur. Cela donne dans PIB, une commande de Roland Fichet et de son Théâtre de Folle Pensée à
Saint-Brieuc dans le cadre d’une série de Portraits avec paysage, un texte étonnant.
Portrait d’une certaine Bernadette, effectivement, mais aussi évocation des personnes de son entourage : mère qui aime à vagabonder la nuit sur les routes, mari éleveur et expérimentateur de génétique bovine, et même son chien très affectueux, Rumex, chacun prenant la parole l’un après l’autre dans des monologues au bord du délire. Un délire et des hallucinations activés par la prise de Lexomil de l’intéressée qui sort d’un petit séjour à l’hôpital psychiatrique… Tout un monde de la ruralité est là, « plus vrai que nature », si on ose dire. Avec ces gens dont Marie Dilasser a saisi des traits de caractère après les avoir rencontrés, ici et là. Dans l’étroit espace d’une salle de classe, la figure de Bernadette et de ceux qu’elle évoque sont pris en charge avec une belle assurance par Line Wiblé, qui passe avec beaucoup de délicatesse d’un personnage à l’autre, d’un registre à l’autre, du paysan au chien, du chien à la mamie, avant de redevenir une Bernadette écorchée vive. C’est Blandine Pélissier qui est à la barre et mène la barque dans le décor forcément minimaliste, mais bien géré de So Beau-Blache. « Quatre planches et pas grand-chose » : tout l’art du théâtre, aurait dit Roger Vitrac !
Avec juste le temps de quitter la ferme et de ne pas rater au Théâtre Arto celui qui l’a promis : J’arriverai par l’ascenseur de 22 h 43 ! Et d’espérer illico que l’auteur et interprète Philippe Soltermann (l’un et l’autre, d’aussi belle facture) ne nous tienne pas rigueur si nous lui avouons ne pas être un inconditionnel de Hubert-Félix Thiéfaine puisque, paraît-il, son spectacle est « une chronique d’un fan » du chanteur, lui en l’occurrence… Cette « chronique » d’ailleurs n’intervient que comme sous-titre, le titre principal étant de beaucoup plus intéressant. Dans l’attente de cette bienheureuse heure, à savoir 22h43, le comédien a le bon goût de nous entretenir, de Thiéfaine donc, mais pas que. Et c’est heureux, car il nous embarque dans les méandres d’une pensée (et d’une vie) vagabonde, guidé par le très subtil Lorenzo Malaguerra qui fait mine de lui laisser la bride sur le cou mais qui, en
réalité, l’emmène dans des endroits pour le moins obscurs et improbables.
C’est d’une drôlerie et d’une force incroyables pour peu que l’on y prête attention. C’est que le comédien a du bagout, passant sans coup férir d’un registre à l’autre, d’un délire à l’autre, a-t-on envie d’ajouter. Bien sûr, le spectacle a un côté presque documentaire, nous présentant les affres et autres tourments d’un aficionado d’un « grand » chanteur, mais il y a bien d’autres choses dans cette confession, c’en est véritablement une. Un regard sur le monde et la vie sans doute. Interprété, vécu par Philippe Solterman, cela prend des allures d’une véritable épopée, le tout livré avec une maîtrise de tous les instants. Attendons donc l’ascenseur de 22 h 43, après le train de 8 h 47 de Courteline… Jean-Pierre Han
À voir aussi :
– Chacun sa famille ! : Laurent Viel et Enzo-Enzo, Théâtre le Casteban. Sur des chansons originales de Pascal Mathieu et Romain Didier (le poète-parolier du regretté Allain Leprest), accompagnés à la guitare par Thierry Garcia, les deux interprètes s’en donnent à cœur joie. Au menu, la famille orchestrée sous tous les angles… Un spectacle musical à l’humour corrosif, mordant et émouvant.
– Les Chatouilles ou La danse de la colère : Un texte d’Andréa Bescond, mis en scène par Éric Métayer, Théâtre du Chêne Noir. L’histoire d’Odette, une petite fille dont l’enfance a été volée par un « ami de la famille ». Avec Déborah Moreau, magistrale, pour brandir le flambeau de cette ode à la vie.
– La Machine de Turing : Un texte de Benoit Solès, mis en scène par Tristan Petitgirard, Théâtre Actuel. L’incroyable destin d’Alan Turing, père de l’informatique moderne et mathématicien de génie. Durant la Seconde Guerre Mondiale, il a brisé le code secret de la machine Enigma, le système de cryptage réputé inviolable de l’armée allemande. Poursuivi et condamné ensuite par la justice pour son homosexualité, il se suicide en 1954.
– Les Filles aux mains jaunes : Une pièce de Michel Bellier, mise en scène de Johanna Boyé, Théâtre Actuel. Dans les usines d’armement, les femmes remplacent les hommes partis à la guerre de 14-18. Face à des conditions de travail déplorables, aux injustices salariales, quatre femmes solidaires ! Combatives et révoltées, libertaires et féministes avant l’heure… Une histoire d’émancipation, toujours d’actualité, pour conquérir l’égalité homme-femme. Au travail comme au foyer.
– Le Syndrome du banc de touche : Texte et jeu Léa Girardet, mise en scène de Julie Bertin, Théâtre du Train bleu. Une mise en perspective ludique entre Lionel Charbonnier, l’ancien joueur d’Auxerre et gardien remplaçant des Bleus en 1998, et une comédienne en mal de reconnaissance ! L’une et l’autre, seconds couteaux dans leur aire de jeu, mal aimés des planches ou des vestiaires mais animés d’une sacrée envie de gagner… Décalé et plein d’humour, un spectacle qui touche au but.
Yonnel Liégeois