Avec Celui qui ne combat pas a déjà perdu, récemment paru chez Flammarion, Thierry Marx nous embarque dans un tourbillon de vie : de l’enfance modeste aux restaurants étoilés. Jusqu’aux engagements sociaux et environnementaux.
Un modeste logement de quinze mètres carrés qu’il partage avec sa mère, le père faisant la guerre en Algérie… « Tout est parti de là. De cette enclave d’immeubles de briques rouges sur les hauteurs de Ménilmontant », confie-t-il. À cinq ans, sa mère travaillant, il va seul chez ses grands-parents, à pied : impensable aujourd’hui, en ces temps de surprotection des enfants ! « Ma mère m’a donné très tôt dans la vie une force incroyable : sa confiance. Elle m’a permis dès mon plus jeune âge d’être autonome, indépendant ». Pour le C.P., il va vivre chez ses grands-parents. Doux et affectueux mais méfiants, taiseux et rudes à la tâche… Une ambiance qui forge son caractère ainsi que le lien très fort qui l’unit à son grand-père, véritable figure tutélaire : un personnage atypique, très sportif, d’abord maréchal-ferrant puis plombier-chauffagiste. Ne faisant pas confiance aux banques, il avait coutume de cacher son argent dans la doublure de son manteau. Thierry Marx n’en revient toujours pas, « il se baladait avec le compte courant de la famille sur les épaules ».
Enfance plutôt heureuse donc, avec ses copains de toutes origines et ses premières émotions culinaires, « ça sentait toujours la bouffe à Ménilmontant. C’était l’avènement de la cocotte-minute. Ça dégoupillait dans tous les sens sur le bord des fenêtres, en descendant Belleville les odeurs changeaient ». Le déménagement des parents qui récupèrent leur fils à douze ans ? Un vrai traumatisme. Après l’environnement pauvre mais chaleureux, le béton d’une cité HLM de Champigny sur Marne pas encore desservie par le RER… S’en suit un décrochage scolaire au collège, il sèche les cours pour aller à la piscine, se met à l’athlétisme et aux sports de combat avec trois copains. Viennent aussi les bagarres entre bandes rivales, embrouilles et petits trafics. Il se « spécialise » avec ses potes dans les cascades à motos et voitures, rêvant de se faire engager par Rémy Julienne, le cador de la profession !
Les cités sont des ghettos, accueillant souvent les huissiers… Choqué, le jeune Thierry n’a qu’une obsession, « partir de cet endroit, me sauver… » À la fin de la cinquième, quand on lui propose une orientation en mécanique, il émet le vœu de faire l’école hôtelière. Réponse : « ce n’est pas pour des gens comme vous, l’école hôtelière ». De cette phrase-couperet, humiliante, il gardera une « grande rancœur ». Une adolescence sur le fil entre petits boulots, courses-poursuites avec la police et pratique sportive : il se découvre une passion pour le Japon au hasard d’une projection du film « la trilogie samouraï » de Hiroshi Inagaki, sa pratique des arts martiaux en fait un champion de judo du Val de Marne. Mais il étouffe toujours dans ces barres d’immeubles entourés alors de champs de patates. « Un soir, j’étais seul et je suis tombé dans une embuscade… Je me suis battu mais j’ai pris un coup de couteau, une vilaine estafilade ». De retour à Ménilmontant, alors qu’il fait des petits travaux à la journée, il enrage de se faire souvent arnaquer. « Thierry, tu aimais bien cuisiner avec moi, ça te plaisait, je suis certaine que tu es fait pour ça », lui dit alors sa grand-mère. Il s’adresse aux Compagnons du Devoir, il trouve rapidement un poste d’apprenti. Lors de son tour de France, il fait la double découverte du pays et de la fraternité, on lui enseigne dans les différentes cayennes « la noblesse d’être ouvrier ». Selon la coutume, il est rebaptisé : Ile de France et désir de bien faire. Vient l’échéance du service militaire…. Bercé par les récits de voyage de son oncle Henri (15 ans de coloniale) et des évocations du Sahara par son père, il signe pour cinq ans.
