Après le parvis de l’Institut du monde arabe et le stade Didot en juillet, Roland Auzet recrée Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès. Le 2 septembre à 21h, sur l’esplanade de la BNF, les 3 et 4/09 aux Plateaux Sauvages. Avec Anne Alvaro et Audrey Bonnet, un spectacle d’une grande intensité et d’une rare beauté.
La « dealeuse » et sa « cliente » en 2015 déjà, non dans un théâtre, au cœur du centre commercial la Part-Dieu à Lyon… Cinq ans plus tard, Roland Auzet récidive, accompagné des deux mêmes comédiennes, Anne Alvaro et Audrey Bonnet. En divers lieux de la capitale, dont l’esplanade de la Bibliothèque nationale de France cette fois, dans un dispositif sonore à l’identique.
Sur le parvis de l’Institut du monde arabe en juillet, à la nuit tombée, une voiture approche tout phares allumés. Devant la façade au décor oriental, casque aux oreilles des spectateurs, une voix se fait entendre : le dialogue est entamé, le combat engagé. Sauvage, brutal, suintant la haine et la violence, distillant amour et compassion… Jamais nous ne saurons ce que propose la dealeuse, jamais nous ne saurons ce qu’est venu chercher la cliente ! Les deux protagonistes se toisent, courent et s’échappent entre les groupes de voyeurs disséminés sur la place, s’égarent dans les ruelles adjacentes, se posent en sentinelles rebelles au pied des immeubles alentour. Dans la nuit noire, Dans la solitude des champs de coton, spectacle total, envoûtant, déroutant, inquiétant… De temps à autre, un filet de lumière éclaire l’une et l’autre. L’une, d’une voix rauque, sensuelle et puissante, lance ses offres de service à la cantonade, l’autre exténuée entre deux courses effrénées, d’un souffle haletant et hoquetant, débat et décline ses avances. Toutes deux lointaines et proches à l’oreille des spectateurs, devant, derrière, ailleurs, seules musique et voix guident l’œil des intrus convoqués à ce marché de dupes.
Ici et maintenant, il ne s’agit point d’une affaire de came. Les dialogues ciselés de Koltès transcendent tout propos mercantile, comme le titre de la pièce le suggère, solitude et angoisse sont au cœur de l’échange, seuls les mots partagés sont marchandises de précieuse valeur. Dialogues philosophiques aux paroles crues où sexe, caresse, tendresse s’affichent à la une, dialogues poétiques au cœur de la violence verbale… Les répliques, Dans la solitude des champs de coton, sont cris désespérés au visage de l’autre, douleurs jamais cicatrisées. Le manque, réel et insondable ? L’amour et le partage impossibles, condamnés à la déshérence à perpétuité. « Il est inquiétant d’être caressé quand on devrait être battu », dit l’une. « Il n’est pas d’autres choix que de se frapper avec la violence de l’ennemi ou la douleur de la fraternité », répond l’autre. Bêtes blessées, indomptables, elles se croisent sans jamais se rencontrer, elles se frôlent sans jamais se toucher.
Deux comédiennes exceptionnelles, Anne Alvaro et Audrey Bonnet, pour un metteur en scène, chorégraphe et musicien, qui l’est tout autant… Un Koltès revisité pour une approche sensorielle, qui cogne au cœur et au corps du public. Une parole errante qui, du casque aux oreilles, hérisse la peau et glace la chair, cabre aussi le désir et chauffe les sens. Comme Auzet, osons Koltès ! Yonnel Liégeois
Le 02/09, à 21h : Esplanade François-Mitterrand, BNF Paris. Les 3 et 4/09, à 21h : Les Plateaux Sauvages, hors les murs. Entrée gratuite, sur réservation (nombre de casques limité).
Roland Auzet, propos :
Bernard-Marie Koltès met en scène un dealer et son client. Deux femmes, étranges et étrangères, entraînées dans la violence du désir. Ne se dévoilant qu’à demi-mot, chacune est possédée par le besoin de prendre le pouvoir sur l’autre et de jouir de sa défaite. Elles n’ont pour seules armes que l’espace à occuper, la parole et le silence. L’intérieur de l’autre, qu’il s’agit d’obliger à se dévoiler, à se mettre à nu. En poussant son adversaire à désirer, c’est la mort symbolique de l’autre qu’elles poursuivent.
Lorsque cette transaction du désir est portée par deux femmes, le questionnement de la relation à l’autre offre un autre versant. Et avec les splendides et singulières Anne Alvaro et Audrey Bonnet, un versant vertigineux.