Archives de Catégorie: La mêlée d’Amélie

Pignon-Ernest, colleur d’images

Jusqu’au 15 octobre, Ernest Pignon-Ernest expose ses œuvres au Doyenné de Brioude (43). Depuis 1966, l’artiste appose des images grand format sur les murs des villes pour interpeller les citoyens. Rassemblés, photographies-collages-dessins-documents révèlent la puissance créatrice de ce pionnier de l’art urbain. 

L’exposition L’écho du monde, présentée au Doyenné de Brioude jusqu’à mi-octobre, retrace le parcours d’Ernest Pignon-Ernest. Mieux encore, elle explique sa démarche , artistique-intellectuelle-politique, d’hier à aujourd’hui. Photos, collages, dessins et documents exposés évoquent ses interventions, de 1966 à nos jours. L’artiste voyage et se nourrit de rencontres, toujours dans un esprit d’engagement politique et social. Défenseur de grandes causes, gardien de la mémoire et de l’histoire collective, Ernest Pignon-Ernest est considéré comme l’initiateur du « street art ».

La démarche du plasticien est autant artistique que politique, elle s’inscrit dans des lieux et des événements donnés. Comme il s’en explique, « un grand malentendu a consisté longtemps à privilégier mes dessins, à en faire l’œuvre même, à les considérer en oubliant qu’ils ne sont conçus (…) que dans la perspective de leur relation aux lieux ». Loin d’être de simples collages, ses œuvres sont des interventions cherchant à apostropher les habitants. Ainsi, quand il colle en 1974 ses « Immigrés » sur le bas des façades des belles maisons bourgeoises d’Avignon, ils sont enfermés dans un soupirail. « Cette image est née d’un dialogue avec un groupe de travailleurs immigrés d’Avignon. (…) Ce qui sautait aux yeux, c’est qu’ils étaient pratiquement tous cantonnés dans des tranchées ou des caves, qu’ils n’étaient littéralement pas au même niveau ».

Même chose avec sa série des « Expulsés », montrant un couple avec valise et matelas roulé sous le bras, qu’il placarde de 1977 à 1979 sur les immeubles éventrés d’un Paris en pleine rénovation urbaine. Ernest Pignon-Ernest affiche ses convictions en même temps que ses dessins et prend clairement partie contre les injustices. En 1975, alors que la loi visant à légaliser l’avortement est débattue à l’Assemblée, l’artiste collera les images d’une femme nue agonisant pour signifier que les avortements clandestins tuent en premier lieu les femmes.

Quand des centaines d’images d’une famille noire parquée derrière des barbelés surgissent à Nice en 1974, c’est pour dénoncer l’apartheid et s’opposer à la décision du conseil municipal de jumelage avec la ville du Cap en Afrique du Sud. L’initiateur du « street art » a parcouru le monde et en s’inspirant de l’histoire des lieux qu’il a investis, il a fait resurgir les spectres du passé pour mieux interpeller le présent comme l’avenir. Des figures de résistants sont venues rappeler leurs combats : le militant Maurice Audin (torturé et assassiné par l’armée française en 1957) dans les rues d’Alger en 2003 comme le poète palestinien Mahmoud Darwich à Ramallah en Palestine en 2009. Ernest Pignon-Ernest rendra encore hommage en 2015 au réalisateur Pier Paolo Pasolini, 40 ans après son assassinat. Il dessine son portrait, tenant dans ses bras son propre corps, qu’il colle sur les murs de Rome et de Naples. Amélie Meffre

Ernest Pignon-Ernest, L’écho du monde : jusqu’au 15/10/23, au Doyenné de Brioude (Place Lafayette, 43100 Brioude. Tél. : 04.71.74.51.34).

À lire :

Le précieux Face aux murs (288 p., 30€), l’album qui rassemble une large sélection des œuvres éphémères d’Ernest Pignon-Ernest. Avec les textes d’une cinquantaine d’auteurs qui, dans des formes diverses (poèmes, récits, essais), reviennent sur leur rencontre avec l’artiste et l’une de ses œuvres (Ed. Delpire, 288 p., 30€).

Disponibles, aussi, le catalogue de l’exposition de Landerneau (230 p., 35€) et le magnifique ouvrage d’art que lui consacre André Velter chez Gallimard (360 p., 50€).

Poster un commentaire

Classé dans Expos, La mêlée d'Amélie

Faith Ringgold, l’art comme étendard

Jusqu’en juillet 2023, le musée national Picasso-Paris accueille Faith Ringgold. Black is beautiful, la première exposition en France de ses œuvres majeures. L’occasion de découvrir le talent de l’artiste américaine, son combat contre le racisme et le sexisme.

