De la chaîne à la ligne…

À l’Espace culturel de Grenay (62), Mathieu Létuvé propose À la ligne, feuillets d’usine. L’adaptation du livre de Joseph Ponthus, le quotidien du travail dans les usines agro-alimentaires. Entre mots et maux, de la poésie la plus touchante au réalisme le plus cru.

Noir de scène, court silence puis une salve d’applaudissements… Le public est debout pour saluer la prestation de Mathieu Létuvé ! Dans une subtile féérie de sons et lumières, le comédien a mis en scène les maux et mots de cet intérimaire enchaîné sur les lignes de production des usines agro-alimentaires. Entre réalisme et poésie, une adaptation émouvante et puissante d’À la ligne, feuillets d’usine, l’ouvrage du regretté Joseph Ponthus.

Désormais, on ne travaille plus à la chaîne, mais en ligne… à trier des crustacés ou vider des poissons du matin au soir, jour et nuit, à découper porcs et vaches dans le sang, la merde et la puanteur ! En des journées de 3×8 harassantes, épuisantes, où bosser jusqu’à son dernier souffle vous interdit même de chanter pendant le boulot. Homme cultivé et diplômé, éducateur spécialisé en quête d’un poste, nourri de poésie et de littérature, Joseph Ponthus n’est point allé à l’usine pour vivre une expérience, « il est allé à l’embauche pour survivre, contraint et forcé comme bon nombre de salariés déclassés », précise Mathieu Létuvé. « La lecture de son livre m’avait beaucoup touché, il m’a fallu faire un gros travail d’adaptation pour rendre sensible et charnelle cette poétique du travail », poursuit le metteur en scène et interprète, « il raconte l’usine en en faisant un authentique objet littéraire, une épopée humaniste entre humour et tragédie ».

La musique électronique d’Olivier Antoncic en live pour scander le propos, des barres métalliques pour matérialiser la chaîne ou la ligne, des lumières blanches pour symboliser la froideur des lieux… Au centre, à côté, tout autour, assis – courbé – debout – couché, un homme comme éberlué d’être là, triturant son bonnet de laine qu’il enlève et remet au fil de son récit : tout à la fois trempé de sueur et frigorifié de froid, tantôt enflammé et emporté par la fougue et le vertige des mots, tantôt harassé et terrassé par les maux et les affres du labeur !

Entre mots et maux, dans une économie de gestes et de mouvements, le comédien ne transige pas, Mathieu Létuvé se veut fidèle aux feuillets d’usine de Joseph Ponthus, un texte en vers libres et sans ponctuation : de la poésie la plus touchante au réalisme le plus cru, du verbe croustillant de Beckett ou Shakespeare à l’écœurement des tonnes de tofu à charrier, des chansons pétillantes de Trenet ou Brel à l’odeur pestilentielle des abattoirs ! À la ligne ? La guerre des mots contre les maux, de l’usine à tuer de Ponthus dans les années 2000 à la tranchée d’Apollinaire en 14-18 : entre la merde et le sang, les bêtes éventrées et la mort, le même champ de bataille à piétiner du soir au matin. Convaincant, percutant, en ce troisième millénaire Mathieu Létuvé se livre cœur à corps en cette peu banale odyssée de la servitude ouvrière. Le public emporté par ce qu’il voit et entend plus d’une heure durant, magistrale performance, l’interprète ovationné !

Pour Mathieu Létuvé, ce spectacle prend place dans la lignée de ses précédentes créations : dire et donner à voir l’absurdité d’un monde qui nie l’existence des sans-grades, mutile les corps, leur dénie toute humanité et dignité… « Dire tout ça, le politique – l’absurde – le drôle – le tragique, le rythme et la beauté d’un texte à la puissance épique comme un chant de l’âme et de nous, les sans costards et sans culture » ! Le comédien l’affirme, persiste et signe, telle affirmation ne relève en rien de la posture, c’est un engagement au long cours que d’inscrire ses projets dans une démarche d’éducation populaire. Yonnel Liégeois, photos Arnaud Bertereau

À la ligne, Mathieu Létuvé : le 11/10, 20h. Espace culturel Ronny Coutteure, 28 bis boulevard de la Flandre, 62160 Grenay (Tél. : 03.21.45.69.50). Le 13/12 à Gonfreville-l’Orcher (76), Espace culturel de la Pointe de Caux. À la ligne, feuillets d’usine, de Joseph Ponthus (Folio, 277 p., 8€30).

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Classé dans Littérature, Rideau rouge

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