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Laïcité, j’écris ton nom !

Le 3/7/1905, la Chambre des députés adopte la « Loi concernant la séparation des Églises et de l’État ». Ratifié le 9 décembre de la même année, un texte qui assure « la liberté de conscience » à tout citoyen et fonde le principe de laïcité. Une conquête de portée universelle, à préserver et promouvoir.

La loi de 1905 ? Plus de cent après son adoption, elle prête toujours à polémiques entre ses partisans et adversaires. 1795 et 1871 : déjà les révolutionnaires du 1er Vendémiaire an IV, puis les membres du Conseil de la Commune avaient tenté d’imposer « la séparation de l’Église et de l’État ». En vain. Aussi Victor Hugo pouvait-il s’enflammer en 1850 à la tribune de l’Assemblée Nationale, réclamant de sa voix de tribun « cette antique et salutaire séparation de l’Église et de l’État qui était l’utopie de nos pères, l’État chez lui et l’Église chez elle »…

Il faudra attendre 1905, au terme d’une autre bataille d’Hernani, en fait une véritable guerre de tranchées entre la République et le Vatican, pour que les vœux du poète soient exaucés. Ainsi fut long le chemin, et rudes les combats pour que, voté par les communistes, les socialistes et les démocrates-chrétiens du MRP, l’article premier de la Constitution française de 1946 proclame enfin que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Une conquête capitale dans l’égalité et la liberté des consciences qui conduit Henri Pena-Ruiz, philosophe et maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris, à écrire en ouverture de son Histoire de la laïcité, genèse d’un idéal que vivre aujourd’hui dans un état laïc comme la France, « c’est un peu comme respirer l’air sans entrave. À la longue on n’y prend plus garde, on oublie même ce à quoi la laïcité, idéal de liberté et d’égalité, permet d’échapper » !

Voltaire, Montesquieu, Condorcet : croyants ou non, spiritualistes ou pas, au lendemain de la chute de la royauté fondée sur les trois principes intangibles « Un roi, une loi, une foi », les philosophes ne cesseront de faire entendre leur voix au bénéfice de la laïcisation de l’État. Philosophie des Lumières et Révolution française font cause commune pour « rendre la raison populaire », selon la célèbre formule de Condorcet qui, dans son fameux « Rapport sur l’instruction publique » plaide pour une école étrangère à tout principe confessionnel, un enseignement faisant le pari de l’intelligence et participant à la formation d’un citoyen libre et éclairé. Face au catholicisme dominant et au pape Pie VI qui condamne « les droits de l’homme, la liberté de conscience et l’égalité », les révolutionnaires de 1795 formulent la première loi de séparation entre l’État et les Églises. Une décision de courte durée puisque, dès 1801, Napoléon rétablit la règle du Concordat de l’Ancien Régime : le catholicisme est qualifié de « religion de la majorité des Français », de nouveau le trésor public finance les cultes et rétribue prêtres, pasteurs et rabbins.

1801-1905, cent ans après l’intermède napoléonien, la rupture finale est enfin consommée. Le peuple de France y est majoritairement favorable, y compris les protestants et la frange des catholiques libéraux. Entre temps, la IIIème République s’est installée aux commandes de l’État depuis 1870. Malgré l’écrasement de la Commune et le rejet de ses « lois laïques », la déconfessionnalisation de la vie publique est en marche : suppression de l’obligation du repos dominical en 1880, instauration de l’école primaire gratuite et laïque par Jules Ferry en 1882, rétablissement du droit du divorce en 1889, loi de 1901 sur la liberté des associations. Deux faits majeurs viendront en outre attiser les polémiques et exacerber les passions : l’affaire Dreyfus en 1894 et l’attitude intransigeante et rétrograde du pape Pie X qui conduit à la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Vatican en 1904. Aristide Briand, Ferdinand Buisson, Émile Combes et Jean Jaurès, les quatre figures de proue en faveur de la séparation, en sont intimement convaincus : en cette année 1905 s’ouvre « la lutte décisive entre la France moderne et les prétentions les plus exorbitantes de la théocratie la plus audacieuse et la plus aveugle », écrit Jaurès. Le 3 juillet, par 341 voix contre 233, la Chambre des députés vote en faveur de la loi de séparation des Églises et de l’État. Ratifiée par le président Loubet le 9 et publiée au Journal Officiel le 11 décembre 1905.

Cent vingt ans après son adoption, à droite d’abord mais aussi dans certains milieux extrêmes ou libéralistes, des voix s’élèvent encore et toujours pour réclamer une réinterprétation de la loi, voire sa révision. Leur argument de fond ? Le nouveau paysage religieux de France qui incite à prendre des mesures autres pour intégrer l’islam dans le jeu démocratique et républicain, telles que le financement de la construction de mosquées et la formation d’imams issus du territoire national… Au nom d’un principe de tolérance qui conduirait la société civile à s’adapter aux circonstances, d’aucuns en viennent donc à user d’un langage nouveau, à parler de « laïcité ouverte ». Selon le philosophe Henri Pena-Ruiz, « la laïcité n’a pas besoin d’adjectif, au risque de faire des concessions au communautarisme et de briser l’unité de la loi qui, en république, délivre des groupes de pression ». Le principe de laïcité, en son fond, dépasse en effet la question simpliste de l’adaptation d’une loi au regard d’une quelconque pratique religieuse ou de port de signes distinctifs à l’école. La remise en cause du principe républicain de laïcité s’appuie en fait sur la faillite sociale dont souffre le pays. Si la laïcité ne peut pas tout, elle appelle toutefois à des droits et des devoirs. Il serait donc temps, au nom même de la laïcité et non d’une fausse modernité, de réactiver, selon Pena-Ruiz, « les authentiques leviers de l’émancipation humaine : la lutte sociale et politique contre toutes les dérégulations capitalistes et pour la promotion des services publics, la lutte pour une émancipation intellectuelle et morale de tous afin qu’alors une conscience éclairée des vraies causes permette de résister aux fatalités idéologiques, la lutte pour l’émancipation laïque du droit afin que tous les êtres humains soient promus à une véritable autonomie éthique ».

Parce que la loi de 1905, prônant séparation des Églises et de l’État, n’est pas un particularisme accidentel de l’histoire de France, la laïcité constitue donc une conquête de portée universelle. À préserver, à promouvoir. À l’unisson de la conviction quasi prophétique de Jaurès, « La République française doit être laïque ET sociale, elle restera laïque parce qu’elle aura su rester sociale ». Yonnel Liégeois

À lire : Dictionnaire amoureux de la laïcité (Plon, 950 p., 25€), Qu’est-ce que la laïcité ? (Folio Gallimard, 352 p., 10€50), Histoire de la laïcité, genèse d’un idéal (Découvertes Gallimard, 144 p., 16€30) et Dieu et Marianne, par Henri Pena-Ruiz (PUF, 408 p., 19€50). Samuel Paty, un procès pour l’avenir, par Gaëlle Paty et Valérie Igounet (Flammarion, 240 p., 22€). J’ai exécuté un chien de l’enfer, par David Di Nota (Le Cherche Midi, 160 p., 16€). Les derniers jours de Samuel Paty, par Stéphane Simon (Plon, 240 p., 20€90). Faut-il réviser la loi de 1905 ?, sous la direction de Yves-Charles Zarka (PUF, 207 p., 19€). En finir avec les idées fausses sur la laïcité, par Nicolas Cadène (L’Atelier, 160 p., 13€50).

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Abdallah Akar, maître calligraphe

Jusqu’au 06/12, en l’espace Com’Unity et à la médiathèque de Bezons (95), Abdallah Akar donne à voir ses créations. Il est l’invité d’honneur de l’exposition Mare Nostrum, la Méditerranée ! Entre littérature et spiritualité, lettres et volutes sur bois, tissu, fer et verre, le maître calligraphe décline son alphabet ! Une œuvre inspirée, pleine de grâce et de beauté.

Enfant des sables, natif de Tataouine en Tunisie et fils de la tribu Daghari, Abdallah Akar a vécu sa jeunesse entre dunes et pâturages. Berger de chèvres et moutons, comme tous les gamins de son âge la vie de semi-nomade fut son école : la beauté des paysages, la grandeur du désert, la découverte des mystères de la nature. Son plaisir pour vaincre l’ennui de longues journées à surveiller les bêtes ? Pister les traces des serpents et gerboises, les capturer… « Une enfance simple, agréable, avec l’essentiel pour vivre : figues, sucre, sel et piment », témoigne l’artiste.

L’accession au pouvoir du président Bourguiba, en 1957, transforme sa vie. Les portes de l’école lui sont ouvertes, il se prend d’amour pour la langue arabe et la poésie ! Plus tard, il rejoint son frère en France pour poursuivre des études scientifiques et décrocher une licence en physique. Au cœur de ce parcours scolaire puis universitaire, il fait alors une rencontre éblouissante. Percutante, étonnante qui va bouleverser sa vie : Léonard de Vinci ! C’est un copain qui lui a prêté un petit bouquin sur le génial italien. Subjugué par la démarche du maître, tant artistique que scientifique, il se met à le copier. La démarche classique pour tout néophyte avant de tracer sa propre voie, des plus anciens à Picasso tous ont emprunté le même chemin.

Obsédé par les images du résident d’Amboise, Abdallah Akar pousse la porte de la MJC (Maison des jeunes et de la culture) de La Courneuve, « en ce temps-là les banlieues parisiennes fourmillent de richesses insoupçonnées ! ». Il commence à manier gouaches et pinceaux, il s’inscrit à un atelier de sérigraphie où il s’initie à l’art du trait. La calligraphie s’invite en son univers mental et artistique, d’abord à la lecture d’un livre sur ce coup de plume si particulier, ensuite avec la rencontre d’un maître, un contemporain cette fois, le calligraphe irakien Ghani Alani, natif de Bagdad mais vivant en France.

Le grand maître par excellence, ses œuvres exposées dans toutes les grandes capitales du monde… Qui l’exhorte à percer les secrets de « la belle écriture », du grec kallos (beauté) et graphô (écrire) : le plein, le délié, le trait…. Plus tard, c’est la découverte d’un autre créateur en la matière, « le maître, l’artiste », Hassan Massoudy qui mêle calligraphie traditionnelle et style contemporain pour tracer un nouveau chemin à l’art de la calligraphie arabe. « Son art d’une profonde et sobre beauté devient comme un chant d’éternité qui ne nous quitte plus », témoignera Andrée Chedid, la grande poétesse. De confrontations en rencontres diverses, un cheminement naturel pour Abdallah le postulant aux belles lettres, il organise sa première exposition en 1986 à Villetaneuse, en Seine-Saint-Denis comme il se doit !

« Par ce lien fondamental avec la langue arabe, je crée mon monde intérieur, inspiré par les grandes œuvres littéraires », confesse Abdallah Akar, mêlant avec grâce et beauté textes sacrés et poésie. Délaissant de temps à autre le papier pour oser s’aventurer vers de nouveaux supports : le bois, le textile, le fer et le verre…

« Si j’avais su qu’il existait une chose telle que la calligraphie islamique, je n’aurais jamais commencé à peindre » Pablo Picasso

Ainsi, l’installation dans une église de Blois de quatre planches à peine équarries sur lesquelles se déploie la sourate XIX du Coran, celle consacrée à Marie, ainsi son Hommage aux Muallaqu’àt, les célèbres poèmes antéislamiques devenus sous sa plume « Poèmes suspendus » : de grand format, seize textiles calligraphiés ! Du grand art, quand le trait et le mot s’unissent en un grandiose mariage des formes et des couleurs.

« J’honore à ma façon le dialogue interreligieux et interculturel », commente Abdallah Akar d’une voix sage et douce, empreinte d’une sincère modestie. Ses Dormants d’Ephèse présentés à la Villa Médicis de Rome, exposant par-delà les frontières, des pays arabes aux grandes capitales européennes, il est à son tour reconnu grand maître en calligraphie ! Loué pour son esprit créatif, la magie de sa plume, la flamboyance de ses œuvres… Ainsi dansent, pleurent ou chantent les lettres sur la toile. De Mahmoud Darwich à Rimbaud, entre Orient et Occident, une invite inédite à partager la saveur de nos alphabets. Yonnel Liégeois, photos Salah Mansouri

Mare Nostrum, Abdallah Akar et 34 artistes : Biennale d’art contemporain Rev’Arts 2025, du 18/11 au 06/12. En l’espace Com’Unity, dans le cadre de l’exposition Mare Nostrum, chaque toile se fait fragment de Méditerranée, une traversée entre silence et parole, visible et invisible. « Elle n’est pas une mer qui sépare, elle relie et unit : elle est mémoire, langue et lumière partagée ». Chaque signe calligraphié contient le murmure des rivages et le souffle des peuples. Avec Abdallah Akar, la calligraphie respire, se déploie, se libère. Elle devient peinture, rythme, danse. Le noir de l’encre dialogue avec la lumière du papier, les couleurs éclatent comme des orages méditerranéens. Poète du visuel, Abdallah Akar invite à la méditation et au voyage intérieur. Espace Com’Unity, 1 rue Emile Zola, 95870 Bezons.

Calligraphies inédites, Abdallah Akar : jusqu’au 06/12. Peintre et poète, Abdallah Akar fait de la lettre un paysage, du mot un souffle. Entre tradition et modernité, son œuvre relie les cultures et les âmes, transformant la calligraphie en peinture, rythme et lumière. Dans le cadre de l’exposition REV’ARTS à la médiathèque, il présente un ensemble inédit en parfaite résonance avec le lieu du livre et des mots. La médiathèque Maupassant, 64 rue Édouard Vaillant, 95870 Bezons (Tél. : 01.79.87.64.00).

Jusqu’au 19/01/26, à la Villa Médicis de Rome, Abdallah Akar participe à l’exposition collective Lieux saints partagés, voyage entre les religions : une installation de sept tissus représentant les sept Dormants d’Ephèse ( extrait de la Sourate 18/ Al Kahf/La Caverne). L’exposition réunit des œuvres majeures issues des collections françaises, italiennes et vaticanes mises en dialogue avec des créations contemporaines. De Gentile da Fabriano à Marc Chagall en passant par Le Corbusier, elle s’attache à mettre en lumière à travers des œuvres d’art un phénomène religieux parfois méconnu mais très présent en Méditerranée : les sanctuaires partagés par des fidèles de religions différentes. Académie de France à Rome – Villa Médicis, Viale della Trinità dei Monti, 100187 Roma.

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Robert Badinter, le sage et le juste

Le 9 octobre, date symbolique, le Panthéon accueille la dépouille de Robert Badinter, avocat et ancien ministre de la Justice de 1981 à 1986. Ardent opposant à la peine de mort, le 17 septembre 1981, au nom du gouvernement, il présente à l’Assemblée Nationale le projet de loi prônant son abolition. Le texte est promulgué le 9 octobre 1981. Dans la nuit du 8 au 9 février 2024, Robert Badinter décède à Paris, à l’âge de 95 ans. Ce même jour de février 1943 où son père, arrêté à Lyon par la Gestapo de Klaus Barbie, est transféré à Drancy puis déporté au camp de Sobidor dont il ne reviendra jamais…

L’ancien Garde des Sceaux et Président du Conseil constitutionnel, alors sénateur des Hauts de Seine, nous accorda un long entretien en novembre 2000 à l’occasion de la sortie de son livre L’abolition. Un moment fort, passionnant, une rencontre mémorable qui marque durablement les consciences… D’une incroyable humanité, un regard d’une infinie tendresse sous ses sourcils abondants et broussailleux, Robert Badinter n’hésita point à prolonger le temps initialement imparti à notre entretien. Sans notes, une mémoire infaillible, un propos nourri de convictions, une foi inébranlable en la morale et la justice ! Un homme qui incarnait, respirait vraiment les valeurs humanistes.

En hommage à cette grande figure du droit, à ce sage et juste d’une haute stature éthique et politique, Chantiers de culture propose à ses lectrices et lecteurs ce temps du dialogue où les mots échangés conservent, 25 ans plus tard, toute leur saveur, leur force et vigueur. Yonnel Liégeois

Quand un abolitionniste passe aux aveux…

De l’affaire Buffet-Bontems en 1972 jusqu’à ce mémorable mois de septembre 1981 où l’Assemblée nationale vote la suppression de la peine capitale en France, Robert Badinter raconte dans L’abolition ses combats juridiques et politiques au quotidien. Un livre empreint d’émotion et de passion où l’ancien Garde des Sceaux de François Mitterrand plaide en faveur d’une autre justice à instaurer partout dans le monde. Surtout et d’abord aux États-Unis, par la force symbolique que la décision recouvrerait.

Yonnel Liégeois – À la lecture de L’abolition, une certitude semble poindre : que l’exécution de Bontems, condamné à mort en 1972, hante toujours votre conscience.

Robert Badinter – Alors que Bontems ne fut pas reconnu d’assassinat mais seulement de complicité dans l’affaire de Clairvaux, celui qui n’avait pas tué et celui qui avait tué furent tous les deux condamnés à mort. Le Président Pompidou refusa sa grâce et j’escortai donc le condamné jusqu’à la guillotine. Ce jour-là, je compris ce que veut dire une justice qui tue et je me fis le serment, en quittant la prison de la Santé, d’accepter de défendre celui qui me le demanderait quel que soit le crime commis. Dès l’instant où il encourrait la peine de mort et tant que subsisterait cet archaïsme sanglant… Avant ces faits, j’étais un abolitionniste comme bon nombre d’intellectuels et de confrères de ma génération, comme plus généralement toute la gauche française. Mais être abolitionniste c’est une conviction, la mort de Bontems m’a transformé en un militant. C’est devenu pour moi une cause essentielle, voire la première des causes durant de nombreuses années jusqu’en 1981.

Y.L. – C’est ainsi que vous êtes devenu le plus célèbre avocat « pénaliste » de France ?

R.B. – Je ne l’ai jamais été ! J’étais spécialisé dans les problèmes de droit littéraire et artistique, je m’occupais beaucoup d’affaires de presse. L’un de mes collaborateurs m’a d’ailleurs fait remarquer qu’entre 1972 et 1981 j’ai dû plaider au maximum douze à quinze affaires en Cour d’assises. Ce n’est pas beaucoup.

Y.L. – Certes, mais ce ne sont pas n’importe lesquelles !

R.B. – Effectivement. J’avais un certain nombre de dossiers où se jouait réellement, pas symboliquement, la tête d’un homme. Et comme le public n’a retenu que ces affaires, je suis devenu « le » spécialiste. D’autant que je militais aussi ardemment par la plume. À partir de l’affaire Patrick Henry, j’ai véritablement incarné la lutte pour l’abolition parmi mes confrères du barreau. Après la disparition d’Émile Pollak, je suis apparu comme celui le plus en avant dans la tranchée.

Y.L. – Vous utilisez une formule « choc » pour stigmatiser la peine de mort. « Guillotiner, ce n’est rien d’autre », écrivez-vous, « que prendre un homme et le couper, vivant, en deux morceaux ». Une image très réaliste, hors toute considération morale ou éthique ?

R.B. – Par tempérament, je ne suis pas un lyrique mais plutôt, comme on dit, un introverti. Je ne m’imaginais pas en Cour d’assises en train de raconter la marche vers la guillotine et décrire le supplice. Après l’affaire Buffet-Bontems et avant de plaider pour Patrick Henry, j’ai longtemps cherché. Je cherchais comment expliquer aux jurés de la façon la plus saisissante, et en même temps la plus sobre possible, ce qu’était réellement la guillotine. Cette expression, prendre un homme et le couper vivant en deux morceaux, m’est apparue la plus juste. J’ai vu d’ailleurs qu’elle avait absolument saisi les jurés. Bien des années plus tard, le hasard m’a permis de retrouver les origines de la phrase. Dans une lettre de Buffet adressée à Pompidou… J’ai compris alors pourquoi j’avais refoulé cette image, au sens propre du terme !

Y.L. – Venons-en à l’affaire Patrick Henry et au procès qui s’ouvre en 1977 aux assises de Troyes, devant cette même Cour qui condamna à mort Buffet et Bontems. N’est-ce pas celle qui représente pour vous le « summum », « l’exemplarité » de votre combat ?