« La question était simplement de savoir comment être noir en Amérique. Il n’y avait aucun moyen d’échapper à ce qui se passait à l’époque (les années 1960) ; il fallait prendre position d’une manière ou d’une autre, car il n’était pas possible d’ignorer la situation : tout était soit noir, soit blanc, et de manière tranchée ». Faith Ringgold ne va cesser de revendiquer une culture propre aux afro-américains comme les artistes du mouvement Harlem Renaissance de l’entre-deux-guerres. Née en 1930 dans ce quartier bouillonnant de New-York, elle porte dès ses premières œuvres le Black Power en réalisant des affiches militantes à partir de compositions typographiques pour la libération notamment d’Angela Davis.

Elle dénonce encore le racisme ordinaire dans les années 1960 à travers le portrait de « Mr. Charlie » (« Blanc » en argot) avec, comme elle le décrit, « une grande tête souriante d’un Blanc condescendant » ou celui de Charlayne Hunter-Gault, première étudiante noire à entrer à l’université de Georgie. Dans « Die » (« Meurt ! »), elle peint une grande scène de tuerie entre Blancs et Noirs alors que le mouvement pour les droits civiques est fortement réprimé. Son « Guernica », comme elle le déclarera. Après avoir découvert en 1971 au Rijksmuseum à Amsterdam des peintures sur tissu, dites Tankas, Faith Ringgold multiplie des séries picturales textiles où elle aborde la question de l’esclavage. Elle se met en scène avec ses deux filles nues dans la forêt ou rend hommage à Harriet Tubman qui milita au 19e siècle pour l’abolition de l’esclavage, en dressant son portrait, entouré d’un texte qui rappelle son combat au milieu d’une tenture bariolée. Magnifique !

Dans les années 1990, elle propose des scènes imaginaires qui mêle les générations et les origines. Ainsi, elle pose pour Picasso devant « Les demoiselles d’Avignon » ou s’entoure dans un « Café des artistes » parisien de peintres afro-américains majeurs tels Aaron Douglas ou Jacob Lawrence qui côtoient Toulouse-Lautrec ou Van Gogh. « Avec “The French Collection”, je voulais montrer qu’il y avait des Noirs à l’époque de Picasso, de Monet et de Matisse, montrer que l’art africain et les Noirs avaient leur place dans cette histoire ». On ressort de l’exposition tout chamboulé par tant de créativité au service d’une cause, hélas, toujours d’actualité. Amélie Meffre

Jusqu’au 02/07/2023 au Musée national Picasso, 5 rue de Thorigny, 75003 Paris.

Faith Ringgold, Black is beautiful :

« Figure majeure d’un art engagé et féministe américain, depuis les luttes pour les droits civiques jusqu’à celles des Black Lives Matter, auteur de très célèbres ouvrages de littérature enfantine, Faith Ringgold a développé une œuvre qui relie le riche héritage de la Harlem Renaissance à l’art actuel des jeunes artistes noirs américains. Elle mène, à travers ses relectures de l’histoire de l’art moderne, un véritable dialogue plastique et critique avec la scène artistique parisienne du début du XXe siècle, notamment avec Picasso et ses « Demoiselles d’Avignon ». Cette exposition est la première à réunir, en France, un ensemble d’œuvres majeures de Faith Ringgold. Elle prolonge la rétrospective que lui a consacré le New Museum au début de l’année 2022 et est organisée en collaboration avec cette institution new-yorkaise ».

Cécile Debray, commissaire de l’exposition. Conservatrice générale du patrimoine, Présidente du Musée national Picasso.

Poster un commentaire

Classé dans Expos, La mêlée d'Amélie, Pages d'histoire

Femmes, foot et but !

Du 8 au 18/02, au Théâtre des quartiers d’Ivry (94), Pauline Bureau propose Féminines. Au lendemain d’une Coupe du monde au Qatar qui fit polémique, la metteure en scène revisite l’ascension de l’équipe féminine de Reims dans les années 1970. Un spectacle qui a tout pour faire l’unanimité.