Retour de l’armée, perte des repères : « Mes parents habitaient loin, mes grands-parents n’étaient plus là, les copains avaient disparu… » Détourné de la cuisine, il est engagé comme convoyeur de fonds. Un soir, il éprouve le besoin de revoir sa mère, il parcourt en courant la distance entre Marne-la-Vallée et Coulommiers, « ces soixante bornes m’ont fait du bien ». Ce qui le remet debout et lui redonne confiance ? Les cours du soir qui lui permettent d’obtenir le bac à 25 ans. « Celle qui allait devenir ma femme m’a donné le meilleur des conseils : reprends tes études… Je lui dois beaucoup. Nous nous sommes épaulés, battus ensemble ». Bac en poche mais toujours persuadé qu’en France « il ne coche jamais les bonnes cases », il part en Australie et se fait engager au culot comme boulanger-pâtissier au Regency Hotel de Sydney. Le chef lui conseille de donner un coup de main en cuisine. Pour faire illusion, il potasse le Répertoire de la cuisine de Gringoire et Saulnier. Un jour, un chauffeur de taxi s’étonne : « vous êtes Français et cuisinier ? Mais qu’est-ce que vous faites en Australie ? Les meilleurs chefs sont chez vous ». C’est le déclic, il rentre en France après une escale coup de foudre au Japon et un détour au Ködökan, la Mecque du judo !
Il obtient son CAP en candidat libre, on lui conseille d’aller travailler dans une grande maison. Il réussit à se faire engager chez Taillevent grâce à un génial malentendu : à la question « d’où venez-vous ? », il répond « de chez Bernard Loiseau ». Ce qui était vrai… géographiquement, ce qu’il se remémore comme « la plus belle imposture de ma vie » … Une vraie chance professionnelle, le marchepied vers une carrière de très grand cuisinier. En effet, chez Taillevent, officiait le chef Deligne. Thierry Marx se souvient d’un « chef intègre, humain, très professionnel, un excellent meneur d’hommes, jamais un mot plus haut que l’autre ». Dans les brigades de cette époque, peu de chefs méritent ce dernier compliment ! Pendant trois décennies chez Taillevent, Claude Deligne a formé tous les trois-étoiles des années 1980-1990 : ils y apprennent la perfection du geste, la rigueur des cuissons et la justesse des assaisonnements.
Qui lui ouvre son carnet d’adresses, lui permet de poursuivre sa formation avec trois éminents chefs. D’abord Alain Chapel « le plus moderne qui pouvait parler d’opéra ou de jazz, de littérature ou de poésie ». Ensuite, Jacques Maximum au Negresco. Expérience mémorable auprès de ce chef atypique qui « travaille comme un gitan, je ne note rien. Pour apprendre avec moi, il faut me voler le métier ». Enfin, Jöel Robuchon, le chef star de l’époque, meilleur ouvrier de France et multi-étoilé qui l’engage dans son restaurant le Jamin. « C’était un grand privilège, la liste d’attente était très longue pour venir travailler chez lui ». Victime de son imposture initiale, il n’a ni l’aisance ni l’expérience de ses collègues de cuisine. Il travaille deux fois plus, note tout, fait des croquis pour se remémorer les dressages, se plonge dans les livres de cuisine de référence, « j’ai dû apprendre le guide culinaire d’Escoffier et le Gringoire et Saulnier sur la ligne Père-Lachaise-Charles de Gaulle ». Il passe un an chez Robuchon, repart au Japon puis ouvre son premier restaurant le Roc en Val à Montlouis-sur-Loire. Il décroche sa première étoile au Guide Michelin en 1988, il en obtiendra également une par la suite avec le restaurant Le Cheval blanc à Nîmes. Cependant, il a toujours la bougeotte, encore vers l’Asie : Singapour, Bangkok puis le Laos, à nouveau le Japon « à la recherche de l’affaire du siècle que je n’ai pas trouvée ». À défaut, il approfondit son approche de la méditation, une discipline qu’il a apprise de façon empirique dès sa jeunesse et qu’il pratique régulièrement.