R.B. – Ce fut véritablement « l’affaire », une grande affaire et dans la bataille en faveur de l’abolition un moment essentiel, pas suffisant mais essentiel. Rappelez-vous que médias et public étaient déchaînés, les ministres aussi, et que chacun considérait que Patrick Henry n’avait aucune chance. Si la guillotine devait fonctionner, au lendemain de cet odieux crime d’enfant, elle devait d’abord fonctionner pour lui ! C’est dans cet état d’esprit d’ailleurs que s’est déroulé le procès. Le retour à Troyes m’est apparu comme un signe négatif du destin, mais je n’ai pas hésité un seul instant lorsque le bâtonnier Bocquillon m’a sollicité pour le seconder dans les débats. Je ne pouvais pas me dérober. En sachant qu’une seule perspective s’ouvrait lors de mon retour cinq ans plus tard dans cette même salle d’audience, devant le même avocat général qui avait déjà requis la peine capitale : substituer le procès contre la peine de mort à celui de Patrick Henry. La voie était très claire : si l’on croyait à la peine de mort, le cas était tellement cité comme exemplaire qu’il ne pouvait y échapper, si l’on n’y croyait pas le moment était venu de mettre le verdict en accord avec sa conviction. Je reste convaincu, à ce jour, que c’était la seule chance de Patrick Henry, même si on m’a reproché d’avoir escamoté les débats en remplaçant un procès par un autre. Le verdict ? Condamnation à perpétuité, non à mort… Je savais qu’il pèserait dans la conscience collective, je savais aussi que ce n’était pas fini et que seule une décision politique imposerait l’abolition.

Y.L. – Vous livrez au public une image étonnante de l’avocat en pleine plaidoirie. Contrairement à l’homme serein, assis aujourd’hui en face de moi, vous apparaissez comme tétanisé par l’enjeu. Loin des effets de manche, tel un boxeur qui, au gong final, finit le combat, épuisé ?

R.B. – Je ne fabule pas, il en était ainsi. Demandez à Frédéric Pottecher ou à Josyane Savigneau, alors jeune journaliste au Monde. Je suis toujours demeuré pénétré, hanté, par ce qui était advenu à Bontems. Les jeunes avocats ne connaîtront plus jamais ça, il vous faut imaginer l’ambiance. Des heures et des heures d’audience face à un auditoire hostile, après les plaidoiries des parties civiles, écouter dans un climat de haine et dans une atmosphère de mort l’avocat général demander au sens propre du terme, parfois avec talent et passion, la tête de celui que vous défendez, celui-là même que vous entendiez respirer juste derrière vous… Et il ne vous reste que 35 ou 40 minutes de parole non seulement pour convaincre mais surtout renverser cette espèce de courant qui conduit tout droit à l’échafaud. La responsabilité était telle, si immense, l’angoisse de ce qui était en jeu si forte qu’il me fallait absolument m’ouvrir aux jurés. Non pas leur donner l’impression d’avoir un avocat devant eux, mais simplement un homme qui leur parlait. D’où la nécessité d’aller toujours plus loin à l’intérieur de vous pour trouver les mots qui ne vous identifient pas à ce qui relève de l’habilité professionnelle. Une tâche extraordinairement épuisante et difficile, de plus en plus épuisante et difficile d’un procès à l’autre. Plus je devenais connu, plus on attendait la « performance » de Badinter : la pire chose qui soit pour un avocat, dans ces conditions-là. Il me fallait à chaque fois casser cet engrenage pour revenir à une relation d’homme à d’autres hommes ou femmes. Hors toute éloquence et artifice, ne pas amener les jurés là où ils ne voulaient pas aller mais les conduire là où ils devaient aller : que ce n’est ni la Justice ni la Cour qui rend un verdict, qu’il relève de leur responsabilité et qu’ils devront assumer toute leur vie le fait d’avoir envoyé un homme à la guillotine. L’heure de vérité, une décision terrifiante. La tension, l’angoisse, le manque de sommeil…

Y.L. – À l’horizon d’une campagne présidentielle décisive, en janvier 1981, 63% des Français sont encore favorables à la peine de mort. Avez-vous douté un moment des choix de François Mitterrand ?

R.B. – Mitterrand, nécessairement, voulait gagner les élections. En outre, c’était sa dernière chance. En mars 81, rien n’était joué et il faut souligner là son courage politique lorsqu’il se prononce ouvertement en faveur de l’abolition en risquant de perdre les quelques centaines de milliers de voix qui avaient déjà fait la différence en 1974. « Dans ma conscience, dans la foi de ma conscience, je suis contre la peine de mort », répond-il à Jean-Pierre Elkabbach lors de l’émission Cartes sur table. À cet instant, j’ai frémi de joie : sans détour ni précautions oratoires, François Mitterrand se déclarait pour l’abolition ! Ce que je redoutais avant tout, c’était une phrase dont Mitterrand avait le secret et qui, dans la complexité du propos, aurait ouvert de multiples possibilités. Je frémissais, je me disais « pourvu qu’il se jette à l’eau » ! C’est aller au-delà de mes espérances, ce fut un grand geste de courage politique et j’étais convaincu que ça le servait. J’en suis persuadé, affirmer ses convictions est toujours valable en politique, mais je dois reconnaître que ce n’était pas le sentiment de beaucoup de ses amis et conseillers. Mitterrand est certes un personnage politique éminemment complexe, mais il reste une constante : il n’a jamais supporté, et de personne, qu’on lui dicte ce qu’il devait faire.

Y.L. – En septembre 81, Garde des Sceaux, vous présentez votre projet de loi avec cet article premier : « La peine de mort est abolie ». Une réforme acquise à l’Assemblée nationale mais, plus étonnant, au Sénat aussi ! Une décision surprenante ?

R.B. – Encore aujourd’hui, j’ai du mal à l’expliquer et à en déceler les raisons. Un vote étonnant. Je pense qu’il y a eu une influence importante de l’Église catholique. Ces hommes-là, profondément chrétiens, ont œuvré à pas feutrés, en coulisses, nous ramenant aux délices des discussions parlementaires de la IIIème République… De grands dirigeants de droite ont voté la loi : Chirac, Seguin, Stasi et le député Pierre Bas qui réclamait chaque année la suppression des crédits du bourreau lors du vote du budget.

Y.L. – De Pompidou à Giscard, en passant par leurs différents ministres de la Justice, vous n’êtes pas tendre avec ces personnalités qui se déclarent abolitionnistes jusqu’à la veille de leur élection.

R.B. – Dans sa jeunesse, Alain Peyrefitte avait écrit un livre contre la peine de mort. Je pensais sincèrement qu’il serait l’homme de l’abolition et là il y a une part indiscutable d’attente déçue… Pompidou ? Normalien, Jeunesses socialistes, homme de grande culture, ça me paraissait aller de soi qu’il soit l’homme de la situation… Giscard reste pour moi un sujet d’étonnement encore à ce jour. Jamais, jamais je ne comprendrai pourquoi il a fait exécuter Christian Ranucci. Je cite dans L’abolition le passage de son livre de mémoires où il déclare mettre son réveil à l’heure de l’exécution, ouvrir les rideaux de sa chambre puis se rendormir… C’est extraordinaire, sidérant. À la lecture du texte, je n’en croyais pas mes yeux ! Dans l’histoire de l’abolition, l’exécution de Christian Ranucci est un moment-clef au même titre que l’affaire Patrick Henry. Il n’a jamais cessé de clamer son innocence. S’il y a une affaire où la grâce s’imposait, s’il y a un homme qui n’a vraiment pas bénéficié de la clémence judiciaire, c’est bien Ranucci. Face à la peine de mort, il ne faut jamais cesser de souligner son caractère de loterie sanglante.

Y.L. – Vous militez en faveur de l’abolition de la peine de mort aux États-Unis. Même si 3700 condamnés attendent leur sort dans les couloirs de la mort, vous espérez encore et toujours ?

R.B. – Oui, je reste optimiste, même si 66% des citoyens américains se disent partisans de la peine de mort, même si au Texas on compte une condamnation à mort tous les onze jours ! Vous avez là-bas l’abominable inégalité sociale et ce racisme structurel qui encombre les couloirs de la mort des enfants des communautés noires et hispaniques, non par les fils des startups. Ils ont des avocats médiocres ou indifférents nommés par les juges. Enfin, la procédure accusatoire qui régit le fonctionnement de la justice américaine oblige à l’ouverture d’enquêtes et de contre-enquêtes qui coûtent très cher. Sur quoi se fonde mon optimisme face à cette réalité sordide ? Le fait que 12 états américains maintiennent leur position abolitionniste, que le taux de criminalité n’a pas augmenté chez eux contrairement aux états voisins, que l’étude de la Columbia University portant sur la totalité des condamnations à mort depuis 1977 révèle de nombreuses erreurs judiciaires… On parviendra à l’abolition par étapes, de moratoire en moratoire il se passera ce qui s’est produit en Angleterre et au Canada : au bout d’un moment, ils se rendront compte que le taux de criminalité sanglante n’a pas changé et la peine de mort tombera en désuétude. Certes, le processus va demander du temps et des efforts, aussi nous faut-il soutenir les initiatives qui vont dans ce sens. Propos recueillis par Yonnel Liégeois

Le 08/10 à 20h40, LCP (la chaîne parlementaire) propose Les combats méconnus de Robert Badinter. Un documentaire de Dominique Missika et de Bethsabée Zarca , qui retrace les grandes batailles de l’ancien garde des Sceaux : de la dépénalisation de l’homosexualité au regard neuf sur la prison qui n’est pas « l’honneur de la France »… Haï par la droite conservatrice, il contribua aussi à poser les bases d’une justice pénale internationale.

Le 09/10, à partir de 17h15, France 2 retransmettra en direct la cérémonie de panthéonisation de Robert Badinter. Suivi à 21h10 du documentaire de Romain Icard, Robert Badinter la vie avant tout : le sens de la justice et la valeur de la vie humaine au cœur de son combat. Le portrait de la droiture morale faite homme. La soirée se poursuivra, à 22h50, avec le documentaire de Franck Johannès et Caroline du Saint : Badinter contre la peine de mort, le procès Patrick Henry. Servie par les acteurs de la Comédie Française, la reconstitution des assises de Troyes en janvier 1977 avec la fameuse plaidoirie de Badinter qui évitera à son client « la lame qui coupe un homme en deux » : bouleversante, une archive sonore historique !

L’abolition, la plume d’un juste

Après L’exécution, L’abolition… Le même souffle de l’homme juste, du citoyen de haute stature morale, irradie les deux ouvrages. Derrière l’image de l’éminent juriste et grande figure du barreau, L’abolition nous révèle surtout un homme à la personnalité attachante. Un personnage au caractère trempé, dont la froideur apparente masque les vraies émotions : doux et attentif à son interlocuteur, virulent et passionné dans les causes auxquelles il consacre la défense. Un homme peut-être convaincu du rôle essentiel qu’il a joué dans l’évolution de la justice française, un homme pourtant qui ne cache rien de ses faiblesses et de ses doutes, de sa lassitude et de ses hésitations sur ces chemins de l’histoire qui conduisent le fils d’un petit immigré juif de la prison de la Santé en 1972 jusqu’aux portes de la Chancellerie en 1981…

L’abolition ? Un témoignage émouvant et bouleversant, œuvre de mémoire face aux jeunes générations tentées d’oublier et de considérer comme une évidence la disparition de la guillotine. 8 pays abolitionnistes en 1948, 28 en 1981, 103 en l’an 2000, 113 en 2024, 145 si l’on ajoute ceux qui renoncent à l’appliquer en droit et en pratique : et demain ? D’une page à l’autre, Robert Badinter nous insuffle l’intime conviction que le temps de l’Histoire peut s’inscrire aussi dans le temps des hommes. Un livre à méditer, à offrir à tous, hommes et femmes qui désespèrent et croient leur cause perdue. Yonnel Liégeois

L’abolition, de Robert Badinter (Le livre de poche, 352 p., 8€90)

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Stéphane Hessel, l’indigné

En ces temps troublés et troublants, Rue de l’échiquier réédite Indignez-vous !, le fameux appel à la création et à l’action de Stéphane Hessel. Le 27 février 2013, s’éteignait ce grand nom de la Résistance, un infatigable défenseur du respect de la dignité humaine et du droit des peuples à disposer de leur avenir, un amoureux fou de la vie et de la poésie. Chantiers de culture publie l’entretien qu’il nous accordait en décembre 2010 lors de la sortie de l’ouvrage.

Stéphane Hessel ? Un homme de lumière, l’humanisme incarné ! Il n’a reçu aucun prix littéraire et pourtant il a plafonné au firmament des ventes ! Pas vraiment un pavé de l’édition, juste un petit ouvrage d’une cinquantaine de pages : Indignez-vous !, un vibrant et passionné cri d’espoir… Le souvenir est vivace, l’empreinte profonde : rencontrer Stéphane Hessel, c’était plonger à cœur perdu dans un authentique bain de jouvence ! Tendresse du regard, chaleur de la main, élégance du verbe. Le révolté d’hier ne cultivait pas la sagesse du repenti, il était un paradoxe vivant : la douceur de la gazelle et la vigueur du lion ! Qui se faisait discret sur son parcours personnel pour devenir insatiable et gouleyant sur ses convictions et idéaux. Hessel ? Un « homme de bien » comme on l’entendait en des temps révolus, un « juste » comme on le dit de certains depuis le mitan du siècle écoulé.

S’indigner et Résister, Espérer et Créer

Yonnel Liégeois – Merci d’abord, cher monsieur Stéphane Hessel, d’accepter ce rendez-vous en dépit d’un agenda surchargé. La rançon du succès, en quelque sorte ?

Stéphane Hessel – Je vous en prie, c’est un plaisir pour moi. Pour vous confesser d’emblée que les responsables de la maison d’édition Indigènes, et moi-même, sommes tout à la fois étonnés et ravis de l’accueil du livre par un large public. Son succès tient surtout à Sylvie Crossman qui l’a mis en musique. Je luis dois beaucoup, tant sur le format que sur la longueur. C’est elle qui a pensé qu’il fallait un texte court et un peu agressif, avec ce titre audacieux et ambitieux « Indignez-vous ! ». C’est ainsi que l’ouvrage est né pour susciter un extraordinaire engouement. Visiblement, jeunes et moins jeunes qui le lisent le trouvent superbement intéressant. Je viens de recevoir la lettre d’un grand-père m’informant qu’il m’envoie vingt-cinq exemplaires de la brochure, « j’ai quatre enfants et onze petits enfants, je vous prierai de me les dédicacer pour eux » !

Y.L. – N’est-il pas emblématique, voire symbolique de votre parcours, d’habiter à l’angle de l’avenue Jean-Moulin ?

S.H. – Je vous l’avoue, je n’ai pas choisi cet appartement uniquement pour cette raison, mais je fus ravi de le constater ! Jean Moulin fut d’autant plus important dans ma vie que je l’ai rencontré à Londres lorsqu’il venait en mission rapide auprès du Général de Gaulle. Je lui ai serré la main sans connaître son nom, qui demeurait secret à l’époque. Engagé moi-même au sein du B.C.R.A (les services secrets, ndlr), j’ai suivi pas à pas ses efforts en vue de l’unification des mouvements de résistance et je fus traumatisé par sa mort. Un moment d’autant plus tragique qu’il venait de faire ce qui demeurait son objectif : créer et présider le Conseil National de la Résistance au nom de de Gaulle. Oui, Jean Moulin m’est si proche qu’en 1958, lors du retour du Général presque à la pointe des baïonnettes, nous avons estimé à quelques-uns que la démocratie était peut-être en péril et nous avons créé un club du nom de Jean Moulin. Pendant six ans, ce club fut au cœur de mes activités.

Y.L. – Votre livre porte un titre fort et provocateur, « Indignez-vous ! ». Pourquoi semblable appel à la révolte morale ?

S.H. – Peut-être d’abord par succession intellectuelle de Jean-Paul Sartre. J’ai fait mes études à l’École Normale Supérieure au moment il était l’écrivain, le philosophe auquel tout le monde se référait. En outre, j’ai eu la chance d’avoir Merleau-Ponty comme « caïman » (un enseignant chargé de préparer les élèves au concours de l’agrégation, ndlr), un philosophe remarquable. Quelle est la percée sartrienne, le nœud de sa pensée ? « Il faut s’engager ». Une notion d’engagement que j’ai traduit par « on devient quelqu’un lorsqu’on exprime son indignation » ! Devant les défis, on peut considérer qu’il n’y a rien à faire, que l’on ne peut rien faire ou bien se dire que telle ou réalité on ne l’accepte pas. Et je vous avoue que monsieur Sarkozy fait bien évidemment partie des personnes qui m’indignent (rires, ndlr) ! Aussi, je n’ai aucun souci pour appeler à l’indignation à un moment où la France est très mal gouvernée.

L’indignation est l’une des composantes essentielles qui font l’humain avec l’engagement qui en est la conséquence. Stéphane Hessel

Y.L. – C’est osé de jouer au rebelle à votre âge ! D’où vient cet optimisme, vous croyez en une avancée forcément positive de l’histoire ?

S.H. – Justement, elle n’est pas forcément positive mais elle peut l’être s’il y a suffisamment de gens qui s’indignent ! C’est précisément ce refus d’accepter l’échec, tant national qu’international des dix premières années de ce nouveau millénaire, qui conduit de l’indignation à l’action. Mon optimisme relève aussi naturellement de ma biographie. Lorsqu’on a eu la chance, comme moi, de passer à travers de grandes épreuves et de ne point y avoir laissé sa peau, c’est déjà pas mal ! En outre, regardez comme le monde a changé en cinquante ans : c’est non seulement Hitler, Staline et même Mao qui ont été remplacés par d’autres personnes, c’est aussi le temps de la décolonisation, c’est aujourd’hui celui de l’alerte à l’avenir de notre planète… Non pas que tout soit réglé mais notre monde a avancé, nous avons travaillé, nous avons fait des progrès, il s’agit maintenant d’apporter de nouvelles réponses à de nouvelles questions.

Y.L. – Comme vous le suggérez, avoir expérimenté la déshumanisation la plus extrême de ce qui constitue notre humanité, avoir fait l’expérience des camps autorise- t- il ce regard chargé d’optimisme ?

S.H. – Je ne sais pas mais, en tout cas, on devient plus sensible au « triste » que courent les sociétés humaines Car enfin, souvenons-nous que la société allemande de 1933 était une société cultivée, au riche passé littéraire et artistique. En l’espace de quelques années, elle s’est laissée manipuler pour donner corps à une véritable barbarie. La civilisation est fragile, ne l’oublions jamais, c’est ce que j’appellerai l’héritage des camps. En ne confondant pas les camps d’exterminations des juifs que je n’ai pas connus, une tâche noire sur l’humanité, inconcevablement horrible, avec ceux de Buchenwald et de Dora où je fus déporté… Ce dernier, certes, était plutôt destiné à tuer qu’à sauver, il était aussi barbare.

Vous m’autoriserez une digression sur la notion même de camp : où qu’il soit et quel qu’il soit, même un camp de réfugiés censé protéger une population, il est une façon de concevoir l’homme qui donne naissance à la brutalité, à la servilité. Nous sommes entrés dans une conception de la société à forts relents sécuritaires, dont le camp est la forme la plus aboutie. Pour en revenir à Dora, j’ai plus souffert du froid que de la torture ou de la faim. Ce ne fut pas une catastrophe pour moi, je ne suis pas un être catastrophé, mais je l’ai vécu avec bien des gens qui l’étaient et dans des conditions qui y tendaient. Je parle volontiers de ma chance, rien que d’appeler sa biographie Danse avec le siècle est signe chez moi d’une certaine joie de vivre ! Une remarque, cependant, ne pas tout à fait confondre optimisme et joie de vivre…

 

Y.L. – Plus qu’une nuance, à vrai dire…

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S.H. – Si l’on dit « il est optimiste : quoiqu’il arrive, il trouve ça bien ! », c’est de la naïveté… Au contraire, j’essaye aussi de comprendre les choses qui vont mal et contre lesquelles il faut réagir. On a titré un documentaire tourné à mon sujet « Sisyphe heureux », c’est pas mal, c’est assez bien trouvé ! J’ai essayé effectivement de m’atteler à la solution de nombreux problèmes, le développement – l’immigration – la lutte contre le totalitarisme, j’ai essayé de soulever des rochers, beaucoup sont retombés, il faut les remonter mais je le fais sans perdre le goût de la vie. Voilà un peu ce qui me caractérise, voilà pourquoi beaucoup d’amis sont ravis de converser avec moi, prétextant que je leur donne de bonnes raisons de ne pas perdre pied et de continuer à travailler !

Y.L. – Est-ce justement ce goût de la vie qui vous conduit à affirmer que le programme du Conseil National de la Résistance, adopté en mars 1944, se révèle d’une brûlante actualité ?