Des femmes sur un terrain de foot ? Imaginée en 1968 par un journaliste pour la kermesse du quotidien « L’Union » de Reims, l’attraction va faire événement. S’inspirant de l’histoire de cette équipe devenue championne du monde, dont elle a rencontré plusieurs protagonistes, Pauline Bureau en tire un spectacle haut en couleurs. Elle y questionne l’esprit d’équipe, la soif d’émancipation comme les préjugés. Sur le plateau central transformé en vestiaires, on observe la formation de l’équipe entre Joana, jeune sportive aguerrie, Jacqueline, femme au foyer qui débarque en espadrilles et le coach bienveillant. Sur l’écran vidéo qui surplombe la scène, on suit la progression des joueuses sur le terrain.

Ça court, ça tombe, ça se plante, ça encaisse et ça marque avec les héroïnes de Féminines ! Le décor se transforme, on pénètre dans les foyers : la salle à manger où  la gamine Marinette cache sa passion du ballon à un paternel ras du front, la chambre où Rose se fait cogner par un mari qui refuse qu’elle continue à travailler. En hauteur, l’écran fait place à un plateau où trois ouvrières s’échinent sur les chaînes de l’entreprise Gravix. Elles se mettront en grève en ce printemps 1968. Pas simple de s’affranchir… Les personnages joués avec brio par les acteurs de la compagnie éclairent tous les terrains : sportif, intime, politique. Les scènes sont souvent cocasses telles celle où Marinette se plante copieusement dans ses entrechats, plus sombres quand les ouvrières enchaînées à leur machine répètent les mêmes gestes, voire graves quand la violence se pointe.

Féminines est une pièce enthousiasmante d’autant qu’elle décrit une ascension fulgurante : l’équipe de foot va enchaîner les tournées y compris aux États-Unis avant de gagner la Coupe du monde à Taipei (Taïwan) en 1978. Un exploit à plus d’un titre quand on sait que la passion footballistique fut interdite aux femmes par le régime de Vichy, via une liste des sports qui leur sont prohibés. Grâce à un florilège de figures comme de situations, la pièce souligne aussi les points de tension qui surgissent quand les femmes sortent du cadre. « Si la définition du féminin change, celle du masculin aussi et tout le monde y gagne, dans une identité plus complète », résume la metteure en scène. Après ses pièces tirées d’entretiens avec des habitantes de Sevran, Mon cœur sur le scandale du Médiator et la figure d’Irène Frachon ou Hors la loi autour du procès de Bobigny de 1972, Pauline Bureau et sa troupe signent une fois encore un spectacle salutaire. La bonne nouvelle ? Il repart en tournée nationale un peu partout en France dès février, courez-y ! Amélie Meffre

Féminines : du 08 au 18/02, au TQI. En tournée jusqu’au 09/05, de Bron (le 24/02) à Caluire et Cuire (les 8 et 9/05).

Poster un commentaire

Classé dans La mêlée d'Amélie, Rideau rouge

En studio, avec Alain Bashung

Le 1er décembre 2022, Alain Bashung aurait dû souffler ses 75 bougies : cruel, pour un artiste de cette trempe, de mourir à 61 ans ! Heureusement, albums et bouquins continuent à saluer son talent. Après l’album En amont et Alain Bashung, sa belle entreprise de Stéphane Deschamps sortis en 2018 (éd. Hors collection), voilà En studio avec Bashung, un sacré bouquin signé Christophe Conte, accompagné d’un succulent CD.

« Le tout est parti d’un film avec Fernando Arrabal (*), « il m’avait fait jouer une espèce de Jésus après l’Apocalypse », commentait en son temps Alain Bashung. Le réalisateur lui avait aussi demandé de faire la musique du film sans un rond pour la payer. Il ne restait plus qu’à délirer… Faut dire que l’époque s’y prêtait quand on songe qu’un film d’un génial dramaturge espagnol,  et résistant à Franco, était programmé en début de soirée en 1983 et que la chanson Gaby oh Gaby, déjantée à souhait, faisait un carton trois ans plus tôt. On replonge dans ces années-là avec le CD En studio avec Bashung.

La voix du chanteur ressurgit au gré des morceaux ébauchés pour le téléfilm, pour son futur album Play Blessures avec Gainsbourg ou pour d’autres. On croise des brancardiers dans Bistouri Scalpel, un Imbécile qui a « encore traîné dans le fond des asiles pour trouver l’amour fou » (un texte très fort pour signifier la marge des uns comme l’égoïsme des autres, signé Boris Bergman). On se balade dans le rock de Strip Now. Au milieu, le chanteur raconte : « C’était du rêve et je ne rigolais pas avec le rêve ou le fantasme. C’était mon moteur. (…) Je veux bien qu’on plaisante avec (…) mais pour moi, ça reste très sérieux tout ça ». En fait, l’album vient appuyer le formidable travail de Christophe Conte qui signe En studio avec Bashung aux éditions Seghers, treize ans après la mort du chanteur.

