Au bord de l’innommable

Jusqu’au 09/06, chaque vendredi à 19h au théâtre La Flèche (75), Marine Gesbert s’empare avec audace et superbe de Au bord. Le texte de Claudine Galea, en réaction à l’hallucinante photographie de ce prisonnier traîné nu en laisse par une soldate américaine. Une magistrale interprétation.

La noirceur, aucune ouverture pour laisser pénétrer un éclair de vie, le public installé de chaque côté de la salle toute en longueur. L’attente longue et silencieuse, tel un temps cathartique pour exorciser nos attaches au monde sensible avant de sombrer dans l’insoutenable… Une femme, jeune et d’une irradiante beauté en son chemisier blanc, nous scrute impassible, assise en lotus sur un coffre de bois. Derrière elle, projetée grand format, la photographie hallucinante et scandaleuse. D’une voix douce, diction parfaite et gestes mesurés, d’un pas lent la comédienne entame sa marche vers l’innommable. D’une maîtrise absolue lorsque son regard, sporadiquement, fixe celui des spectateurs qui la cernent de part en part.

Une interprétation exceptionnelle qui bouscule et fascine le public dès que Marine Gesbert seule Au bord de scène, de maux en mots, libère les premières paroles de la pièce écrite par Claudine Galea ! Sans décor, dans une atmosphère presque apaisante, s’affiche pourtant l’horreur en filigrane : la silhouette d’une femme tenant en laisse un homme nu… L’image, révoltante, a fait le tour du monde, une soldate américaine photographiée en train de promener un prisonnier du camp d’Abou Ghraib, tel un animal de compagnie. Traumatisée par cette image avilissante, bouleversée devant un tel acte d’inhumanité absolue, posé en outre par une personne qui contredit tous les poncifs sur le genre féminin, l’auteure butera durablement devant la feuille blanche. Une parole accouchée au prix de moult sueurs et douleurs : la grâce du verbe contre la violence de l’image !

Et de noircir alors le papier, entre réalisme et poésie, de cette riche missive d’une bouleversante puissance, et de soulever aussi durant soixante minutes, et pas une de plus, une série d’interrogations toujours d’une brûlante actualité à l’heure du conflit en Ukraine : les prémisses de cette volonté de puissance, de destruction et d’humiliation, la figure de la femme dans l’imaginaire collectif, les carences liées à une enfance maltraitée, les effets d’une sexualité déviante… Un spectacle envoûtant en la magistrale incarnation de Marine Gesbert, une réflexion hautement salutaire sur le droit à la vie et à la dignité. Un vibrant plaidoyer en faveur de l’humanité retrouvée. Yonnel Liégeois

Au bord, jeu et mise en scène de Marine Gesbert. Au théâtre La Flèche, 77 rue de Charonne, 75011 Paris. Chaque vendredi à 19h jusqu’au 09/06, ainsi que le samedi 27/05.

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