S.H. – C’est un texte très utilisable. D’abord parce qu’il est court, vous connaissez mon penchant pour les textes courts, ensuite parce qu’il dit l’essentiel… A mon avis, il existe des valeurs universelles qui, pour moi, sont les valeurs historiques de la gauche au sens premier du terme. Celles de la Révolution Française, celles des fondements de la Troisième République, celles des efforts de libération portés par le C.N.RCes valeurs-là sont tellement importantes que la succession historique n’y change rien. Du fond du Moyen-âge jusqu’à 1945, de 1789 à 2010, elles demeurent ces valeurs sur lesquelles fonder un espoir dans la bonne marche des sociétés : des moyens d’existence assurés à tous les citoyens, la primeur de l’intérêt général sur l’intérêt particulier, le juste partage des richesses contre le pouvoir de l’argent. En trois mots, encore une fois une formule très courte, ces chose-là sont dites : Liberté, Égalité, Fraternité !

Ajoutons que ces valeurs sont plus gravement mises en question à certains moments de l’histoire. Telle est la réalité aujourd’hui, le socle des conquêtes sociales de la Résistance est ébranlé. La seule remise en cause de ces valeurs essentielles suffit, et devrait suffire à quiconque, pour s’indigner et tenter de travailler à un avenir positif pour notre pays. Les choses sont relativement simples pour moi. Après vingt ans d’un gouvernement de droite, il est temps qu’advienne un gouvernement de gauche Avec la conjonction du Parti communiste, du Parti socialiste et d’Europe Écologie qui y ajoute ce qui me tient très à cœur maintenant, la Terre, voilà les forces sur lesquelles on peut construire un avenir autre. Avant même l’élaboration de tout programme électoral, il importe cependant que ces diverses forces politiques acceptent et reconnaissent ces valeurs essentielles.

 

Y.L. – Des valeurs portées dans le programme du CNR en 1944, des valeurs proclamées dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme en 1948 : entre l’un à portée nationale et l’autre de dimension internationale, où se fait la jonction selon vous ?

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S.H. – Avec la création de l’ONU, bien sûr. Les hommes qui ont élaboré le programme du CNR n’avaient ni responsabilité ni pouvoir dans la gestion du pays, ils s’appuyaient juste sur leur grande liberté face au gouvernement de Vichy. Sans contrainte mais avec ambition, sans obligation de se demander si les choses seront réalisables ou non, ils ont simplement couché sur le papier ce qui serait fort et utile à la Nation au lendemain de la victoire sur l’ennemi… Idem pour les rédacteurs de la Déclaration Universelle : des hommes choisis par le secrétaire général de l’ONU et non par leurs gouvernements respectifs, c’est lui qui a voulu une équipe libre et indépendante, au sein de laquelle il faut souligner le rôle moteur du français René Cassin ! Certes, il était autrement plus compliqué de rédiger un texte qui s’adresse au monde entier, dans ses droits et libertés. Ce texte à portée universelle, dont les sociétés avaient besoin au sortir de la guerre, nous ramène à notre « indignez-vous » initial, justement par cet « avoir besoin ». Je crois qu’il y a des choses dont une société a vraiment besoin à un moment de son histoire.

Aujourd’hui, nous avons besoin de ce que nous avons essayé de mettre dans ce texte et qui représente un changement profond par rapport à ce que nous subissons. Dont un point qui me tient très à cœur, que l’on appellera immigration d’un mot un peu vague : nous avons besoin de constituer partout dans le monde, notamment en Europe et particulièrement en France, des sociétés multiculturelles capables de comprendre ce qui se passe autour d’elles. Toute politique qui rejette les Roms et met des gens à la porte parce qu’ils sont clandestins, toute politique de ce genre est scandaleuse. D’où, à juste titre, notre indignation… Même chose au regard de l’écart abominable entre la très grande pauvreté dans le monde et la pauvreté assez grande en France, entre la très grande richesse dans le monde et la richesse assez grande en France : c’est un scandale contre lequel il est bon de s’indigner, maintenant ! Penseurs, philosophes et sociologues, nous aident à pointer du doigt les problèmes majeurs à résoudre. Pour ma part, je suis un admirateur d’Edgard Morin et de son ouvrage La méthode, dont le dernier volume porte précisément le titre « Éthique ». Une réflexion importante pour moi, signifiant qu’au nom de certaines valeurs morales on peut conduire une société vers un meilleur équilibre.

Y.L. – Et vers ce meilleur équilibre auquel notre monde doit tendre, une réalité qui focalise aujourd’hui tant votre attention que votre indignation : la Palestine et son devenir ?

S.H. – Tous, au sortir de la guerre, nous avons considéré que l’extermination des juifs par les nazis constituait pour l’humanité un problème qui ne pouvait rester sans solution. D’où la volonté de leur donner un État sur la terre ancestrale dont ils se réclamaient, et de permettre aux populations arabes qui l’habitaient d’y revenir, une fois la paix rétablie… Ce qui ne s’est jamais produit et, en 1967, un état fort remporte une victoire extraordinaire : c’est là que « l’hubris » (l’orgueil, la démesure, ndlr) israélienne a commencé. « Nous pouvons faire tout ce que nous voulons, personne ne va nous y empêcher, nous sommes chez nous puisque Dieu nous a donnés ces terres, et non les Nations Unies. De Dieu ou des Nations Unies, qui est le plus fort ? » Pour Israël la réponse est évidente, pour la communauté internationale il en va tout autrement.

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Depuis 1967 donc, je considère que les textes adoptés par l’ONU, les résolutions 242 – 238 et 195, nous obligent à exercer toute action possible pour empêcher Israël de continuer à ignorer la Palestine, à faire comme si elle n’existait pas. Parmi les israéliens, j’ai des amis très chers qui pensent comme moi, las minoritaires. En fait, je me trouve en opposition ouverte avec des gens pour qui toute critique de l’État d’Israël s’apparente à de l’antisémitisme. C’est d’autant plus ridicule lorsqu’on est comme moi à moitié juif et que l’on a combattu le nazisme, ce n’est pas très normal de subir une telle accusation ! Au final, ça m’est tout à fait égal, je n’en souffre pas, ce sont mes accusateurs qui souffrent, tel le dénommé Taguieff. Comme je l’écris dans le livre, je suis allé à Gaza en 2009 grâce à mon passeport diplomatique et j’en témoigne, Gaza est une prison à ciel ouvert pour un million et demi de Palestiniens. Nous sommes nombreux en France avec les associations pro-palestiniennes à défendre le droit des Palestiniens à un État, comme le stipule d’ailleurs la Déclaration Universelle à l’égard de tout peuple. Sur ce sujet, comme sur d’autres à débattre et régler, il faut espérer, il nous faut toujours espérer. D’où mon appel pressant à s’indigner, résister et créer ! Propos recueillis par Yonnel Liégeois

Indignez-vous !, Stéphane Hessel. Nouvelle édition revue et corrigée, accompagnée d’une préface inédite de Salomé Saqué, journaliste et auteure de Résister. Postface mise à jour de Sylvie Crossman et Jean-Pierre Barou (Rue de L’échiquier, 48 p., 4€90).

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Le 1000ème article, quel chantier !

Une date à saluer pour Chantiers de culture : le 30/04, la mise en ligne du 1000ème article ! Sans bruit ni fureur, en une décennie, le site a tissé sa toile sur le web et les réseaux sociaux. Un succès éditorial adoubé par ses lecteurs et contributeurs.

Quelle belle aventure, tout de même, ces insolites Chantiers de culture ! En janvier 2013, était mis en ligne le premier article : la chronique du roman de Lancelot Hamelin, Le couvre-feu d’octobre, à propos de la guerre d’Algérie. Ce même mois, suivront un article sur l’auteur dramatique Bernard-Marie Koltès, un troisième sur Le Maîtron, le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier. Le quatrième ? Un entretien avec Jean Viard, sociologue et directeur de recherches au CNRS, à l’occasion de la parution de son Éloge de la mobilité. Le ton est donné, dans un contexte de pluridisciplinarité, Chantiers de culture affiche d’emblée son originalité… 39 articles en 2013, 176 pour l’année 2023, près d’un article tous les deux jours, le millième en date du 30 avril : un saut quantitatif qui mérite d’être salué !

Au bilan de la décennie, le taux de fréquentation est réjouissant, voire éloquent : un million six cent mille visites, plusieurs centaines d’abonnés aux Chantiers ! Nulle illusion, cependant : Chantiers de culture ne jalouse pas la notoriété d’autres sites, la plupart bien instruits et construits, ceux-là assujettis cependant à la manne financière ou aux messages publicitaires. Au fil des ans, Chantiers de culture a tissé sa toile sur le web et les réseaux sociaux. Tant sur la forme que sur le fond, la qualité du site est saluée fréquemment par les acteurs du monde culturel. Des extraits d’articles sont régulièrement publiés sur d’autres média, les sollicitations pour couvrir l’actualité sociale et artistique toujours aussi nombreuses.

Une progression qualitative, nous l’affirmons aussi… Des préambules énoncés à la création du site, il importe toujours de les affiner. En couvrant mieux certains champs d’action et de réflexion : éducation populaire, mouvement social, histoire. Un projet fondé sur une solide conviction, la culture pour tous et avec tous, un succès éditorial à ne pas mésestimer pour un outil riche de ses seules ambitions, indépendant et gratuit ! Chantiers de culture ne sert ni dieu ni maître. Sa ligne de conduite ? La liberté de penser et d’écrire sur ce que bon lui semble, comme bon lui semble. L’engagement pérenne et bénévole d’une équipe de contributrices et contributeurs de belle stature et de haute volée signe la réussite de cette aventure rédactionnelle, les félicitations s’imposent.

Pour les mois à venir, se profile un triple objectif : ouvrir des partenariats sur des projets à la finalité proche des Chantiers, développer diverses rubriques journalistiques (bioéthique, septième art, économie solidaire…), élire cœur de cible privilégiée un lectorat populaire tout à la fois riche et ignorant de ses potentiels culturels. Au final, selon le propos d’Antonin Artaud auquel nous restons fidèle, toujours mieux « extraire, de ce qu’on appelle la culture, des idées dont la force vivante est identique à celle de la faim » ! Yonnel Liégeois

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Brel, rêver à d’impossibles rêves…

 Le 8 avril 1929, naît à Schaerbeek (Belgique) Jacques Brel. Las, il est bien fini le temps où Bruxelles « bruxellait » quand les Marquises s’alanguissaient. Le 9 octobre 1978, l’ami de la Fanette s’en est allé vers d’autres vagues, la Mathilde ne reviendra plus. Demeurent la voix de l’interprète, les textes du poète, les films du comédien.

La nostalgie n’est point de mise aux Marquises. Lorsque, par manque de brise, là-bas le temps s’immobilise, ici-aussi en Artois comme en Picardie, de Knokke-Le-Zoute à Paris, la pendule, qui dit oui qui dit non, cesse de ronronner au salon. Au matin du 9 octobre 1978, Jacques Brel s’en est allé rejoindre Gauguin. Non Jef, ne pleure pas, tu n’es pas tout seul, il nous reste la mère François…

Le 16 mai 1967, l’artiste donne son ultime récital à Roubaix, un an plus tôt il a fait ses adieux au public parisien sur la scène mythique de l’Olympia. Un dernier concert, inoubliable pour les spectateurs d’alors. Une demi-heure d’applaudissements et de rappels pour qu’enfin le chanteur, les traits fatigués et le visage ruisselant de sueur, revienne saluer la foule : en robe de chambre, une première sur les planches d’un music-hall ! Demain, le Don Quichotte de l’inaccessible étoile et des impossibles rêves, à jamais orphelin de l’ami Jojo et de maître Pierre à la sortie de l’hôtel des Trois-Faisans, revêtira de nouveaux habits (acteur, réalisateur de films, metteur en scène de comédies musicales) avant d’embarquer vers un autre futur comme marin et pilote d’avion. « Il y a quinze ans que je chante. C’est marrant, personne n’a voulu que je débute et personne ne veut que je m’arrête », déclare Brel avec humour à ceux qui lui reprochent d’arrêter le tour de chant.

« Je ne veux pas passer ma vie à chanter sur une scène… Ne me demandez pas de bonnes raisons. Si je continue, je vais recevoir plus que je ne peux donner. Je ne veux pas, ce serait malhonnête… J’ai un côté aventurier, aventureux au moins. Je veux essayer d’autres choses… J’en ai pas marre du tout, j’en ai pas marre une seconde. Je veux avoir peur à des choses, je veux aimer des choses qui me sont encore inconnues, que je ne soupçonne même pas… Tout le monde est Don Quichotte ! Tout le monde a ce côté-là. Chacun a un certain nombre de rêves dont il s’occupe… Le triomphe du rêve sur la médiocrité quotidienne, c’est çà que j’aime. On ne réussit qu’une seule chose, on réussit ses rêves… La notion est de savoir si on a admirablement envie de faire admirablement une chose qui paraît admirable, c’est çà le RÊVE ».

Un florilège de bons mots glanés de-ci de-là, non pour présenter « l’homme de la Mancha » comme le nouveau philosophe de nos temps modernes mais pour marquer la force indélébile de ce qui fut peut-être l’aventure d’une vie : même trop, même mal, oser donner corps à ses rêves, tenter toujours d’atteindre l’inaccessible étoile ! Fils de bourgeois, Jacques Brel n’a jamais renié ses racines, il en a toujours assumé les contradictions, il n’est qu’un fait qu’il n’ait jamais pardonné à son milieu : le vol de son enfance, l’interdiction au droit de rêver ! « Jacques a vécu une enfance morose entre un père déjà âgé et une maman aimante mais malade, souvent alitée », nous confia Thérèse Brel, son épouse, lors de la grande exposition organisée à Bruxelles en 2003. « Dès l’âge de 17 ans, il avait cette envie de partir et de quitter l’entreprise familiale, dès cette époque il remuait beaucoup et rêvait d’aller voir ailleurs », poursuit celle que Brel surnommait tendrement Miche. Au cœur de Bruxelles, cette ville qui ne perd point la mémoire de son enfant turbulent, non loin de la « Grand Place » où passe le tram 33, Miche se souvenait encore du temps où son mari allait manger des frites chez Eugène.

« Contrairement à ce que l’on pense et à ce qu’il chante, Jacques a toujours considéré Bruxelles comme sa maison, il est demeuré fidèle à sa Belgique natale. Qu’il se moque des Flamandes ou de l’accent bruxellois, il n’égratigne que ceux qu’il aime vraiment », assure Miche. « Paris ne fut pour lui qu’un point de passage obligé pour débuter une carrière. Comme il l’affirme lui-même, il espérait seulement pouvoir vivre de la chanson, il n’attendait pas un tel succès. Ses références chansonnières ? Félix Leclerc et Georges Brassens ». La demoiselle qui connut Jacques, scout à la Franche Cordée, la compagne de toujours qui sait ce que le mot tendresse veut dire, la collaboratrice, éditrice et conseillère jusqu’à la fin, le reconnaît sans fard : l’enfance fut le grand moment de la vie de Brel. Celui de l’imaginaire en éveil dans un univers calfeutré, celui des combats sans fin entre cow-boys et indiens comme au temps du Far West

Plus de quarante ans après sa mort, Jacques Brel garde une incroyable audience auprès du public. Nombreux sont les interprètes qui revisitent son répertoire, même les jeunes auteurs apprécient son écriture. Des textes qui n’ont pas vieilli, d’une poésie hors du temps et d’une puissance évocatrice rarement égalée. Sur des airs de flonflon et de bal musette, « Allez-y donc tous » voir Vesoul ou les remparts de Varsovie, mais pas que… Surtout, comme on déambule dans les ruelles d’une vieille ville, osez vous égarer dans les méandres d’une œuvre chansonnière aux multiples facettes. Pour découvrir avec émotion et ravissement que le temps passé, qui jamais ne nous quitte, fait de l’œil au temps présent pour mieux l’apprécier et le comprendre, le chanter. Yonnel Liégeois

L’actualité Brel

À voir : « Brel, ne nous quitte pas – 40 ans déjà », un film composé des deux concerts légendaires, « Brel à Knokke » et « Les adieux à l’Olympia », image et son restaurés pour le cinéma.

À lire : Chronique d’une vie-Jacky de France Brel, Jacques Brel, une vie d’Olivier Todd, Le voyage au bout de la vie de Fred Hidalgo, Brel, la valse à mille rêves d’Eddy Przybylsi, On ne vit qu’une heure de David Dufresne.

À écouter : Le 19/04 à 20h30, la médiathèque de Martizay (36) organise une conférence sur Jacques Brel. Jalonné d’extraits de chansons, l’exposé de Philippe Gitton, contributeur aux Chantiers de culture, fera revivre le parcours de cet artiste exceptionnel.

À découvrir : la Fondation internationale Jacques Brel à Bruxelles, dirigée par sa fille France.

À offrir ou à s’offrir : l’intégrale Jacques Brel.

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La Huchette, l’absurde fidélité !

Au cœur du Quartier latin, cinquième arrondissement de Paris, le théâtre de La Huchette voue un culte au maître de l’absurde : à l’affiche depuis 1957, La cantatrice chauve et La leçon d’Eugène Ionesco. Le 2 mars 2024, s’est donnée la 20 000ème représentation, un record du monde ! Pleins feux sur un lieu hors du temps.

Comme à l’accoutumée, en ce samedi 2 mars, s’affiche au-dessus de la porte de la salle du Quartier latin, le plus petit des grands théâtres parisiens, un chiffre emblématique : le nombre de représentations de La cantatrice chauve et de La leçon, la 20 000ème sans discontinuer et plus de deux millions de spectateurs ! Une exclusivité mondiale, dans les mises en scène originelles des regrettés Nicolas Bataille et Marcel Cuvelier à la création des deux pièces d’Eugène Ionesco… En fait, l’absurde aventure commence le 10 mai 1950 au théâtre des Noctambules. La première représentation de la Cantatrice s’achève. Le public reste coi, les critiques éberlués. Tous s’interrogent, à la recherche de la fameuse dame annoncée à l’affiche : chauve de surcroît, il était donc impossible de la manquer, de ne pas la remarquer… Scandale, quolibets et sarcasmes : hormis  le journal Combat, la presse unanime renvoie le fieffé roumain à ses élucubrations. Ionesco ? « Un plaisantin, un mystificateur, un fumiste ». Insulte suprême, « en attendant qu’ils découvrent Molière ou Vitrac, ils font perdre des spectateurs au théâtre », tempête Jean-Baptiste Jenner dans les colonnes du Figaro.

Marcel Cuvelier, Eugène Ionesco, Nicolas Bataille. Photo Huchette

Organisés en sociétaires et pensionnaires comme à la Comédie Française (!), quelques 70 comédiens assurent les représentations, chaque soir et à tour de rôle, préfèrant aujourd’hui en sourire. Japonais et américains, anglais ou italiens, touristes et provinciaux de passage à la capitale font vite salle comble. Comme au Stade de France, La Huchette joue régulièrement à guichets fermés : au fil des décennies, les 87 fauteuils rouges de l’unique théâtre rescapé de l’emblématique Quartier latin sont devenus l’affiche vivante du tout Paris, une institution labellisée dans les circuits culturels !

Eugène Ionesco (Slatina, Roumanie 1909 – Paris 1994)

L’auteur avait pourtant pris soin d’alerter le public en sous-titrant son œuvre La cantatrice chauve, anti-pièce. Force est de le constater, le propos a de quoi dérouter ! Pour la première fois sur une scène de théâtre, dès le lever de rideau, un couple se raconte par le menu les détails de son repas du soir : soupe, poisson, pommes de terre au lard et salade anglaise… En outre, Monsieur et Madame Smith n’en finissent pas de louer la qualité de l’huile de l’épicier du coin plutôt que celle de l’épicier d’en face, de se lécher les babines à l’évocation du poisson bien frais et des pommes de terre bien cuites. Sans parler de la soupe un peu trop salée, du yaourt « excellent pour l’estomac, les reins, l’appendicite et l’apothéose »… Drôle de théâtre, en effet, que celui de Ionesco qui bouscule toutes les conventions, jongle avec les mots et les situations, se moque du théâtre dans le théâtre : avec ses amis surréalistes, Breton et Queneau, c’est vrai qu’il fut à bonne école !