Photos d’archives et témoignages inédits à l’appui, l’ouvrage retrace au fil des pages une fulgurante carrière : les débuts difficiles jusqu’au premier tube quand il a 33 ans, ses échappées belles mais risquées dans les albums suivants jusqu’à Osez Joséphine en 1991, ceux qui s’ensuivent couronnés de succès, tels Fantaisie militaire ou Bleu pétrole. Le tout, sous l’angle des studios sillonnés et des personnes rencontrées. « Un artiste qui a poussé au plus loin et dans toutes ses dimensions le travail en studio, c’est bien Alain Bashung », écrit Christophe Conte, « je me devais donc d’en faire le récit avec rigueur, en essayant de retranscrire au plus juste ce qui s’était passé entre ces murs capitonnés ». En studio avec Bashung, le livre et le disque ? Deux petits bijoux, littéraire et chansonnier, à s’offrir pour commencer superbement l’année. Amélie Meffre
(*) « Le cimetière des voitures », diffusé sur France 2 en 1983. En studio avec Bashung, de Christophe Conte (éd. Seghers, 216 p., 29€). Album Barclay (11 titres, 19€99)

Poster un commentaire

Classé dans Documents, La mêlée d'Amélie, Musique/chanson

Palestine, entre guerre et paix

Du 07 au 12/02, au Théâtre de L’échangeur (93), Bernard Bloch présente La situation. Jérusalem – Portraits sensibles. Construite sur une soixantaine d’entretiens avec des habitants, une pièce de théâtre bien plus riche qu’un grand discours pour appréhender le conflit israélo-palestinien.

Le dramaturge et metteur en scène Bernard Bloch nous interroge une nouvelle fois sur le conflit israélo-palestinien. Avec le spectacle Le voyage de D. Sholb et son récit 10 jours en terre ceinte (Ed. Magellan & Cie), il nous contait le voyage d’un juif athée sillonnant la Palestine avant de rendre visite à sa famille en Israël. Sa dernière pièce de théâtre, La situation. Jérusalem – Portraits sensibles, est tirée de son séjour en 2016 quand, deux mois durant, il a interrogé soixante habitants de Jérusalem. En ressortent des paroles fortes qui, si elles rappellent les grandes dates du conflit israélo-palestinien – le partage de 1947, la guerre des Six Jours de 1967, les accords d’Oslo de 1993 -, nous plongent au cœur du problème : dans le vécu des uns et des autres, dans les rancœurs guerrières comme dans les espoirs pacifistes.

B., journaliste français, se rend à Jérusalem dans une école qui compte 50% d’élèves juifs et 50% d’élèves arabes ; tous les cours sont bilingues et tous les enseignants travaillent en duo : un Israélien juif et un Israélien arabe. Si cette expérience prouve qu’un vivre ensemble est possible, rien n’est gagné et tout n’est pas perdu. B. profite de sa visite pour interroger les habitants qui, tour à tour, témoignent. Sur le plateau, une tente au fond, des cages à oiseaux qui chantent parfois, des chaises de jardin multicolores où une dizaine de personnages prennent successivement place : le directeur d’une école mixte, une Tunisienne qui a trouvé refuge en Israël après la décolonisation, un intellectuel palestinien, des convertis au judaïsme, une jeune musulmane… Les positions, tranchées ou non, plurielles, difficiles, nous font percevoir un conflit qui dure depuis plus de soixante-dix ans à hauteur d’hommes.

Loin des a priori, on prend la mesure de « la situation », de sa cruauté comme de sa complexité, des raisons du conflit comme des possibilités d’en sortir, à l’instar d’un des personnages qui déclare : « Ce que je voudrais c’est qu’on arrête de sacrifier nos enfants, qu’on arrête de fourrer dans le crâne des Arabes que pour exister, il faut mourir ; dans celui des juifs, que le monde entier veut leur mort et qu’il faut qu’ils tuent pour ne pas être tués ». On ressort du spectacle un peu moins largués pour appréhender la paix… Amélie Meffre

La situation. Jérusalem – Portraits sensibles, de Bernard Bloch. Du 07 au 12/02, au Théâtre de L’Échangeur (59 avenue du Général de Gaulle, 93170 Bagnolet).