En 1996, il prend les rênes du Relais et Château de Cordeillan-Bages à Pauillac. Il obtient son étoile, est nommé « chef de l’année » en 2004. Suivront la deuxième étoile et son élection comme « cuisinier de l’année » par Gault et Millau en 2006. « Je restais toujours le champion du monde du découvert et de la saisie-arrêt sur salaire, mais je commençais à acquérir une notoriété qui adoucissait mon rapport avec la banque ». Un article du Times l’avait interpellé dès 2004, « la gastronomie française est morte, l’innovation est ailleurs ». Il se rend compte qu’effectivement il reproduit ce qu’il a appris chez ses maîtres. Hervé This, qui donnait à l’INRA des cours sur la gastronomie moléculaire, lui envoie Raphaël Haumont jeune maître de conférences, spécialiste de la matière et passionné de cuisine. « Ce fut une rencontre magique, on s’est mis à créer : d’abord avec le Food Lab, ensuite avec la création du Centre français d’innovation culinaire (CFIC) » : travail sur la cryoconcentration, ou encore sur l’encapsulation de liquide dans des films comestibles. Le spationaute Thomas Pesquet, qu’il a rencontré au cercle des ceintures noires de judo, est séduit par ses recherches et lui suggère de créer des plats pour son premier voyage dans l’espace. Par la suite, on propose à Thierry Marx et Raphaël Haumont une chaire à l’université Paris-Saclay, intitulée « cuisine du futur ». Ces expériences lui valent maintes critiques et un sobriquet, « le docteur Folamour des papilles » !
Alors qu’il est au sommet de sa gloire professionnelle, sa direction d’entreprise et des ressources humaines est loin d’être efficace. Avec l’aide de José Gutman, il revoit l’organisation de ses restaurants, se fixe une ligne de conduite, « être dur avec les faits et bienveillant avec les gens ». Il prend des cours de prise de parole en public, prend conscience de son masque agressif, « une carapace forgée par les séquelles de ma jeunesse chahutée ». Il ne cesse de se remettre en question, de s’améliorer mais il n’oublie pas qu’il vient d’en bas. « Je me devais d’aider les miens, ceux qui étaient restés dans la cage d’escalier ». Certains d’entre eux, il s’en souvient, sont déjà passés par la case prison. Il fait le tour des centres pénitentiaires en France et en Europe, il constate que nul ne peut s’en sortir sans projet à l’extérieur. Il ne cessera depuis lors d’intervenir en détention. Il va aider les Restos du cœur. Face à des gens éloignés de l’emploi, « pourquoi ne ferions-nous pas quelque chose sur la formation professionnelle ? », dit-il à Véronique Colucci. Réponse implacable : « eh bien si tu y crois, fais-le ! ». Ainsi est née l’idée géniale de Cuisine mode d’emploi (s) : elle prend forme grâce à l’aide initiale de Véronique Carrion et de la mairie du XXème arrondissement qui lui prête un local. 40.000 postes non pourvus dans les métiers de la cuisine, cela donnait des perspectives… « J’ai réuni quelques meilleurs ouvriers de France, des cuisiniers à la retraite, et nous sommes partis sur cette idée de transmettre en onze semaines les bases de la cuisine. Nous apprenons aux élèves le geste, le feu et le temps ». Public hétérogène de bac ++ à bac- -, de dix-huit à soixante ans. Les élèves ne paient pas la formation mais ils doivent suivre la devise de l’école, prendre le RER : Rigueur, Engagement et Régularité.
Succès immédiat. Depuis l’ouverture en 2012, 3000 personnes formées, 90 % d’entre elles ont retrouvé un emploi et 70 ont créé leur entreprise. Une grande fierté pour le gamin des cités : « j’ai vu des gens qui dormaient dans leur voiture en suivant les cours, j’ai connu un homme qui est parvenu à monter son restaurant après vingt-sept ans de détention ». De nombreuses écoles ont ouvert dans toute la France, souvent dans les quartiers défavorisés. Le modèle s’exporte avec des projets d’ouverture à Détroit et à Bogota. Thierry Marx ne s’arrête pas là. Très concerné par l’écologie sous ses divers aspects, il s’efforce de réduire quasiment à néant les déchets alimentaires dans ses cuisines, il soumet au label HQE (haute qualité environnementale) la construction de tous les établissements qu’il crée, y compris le prestigieux Mandarin Oriental à Paris. En fait il n’a qu’un seul combat, politique au sens noble du terme. À propos de cette pandémie qui menace notre santé et nous prive de nos libertés, il note que c’est un formidable révélateur de notre perte d’indépendance. « Nous avons perdu une part importante de notre souveraineté à cause du low-cost. Aujourd’hui, il faut réorienter l’économie vers la qualité, celle d’un bon impact social et environnemental ». Chantal Langeard
Celui qui ne combat pas a déjà perdu : Flammarion, 256 pages, 16€90.