La cantatrice chauve. Photo Huchette

« Dans cette pièce, il ne se passe rien, cette soirée entre deux couples de petits bourgeois n’est que prétexte à faire débiter aux personnages quantité de clichés et de truismes », note Michel Corvin dans son incontournable Dictionnaire encyclopédique du théâtre. Même processus de déconstruction du langage avec La leçon : des dialogues sans queue ni tête, la banalité du propos face au réalisme macabre du dénouement, le viol et le meurtre de l’élève par le vieux professeur… Coup de génie, dans un même mouvement Ionesco allie sur les planches l’incroyable vacuité des mots et l’insoutenable tragique de l’existence… « Le langage piège à cons et l’homme sujet aux pires contradictions », semble nous susurrer à l’envie le maître de l’absurde dans un gros éclat de rire surgi justement de cette distorsion entre le creux des mots et le plein des situations. Une philosophie de l’existence, une réflexion sur la fragilité de notre humaine condition que Ionesco explicite au fil du temps et des pièces à venir comme autant de chefs d’œuvre, dont Les chaises, Rhinocéros, Le roi se meurt. La force de l’insolite pour masquer la banalité du quotidien, la puissance du rire pour masquer l’angoisse de la vie : tels sont les fondements de l’écriture du « prince de l’absurde » !

« L’absurde » ? Quoiqu’il semble historiquement abusif de parler d’école, Ionesco ne fut pas le seul porte-voix de ce courant littéraire. En prélude, les romans et pièces de Sartre et de Camus, cet existentialisme exacerbé qui fait de l’homme un individu rivé au néant de sa solitude face au monde… « Sous l’appellation « théâtre de l’absurde », on désigne la plus importante génération d’auteurs dramatiques de la seconde moitié du XXe siècle, au premier rang desquels Beckett, Ionesco, Adamov, Genet et Pinter », note Jean-Pierre Sarrazac  toujours dans le fameux dictionnaire dirigé par Corvin. Et l’universitaire de poursuivre, « parcelles de vie prises dans les tourbillons du néant, êtres repliés sur eux-mêmes, enkystés dans leur « vieux coin » et/ou perdus dans le no man’s land, créatures d’un langage qui prolifère de façon cancéreuse et se perd dans le « nonsense », les personnages du « théâtre de l’absurde » sont des anti-héros par excellence ». Le grand mérite de tous ces auteurs, selon Sarrazac ? « Transformer en splendeur théâtrale toute cette misère métaphysique, sublimer ce malheur invisible en lui donnant, paradoxalement, une littéralité et une sorte d’hypervisibilité sur la scène » !

Natif de Roumanie en 1909, un temps prof de français à Bucarest, abreuvé aux mamelles du futurisme et du surréalisme, Ionesco émigre définitivement à Paris dans les années 40. C’est plus par jeu que par désir de notoriété dramatique qu’il se lance dans l’écriture théâtrale. Sa référence, son inspiration ? Les cours d’anglais dispensés par la fameuse méthode Assimil… En ces temps d’après-guerre, le théâtre de boulevard triomphe, l’apparition de La cantatrice chauve en 1950 va en décoiffer plus d’un ! Élu à l’Académie française en 1970, Ionesco s’éteint le 28 mars 1994, ne cessant depuis lors d’enthousiasmer les jeunes générations par sa mise en pièces de tous les systématismes, la mise à mal de tous les clichés et poncifs. Et, de décennie en décennie, son fantôme ne cesse de hanter les murs du théâtre de La Huchette.

Nicolas Bataille et Simone Mozet, dans La cantatrice chauve

À l’époque jeune comédien, Nicolas Bataille découvre la pièce presque par hasard. « Une actrice roumaine de la troupe m’a proposé de lire le texte d’un compatriote inconnu. Ce fut le coup de foudre pour la cantatrice… Le lendemain, je rencontrai Ionesco au bistrot : génial ! », nous racontait le metteur en scène lors d’un entretien en 1997. « J’ai tout de suite pensé que ce texte était pour nous, « la bande d’anars du théâtre », comme on nous surnommait, Cuvelier et moi ». Les deux hommes par qui le scandale arrive : Bataille crée La cantatrice chauve aux Noctambules en 1950, Cuvelier La leçon en 1951 au Théâtre de Poche « Pour 25 représentations », se souvient le facétieux et regretté Nicolas Bataille, « la critique nous a éreintés. Pour nous, c’était un échec mais pas une défaite. Nous étions jeunes, à 22 ans nous avions envie de découvrir autre chose sur une scène de théâtre ».

Marcel Cuvelier, créateur de La leçon en 1951

En 1957, les deux pièces sont reprises sur la scène de La Huchette, elles ne quitteront plus jamais l’affiche ! « Dans les décors d’origine de Jacques Noël. Pour un mois, au départ… », nous raconte Marcel Cuvelier lors de ce même entretien, lui-aussi disparu depuis. « Grâce à un prêt de 1000 francs de Louis Malle conquis par le spectacle vu en 1953 », alors jeune assistant de Cousteau sur Le Monde du silence et futur réalisateur d’un Ascenseur pour l’échafaud. « Jusqu’à sa mort, Ionesco a fréquenté assidûment La Huchette. Normal, pour le chantre du non-sens et de la dérision ! ».

Jacques Mauclair et Tsilla Chelton, dans Les chaises de Ionesco

Deux autres grands noms de la scène sont attachés durablement au succès mondial du roumain : Jacques Mauclair et Michel Bouquet ! Avec Tsilla Chelton sa partenaire et inoubliable Tatie Danielle dans le film d’Etienne Chatiliez, dès 1961 Mauclair met en scène et joue avec succès Les chaises sur toutes les scènes du monde. « La pièce n’a pas vieilli, il n’y a que Tsilla et moi pour nous rapprocher désormais de l’âge véritable des personnages », nous confessait-il en 1997. « Je suis sans cesse étonné de l’accueil enthousiaste que les jeunes réservent au théâtre de Ionesco », poursuivait Jacques Mauclair, « il fut le premier à déclarer la guerre au théâtre traditionnel, à tenter de bousculer l’écriture et la dramaturgie scéniques. Sans prétendre à un théâtre de l’absurde, en donnant à voir surtout l’absurdité de la vie… Depuis l’origine, la littérature a tout dit sur la vie, l’amour et la mort et pourtant Ionesco est parvenu à renouveler les thèmes sans vouloir faire œuvre philosophique. C’est pourquoi son théâtre trouve une telle résonance chez nos contemporains ».

Michel Bouquet et Juliette Carré, dans Le roi se meurt de Ionesco

Quant à Michel Bouquet le monstre sacré, il l’affirmait, s’il est une pièce qu’il continuerait d’interpréter en dépit d’un âge avancé, c’est sans conteste Le roi se meurt ! Avec Juliette Carré, sa compagne et partenaire, dans la mise en scène de Georges Werler, un morceau d’anthologie gravé à jamais dans les mémoires ! Amoureux de l’insolite, en un jour de grand soir où le spectacle est toujours vivant, osez franchir la porte du temple de l’absurde. Sans oublier de réserver, bien vite la salle affiche complet… Qu’importe, la cantatrice s’engage à vous faire la leçon durant encore soixante-sept ans ! Yonnel Liégeois

La cantatrice chauve et La leçon d’Eugène Ionesco, dans les mises en scène originelles de Nicolas Bataille et de Marcel Cuvelier : Du mardi au samedi, 19h et 20h. Théâtre de La Huchette, 23 rue de la Huchette, 75005 Paris (Tél. : 01.43.26.38.99).

La vache et le veau

« Un jeune veau avait mangé trop de verre pilé. En conséquence, il fut obligé d’accoucher. Il mit au monde une vache. Cependant, comme le veau était un garçon, la vache ne pouvait pas l’appeler « maman ». Elle ne pouvait pas lui dire « papa » non plus, parce que le veau était trop petit. Le veau fut alors obligé de se marier avec une personne et la mairie prit alors toutes les mesures édictées par les circonstances à la mode » (in La cantatrice chauve, scène 8 ).

En savoir plus

Toutes les pièces de Ionesco sont disponibles en collection de poche. À signaler le volume de La Pléiade, l’édition de son théâtre complet savamment commenté par Emmanuel Jacquart : un ouvrage indispensable pour les amoureux du maître de l’absurde ! Sans oublier l’édition Quarto chez le même éditeur, avec la postface de Marie-France Ionesco, la fille du dramaturge. Pour découvrir l’homme et son œuvre : Ionesco, le catalogue de l’exposition organisée en 2009 à la BNF. Ionesco, de Simone Benmussa (Seghers). Eugène Ionesco, de Marie-Claude Hubert (Seuil).

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Annie Ernaux, Nobel de littérature

Le jeudi 6 octobre, l’Académie royale suédoise a décerné son prix Nobel de littérature 2022 à Annie Ernaux. Chantiers de culture se réjouit fort de cette haute distinction internationale attribuée pour la seizième fois à un écrivain français depuis sa création en 1901. Huit ans après Patrick Modiano, quatorze ans après Jean-Marie Gustave Le Clézio, Annie Ernaux est couronnée pour l’ensemble de son oeuvre : des Armoires vides, son premier livre en 1974 au Jeune homme paru en mai 2022.

En 1984, Annie Ernaux reçoit le prix Renaudot pour La place, en 2008 de multiples prix pour Les années, dont le prix de la Langue Française et le prix François-Mauriac de l’Académie Française… Du supermarché au RER, de l’avortement à la dénonciation de l’état d’Israël, de l’exploitation à la libération de la femme surtout, aucun sujet n’échappe à la réflexion et à la plume de l’écrivaine. Une femme d’intelligence et de cœur, native de Normandie et citoyenne de Cergy (95). Issue d’un milieu social modeste, une intellectuelle qui n’a jamais oublié ses origines malgré son intrusion dans un autre monde grâce aux études, professeure et agrégée de lettres. Solidaire du mouvement des gilets jaunes et soutien de Jean-Luc Mélenchon à la récente élection présidentielle…

Entre mémoire individuelle et mémoire collective, oscille la plume de la romancière. Qui refuse d’être identifiée sous le label « littérature autobiographique », même si ces écrits s’enracinent dans une enfance et une jeunesse, le rapport aux géniteurs et à une culture sociale qui lui sont propres…

« Je me considère très peu comme un être singulier, au sens d’absolument singulier, mais comme une somme d’expérience, de déterminations aussi, sociales, historiques, sexuelles, de langages, et continuellement en dialogue avec le monde (passé et présent), le tout formant, oui, forcément, une subjectivité unique. Mais je me sers de ma subjectivité pour retrouver, dévoiler les mécanismes ou des phénomènes plus généraux, collectifs ».

Annie Ernaux revendique une écriture « sans jugement, sans métaphore, sans comparaison romanesque », un style « objectif qui ne valorise ni ne dévalorise les faits racontés ». Affirmant haut et fort qu’il n’existe « aucun objet poétique ou littéraire en soi », et que son écriture est motivée par un « désir de bouleverser les hiérarchies littéraires et sociales en écrivant de manière identique sur des objets considérés comme indignes de la littérature, par exemple les supermarchés, et sur d’autres, plus nobles, comme les mécanismes de la mémoire ou la sensation du temps ».

Une œuvre puissante et bouleversante, telle Mémoire de fille, publiée essentiellement chez Gallimard, en poche Folio… Est parue dans la collection Quarto en 2011, Écrire la vie, une anthologie qui rassemble la plupart de ses écrits d’inspiration autobiographique et propose un cahier composé de photos et d’extraits de son journal intime inédit. Lors de la parution des Années, Annie Ernaux accorda un entretien exclusif à Chantiers de culture qu’il s’honore de remettre en ligne. Yonnel Liégeois

Une femme entre les lignes

Livre bilan d’une vie, autant que livre mémoire d’une génération, Les années d’Annie Ernaux nous plonge dans la France des années 60 jusqu’à nos jours. Un récit magistral qui place la figure de la femme dans le temps comme héroïne centrale du livre.

Ernaux

« Dès l’âge de 40 ans, j’envisageai de me retourner sur ce que j’avais vécu, surtout sur ce que j’avais vécu comme femme », souligne Annie Ernaux, « depuis le temps de la guerre jusqu’aux années 80 ». Très vite cependant, mûrissant son projet, l’auteure découvre que quelque chose achoppe. « Comment saisir ma vie alors qu’elle se trouvait déposée dans tout ce qui m’a traversé ? Les événements vécus, les lectures faites, les milieux croisés : la France paysanne de ma jeunesse, les événements de mai 68, le problème de l’avortement pour la femme ».

« Dans ce livre, je regarde les choses de la même manière que dans les précédents. J’ai toujours replacé les épisodes de ma vie, celles de mon père ou de ma mère par exemple, dans leur contexte historique et social. Seule, la forme change dans Les années, la question du temps en est ici le vrai sujet. Le temps, l’histoire et une vie dans l’histoire… Les citations d’Ortega Y Gasset et de Tchekhov, en exergue de mon livre, explicitent bien ma démarche : tous, autant que nous sommes, on nous oubliera mais tous, nous voulons laisser une trace ! D’où cette ambition, qui m’a longtemps terrorisée : transmettre par des mots, par des images, par la langue ». Et de clore ainsi son livre, par cette phrase magnifique : « Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais ».

Que nous transmet donc, de si vital et fondamental, l’auteure des Armoires vides et de La place ? En atteignant le « nous » à partir du « je », en recadrant l’histoire « d’elle, Annie Ernaux » dans l’histoire de toute une génération, elle croise les mémoires pour nous conter en phrases parfois sèches mais ciselées avec finesse la traversée de l’Histoire par une femme singulière qui devient « la » femme, autant de chair que de symbole. Avec cette obsession du corps des années soixante, l’évolution vestimentaire autant que celle des mœurs, le grand combat en faveur de l’avortement et la figure emblématique que fut Simone de Beauvoir en ce temps-là pour toutes celles qui se revendiquaient du « deuxième sexe ». Au gré des décennies qui filent et laissent leurs empreintes sur le corps, le visage ou les mains, le long apprentissage d’une femme pour conquérir la liberté : celle de s’habiller, de travailler, d’aimer et de penser.

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« Bien avant 1968, Simone de Beauvoir a eu une influence considérable. Toutes les femmes qui lurent à cette époque Le deuxième sexe en furent bouleversées. Pour moi et bien d’autres, nous nous retrouvions en face de notre propre condition. Le fonctionnement de la société et ses interdits non explicites condamnaient la femme à suivre la tradition, en dépit de leurs souhaits et désirs autres, le mouvement féministe qui apparaîtra dans les années 70 lui doit beaucoup. Tout ce qui fut obtenu par la loi demeure encore aujourd’hui très fragile et les mentalités n’ont pas considérablement évolué : la femme demeure toujours illégitime en bien des domaines. On va toujours chercher le point faible d’une femme, son apparence par exemple, jamais ou rarement celui d’un homme. C’est d’abord l’éducation des garçons qu’il faudrait changer ».

D’où la volonté « littéraire » d’Annie Ernaux, dans Les années, de remettre les choses à leur place : les bouleversements de la société sur soixante ans, même vécus sans mesurer leur importance à ce moment-là, qu’il s’agisse des événements de mai 68 ou de l’entrée massive des femmes en littérature. Au risque d’user de mots très souvent galvaudés, un chef d’œuvre qui incitera nombre de lectrices et lecteurs à (re)découvrir ses ouvrages antérieurs. Propos recueillis par Yonnel Liégeois

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J’ai fait un rêve !

Incroyable mais vrai, j’ai fait un rêve ! Pas aussi médiatisé que celui de Martin Luther King en 1963, pas aussi bien orchestré que celui de Jacques Brel dans La quête de 1968, sa chanson extraite de la comédie musicale « Don Quichotte, l’homme de la Mancha »… Je le reconnais, pour l’heure mon rêve n’a guère eu l’écho et le retentissement auxquels mon inconscient aspirait !

 

La nuit tombée, la voûte céleste superbement étoilée comme dans les sables de Djanet en plein désert saharien, je survole une planète joviale et chaleureuse. De la porte des usines aux fenêtres des bureaux, hommes et femmes sourient, s’envoient des baisers ou des petits signes de la main. Tous heureux de vivre, fiers de travailler pour le bien commun, je me serais cru revenu au temps du Front Populaire ! Plus de chômage, un salaire et une retraite dignes pour les mères au foyer, les jeunes à l’université, les personnels de santé et les vieux à l’heure du coucher. L’argent n’est plus source de profit pour quelques privilégiés, l’argent est partagé selon les besoins et mérites de chacun. D’aucuns s’en reviennent du théâtre ou du cinéma, la rue est chantante, au rond-point l’ambiance se transforme en Jour de fête ! Le facteur de Tati se fait joyeux luron, c’est écrit en toute lettre, désormais il a le temps de lever la tête du guidon. L’entrée des musées maintenant est gratuite au quotidien, comme les transports en commun. On fait la queue pour aller voir Gauguin, Van Gogh, Soulages ou Picasso, pas pour manger une banane scotchée au mur.

Planant au-dessus des mers, porté par une brise légère, grande est ma surprise : aucun navire poubelle en vue, aucune chaloupe à la dérive ! Baleines et dauphins vaquent tranquillement à leurs amours, l’ouïe en éveil et la queue frétillante, plus de plastique à ingérer… Plus fort encore, nègres et basanés accostent au rivage en toute sérénité, les pieds dans le sable et la tête dans les nuages. Incroyable mais vrai, la planète est redevenue terre d’accueil, elle appartient enfin à tous. Sans frontière ni barrière douanière. Dans le quartier, les repas entre voisins se font légion, la fraternité ne se décrète plus à date programmée, elle se vit toute l’année. Au gré du temps et du vent, selon la disponibilité des gens. Près du lac, au cœur du parc, ce n’est point vraiment les bacchanales, mais ça respire tout de même sacrément bon le coquelicot, le bien-être et la chaleur humaine. En un mot, un déjeuner sur l’herbe à la Manet, version cinématographique selon Renoir… Ce n’est pas pour me déplaire. Comme j’ai une petite faim, j’y fais une petite pause, puis une petite sieste. Là, j’ai comme un trou, noir comme un carré blanc, la décence m’oblige à faire silence. Je me souviens seulement que l’élixir était voluptueux et la chair luxuriante.

On se serait cru dans les vignes du Seigneur ! Sauf que les croyants de toute confession ont rendu les armes pour enfin entendre raison, trop de haine au nom de l’amour d’une divinité, qu’il soit fils de Dieu, enfant de Mahomet, lecteur du Talmud ou témoin de Jehova… L’occident enfin a porté son regard plus loin que le bout de son nez, se tournant vers l’Asie et prêtant l’oreille à Lao-Tseu : « la nature est une insondable chaîne du vivant, les hommes sont semblables devant la mort », avait dit le sage en des temps immémoriaux, cinq siècles avant  la naissance du petit Jésus. Chacun a donc remisé ses convictions à la crèche ou en son for intérieur, souvent malmené le principe de laïcité semble l’avoir emporté, seul importe l’isoloir républicain. Celui où l’on décide ensemble ce que sera le pays demain. Incroyable mais vrai, trois jolis mots sont désormais inscrits au fronton des mairies, l’hôtel de la ville ou la maison commune selon son appellation première : Liberté, Égalité, Fraternité ! Plus d’œil crevé pour avoir osé manifester, plus de longues files d’attente aux soupes populaires, plus de sans-papiers confinés en centre de rétention…

« Rêver un impossible rêve, aimer jusqu’à la déchirure », chante Brel. Fantasme, billevesée ? Non, une utopie en actes dont nos repas de fête, en famille ou entre amis, sont symbolique illustration à l’heure de l’échange de nos vœux de bonheur et d’espérance ! Toutes et tous différents, et pourtant toutes et tous à la même table… Notre planète en parfaite harmonie, une image forte de l’humanité à laquelle nous aspirons pour demain : l’égalité de tous comme aux premières heures de ce temps passé où, ainsi que le conte superbement Éric Vuillard dans 14 juillet (prix Goncourt 2017 pour L’ordre du jour et auteur récemment de La guerre des pauvres), une foule anonyme se fait peuple et se met en marche pour abolir les privilèges, la fraternité entre tous comme aux premières heures de ce temps tragique lorsque Jaurès appelle désespérément ouvriers allemands et français à l’unité pour conjurer ce qui deviendra la grande boucherie de 14-18, la liberté pour tous comme aux premières heures de ce temps présent quand une poignée d’hommes et de femmes de bonne volonté, Israéliens et Palestiniens, bravent les interdits pour échanger des paroles de paix.