Poster un commentaire

Classé dans La mêlée d'Amélie, Pages d'histoire, Rencontres, Rideau rouge

Cadeaux pour jours de fête !

Tradition oblige, en ces jours de fête revient le temps des cadeaux. Chantiers de culture vous propose sa sélection. Entre plaisir et désir, quelques gourmandises pour ré-enchanter les papilles !

Chanson : Joli duo pour célébrer Brassens

Dans le concert des célébrations du centenaire du génial Sétois, l’album de François Morel et Yolande Moreau, Brassens dans le texte, est un petit bijou. Les deux comparses s’emparent de 14 titres qu’ils déclament, chantent et jouent non sans humour. Dans leur reprise succulente de Fernande, Yolande commente les humeurs changeantes et bruyantes du mâle en rut quand, dans Hécatombe, elle se délecte à répéter à l’envi au brigadier : « Dès qu’il s’agit de rosser les cognes, tout le monde se réconcilie. » Sa voix se fait plus tonitruante pour nous livrer toute la force de La Complainte des filles de joie. Le duo sait aussi se faire plus tendre pour nous conter La Visite ou, pour rendre hommage à La Chanson pour l’Auvergnat. Grâce à leurs variations bien avisées, les paroles de Brassens se détachent, magistrales, on se régale ! Amélie Meffre

Brassens dans le texte, par François Morel et Yolande Moreau. Fontana, 14 titres, 15,99€.

Essai : Edouard Glissant, le Tout-Monde

Dix ans après sa disparition, Edouard Glissant n’en finit pas d’imposer sa haute stature, littéraire et philosophique, dans le paysage politico-culturel à l’échelle de la planète, pas seulement dans la sphère franco-antillaise… Une pensée à cent lieues des thématiques mortifères et ségrégationnistes qui agitent les média hexagonaux ! Contre les replis nationalistes, l’écrivain-philosophe et poète impose sa vision du Tout-Monde, seule en capacité de faire humanité à l’heure où s’exacerbent les discours sectaires. Avec Déchiffrer le monde, Aliocha Wald Lasowski nous offre une plongée foisonnante dans les idées et concepts de l’auteur d’une Philosophie de la relation. Qui invitait chacun à s’immerger toujours plus dans le « local » pour toujours mieux s’enraciner dans le « Tout-Monde ». Une pensée qui élève le particulier à l’universel, l’archipel en continent pour s’ouvrir au grand large de « l’emmêlement des cultures et des humanités ». Un vibrant plaidoyer en faveur de la créolité, une pensée de la politique qui devient poétique de la pensée quand l’altérité se révèle richesse en pluralité, quand la mondialisation s’efface devant la mondialité. Yonnel Liégeois

Edouard Glissant, déchiffrer le monde, d’Aliocha Wald Lasowski. Bayard éditions, 465 p., 21€90.

Roman : Les folies du père

Sorj Chalandon nous avait déjà cloués avec Profession du père où il racontait son enfance aux côtés d’un père mythomane et fort violent. Le film au titre éponyme de Jean-Pierre Améris, avec un Benoît Poelvoorde époustouflant, est une réussite. Le romancier nous happe cette fois en nous contant les dérives du paternel, résistant, collabo – voire SS –, dont il découvre l’incroyable cheminement alors que s’ouvre le procès de Klaus Barbie. « Mon père avait été SS. J’ai compris ce qu’était un enfant de salaud. Fils d’assassin. Et pourtant, face à lui, je suis resté silencieux. » En même temps qu’il nous relate les rebondissements du procès qu’il couvre comme journaliste, avec Enfant de salaud il nous livre le dossier, dégoté aux archives de Lille, du papa arrêté. Les deux événements ne furent pas concomitants dans la réalité et c’est la force du roman de nous plonger dans la noirceur de ces deux personnages comme dans la souffrance des témoins. Amélie Meffre

Enfant de salaud, de Sorj Chalandon. Editions Grasset, 332 p., 20,90€.

Chanson : Romain Didier, on s’en souviendra !

Seul au piano, la guitare de Thierry Garcia en bandoulière, d’autres copains et coquins convoqués en studio, Romain Didier se souvient et nous revient ! Dix ans de silence sur microsillon, un 11ème album pour revisiter ses paysages intérieurs, 12 chansons à la frontière de l’intime et de l’universel… « Dix ans à nourrir mon besoin de création avec des spectacles, des gammes et de belles rencontres ». Celui qui hait les prédateurs, les assemblées viriles et la loi du plus fort nous conte et chante Le prince sans royaume, ce naufragé aperçu au journal du 13h alors qu’on regarde ailleurs ! Souviens-moi, telle est l’invite du fidèle compagnon de route du regretté Allain Leprest : une voix embuée de nostalgie, sans amertume cependant, juste le temps d’évoquer une chanson de Sylvie Vartan ! Yonnel Liégeois

Souviens-moi, de Romain Didier. EPM musique, 12 titres, 17€.

