Une tête de trois mètres de haut, une sculpture dénommée Œuvre d’art en exil… Le 15/03, la ville de Montreuil (93) a inauguré une statue à l’effigie d’Al-Ma’arri, poète syrien du XIème siècle. En hommage à ce grand penseur arabe, Chantiers de culture se réjouit d’ouvrir ses colonnes à Alexie Lorca, maire adjointe à la culture. Yonnel Liégeois

Au bout de deux années de travail avec l’association syrienne Najoon, son président l’acteur Farès Helou, la poète Hala Mohammad et le cinéaste Ossama Mohammad, je suis très heureuse d’accueillir « l’Œuvre d’art en exil » Al-Ma’arri, créée par le sculpteur Assem Al Bacha. L’histoire d’amitié entre la ville de Montreuil et les artistes syriens en exil en France commence par un événement tragique : le décès en 2017 de l’artiste, poète et comédienne Fadwa Suleiman, activiste et figure de proue de la révolution syrienne. La communauté syrienne me contacte pour organiser un hommage à l’artiste, dans notre ville qui l’avait accueillie.

Deux ans plus tard, durant le confinement, la poète Hala Mohammad et son frère le cinéaste Ossama Mohammad me rappellent pour demander à la ville de Montreuil l’asile pour une œuvre d’art. S’impose un retour en arrière. En 2013, un groupe djihadiste a décapité la statue d’Al-Ma’arri, érigée à l’entrée de Maarat al-Nou’man, ville natale de ce très grand écrivain-poète et philosophe syrien (973-1057). Cet acte a profondément marqué la culture syrienne. Via l’association Najoon qui réunit des artistes, intellectuels, journalistes syriens réfugiés, la communauté en exil demande au sculpteur syrien Assem Al Bacha, lui-même exilé en Espagne, une œuvre monumentale figurant la tête d’Al-Ma’arri.

Ce projet d’accueil d’œuvre fut long à réaliser. Il a d’abord fallu chercher et trouver l’endroit en entrée de ville (…) Outre l’inauguration en ce 15 mars, sont mobilisés les services et établissements culturels, en particulier les bibliothèques et le cinéma Le Méliès, le Théâtre Berthelot-Jean-Guerrin : à travers ce geste symbolique fort, il est également important de développer des actions et programmations culturelles et artistiques qui permettent de mettre en lumière la culture syrienne et, à travers elle, des pans de la culture arabe très mal connus dont Al-Ma’arri fut une figure phare.

Il était un défenseur de la justice sociale, un ascète et un végétarien. Il était devenu aveugle à l’âge de 4 ans. C’était un philosophe pessimiste qui pensait par exemple qu’il ne fallait pas concevoir d’enfants pour leur épargner les douleurs de la vie… L’une de ses œuvres, L’épître du pardon, dans laquelle le personnage principal rencontre au paradis des poètes païens qui ont trouvé le pardon, est considérée comme l’ancêtre de la Divine comédie de Dante. Doté d’une intelligence, d’une sensibilité, d’une personnalité et d’une acuité exceptionnelles, Al-Ma’arri a développé une œuvre extrêmement « avant-gardiste ». Sept siècles avant Voltaire et les Encyclopédistes, il interroge la condition humaine et la religion avec une force incroyable.

C’est un esprit libre et sans doute un précurseur de la libre pensée. En témoignent ces quelques vers extraits de l’un de ses poèmes :
Foi, incroyance, rumeurs colportées, Coran, Torah, Évangiles Prescrivant leurs lois …
À toute génération ses mensonges Que l’on s’empresse de croire et consigner.
Une génération se distinguera-t-elle, un jour, En suivant la vérité ?
Deux sortes de gens sur la terre : Ceux qui ont la raison sans religion,
Et ceux qui ont la religion et manquent de raison.
Tous les hommes se hâtent vers la décomposition, Toutes les religions se valent dans l’égarement.
Si on me demande quelle est ma doctrine, Elle est claire :
Ne suis-je pas, comme les autres, Un imbécile ?

Ce n’est que sept siècles plus tard qu’on lira en France, dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire, une définition et une dénonciation du fanatisme religieux. Il semble donc que la philosophie des Lumières française fut précédée par une philosophie des Lumières arabe, sans doute moins « médiatisée », moins exportée (…) Les politiques culturelles sont là pour découvrir et faire émerger artistes et penseurs contemporains, mais aussi pour faire connaitre et reconnaître des artistes et penseurs d’hier, d’avant-hier et d’avant-avant-hier qui se sont mis en danger, ont renoncé au confort matériel et intellectuel en acceptant le doute et la réflexion comme mode de vie et de pensée du monde et de la condition humaine.

La culture syrienne, à travers elle la culture arabe, sont millénaires, riches et diverses. Elles sont un pilier majeur de nos civilisations. L’arrivée d’Al-Ma’arri à Montreuil va nous permettre d’en découvrir ou redécouvrir les multiples facettes. Bienvenue et Vive Al-Ma’arri, une pensée amicale à Voltaire ! Alexie Lorca, maire adjointe à la culture