Une société humanisée, éclairée : vivement que mon rêve devienne réalité, qu’il s’inscrive en pleine lumière ! Yonnel Liégeois

À chacune et chacun, lecteurs et abonnés des Chantiers de culture, meilleurs vœux pour 2020. Que cette nouvelle année soit pour vous riche de découvertes, de coups de cœur et de coups de colère, de passions et de révoltes en tout domaine : social et artistique, culturel et politique !

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Bussang et son théâtre populaire

Voilà plus de 120 ans que le Théâtre du Peuple anime le village de Bussang, niché au cœur de la vallée vosgienne. Comme à ses débuts, le lieu mélange amateurs et professionnels et accueille un public panaché. Avec trois pièces à l’affiche, jusqu’en septembre. Retour sur une aventure hors du commun.

 

C’est en 1895 que Maurice Pottecher, jeune poète, marié à la comédienne Camille de Saint Maurice, dite « Tante Cam », a l’idée d’installer un théâtre dans son village natal, Bussang (Vosges). Son père, Benjamin, à la tête d’une importante usine de fabrication de couverts est ouvert aux idées humanistes. En tant que maire, il fait construire un hôpital, une école et même une gare où le train arrive depuis Paris. Il va donc financer le projet du fils qui participera à l’essor de la vallée. Elle est alors dynamique en cette fin du XIXe siècle quand on compte, outre l’entreprise Pottecher qui emploiera jusqu’à 300 personnes, sept usines textiles et des thermes qui amènent nombre de touristes.

Une aventure villageoise
L’idée est d’impliquer la population locale dans la vie du théâtre, tant dans la construction de la grande bâtisse en bois, avec son célèbre fond de scène s’ouvrant sur la forêt, que dans la réalisation des décors et des costumes, l’administration et les représentations. Les menuisiers et électriciens se font régisseurs quand les ouvrières du textile confectionnent les costumes. « La Passion de Jeanne d’Arc », « L’Anneau de Sakountala », « L’Empereur du Soleil couchant », « Le Château de Hans »… : les pièces de Maurice Pottecher sont jouées par des membres de la famille, tels le célèbre chroniqueur judiciaire Frédéric Pottecher ou son père que l’on désigne comme le « Raimu vosgien ». S’y mêlent aussi des professionnels, tels « Tante Cam » ou Pierre Richard-Willm, une vedette de l’époque qui va participer à l’aventure et attirer un large public. Ils se chargeront de repérer et de former à la scène des habitants du village, de la directrice

©Jean-Louis Fernandez

de l’hôpital au secrétaire de mairie, mais aussi des ouvriers des usines.

L’utopie à l’œuvre
Pour devise « Par l’art pour l’humanité », Maurice veut bâtir « un théâtre à la portée de tous les publics, un divertissement fait pour rapprocher les hommes et gommer les clivages sociaux et culturels ». Au Théâtre du Peuple se côtoieront le bourgeois local, l’ouvrier comme le touriste et l’intellectuel. Comme le souligne l’historienne Marion Denizot, « Maurice Pottecher met directement en pratique sa conception théorique d’un théâtre populaire. Il définit un répertoire écrit pour le public local (…). Les sujets sont prioritairement issus (…) de ce que l’on pourrait nommer le « folklore local » ». Dans le courant hygiéniste de l’époque et dans une démarche paternaliste, Maurice Pottecher entend offrir à la population des « loisirs sains ». Ainsi sa première pièce jouée en 1895, « Le Diable marchand de goutte » dénonce le fléau de l’alcoolisme. La démarche d’œuvrer à la démocratisation du théâtre s’inscrit aussi dans les idéaux d’alors, défendus par de grands noms tels Jules Renard, Jacques Copeau, Charles Dullin, Louis Jouvet ou Romain Rolland. Ils viendront saluer à Bussang la naissance du premier théâtre populaire. Sur des intuitions,

©Jean-Louis Fernandez

convictions et ambitions portées et partagées ensuite par Jean Vilar.

Un pari gagné
Un siècle et deux décennies plus tard, le Théâtre du Peuple continue de défendre sa mission première en proposant un théâtre exigeant et accessible au plus grand nombre. Le répertoire s’est élargi dès les années 1970 avec des pièces du répertoire (Shakespeare, Tchekhov, Brecht…) et des textes contemporains. Nombre de metteurs en scène de talent en ont pris les rênes à l’image de Tibor Egervari, François Rancillac, Jean-Claude Berutti, Christophe Rauck, Pierre Guillois, Vincent Goethals ou depuis 2017, Simon Delétang. Maintenant, l’activité se déploie tout au long de l’année avec des spectacles et des stages. Ce théâtre chargé d’histoire attire encore aujourd’hui une foule importante de spectateurs, dont beaucoup ne sont pas des férus de théâtre. Amateurs et comédiens confirmés continuent à se côtoyer sur scène quand bénévoles et professionnels gèrent le lieu en pleine ébullition estivale. Une bien belle réussite ! Amélie Meffre

Du classique au contemporain :

Avec « La vie est un rêve » de Pedro Calderón de la Barca, le metteur en scène Jean-Yves Ruf plonge le spectateur bussenet en plein siècle

©Jean-Louis Fernandez

baroque, le Siècle d’or espagnol ! Écrite en 1635, la pièce est le chef d’œuvre de Calderon, emblématique des questions qui agitent le dramaturge : la force de la liberté contre les puissances du mal. Conte initiatique autant que fable politique, entre rêve et réalité, l’histoire mouvementée du jeune Sigismond. En terre de Pologne, un vieux roi quelque peu « timbré » de prescience, inflige à son fils un traitement inhumain : à craindre un futur comportement bestial, il en fait un animal ! Trois journées qui conduisent de la soumission à la révolte, un délirant enchevêtrement de quiproquos, mentaux et verbaux, sur les désirs et les passions, les fantasmes et les pulsions… Entre drame et comédie, une interprétation qui mêle comédiens amateurs et professionnels dans la tradition de Bussang ! Avec le jeune Sylvain Macia dans le rôle de Sigismond et l’affûté Thierry Gibault en roi Basile.

Pour basculer en totale modernité avec « Suzy Storck », le spectacle

©Jean-Louis Fernandez

en soirée… Sous un plafond de néons à la lumière criarde, une machine à laver et un monticule de linges pour seul décor, une femme, jeune épouse et mère de trois enfants, essore et lessive ses rancoeurs, explose le couvercle des non-dits et servitudes endurées, crie sa soif de liberté et d’une vie autre ! « La pièce nous plonge dans une situation intime, celle d’une femme au foyer qui va gripper les rouages de son quotidien », commente Simon Delétang, « qui l’a fait revisiter sa vie et les renoncements successifs qui la constituent ». Une parole frontale, une mise en scène minimaliste mais fort suggestive et captivante, une impressionnante Marion Couzinié dans le rôle-titre. Un texte puissant, une écriture au cordeau de Magali Mougel, une jeune auteure originaire des Vosges que le Théâtre du Peuple s’enorgueillit à juste titre de mettre sous les feux de la rampe, une première depuis la disparition du « padre » et fondateur, Maurice Pottecher. Yonnel Liégeois

Koltès, d’Avignon à Bussang :

Après le succès remporté au récent festival d’Avignon, dans l’enceinte de l’emblématique Caserne, « Moi, Bernard » franchit la ligne des Vosges pour s’installer en la prairie de Bussang. Disparu en 1989, compagnon de route de Patrice Chéreau, Bernard-Marie Koltès demeure l’un des plus grands dramaturges de notre temps ! Tout amateur de théâtre connaît, a vu ou applaudi au moins l’une de ses pièces : La nuit juste avant les forêts, Combat de nègre et de chiens, Roberto Zucco, Dans la solitude des champs de coton… S’emparant de

©Marc Philippe

sa correspondance (Lettres, un recueil paru en 2009 aux éditions de Minuit), Jean de Pange nous plonge avec tendresse et délicatesse dans les méandres de la vie de cet homme et dramaturge au destin si singulier ! Pas d’afféteries dans la bouche du comédien : les mots, rien que les mots et propos de Koltès, ses peurs, ses craintes, ses doutes, ses ambitions et ses échecs d’écriture, sa soif de vivre à Metz ou ailleurs : en Afrique, aux Amériques, au Portugal ! « Je ne l’ai jamais rencontré, mais il m’accompagne depuis le début de ma pratique théâtrale », avoue Jean de Pange. « Je fais le choix de traverser son existence fascinante, d’oser le « je » de Bernard tout en restant bien moi ». Entreprise réussie, dans une mise en scène de Laurent Frattale, la mise en lumière des temps forts de l’existence d’un homme révolté par la faillite de l’Occident. Qui brûle sa vie à la quête d’autres amours et d’autres cultures, d’autres continents et d’autres écritures. Un spectacle qui incite et invite à s’immerger à corps perdu dans l’œuvre de Koltès. Yonnel Liégeois

À voir : « L’impromptu », lectures de textes contemporains du monde entier par les équipes artistiques de l’été. « Tartuffe » de Molière, dans une mise en scène de Jean de Pange au Théâtre de la Rotonde à Thaon-Les-Vosges (bus gratuit aller-retour au départ du Théâtre du Peuple). « La place royale » de Corneille, dans une mise en scène de Claudia Stavisky, au Théâtre du Peuple de Bussang. « Faits d’hiver », cinq auteures et metteuses en scène présentent leur travail à Bussang, dans une expérience théâtrale inédite. 

À lire : Le Théâtre du Peuple de Bussang, cent vingt ans d’histoire, par Bénédicte Boisson et Marion Denizot (Éditions Actes Sud). Le Théâtre du Peuple, par Romain Rolland (préface de Chantal Meyer-Plantureux, Éditions Complexe). Un siècle de passions au Théâtre du Peuple de Bussang, par Frédéric Pottecher et Vincent Decombis (Gérard Louis éditeur). Théâtre populaire, enjeux politiques de Jaurès à Malraux, par Chantal Meyer-Plantureux (préface de Pascal Ory, Éditions Complexe).

À écouter : « Le théâtre de Bussang, une aventure villageoise ». Un documentaire d’Amélie Meffre, réalisé par Anne Fleury (1ère diffusion : 02/11/2016).

 

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Erri De Luca, l’œuvrier de la plume

À l’occasion de la parution de son dernier roman, Le tour de l’oie, le grand auteur italien Erri De Luca évoque ses années de jeunesse, ses combats et convictions avec le public français. À l’heure où Gallimard publiait Les poissons ne ferment pas les yeux et le Mercure de France Les saintes du scandale, tandis que ressortait en poche chez Folio Le poids du papillon, le ciseleur de mots au regard bleuté et envoûtant se confiait en exclusivité à Chantiers de culture. Retour sur une rencontre passionnante.

 

Yonnel Liegeois – Dans Le poids du papillon, vous dépeignez trois figures au fil des pages. Celles d’un braconnier, d’un chamois, et d’un papillon

Photo Daniel Maunaury/DR

justement : sous laquelle des trois avancez-vous masqué ?

Erri De Luca – Aucune, je suis juste le lieu de l’histoire, l’endroit où elle se déroule : je profite des droits d’auteurs mais je crois être seulement un rédacteur d’histoires ! Un « récolteur d’histoires » plus précisément, qui sont miennes ou d’autrui, envers lesquelles je suis à l’écoute. Vous le savez, je suis un pratiquant d’alpinisme, plus encore je suis un « écouteur » d’alpinisme. Quand des montagnards se sentent à l’aise, à l’écart des grandes voies ou des grandes parois, ils bavardent, ils se racontent. J’aime écouter, et retenir bien sûr. À la publication de Sur la trace de Nives (le récit de ses expéditions himalayennes dans les pas de la célèbre alpiniste italienne aujourd’hui disparue, ndlr), elle-même s’étonnait que j’aie pu retenir ainsi nos conversations sans jamais prendre de notes, je suis une espèce de réservoir d’histoires ! Dans l’un des psaumes de David, il y a une image qui me plaît où il prétend que « la divinité lui a creusé des oreilles ». Un verbe concret, manuel que les traducteurs modernes de la Bible délaissent au profit de « former », alors que dans l’hébreu ancien c’est le même mot qui définit l’action de creuser un puits. Qu’est-ce à dire, sinon que l’oreille de David est un puits où la parole divine entre et demeure ? Une transmission où, telles des gouttes d’eau, pas un mot ne se perd. Un puits où les mots peuvent être récupérés sans jamais gaspiller la réserve. Les histoires se présentent, ainsi, pour moi : des provisions dont je peux m’abreuver à tout moment.

Y.L. – À lire cette histoire de braconnier à l’heure de sa dernière chasse, on se dit que vous aimez bien laisser traîner une oreille sur les chemins de traverse ?

E.D-L. – Là ou ailleurs ! J’écoute, j’écoute où que je sois,  là où je suis dans l’instant. J’ai écouté des braconniers et des chasseurs sans être moi-même ni l’un ni l’autre. Avec cette expérience de la montagne qui nourrit mon imaginaire, comme elle nourrit celui de tous ceux qui vont s’égarer là-haut : l’écoute des pierres, des arbres, des animaux… On ne peut défier la nature, je suis une fourmi face à un géant. Devant elle je suis à la rigueur un passant, celui qui bénéficie d’un sauf-conduit provisoire, jamais un résident.

Y.L. – Deux éléments sont frappants dans votre roman : d’abord la solitude de vos deux héros, chamois et braconnier, ensuite le fait que l’histoire se déroule intégralement sur les hauteurs, loin de la foule et de l’agitation. Faut-il donc désormais fuir la société pour se faire homme et braver l’altitude pour atteindre notre humanité ?

E.D-L. – J’apprécie la société parce qu’elle permet à une grande partie de ses membres de vivre, ou de survivre. Pour moi, la vraie question, ce n’est pas le choix de la solitude mais la pratique de l’isolement. La solitude relève d’une démarche poétique, pour ma part je suis né et j’ai grandi dans l’isolement quand, à 18 ans, je me suis retrouvé au cœur d’une génération d’insurgés : comme on retourne sa veste, mon caractère en fut renversé ! J’ai connu la violence faite et subie, je ne vivais que pour la cause. Tout le reste de mon existence, mes amours, mes lectures, je les vivais comme des éléments extérieurs à moi-même C’est une part de ma vie que je ne puis renier ou censurer. Mon engagement militant, dans les années 70, relevait de la nécessité. On ne devient pas révolutionnaire parce que l’on rêve d’aventure, on le devient parce que la situation est révolutionnaire et contraint les gens à réagir ainsi : je ne pouvais déserter ce combat, j’ai quitté Naples à cette époque pour appartenir totalement à la cause.

Y.L. – Entre votre précédent roman, Le jour avant le bonheur et celui-là, semble s’opérer justement comme un glissement entre révolte et apaisement. L’homme, et l’écrivain, aurait-il enfin touché à la sérénité, à défaut de n’être plus

Photo Daniel Maunaury/DR

un révolté ?

E.D-L. – Révolté, on ne l’est jamais seul, c’est un mot qui a horreur du singulier ! La révolution concerne une multitude en lutte, sans ce collectif être révolté n’a aucun sens, le mot a nécessité d’être relié à une expérience chorale. Je dois mon éducation sentimentale, qui englobe mes indignations, à ma ville de Naples. C’est là que se sont formées mes colères, mes compassions, mes hontes, c’est là où elles se sont ancrées historiquement et collectivement. C’est pourquoi j’éprouve quelques réserves à l’égard du titre « Indignez-vous » de Stéphane Hessel. « Indignons-nous » oui, d’autant que pour s’indigner il faut avoir expérimenté la honte. Je considère la honte comme le sentiment politique par excellence : c’est elle qui oblige à réagir, plus que la colère qui s’éteint et n’est que passagère. La honte, c’est une lèpre sur la peau qui a besoin d’être soignée ! L’indignation de ma jeunesse ?  Une réponse à la honte d’appartenir à un monde qui fut responsable des pires massacres de l’humanité, je suis d’un siècle où l’histoire majeure est entrée dans les histoires mineures de chacun.

Y.L. – Osons la comparaison entre la position de chefs d’état actuels et l’attitude du roi des chamois : comme lui, ne vaut-il pas mieux se retirer élégamment plutôt que de risquer le mandat, le combat de trop ?

E.D-L. – À la différence de l’homme, l’animal sait lorsque vient le moment de se retirer. Il sait, dans le présent, ce qu’il doit faire. Aucun animal ne se repentit de ce qu’il a fait. À contrario, l’espèce humaine est peu lucide dans le présent, trop alourdie de cet immense passé chargé sur les épaules de chacun d’entre nous. Non seulement nous sommes surchargés de passé, mais en plus nous avons cette incroyable faculté d’imaginer le futur, de l’organiser : nous sommes ainsi coincés entre cette immensité du temps passé et celle du temps futur ! Alors, nous trébuchons dans le présent, souvent incapables de réagir au bon moment… La bête, au contraire, est précise, exacte à l’heure du rendez-vous, concentrée sur le présent parce que distraite ni par le passé ni par le futur : le chamois sait qu’il a épuisé ses forces et qu’il doit sortir de l’arène. Comme la mer est formée d’une myriade de gouttes, la vie est composée d’instants et le poids du papillon a exactement le poids du dernier instant, celui de l’ultime gouttelette. La supériorité de l’animal, la faiblesse de l’homme : l’animal sait quand il va mourir, le chasseur non.

Y.L. – Et le rendez-vous entre le chamois et le chasseur, à la vie à la mort, se joue dans un décor grandiose ! Loin du délabrement actuel de l’Italie berlusconienne ?

E.D-L. – La vie politique italienne ? Pour moi un sujet inintéressant, insignifiant… Je reste toujours émerveillé à l’écoute de gens d’autres pays qui se posent encore la question ! Il faut s’interroger aujourd’hui au delà de l’Italie : la politique a changé de centre, l’Europe n’est plus un centre, elle est une espèce de grande Suisse : une expression économique, une entité qui a juste unifié et sa monnaie et sa police. Ce qui rend l’ensemble peu intéressant, au contraire de ce qui se passe dans les pays au sud de la Méditerranée. En Turquie et en Syrie, là se joue l’avenir ! De même qu’en Amérique du Sud et en Afrique : je m’imagine un jour, nous Européens, devenir à notre tour les émigrants en Afrique… L’histoire offre parfois de belles surprises ! D’autant que nous Italiens, nous avons l’expérience, d’un bateau l’autre nous fûmes les meilleurs passagers du XXème siècle. En troisième classe, certes, mais ce siècle fut celui des grandes migrations pour nous. Y compris pour moi, qui suis venu travailler sur les chantiers en France… Je fus certainement  le dernier italien, ouvrier maçon en France : le chef d’équipe était déjà portugais, l’italien l’entrepreneur qui organisait l’embauche !

Y.L. – Vous ne craignez donc point l’arrivée en masse de ces Africains qui débarquent à Lampedusa ?

E.D-L. – Aucunement, parce que l’Italie est une forme de pont jeté par l’Europe en direction du sud de la Méditerranée. De tout temps. C’est un fait historique, la géographie a bâti l’histoire de l’Italie. C’est donc un non-sens de construire des barrages pour rejeter à la mer des hommes qui fuient la guerre. Plus forte que le risque du naufrage et de la mort, ils éprouvent la nécessité de la fuite. Obéissons à notre géographie, laissons les passer, ils émigreront un peu partout en Europe, ils sont déjà arrivés à Paris : nous ne pouvons mettre un condom à l’Europe ! On peut arrêter un train, un avion, à pied l’homme passe partout. Même aux États-Unis, la frontière avec le Mexique est perméable.

Y.L. – À vous entendre parler aussi passionnément de l’avenir du monde, on est loin d’imaginer l’homme, autodidacte, plongé dans l’étude de l’hébreu ancien !

Photo Daniel Maunaury/DR

Cette langue vous subjugue toujours autant ?

E.D-L. – Je ne m’en lasse point ! Tous les jours, chaque matin au lever, en fait avant même le matin parce que je me lève très tôt, je lis un chapitre de la Bible en hébreu ancien. Pas mon livre de chevet donc, celui du réveil : un besoin, une nécessité ! Avec ces lignes qui marchent de droite à gauche, la rencontre de mes paupières occidentales avec ces lettres orientales produit de l’énergie dans mon corps ! Une expérience qui renouvelle mon point de vue : en tant que laïc je ne m’autorise pas à tutoyer la divinité, il n’empêche, c’est dans cette langue que s’est fondée la civilisation du monothéisme. Et dans cette langue, cette langue seule, cette civilisation est encore là présente, toute entière. Ce qui me donne l’impression de la recevoir à la source. Je suis un peu comme Livingston, remontant à la source du Nil. Lentement, avec discipline… Révolutionnaire, l’indiscipline était ma maîtresse. La discipline, la règle, les contraintes, les horaires, je les ai appris grâce à la vie ouvrière. La « vie ouvrière », une belle expression pour moi…

Y.L. – Le Nil, disiez-vous, le sable et l’immensité désertique donc… N’est -t- il pas paradoxal d’affirmer dans « Le poids du papillon » qu’il n’y a pas plus grand silence que celui de la neige ?

E.D-L. – C’est en fait une question de stabilité, de pression sur la terre qui contribue à cette impression de silence. Dans le désert, où j’ai dormi quelquefois, j’ai souvent eu la sensation que même l’étoile faisait du bruit ! Au final toutefois, en montagne comme au désert, le bruit est présent parce que le règne minéral est un monde du vivant. Et puis, au plus profond du silence, il y a le bruit du vent, le bruit de notre corps, celui de notre cœur qui bat, que l’on grimpe ou que l’on marche… Notre corps a une cadence musicale. Quand j’étais à l’usine ou sur le chantier, mon corps épousait le rythme du travail. Au point d’avoir parfois envie de chanter. Non parce que le travail me rendait heureux, juste parce que notre corps est musical. D’où le choix d’écrire mes livres à la main ! La frappe n’intervient qu’au stade ultime, pour la remise du manuscrit. Le corps ? Une formidable machine que nous exploitons sans vraiment bien la connaître. Propos recueillis par Yonnel Liégeois

 

L’homme et la bête

Le poids du papillon ? Une incroyable histoire entre un braconnier, un chamois et un papillon, une fable, une parabole à vrai dire où l’on voit s’affronter trois maîtres en leur domaine : le dieu de la chasse, le roi de la horde et le prince de la légèreté. Dans la majesté des cimes enneigées, loin du tumulte de la cité, sur ces hauteurs escarpées où le sabot de l’animal se pose avec assurance là où le pied de l’homme se fait tremblant. Un combat de titans entre l’homme et la bête, narré avec ce souffle épique et poétique cher à De Luca : une légèreté de la phrase, à l’image de celle du papillon qui virevolte d’un héros à l’autre, entre ciel et terre. Vaincre ou mourir ? Selon De Luca, le dernier mot est ailleurs : vivre en harmonie avec soi-même.

 

Des poissons et des saintes

Chez Erri de Luca, le paradoxe n’est point de mise ! Dans un même élan, l’écrivain sait se faire aussi magistralement conteur de la petite comme de la grande histoire, du portrait d’un enfant parmi tant d’autres à celui de saintes à la biographie consacrée dans les pages de la Bible… Avec le même étonnement, la même jubilation pour le lecteur : d’un authentique récit d’initiation dans Les poissons ne ferment pas les yeux à la revisitation de ces portraits de femmes qui eurent pour nom Ruth, Bethsabée ou Marie dans Les saintes du scandale, le romancier italien use du même verbe léché et poétique pour nous rendre ses héros de plume, le gamin napolitain en vacances au bord de mer comme ces figures féminines historiques, formidablement proches et attachants … La découverte du monde des adultes et du verbe « aimer » pour l’un, la puissance de leur féminité pour les autres ! Entre le parler napolitain et la musique de l’hébreu ancien, la langue d’Erri De Luca ne marque aucune frontière, sinon celle du souvenir ou de la méditation pour l’un et l’autre genre littéraire. Du bel et grand art.

 

Portrait

Du marteau au stylo

Autodidacte, Erri De Luca a tout fait, tout appris de ses mains. A manier la faucille et le marteau de la révolution, comme la plume et le stylo pour l’écriture… Sa vraie rencontre avec les livres ? Pas à l’école, mais à la maison. « Une famille pauvre, mais riche en livres. S’il y avait eu des armes au mur, peut-être serai-je devenu chasseur ! C’est dans les livres que j’ai découvert la meilleure part de moi-même. Lecture et écriture ont toujours accompagné ma vie alors que je n’ai commencé à publier que très tard, vers l’âge de quarante ans ». Le gamin découvrit les livres en dévorant ceux de son père. Une frénésie de lectures qui a nourri sa passion de l’histoire autant que sa volonté de changer le monde… Ouvrier à la chaîne de la Fiat, militant de « Lotta Continua » durant les années de plomb, maçon sur les chantiers du bâtiment en France, l’homme a trempé sa plume au dur labeur quotidien, avec la lecture et l’écriture toujours à la fin d’une journée de travail, un temps sauvé contre le temps vendu ! Le livre, compagnon de tous les jours, à l’usine comme au temps de la révolution : l’homme ne renie rien de ses engagements antérieurs, défendant en son temps la cause de Cesare Battisti jusqu’au bout, s’insurgeant « contre cet État italien qui s’obstine à proclamer des victoires à perpétuité sur les vaincus d’un autre temps ».

Son ambition aujourd’hui, de livre en livre ? Explorer notre humanité trébuchante au regard de ce siècle tourmenté où s’est commis en Europe « le plus grand massacre de l’humanité, une génération avant la mienne ». Et tenter de renouer avec la vie, « au rez-de-chaussée de la ville », dans les souterrains napolitains ou au sommet de l’Himalaya, à la fréquentation surtout des gens de peu, ses compagnons de travail « d’une humanité parfois brutale mais honnête et loyale ». Il le reconnaît, un apprentissage rude sur les chantiers au contact par exemple de ces ouvriers napolitains déracinés, nostalgiques de leurs terres, de leurs familles. « Je fus durablement touché par leurs souffrances, leurs cous tordus ou tendus vers leurs origines ». Naples ? La ville où il naquit en 1950, la ville de tous les apprentissages et de toutes les révoltes pour celui qui en fit souvent matière à roman : Pas ici, pas maintenant, Montedidio, Le jour avant le bonheur… De Luca ne se veut pourtant point écrivain de terroir. Ses héros sont figures de proximité certes, napolitaines ou populaires, mais il les convoque d’une plume légère et jamais prisonnière, s’évadant d’emblée du singulier vers l’universel. Se risquant même, lui le laïc invétéré qui s’interdit de tutoyer la divinité, sur les chemins plus austères de la spiritualité : l’apprentissage, en solitaire, de l’hébreu ancien. Pour tenter, comme le montagnard au pied du sommet ou le saumon sautant le gué, de remonter sans relâche à la source de vie. Ultime étape avant la mort.

Raconteur d’histoires ou passeur de mémoire, en tout cas vrai montagnard, l’ouvrier devenu écrivain sait mieux que quiconque accoucher vertiges poétiques et textes flamboyants sur notre humanité vacillante, et pourtant sans cesse renaissante. Erri De Luca ? Une langue ciselée, un souffle épique, le mot juste… Prix Fémina  étranger en 2002 pour Montedidio, l’un des plus grands auteurs italiens contemporains.

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Mai 68 : Étienne Balibar, de la pensée sous les pavés

En ce cinquantième anniversaire des événements du mois de mai 1968, fleurissent sur les écrans et dans les librairies moult documents et témoignages. Pour encenser ou disqualifier la révolte citoyenne, étudiante et ouvrière, qui embrasa la France durant plusieurs semaines… Un dossier chaud que Chantiers de culture clôt en compagnie du philosophe Étienne Balibar. Professeur émérite de l’université Paris X-Nanterre et ami de Louis Althusser, il est un contemporain des Bensaïd, Foucault, Linhart et Rancière, cette pléiade d’intellectuels qui ont marqué la pensée du XXème siècle. Un entretien de haute teneur où le philosophe tente de dégager le sens des événements de Mai 68, pour aujourd’hui et demain.

 

 

Yonnel Liégeois – Philosophe et penseur reconnu, spécialiste de Marx et fils spirituel de Louis Althusser, que faisiez-vous au moment où éclate Mai 68 ?

Étienne Balibar – À cette époque, j’occupe mon premier poste d’enseignant au lycée de Savigny-sur-Orge. Je n’y resterai que deux ans, pour ensuite être nommé assistant à l’université Paris 1- La Sorbonne. Entre les deux, se situe l’épisode de Vincennes. Dès la fin des événements de 68, Edgard Faure, un fin limier de la politique et nouveau ministre de l’Éducation nationale, avait suggéré la création d’un centre expérimental à Vincennes. En plein bois, sur un terrain de l’armée… Avec l’objectif louable de permettre à des non-bacheliers d’entamer des études universitaires, avec l’idée aussi de créer un abcès de fixation : il avait fait appel à une large majorité d’enseignants de gauche, concentrant là tous les courants gauchistes, socialistes et communistes, la poudrière en quelque sorte ! Et Michel Foucault, chargé d’organiser la section philo, avait voulu recruter un échantillon de la Nouvelle Philosophie, structuraliste et marxiste : Châtelet, Deleuze, Serres, Bensaïd, Badiou, Rancière, Judith Miller… J’ai répondu oui à sa sollicitation, mais je n’ai tenu qu’un seul séminaire. Très vite, je me suis fatigué des batailles quotidiennes, coincé entre les maoïstes qui réglaient leurs comptes avec Althusser par personne interposée et les communistes qui me reprochaient mes aventures gauchisantes !

 

Y.L. – Entre-temps, vous avez eu tout loisir de monter sur les barricades ?

É.B. – Non, je n’ai pas fait les barricades, je n’étais déjà plus de cette génération mais, habitant Paris, j’ai fait toutes les manifestations, oui bien sûr… je me souviens que les élèves de Savigny voulaient faire comme ceux des grands lycées parisiens : l’occupation permanente. Or, c’était le printemps, l’établissement était situé dans un grand parc et nous craignions quelques débordements de leur libido ! Il y avait aussi en ville des commandos musclés qui voulaient forcer les grilles pour rétablir l’ordre… Avec quelques collègues, nous avons un peu joué double jeu : « D’accord pour remplacer les cours par débats et meetings, mais le soir il est plus confortable de rentrer dormir chez vous et de nous rendre les clefs que nous vous remettrons chaque matin… ». Les élèves ont acquiescé mais le proviseur, un administrateur d’une intégrité absolue à qui je rends hommage, ne nous l’a jamais vraiment pardonné !

 

Y.L. – Avez-vous perçu des signes avant-coureurs de l’explosion sociale à venir ?

É.B. – Non, pas plus moi que les autres, même si le contexte national et international était agité ! Les générations présentes ne se rendent plus compte de la concentration des événements dans le temps. Pourquoi les syndicats et la population se sont-ils solidarisés avec les étudiants contre les violences policières ? Nous sommes à quelques années de la fin de la guerre d’Algérie : lorsque les Parisiens voient les Brigades spéciales se déployer boulevard Saint-Michel et à la Sorbonne, le tableau ravive de mauvais souvenirs. En outre, nous arrivons à la fin d’un cycle, l’exaspération envers le gaullisme atteint son paroxysme. Heureusement que le sinistre Papon n’était plus préfet de police, sans vouloir encenser Maurice Grimaud (Un préfet en état d’alerte, ndlr), son calme et sa prudence ont sûrement évité un bain de sang.

 

Y.L. – Et les intellectuels, alors, s’engagent aussitôt ?

É.B. – Quand il s’est créé une sorte de « Commune » au Quartier latin, les intellectuels de toutes générations y ont très vite participé. Comme dans tout le pays, on a assisté à une extraordinaire libération de la parole, on a échangé jour et nuit expériences, revendications, utopies. Mon grand souvenir ? Fin mai ou début juin, je reçois un coup de fil de Jacques-Alain Miller, alors assistant à l’université de Besançon. « La révolution a commencé », m’affirme-t-il au téléphone, « nous venons de créer le premier Comité d’action commun qui rassemble les étudiants et les salariés de la Rhodiaceta… ». Je me suis dit qu’il fallait aller voir de plus près. Avec Pierre Macherey et deux de ses étudiants, nous avons récupéré les jerricanes d’essence nécessaires et traversé la France en Dauphine Renault. Une expédition… Las, à notre arrivée, la révolution était terminée, le soviet n’avait pas tenu plus d’une journée (rires) ! Par la suite, j’ai beaucoup réfléchi à l’événement. Dans mon quartier, se trouvaient deux usines, la Thomson et la Snecma… Pas des forteresses comme Billancourt, mais deux grosses boites tout de même : avec les drapeaux rouges qui flottaient partout, on pouvait discuter à la porte mais pas question d’y pénétrer, protéger l’outil de travail était la consigne générale ! Quoiqu’on en dise, en dépit de la fraternisation, demeurait un « habitus de classe » qui révélait une différence de perception et d’objectifs. Cette anecdote m’amène à la question de fond : Mai 68 était-il une révolution ? Georges Séguy, le secrétaire général de la CGT à cette époque, a confessé un jour qu’il avait « songé à prendre le pouvoir » en mai, mais il a réaffirmé dans la foulée « la situation n’était pas révolutionnaire ». Il a sûrement raison, mais encore faut-il s’entendre sur le sens que l’on donne au mot révolution. Peut-être était-il en train de changer ! Mai 68 n’est pas qu’un jeu, ce sont aussi des enjeux. D’une part, il y a la jeunesse, y compris toute une partie de la jeunesse ouvrière qui pense qu’il faut enfin mettre les actes en accord avec les discours, d’autre part des appareils syndicaux qui réfléchissent les luttes sociales en termes traditionnels, marxistes ou non, dans une interaction complexe avec les décisions de la base. Quant aux dirigeants communistes ou socialistes, ils se marquent à la culotte et calculent en fonction de leur rivalité politique. L’un des enjeux de 68 est là : une sorte de feu d’artifice des espérances révolutionnaires de tout le siècle, celles d’Octobre 17, du Front Populaire et des luttes de libération nationale, greffées sur une crise sociale qui tout d’un coup se généralisait et se radicalisait en raison de l’autoritarisme du pouvoir. Cela s’est joué beaucoup dans l’imaginaire mais, derrière la rhétorique, il y avait le profond désir d’une autre façon de faire de la politique.

 

Y.L. – Selon vous, faut-il traduire ce « feu d’artifice » en termes de lutte des classes ou de conflit de générations ?

É.B. – À mes yeux, la réalité est plus complexe. D’abord, parce que ces deux approches se mêlent dans les deux groupes identifiés, étudiants et travailleurs, et plus généralement dans toute la population française… Ensuite, parce que nous sommes en face d’une vraie contradiction à résoudre. Ce sont deux logiques qui se confrontent. D’un côté, celle qu’incarne la CGT, et qui se justifie pleinement dans la perspective d’une amélioration de la situation des salariés, pas seulement des augmentations de salaire mais des conditions de travail, des droits nouveaux. Elle vaut aussi pour d’autres couches sociales, y compris les étudiants jetés dans une université de masse improvisée, manquant de moyens, où la sélection se fait sur des critères de classe, comme l’avaient montré Bourdieu et Passeron. De l’autre, la logique anti-autoritaire et anti-hiérarchique, celle que Michel Foucault a le mieux formalisée plus tard : la contestation de tous les rapports de pouvoir à l’école et à l’université, à l’entreprise, dans la famille comme dans les partis et les syndicats, voire dans l’Église. Au final, une remise en cause des grandes catégorisations de l’humain sur lesquelles reposent les institutions traditionnelles : le masculin et le féminin, le manuel et l’intellectuel, le normal et l’anormal. C’est pourquoi on ne peut pas réduire Mai 68 à une contestation individualiste, voire « hédoniste », comme on le fait souvent. C’est par exemple la vision de Régis Debray. L’aspect anarchiste de 68 aurait été une façon d’aller au-devant de ce que la société de consommation exigeait : détacher l’individu de toutes les hiérarchies, de toutes les solidarités, fabriquer le citoyen consommateur et jouisseur. Je préfère l’analyse de Foucault : il dit très clairement que la notion-même d’individu a été remise en question. De manière tendue et contradictoire certes, prise entre la recherche d’autonomie et le besoin de communauté, l’aspiration à de nouvelles relations égalitaires… À des degrés divers, ces deux logiques ont traversé les mêmes individus, qu’ils soient étudiants ou travailleurs. Je crois bien que c’est cela qui a été vécu comme situation « révolutionnaire » : la rencontre des mondes du travail et de la culture avec leurs intérêts propres autour d’une même aspiration à changer la vie.

 

Y.L. – Que pensait et disait Louis Althusser, au cœur de ce grand bouillonnement d’idées ?

É.B. – Althusser a pris Mai 68 en pleine figure comme tout le monde, et plus que tout le monde ! Peut-être son influence a-t-elle contribué à préparer l’événement, mais il en fut profondément désemparé. En outre, il ne faut jamais oublier que c’était un homme fragile et malade avec des problèmes psychologiques qui, tragiquement, deviendront des problèmes psychiatriques. Il a donc vécu 68 à l’hôpital, où d’ailleurs il se passait aussi pas mal de choses. Avec la publication de Pour Marx et Lire le Capital dans les années soixante, sans être le penseur ou le philosophe officiel du PCF, il avait initié de grands débats dans et autour du parti. Mais, en 66, il avait publié un article anonyme sur la révolution culturelle chinoise dans les Cahiers marxistes-léninistes et certains dirigeants maoïstes, qui furent ses élèves – dont Robert Linhart le plus brillant d’entre eux-, espéraient le rallier à leur cause. Althusser était écartelé entre sa fidélité au « parti de la classe ouvrière » et sa recherche d’une « nouvelle pratique de la politique ». Bien longtemps après, j’ai cru comprendre ce qui s’était passé dans sa tête. Imprégné d’une vision quasi messianique de la révolution, il considérait la scission du mouvement communiste comme le drame absolu. Il pensait que l’URSS avait trahi le marxisme au profit de « l’économisme » et de « l’humanisme » et jouait dans le monde un rôle conservateur, sans pour autant faire de la Chine le modèle idéal. Son rêve ? Jouer un rôle, aussi minime soit-il, dans la réunification du communisme… D’où ses contacts avec les deux écoles de pensée les plus vivantes de chaque bord, les communistes italiens et ses jeunes élèves maoïstes. J’ai relu ces jours-ci le texte qu’il a publié un an après 68 dans La Pensée, une « Réponse à Michel Verret à propos de Mai étudiant ». C’est parfois pénible, bien que certains propos ne manquent pas de résonance aujourd’hui. Je crois que ce qu’Althusser a dit de mieux sur Mai 68, il l’a exprimé indirectement, après coup, dans des textes en partie inachevés. Il a cherché un développement de la théorie marxiste où la sphère idéologique, les mécanismes inconscients de la domination culturelle, de l’assujettissement des individus, s’articulent à la production, à l’exploitation et à la lutte des classes. Étonnamment, c’est ce que retiennent bon nombre de philosophes critiques, en particulier aux États-Unis.

 

Y.L. – Le marxisme en mal d’inspiration, le maoïsme en voie d’extinction, le néolibéralisme en pleine extension : est-ce la fin programmée, si souvent annoncée, des idéologies ?

É.B. – De manière brutale, je dirai d’abord que Mai 68 sonne la fin d’une certaine idée du socialisme, dans sa variante étatique dictatoriale aussi bien que dans sa variante social-démocrate. Mais on a mis vingt ans pour s’en rendre compte, à travers des expériences dramatiques ou décevantes. En France l’union de la gauche, avec ou sans programme commun, a essayé de récupérer l’énergie de Mai 68 et de réaliser une partie de ses objectifs, mais en tournant le dos à son questionnement de fond sur la démocratie et la société. Pendant ce temps-là, comme l’ont bien montré certains sociologues, le capitalisme a su tirer les leçons de la « critique » pour perfectionner le management. Je sais que je prends des risques : « Si c’est la fin du socialisme, c’est donc le triomphe du libéralisme », va-t-on me rétorquer ! À court terme, on ne peut le nier. Mais en réalité, c’est tout autant la fin du libéralisme. D’où les incertitudes qui sont les nôtres sur l’avenir social et politique… Avec le recul, je crois que la levée de l’hypothèque socialiste a ouvert le champ à d’autres possibles. Nous vivons et pensons toujours dans cet ébranlement qui a affecté le monde entier. Le marxiste américain Immanuel Wallerstein parle du déclin des vieux « mouvements anti-systémiques », et de l’émergence d’un nouvel esprit révolutionnaire qu’il appelle « l’esprit de Porto Allegre », autrement dit l’altermondialisme. Faut-il pour autant renoncer à la notion d’un internationalisme de classe ? Je suis tenté de dire qu’il faut les deux, et d’autres noms encore, pour exprimer un problème non résolu : celui d’une convergence entre mouvements d’émancipation, enracinés dans des luttes nationales et transnationales, qui s’attaquent à toutes sortes de structures d’exploitation et de pouvoir, mais dont aucun n’absorbe les autres. Le grand mot d’ordre de Mai 68 ne fut pas « prenons le pouvoir pour engager la transition au socialisme » mais « expérimentons la liberté et l’égalité ici et maintenant ». D’une certaine façon, c’est le communisme ! Les expériences autogestionnaires des années suivantes, comme Lip, en témoignent de façon émouvante. Mais ce qu’on mesure aussi avec le recul, c’est que les conditions économiques étaient moins dures, elles écrasaient moins qu’aujourd’hui les possibilités de résistance et de solidarité.

 

Y.L. – D’où votre élaboration de concept novateur, « l’égaliberté » ?

É.B. – Ce n’est pas nouveau, c’est un vieux concept hérité de la démocratie grecque, traduit par les Latins et retrouvé par les « niveleurs » de la révolution anglaise, puis sous-jacent à toutes les revendications de 1789 jusqu’à la Commune… Il m’est apparu que cette affirmation d’une réciprocité de perspectives entre « liberté » et « égalité » formait un fil conducteur reliant la démocratie radicale au communisme. Je pense que cette expression peut nous aider à poser la question des droits nouveaux ou des formes politiques à inventer en des cadres qui ne sont plus ceux de l’État-Nation classique, par exemple en étendant la démocratie au-delà des frontières, en définissant une « citoyenneté partagée » qui inclut non seulement les autres Européens, mais les migrants. Je me sens très proche sur ce point de mon camarade Rancière, qui avait pourtant attaqué durement Althusser après 68. L’objectif, comme il dit ? Critiquer le consensus, revaloriser les idées de lutte et de dissidence. Le grand défi, c’est de démocratiser encore la démocratie, faute de quoi elle dépérit. Je ne renie pas pour autant le mot d’utopie. Mais l’utopie renvoie à un ailleurs, et Foucault suggère d’y ajouter le mot « hétérotopie » : il existe toujours des lieux, des moments d’expérimentation, de résistance et de transgression où la rencontre de l’étranger, de l’altérité, de l’anormal ou soi-disant tel, nous oblige à changer de regard sur le monde. C’est la leçon de Fernand Deligny, cet instituteur des Cévennes dont on a republié les œuvres, peut-être l’un des témoignages les plus éclatants de « l’esprit 68 ». Propos recueillis par Yonnel Liégeois.

Les publications d’Étienne Balibar : Droit de cité, culture et politique en démocratie (éd. P.U.F.). Sans-papiers, l’archaïsme fatal (avec J. Costa-Lascoux/M. Chemillier-Gendreau/E. Terray, éd. La Découverte). Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple (éd. La Découverte). Race, nation, classe (en collaboration avec I. Wallerstein, éd. La découverte). La proposition de l’égaliberté (éd. P.U.F.). Europe, Crise et fin ? (éd. Le Bord de l’eau, collection « Diagnostics »).

 

Balibar, portrait

Né en 1942 dans l’Yonne, à Avallon, ancien élève de l’École normale supérieure où il suit l’enseignement de Louis Althusser, Étienne Balibar est licencié es philosophie à la Sorbonne en 1962, reçu premier à l’agrégation en 1964. D’abord assistant à l’université d’Alger, puis jeune enseignant au lycée de Savigny-sur-Orge, il est nommé maitre-assistant à la Sorbonne puis professeur de philosophie politique et morale jusqu’en 2002 à l’université ParisX-Nanterre. Coauteur du fameux Lire le Capital (en collaboration avec Louis Althusser, Pierre Macherey, Jacques Rancière et Roger Establet) en 1965, Étienne Balibar a toujours affiché une attitude de « penseur-citoyen », engagé dans les débats de la cité. Outre sa fréquentation assidue des grands philosophes classiques (Platon, Spinoza, Loocke, Descartes, Marx…,), le philosophe ne craint point de « penser » son époque au contact des sujets d’actualité les plus chauds : immigrés, réfugiés et sans-papiers, nation et citoyenneté. Un homme au regard tendre et à la parole attachante, riche de cette incroyable faculté à rendre son interlocuteur plus sage et savant qu’il n’y parait ! Un philosophe de bonne fréquentation, à découvrir et à lire sans hésiter ni tarder. Y.L.

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Mai 68 : nos rêves, Césaire et Glissant…

La nouvelle est tombée. Sèche, brutale, sans appel : la Méditerranée a encore avalé, englouti plus d’une cinquantaine de migrants… Leur destination ? L’île de Lampedusa, en Italie. Au même moment, le nouveau ministre de l’Intérieur de la péninsule parade en Sicile, scandant ses discours d’extrême-droite à la face d’une Europe silencieuse et complice. D’où cette réflexion-méditation, envoyée telle une bouteille à la mer, à l’intelligence des lecteurs de Chantiers de culture. En hommage, en mémoire de ces hommes-femmes et enfants qui ont cru, au péril de leur vie, en nos idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité.

 De Césaire à Glissant, de la négritude à la mondialité

Montreuil en cœur de ville, un territoire de Seine-Saint Denis brocardé sous le label 9-3, une tour en cours de rénovation, tout autour pour protéger le chantier une palissade de panneaux… Qui parlent, chacun portant un message, et pas n’importe lequel : un hymne à la culture, métissée et plurielle ! Et le choc, entre pressing et pharmacie, deux panneaux où s’étalent en gros caractères des mots incroyables, insensés :

« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche

   Ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir »

Je prends une photo avant que la fin des travaux ou des tags n’en effacent les traces, le cœur chaviré, l’esprit tourneboulé. Mais alors, c’est sûr, c’est bien vrai, comme du temps de ma jeunesse et de mes cheveux longs (non, ne riez pas, j’ai des photos pour le prouver, la maréchaussée aussi !), comme en Mai 68 la poésie peut squatter les murs, la poésie a encore droit de cité ? Entendez-vous la révolte qui monte et gronde d’un morne à l’autre, celle des nègres marrons, les pieds dans la mangrove, désertant le champ de cannes, fuyant Molosse le chien, la machette et le fouet du maître…

Ma baguette sous le bras, je rentre chez moi et pendant que chauffe l’eau des pâtes, je pars en quête d’un petit opuscule noyé dans la masse de livres. « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir » : et pas n’importe quelle bouche, pas n’importe quelle voix ! C’est fait, je l’ai retrouvé, le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, page 22 dans l’édition Présence Africaine. Un chef d’œuvre certes, un brûlot signé d’un « nègre fondamental » ou d’un « nègre inconsolé » comme il se définit lui-même.

Dans la foulée, un ami qui me veut du bien, m’interpelle un soir. Je résume et schématise : « Édouard Glissant, ethnologue-romancier-philosophe-poète antillais et citoyen français, serait-il vraiment un fils de gaulois, selon le propos de Nicolas Sarkozy ? ». Je le rassure et lui suggère la lecture de Philosophie de la relation, le dernier ouvrage de Glissant publié de son vivant. Que je m’empresse d’aller feuilleter de retour chez moi, et de redécouvrir, oubliée depuis, une dédicace de l’auteur en page de garde lors de notre rencontre pour un long entretien : outre sa sympathie pour le grand journaliste que je suis – si, si, croyez-moi, il y a prescription -, le dessin naïf d’un navire en mer !

La boucle est bouclée, de mots affichés sur une palissade à l’image d’un bateau négrier, l’illustration parfaite d’un voyage en terre inconnue de Césaire à Glissant, de la négritude à la mondialité !

Césaire le poète a 26 ans, lorsqu’il publie son recueil. Le gamin de Basse-Pointe a brillamment réussi son bac, ce succès l’autorise à fréquenter les plus prestigieuses institutions de la République : le lycée Louis le Grand, l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Ironie de l’histoire, lorsqu’il débarque à Paris en septembre 1931, « l’Empire français célèbre sa grandeur dans le monde en organisant à la Porte Dorée, à la lisière du bois de Vincennes, l’Exposition coloniale internationale », rappelle Romuald Fonkoua, le biographe de Césaire… Où l’on exhibe encore, parqués dans des enclos, des familles de nègres aux regards des parisiens, des élus et des notables en visite dominicale ! N’oublions jamais le contexte : le Congo est toujours propriété personnelle du roi des Belges (pour mesurer l’horreur de la colonisation sous le règne de Léopold II, rien de tel que la lecture édifiante de Congo d’Eric Vuillard, prix Goncourt 2017 pour L’ordre du jour), l’Algérie est toujours française, les Antilles et Madagascar colonies, l’Afrique (Cameroun, Côte d’Ivoire, Dahomey, Haute-Volta et Sénégal) n’a toujours pas conquis son indépendance. L’empire prospère tandis que les populations locales végètent entre pauvreté et misère. Soucieux cependant de consolider sa légitimité en associant au pouvoir quelques élites locales, en accordant emplois administratifs et bourses d’étude aux plus méritants. La mère d’Aimé Césaire avait le certificat d’études, son père le brevet, il finira sa carrière comme inspecteur des impôts : deux diplômes d’importance en ce temps-là et en terres lointaines. Comme l’écrit encore Fonkoua, « le modèle-même de cette petite bourgeoisie antillaise schoelcheriste de la fin du XIXème siècle et du début du siècle dernier qui s’est élevée dans l’échelle sociale grâce aux études et aux concours administratifs ».

À Paris, le jeune Césaire fait la connaissance d’un autre étudiant, de sept ans son aîné. Léopold Sédar Senghor, le premier Président du Sénégal au lendemain de l’indépendance proclamée en 1960, qui le prend sous sa coupe et l’initie à la vie parisienne… « On se voit tous les jours. Nous parlons de la Martinique, du Sénégal, de l’Afrique », raconte Césaire, « et dans cet échange de propos, dans tout ce qu’il me dit de l’Afrique, je découvre beaucoup d’explications des choses martiniquaises qui m’intriguaient ». Sous leur impulsion conjointe, en 1935 la revue « L’étudiant martiniquais » change de titre pour s’appeler désormais « L’étudiant noir ». Plus qu’un glissement sémantique, une nouvelle orientation idéologique et politique… Pour Senghor, c’est affirmer et revendiquer « le refus obstiné de nous aliéner, de perdre nos attaches avec nos pays, nos peuples, nos langues ». Et Césaire d’ajouter : « la négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de noirs, de notre histoire et de notre culture ». Le grand mot est lâché : négritude ! Sartre ne s’y trompe pas, en 1948 il sera l’un des premiers à saluer l’enjeu du mouvement de la négritude. « Insulté, asservi, il (le Noir) se redresse, il ramasse le mot de nègre qu’on lui a jeté comme une pierre », écrit-il dans la préface qu’il accorde à la publication de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache que signe Senghor.

Césaire, quant à lui, se plonge à corps perdu dans l’écriture du Cahier. Au point d’en rater l’agrégation ! Peu importe, l’essentiel est ailleurs, selon sa propre expression, la rédaction du Cahier fut vécue comme « l’odyssée d’une prise de conscience ». Prise de conscience d’une couleur, d’une histoire, d’une culture qui unifie dans un même souffle racines africaines et déportation négrière. Il me faudrait là citer des passages entiers de Césaire pour vraiment faire entendre, plus que la luxuriance de la langue, la force du retournement intérieur dont est agité le poète à l’évocation de la cellule de Toussaint Louverture et de « Haïti où la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité ». Pourquoi ce cri d’un Nègre eut alors tant d’échos ? Parce que « j’entends de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquettements des mourants, le bruit d’un qu’on jette à la mer… » Parce que, proclame-t-il alors en 1939 à la veille d’un autre génocide aussi mortifère, « ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes, que les pulsations de l’humanité s’arrêtent aux portes de la négrerie, que nous sommes un fumier ambulant hideusement prometteur de cannes tendres et de coton soyeux et l’on nous marquait au fer rouge et nous dormions dans nos excréments et l’on nous vendait sur les places et l’aune de drap anglais et la viande salée d’Irlande coûtaient moins cher que nous, et ce pays était calme, tranquille, disant que l’esprit de Dieu était dans ses actes ».

La négritude, Césaire la revendique, il en est fier ! Elle permet de relier son confetti des Antilles à terre plus vaste, à tout un continent dont il est fils, l’Afrique ! « Ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée contre la clameur du jour, ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la terre, ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale, elle plonge dans la chair rouge du sol, elle plonge dans la chair ardente du ciel ». Senghor explicite bien la réalité de l’époque : « Nous étions alors plongés avec quelques autres étudiants noirs dans une sorte de désespoir panique. L’horizon était bouché. Nulle réforme en perspective, et les colonisateurs légitimaient notre dépendance politique et économique par la théorie de la table rase. Nous n’avions, estimaient-ils, rien inventé, rien créé, ni sculpté, ni peint, ni chanté. Des danseurs ! Et encore… Pour asseoir une révolution efficace, il nous fallait d’abord nous débarrasser de nos vêtements d’emprunt, ceux de l’assimilation, et affirmer notre être, c’est-à-dire notre Négritude ». Un mouvement littéraire et politique dont on ne mesure plus l’ampleur aujourd’hui, il réveillera les relents nationalistes des colons français, il éveillera les consciences africaines à l’indépendance, il irriguera le mouvement noir américain, il consolera Mandela dans sa prison d’éternité… Césaire invite tout simplement ses frères noirs à se mettre debout, à ne plus se taire, à proclamer leur droit à la dignité et à la liberté ! En 1941, fuyant la France occupée et débarquant en Martinique sous le joug de l’amiral Robert, sinistre serviteur du gouvernement de Vichy, André Breton n’en croit pas ses yeux. À la recherche d’un ruban pour sa fille, il découvre chez une mercière de Fort-de-France un exemplaire de la revue Tropiques, fondée par Césaire de retour au pays. Qui lui offre le Cahier, et voici ce qu’en écrit Breton dans sa préface en l’édition de 1947 :

« Défiant à lui seul une époque où l’on croit assister à l’abdication générale de l’esprit (…), le premier souffle nouveau, revivifiant, apte à redonner toute confiance est l’apport d’un Noir (…) Et c’est un Noir qui est non seulement un Noir mais TOUT l’homme, qui en exprime toutes les interrogations, toutes les angoisses, tous les espoirs et toutes les extases et qui s’imposera de plus en plus à moi comme le prototype de la dignité ». Et de conclure : « Cahier d’un retour au pays natal est à cet égard un document unique, irremplaçable ».

Un Cahier dont un autre gamin de Martinique s’est abreuvé, nourri ! Quinze ans plus jeune que son aîné, Édouard Glissant est natif du morne Bezaudin, le quartier pauvre de Sainte-Marie sur la côte Est de la Martinique. Mais qui n’est pas pauvre ici, en cette année 1928, hormis fonctionnaires blancs, planteurs et békés ? Comme pour Césaire, l’école et les études seront chemins d’émancipation, Glissant est un élève brillant et studieux, chaque soir dans la case à la terre ocre et ouverte aux courants d’air, sa mère pourtant analphabète lui fait réciter ses leçons : en français, s’il vous plaît, créole interdit, cette langue des négros ! Curieux tableau, qui se répète d’une case à l’autre quand le « ti rhum » n’a pas trop brouillé les esprits des parents, mère souvent seule, père volage et absent… Joseph Zobel le premier, dans son emblématique roman Rue Case Nègres, Chamoiseau ensuite dans son Antan d’enfance et Chemin d’école en tireront des pages savoureuses et colorées.

Glissant est un enfant précoce ! À peine âgé de 12 ans, il suit à la trace les pas de Césaire et Breton, s’enflamme pour la poésie, s’épanouit aux mots négritude et Afrique ! Imaginer ce freluquet en train de palabrer avec Breton en toute insouciance, c’est proprement surréaliste… C’est vrai qu’il ne fait pas son âge, ses copains l’ont surnommé « Baguette-La vérité » : baguette parce qu’il est grand et longiligne, la vérité parce qu’il a régulièrement en bouche nombre d’affirmations péremptoires. Comme Césaire, il fonde une revue avec ses camarades du lycée Schoelcher, dont Franz Fanon de trois ans son aîné, il tient salon ou meeting place de la mairie du Lamentin. En 1943, Guadeloupe et Martinique se révoltent et se libèrent seules du joug de Vichy ! Deux ans plus tard, il a 17 ans, il mène campagne pour Césaire et tient un bureau de vote à Fort-de-France lorsque son mentor est triomphalement élu maire. Qui devient ensuite député et arrache le statut de la départementalisation en 1946.

Très tôt cependant, Glissant conteste le concept de négritude qui, selon lui, enferme l’Antillais dans des racines, africaines, qui ne sont plus les siennes. Certes, comme le rappelle François Noudelmann dans la biographie qu’il consacre à Édouard Glissant, l’identité généreuse, Césaire a toujours été pour lui un modèle comme pour toute la Martinique mais il n’empêche, dès son assignation à résidence en métropole dans les années 60 au lendemain de la création du FAGA, le Front antillais et guyanais pour l’autonomie, il conteste cette notion de négritude : Glissant ne croit pas à une identité noire, ontologique, il n’acquiesce pas à la généralisation d’une identité commune à tous les Noirs de la terre. « Aucun lien fondamental ne lie un Noir brésilien à un Noir africain ou à un Noir étasunien selon Glissant », commente Noudelmann.

Pour lui, l’expérience de la cale négrière est fondamentale. Comme le rappelle le rituel de la Route aux esclaves, à Ouidah au Bénin que j’ai parcourue, longue de quatre kilomètres jusqu’à la mer… Elle nous raconte, sans chaînes aux pieds, le tragique destin de deux millions d’hommes, de femmes et d’enfants arrachés à leurs terres au temps de la traite négrière. Deux millions d’humains, selon les estimations les plus sérieuses… Avec une cérémonie obligée pour tous, enchaînés les uns aux autres, fers aux mains et aux pieds : avant d’être enfermés dans des cases pendant de longues semaines dans l’obscurité la plus totale, un test de résistance à ce qu’ils allaient subir ensuite dans les cales de bateaux, faire neuf fois le tour de l’Arbre de l’oubli pour les hommes, sept fois pour les femmes, afin de gommer tout souvenir de leur vie d’Africain… Pour Glissant, une étape fondamentale, déterminante pour ces milliers d’humains dans leur manière de faire humanité lorsqu’ils échouèrent ensuite sur les côtes des Amériques ou des Antilles ! Eux à qui on voulait même effacer toute mémoire individuelle, eux qui furent contraints d’abandonner de force terre-culture-croyance-origine, ceux-là même furent conduits par la force des choses à se reconstruire, à réinventer leur identité par la seule force de leur imaginaire. De la noirceur la plus totale, naquit la lumière, oserai-je dire.

« La même douleur de l’arrachement, et la même totale spoliation », écrit Édouard Glissant dans Mémoires des esclavages. Qui poursuit : « L’Africain déporté est dépouillé de ses langues, de ses dieux, de ses outils, de ses instruments quotidiens, de son savoir, de sa mesure du temps, de son imaginaire des paysages, tout cela s’est englouti et a été digéré dans le ventre du bateau négrier ». Des paroles fortes, puissantes, émouvantes. Qui pourraient déboucher sur la plainte, le ressentiment, l’exigence de réparation. Certes, mais pas seulement, explique le philosophe, la figure de l’Africain comme Migrant absolument et totalement nu « va permettre à l’Africain déporté, quel que soit l’endroit du continent où il aura été débarqué puis trafiqué, de recomposer, avec la toute-puissance de la mémoire désolée, les traces de ses cultures d’origine, et de les mettre en connivence avec les outils et les instruments nouveaux dont on lui aura imposé l’usage, et ainsi de créer, de faire surgir… des cultures de créolisation parmi les plus considérables qui soient, à la fois fécondes d’une richesse de vérité toute particulière et riches d’être valables pour tous dans l’actuel panorama du monde ».

Créolisation, le grand mot est lâché, être tout à la fois l’ombre et la lumière, rester soi-même tout en devenant autre… L’expérience de la cale, si elle impose une rupture majeure, incite aussi le survivant qui débarque dans l’inconnu à se repenser, à s’improviser lui-même en tant qu’autre. À se mettre en relation, « à penser qu’un autre niveau d’existence est possible qui ouvre, avec l’Afrique, à la diversité agissante des cultures, des civilisations, aux aventures de leurs contacts, aux richesses de leurs interactions. C’est ce que Glissant appellera le Tout-Monde », commente un autre auteur antillais, Patrick Chamoiseau, dans son dernier roman La matière de l’absence. D’où cette invitation à abandonner nos systèmes de pensée ou pensées en système qui ont fait faillite, à s’immerger toujours plus dans le « local » pour toujours mieux s’enraciner dans le Tout-Monde…

« La Caraïbe, francophone – anglophone – hispanophone, n’est pas une sphère monolithique, elle est un lieu de créolisation intense qui invite l’écrivain et le poète, le citoyen par voie de conséquence, à changer sa vision du monde », affirme Édouard Glissant à la sortie de son ouvrage Philosophie de la relation. Et d’ajouter : « Parce qu’en ce lieu, les cultures venues de l’extérieur se sont mélangées d’une manière fondamentale, au point de provoquer un changement de regard sur le monde où les principes de relation et de relativisation ont supplanté ceux de l’absolu et de l’universel… Un changement qui, selon moi, est devenu le changement même de notre monde actuel. Je suggère donc à quiconque de changer sa vision du monde, qui n’est pas idéologie mais imaginaire, poétique, pour l’harmoniser avec le mouvement actuel de notre planète Une vision qui n’enferme pas dans l’identitaire mais ouvre à d’autres cultures et à d’autres communautés. De l’identité- territoire, création des cultures occidentales, il nous faut passer à l’identité-relation qui n’est pas pour autant renoncement à nos racines, il suffit simplement d’affirmer qu’elle ne doit pas conduire à l’enfermement mais à l’ouverture. Quand les pays se créolisent, ils ne deviennent pas créoles à la manière des habitants des Antilles, ils entrent, ainsi que j’ai tenté de le formuler, « dans l’imprévu consenti de leurs diversités ». Ce que Glissant nomme « mondialité », qui n’a rien à voir avec cette mondialisation mortifère qui renforce les frontières et érige des murs entre les peuples et les hommes.

Patrick Chamoiseau, dont j’ai déjà fait mention, reprend le flambeau des mains de Glissant. Pas une machette qui coupe la canne, à défaut parfois des têtes, des bras ou des jambes… Qui, dans l’un de ses derniers ouvrages, Frères migrants, se fait l’héritier de sa pensée. « La mondialisation n’a pas prévu le surgissement de l’humain, elle n’a prévu que des consommateurs », écrit-il. La mondialisation se veut marché, la mondialité se vit partage ! En particulier le partage du monde et de ses richesses… Des cales négrières, nous sommes passés aux errances transfrontalières, aux naufrages en mer par notre refus de partager le monde et ses richesses. Par notre refus de nous ouvrir à l’autre, à son humanité alors que le migrant nous invite à migrer de notre confort, de nos certitudes, de notre tranquillité, de nos marchés en tout genre qui ne sont qu’accumulation de profits et non prolifération de désirs ! « Les États-nations d’Europe qui ont tant migré, tant brisé de frontières, tant conquis, dominé, et qui dominent encore », écrit Chamoiseau, « ceux-là mêmes veulent enchouker à résidence misères, terreurs et pauvretés humaines. Ils prétendent que le monde d’au-delà de leurs seules frontières n’a rien à voir avec leur monde ». L’image du migrant nous est insupportable parce qu’elle alimente l’intranquillité de nos consciences au regard de ce que nous avons fait de ce monde. Pour avoir oublié, avant tout, comme nous le rappelle avec humour le célèbre paléontologue Yves Coppens, qu’Homo sapiens, Lucy-une femme en plus, est aussi et surtout un Homo migrator !

Il y a cinquante ans, en mai 68, d’aucuns entonnaient le refrain « nous sommes tous des juifs-allemands ! ». Hier, Chattot et Hourdin les saltimbanques clamaient « Veillons et armons-nous en pensée ». Aujourd’hui, qu’avons-nous fait de nos rêves de liberté, d’égalité et de fraternité : oserons-nous encore affirmer haut et fort que « nous sommes tous des nègres-marrons ! » ? Yonnel Liégeois

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Léonardini, un feu d’artifice critique

Pressés par le temps,  peu de critiques dramatiques se penchent sur leur pratique et tentent de la penser. Jean-Pierre Léonardini comble de superbe matière cette lacune avec Qu’ils crèvent les critiques !. Un libelle qui reprend et parodie avec ironie le fameux titre du spectacle de Kantor, Qu’ils crèvent les artistes !

 

Sa pratique, Jean-Pierre Léonardini la pense, mais saisie au cœur du monde, en plein cœur de l’Histoire : comment pourrait-il en être autrement ? Ce qui nous est proposé ici, ce qu’il nous offre avec générosité, c’est la description savoureuse et d’une terrible lucidité d’un chemin de vie tout entier consacré au théâtre. « Pourrait-on, s’il vous plaît, s’épargner la nostalgie ? Ce n’est pas facile, savez-vous, il n’y a pas que la jeunesse envolée. Il y a aussi le monde où nous sommes ». Tout est dit et de belle manière, un ton, sourire aux lèvres si j’ose dire, dont il ne se départira pas durant tout le livre, tout un style aussi. Parce qu’il faut le clamer d’emblée, Qu’ils crèvent les critiques ! est aussi un feu d’artifice de grand style. Rien d’étonnant de la part de quelqu’un qui a toujours martelé que la besogne critique, comme il la nomme avec justesse, « procède avant tout d’un genre littéraire » et que le point de vue qu’elle développe est « soupesé sur une délicate balance dont le curseur est le style ».

Voilà qui le distingue de la majorité de ses confrères actuels. Car, il faut bien le dire, Jean-Pierre Léonardini est sans doute le dernier d’une grande lignée de critiques que notre pays a connu. Finie la critique, finis les critiques, si j’ai bien compris le titre de l’ouvrage… En vertu de quoi, il se permet avec impertinence de nous offrir cet « adieu aux armes de la critique tout personnel » dans un bouquet final où il a l’élégance de citer auteurs, acteurs, metteurs en scène, critiques, ces derniers presque tous disparus, et aussi camarades de travail qui l’ont côtoyé au journal L’Humanité où il a toujours voulu œuvrer par conviction et malgré des offres de supports plus argentés. En un peu moins d’une dizaine de chapitres (neuf exactement, avec un avant-propos), Jean-Pierre Léonardini retrace l’histoire du théâtre, exemples précis (de spectacles) à l’appui, sur plus d’un demi-siècle. À ce jeu large, place est faite aux événements de mai 68, notamment au Festival d’Avignon et aussi avec la déclaration de Villeurbanne, le Festival qui est la pierre angulaire de toute notre activité théâtrale, laquelle, Jean Jourdheuil nous l’a bien dit, fonctionne désormais sous le signe de la « festivalisation ».

Longues descriptions et réflexions des nombreux Festivals d’Avignon auquel l’auteur a participé très activement, notamment lors de l’édition 2003, année où Bernard Faivre d’Arcier, alors directeur, fut contraint d’annuler la manifestation à cause du mouvement des intermittents. Léonardini était bien là, l’« arme critique au pied » pour accompagner le mouvement et en rendre compte dans les colonnes de l’Huma. Il était encore là, et bien là, lors de l’année 2005, qui vit naître la querelle des « anciens » et des « modernes » (c’est du moins ainsi que les thuriféraires du festival et de sa direction, avec des critiques appointés par eux, tentèrent de résumer les choses), alors qu’il n’y avait qu’un rejet – celui notamment des spectacles de Jan Fabre et de Pascal Rambert – de très mauvaises et indignes productions… Je le sais pour avoir bataillé à l’époque aux côtés de Léonardini, lequel ici, à nouveau, s’en donne à cœur-joie, mais avec la sagesse de celui qui voit désormais les choses avec recul, mais passion toujours chevillée au corps…

Ce livre, en effet, est un livre de passion, celle de la vie tout simplement. Il faut lire la description de certains spectacles qui hantent encore sa mémoire (et la nôtre), ceux du Chéreau des mises en scène de la Dispute ou de Dom Juan, par exemple. L’énumération des différentes versions de la pièce de Molière, de Vilar à Bourseiller en passant par Maréchal ou Sobel, est un modèle du genre. Léonardini est un peintre et un portraitiste, entre autres qualités, de première grandeur. Les étudiants en études théâtrales feraient bien d’aller y jeter un œil, histoire de revivifier une mémoire défaillante ou jamais activée. En son temps, Antoine Vitez avait énoncé en ouverture de sa revue, L’Art du théâtre : « Nous parlerons de la critique de théâtre. Si souvent faible soit-elle en France, si borné soit son horizon, si pauvres ses mobiles et si petite son instruction, elle nous intéresse toujours, l’examen des tendances dont elle donne en creux témoignage nous éclaire à tout moment sur la situation politique où nous nous trouvons ». Pas de témoignage en creux chez Jean-Pierre Léonardini, qui pose la question haut et fort : « Face au désordre du monde, le théâtre peut-il faire chambre à part ? » Inutile d’ajouter que la question induit d’elle-même la réponse. Cela nous vaut un beau chapitre intitulé « le rêve tamisé par la force des choses », cela nous vaut un constant balancement entre ce qui est de l’ordre de l’intime (ah, le temps qui est passé et la mémoire désormais surchargée de si grands souvenirs) et ce qui concerne les affaires du monde (et du Parti).

Au vrai d’ailleurs, aucun des qualificatifs de Vitez concernant la critique ne lui convient. Léonardini est homme de (grande) culture, il a le bon goût de l’exprimer de la manière la plus simple afin qu’elle soit accessible à tous. Tout son programme. Jean-Pierre Han

Le 18 juin, au Théâtre Paris-Villette, l’Association professionnelle de la critique (APC-TMD) a décerné à Qu’ils crèvent les critiques ! son Prix du meilleur livre de l’année sur le théâtre.

 

 Le théâtre fait salon

Sous l’égide de la revue Frictions, théâtres-écritures, fondée et dirigée par notre confrère et contributeur Jean-Pierre Han, se déroule les 02 et 03/06 à La Générale de Paris, le premier Salon de la revue de théâtre. Un événement, original et inédit, qui devrait combler de plaisir et de curiosité tous les amoureux des planches ! Une occasion exceptionnelle pour découvrir nombre de revues, souvent au tirage limité et à diffusion confidentielle, où pourtant s’affichent moult signatures de qualité ou de renom : Ent’revues, Théâtre/Public, Ubu, Parage, Incise, et bien d’autres… Bonheur suprême pour tous les accros du genre ? La librairie théâtrale Le Coupe-Papier proposera un large échantillon de revues aujourd’hui disparues, qui ont marqué pourtant l’histoire de la scène, hexagonale et internationale.

Avec, durant deux jours, un impressionnant éventail de rencontres, lectures et débats animés par une belle brochette de dramaturges, metteurs en scène, historiens et critiques toujours prompts à échanger avec fièvre et passion devant le rideau rouge : Lucien Attoun, David Ferré, Gilles Aufray, Chantal Boiron, Robert Cantarella, Caroline Châtelet, Johnny Lebigot, Léonor Delaunay, Karim Haouadeg, Diane Scott, Eugène Durif, Magali Montoya, Philippe Malone, Nikolaus… Un rendez-vous à ne pas manquer ! Yonnel Liégeois

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Céline, un génie ou un salaud ?

La sortie sur les écrans en mars 2016 de « Céline, deux clowns pour une catastrophe », le film d’Emmanuel Bourdieu à la critique partagée, a ravivé les affirmations contradictoires autour de la personnalité de l’écrivain controversé. Céline, un génie ou un salaud ? À personnalité complexe, une réponse de même nature.

Que l’on aime ou pas le film d’Emmanuel Bourdieu avec l’incroyable Denis Lavant dans le rôle-titre, l’adaptation du récit de Milton Hindus, ce jeune intellectuel américain et juif parti à la rencontre de Céline durant son exil au Danemark, éclaire en tout cas les multiples facettes du personnage. Il a fourni surtout un prétexte supplémentaire aux « pro » et « anti » céliniens de s’écharper sur la nature profonde de l’homme et de l’écrivain. Les uns glorifiant celine1l’incomparable génie du romancier, les autres vociférant sur les immondes saloperies de l’individu… Peut-être faut-il considérer sous un même regard, et le romancier et l’individu !

« Ça a débuté comme çà », ainsi commence le premier roman de Louis-Ferdinand Destouches, Voyage au bout de la nuit publié en 1932 chez Denoël. Ainsi débute la carrière littéraire de Céline : par un scandale. Alors que l’ouvrage est promis au Prix Goncourt, le jury se rétracte et lui préfère Les loups de Guy Mazeline. Il obtient le prix Renaudot en lot de consolation. L’affaire fait grand bruit dans le microcosme de la critique parisienne. Pas seulement d’ailleurs pour les magouilles orchestrées entre éditeurs, surtout pour le contenu et le style du livre de ce nouveau venu en littérature âgé de 38 ans, que l’on dit médecin et donc forcément éduqué. Pourquoi use-t-il alors d’un langage « populacier », voire ordurier ?

Exceptionnel par la qualité des analyses rassemblées, Voyage au bout de la nuit, critiques 1932-1935 pose d’emblée les termes du débat qui rebondira lors de chaque nouvelle publication de Céline : géniale ou abjecte ? Alors que Paul Nizan affirme dans « L’humanité » en date du 9 décembre 1932 que « cet énorme roman est une œuvre considérable », Henry de Régnier dans Le Figaro prévient ses lecteurs : pour accompagner Céline en son voyage, « mettons des bottes d’égoutier et bouchons-nous le nez ». De Mauriac à Gorki, de Bernanos à Trotski, critiques et écrivains ne cesseront dès lors de s’affronter. Pour admettre aujourd’hui, pas encore à l’unanimité, que malgré tout Voyage au bout de la nuit est un grand roman, sinon « le » plus grand roman du XXème siècle. Pour la hardiesse du style qui rompt avec toute forme d’écriture jusqu’alors usitée, pour la chronique désenchantée d’un monde bercé par la désillusion, la misère et la bassesse, chronique également de la guerre, celle de 14-18, au ras de la boue. Et Mauriac d’affirmer que ce livre « possède le pouvoir de nous faire vivre au plus épais de cette humanité désespérée qui campe aux portes de toutes celine2les grandes villes du monde moderne ». Un point de vue qui n’a rien perdu de son acuité, surtout de son actualité !

Par la vertu de son écriture, Céline nous projette d’un roman l’autre dans les bas-fonds du vice. Il en connaît tous les contours, ce médecin des pauvres et des chômeurs, cet écrivain sulfureux et solitaire, cet inquisiteur des maux et des mots… Pour bien comprendre l’esprit et la démarche de l’auteur de ces diverses « bagatelles » littéraires, la violence de son verbe comme les soubassements de son antisémitisme proclamé, il faut alors plonger dans la magistrale biographie que lui consacre Frédéric Vitoux. La vie de Céline décline au fil des pages les contradictions qui ont en permanence hanté l’existence du reclus de Meudon. Du vaincu de la guerre 14-18 au médecin missionné en Allemagne par la Société des Nations, de la misère des banlieues à la montée du nazisme, du Céline flamboyant au Céline répugnant, Vitoux dresse le portrait hallucinant d’un homme « à la fois révolutionnaire et passéiste, raciste et compassionnel, vociférant et taciturne, populaire et précieux, délirant et lucide ».

Un personnage haut en couleurs, donc, que ce Destouches devenu Céline en hommage à sa grand-mère… A l’époque de la publication du Voyage au bout de la nuit, il est médecin au dispensaire de Clichy (92). La publication de ses premiers pamphlets, dont Bagatelles pour un massacre, le conduira à une démission forcée. Ces deux titres accolés suffisent à asseoir la réputation de l’auteur, sulfureuse et scandaleuse. Pourtant, il nous faut l’affirmer : l’écrivain n’est pas seulement cet individu à juste titre condamnable au bûcher de l’antisémitisme, il demeure aussi cet incomparable ciseleur de mots. Qu’ils soient français ou étrangers, nombreux sont les écrivains à reconnaître la dette contractée envers l’auteur de Mort à crédit. Dans l’ouvrage qu’il lui consacre, Yves Buin le confesse dès la préface, il nous faut accueillir Céline en une « insoluble contradiction existentielle » : un homme qui se débat avec ses démons et a la témérité de les rendre public, un homme perdu dans une déréliction totale qui invente une celine3langue inimitable. « Telle est l’équation célinienne : l’accepter sans prétendre la résoudre permet de sortir de l’impasse d’un vieux débat moralisant ».

Si l’incursion dans la vie de Céline est éclairante à plus d’un titre, la plongée dans ses 353 lettres à Albert Paraz écrites et postées entre 1947 et 1957, lors de son exil au Danemark et après son retour en France en 1951, l’est plus encore. Une correspondance fascinante qui révèle au grand jour, à travers outrances verbales et superbes envolées épistolaires, le caractère entier d’un personnage hors du commun. Céline ne peut concevoir ou admettre l’amitié ou le désintéressement, se fâchant avec quiconque et allant parfois jusqu’à mépriser ceux-là mêmes qui tentent de lui porter secours et assistance, se plaignant d’avoir « tout perdu à vouloir sauver la peau des Français », éructant contre les accusations d’antisémitisme à son encontre et se gaussant des prétendues mesures d’épuration à l’égard de « collabos » faisant bombance sur les Champs-Élysées… Personnage atypique, l’écrivain Albert Paraz n’aura de cesse de réhabiliter l’œuvre de Céline, n’hésitant pas à glisser dans ses propres ouvrages des extraits de sa correspondance avec l’auteur de Casse-pipe.

« Qu’on le veuille ou non, Céline est un des auteurs majeurs du XXème siècle », conclut enfin Henri Godard dans la monumentale biographie qu’il lui consacre, « un des plus lus, des celine4plus commentés et assurément des plus disputés ». Le grand spécialiste du « reclus de Meudon », éditeur de ses œuvres complètes dans La Pléiade, l’affirme lui-aussi haut et fort : il ne faut jamais séparer l’homme de l’écrivain, le grand romancier qui révolutionne la langue française de l’immonde polémiste qui crache son antisémitisme. Et le biographe d’avouer que perdure en partie l’énigme devant cet homme pourtant de nature sensible et sujet à la compassion : « comment atteint-il le dernier degré de cette virulence en s’abandonnant à cette part en lui du Mal qui consiste à ne plus reconnaître en l’autre son semblable ? » En nous révélant d’abord comment Céline, dès l’enfance, fut nourri à la mamelle d’un antisémitisme nauséabond largement partagé par la population française de l’époque (ces pamphlets connurent un immense succès de librairie !) et abreuvé ensuite par des Gobineau, Rabatet et consorts, combien l’expérience de la Première Guerre ensuite fut marquante et déterminante dans la conscience du jeune homme blessé et décoré qui ne savait encore ce qui adviendrait de sa vie… Au final, sans rien cacher du fourvoiement de Céline, Henri Godard invite le lecteur à se plonger aussi dans les romans d’après 1945, la fameuse trilogie D’un château l’autre, Nord et Rigodon.

Céline ? Génial et salop tout à la fois, dans la démesure tant verbale que littéraire ! Tel est peut-être le double qualificatif adéquat pour nommer un homme et une œuvre aussi controversés qu’adulés en égale proportion. Yonnel Liégeois

En savoir plus :

– Toute l’œuvre de Céline est disponible chez Gallimard, dans la collection La Pléiade ou en Folio poche. À lire aussi : Poétique de Céline et À travers Céline, la littérature de Henri Godard, Céline et Céline, Lettres à la N.R.F., choix 1931-1961 de Pascal Fouché, Céline, Lettres à Henri Mondor de Cécile Leblanc, Misère de la littérature, terreur de l’histoire. Céline et la littérature contemporaine de Philippe Roussin. Dans la collection L’imaginaire : la thèse de doctorat en médecine de Céline Semmelweis, Ballets sans musique, sans personne sans rien précédé de Secrets dans l’île et suivi de Progrès. Dans la collection Les Cahiers de la nrf : Céline, Lettres à Milton Hindus (1947-1949) et Céline, Lettres à Pierre Monnier (1948-1952) de Jean-Paul Louis.

– Contrairement à une affirmation largement répandue, les pamphlets (Mea culpa, Bagatelles pour un massacre, L’école des cadavres, Les beaux draps) ne sont pas interdits en France. Par respect de la volonté de Céline qui refusa dès 1945 leur réédition, Lucette Destouches, la veuve de l’écrivain âgée de 104 ans et détentrice des droits d’auteur, s’oppose à toute nouvelle publication.

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