Essai : Ralite, ils l’ont tant aimé

«Je n’ai pu me résoudre à rayer son numéro de téléphone de mon répertoire. Je sais bien que Jack Ralite est mort le 12 novembre 2017 à Aubervilliers, mais j’entends toujours sa voix, ses appels du matin (couché tard, il se lève tôt) ». Les premières lignes de la préface à Jack Ralite, nous l’avons tant aimé, signée Jean-Pierre Léonardini, donnent le ton de cet hommage collectif et chaleureux. Journalistes, femmes et hommes de théâtre, élus, chercheurs, ils sont seize à tirer son portrait, pétri de souvenirs et de reconnaissance. Il faut dire que le grand Jack possédait bien des facettes et puis, une intelligence comme la sienne, c’est rare. L’ancien directeur du Festival d’Avignon, Bernard Faivre d’Arcier, le confirme : « […] passez une heure avec lui et vous aviez l’impression d’avoir conversé avec Victor Hugo, Jean Jaurès, Aragon ou René Char… » À propos du travail, alors qu’il fut ministre en charge de l’emploi, le psychologue Yves Clot rend à Ralite ce qui appartenait à Jack : « […] il pensait qu’il ne fallait pas hésiter à se “salir les mains” dans le monde actuel avec tous – syndicats et dirigeants – pour chercher les meilleurs arbitrages […] ». Au final, une bien belle révérence. Amélie Meffre

Jack Ralite, nous l’avons tant aimé, collectif. Editions Le Clos Jouve, 140 p., 24€.

Roman : Marina la belle

Chez Marina, qui se rêve à la une des shows télévisés, il n’y a pas que la voix qui est belle et envoûtante : un corps à damner les saints du Vatican, une poitrine et des jambes à provoquer des accidents en chaîne dans les rues de Milan, une gouaille aussi à désarçonner les pires gigolos transalpins… Native de cette région montagneuse ravagée par la crise économique et la mort de l’industrie textile, la province alpine de Biella au nord de Turin, Marina ne rêve que d’une chose : fuir cette terre sinistrée, s’enivrer de paillettes à défaut du mauvais vin qui a ruiné sa famille. Une enfant de pauvres qui rêve de cette prospérité qu’elle n’a jamais connue, amoureuse pourtant d’un copain d’enfance qu’elle n’a jamais oublié et qui, fils de bourgeois révolté et en rupture de ban, ne songe qu’à élever des vaches de race dans un alpage déserté ! Un sulfureux récit que ce Marina Bellezza, hoquetant entre soubresauts des corps et colères de la nature, amours égarés et retrouvailles éperdues. Une langue puissante et colorée, ferme et rugueuse, le portrait d’une jeunesse en quête de rédemption face aux promesses d’une génération engluée dans la course à l’audimat et au profit. Signé de la jeune romancière italienne Silvia Avallone, déjà primée pour son premier ouvrage D’acier, un grand roman enragé et engagé, qui vous cogne à la tête et vous colle à la ceinture jusqu’à la dernière ligne. Yonnel Liégeois

Marina Bellezza, de Silvia Avallone, traduit de l’italien par Françoise Brun. Liana Levi, 542 p., 13€.

Poster un commentaire

Classé dans La mêlée d'Amélie, Littérature, Musique/chanson

Trovel, en quête d’humanité

Jusqu’au 17 décembre, le théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis (93) accueille En quête d’humanité. Une exposition des photographies de Pierre Trovel, reporter au quotidien L’Humanité durant 35 ans. Une formidable plongée dans l’espace et le temps.

L’exposition des photographies du reporter-photographe Pierre Trovel, En quête d’humanité, est un échantillon du formidable fonds photographique que ce dernier a déposé en 2015 aux Archives départementales de la Seine-Saint-Denis. Soit 382 000 clichés, pris entre 1960 et 2014. Après avoir été présentée en janvier 2020 dans les locaux des Archives, l’exposition se tient au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis en écho aux représentations de la pièce, Huit heures ne font pas un jour alors à l’affiche, tirée du feuilleton réalisé en 1972 par Rainer Werner Fassbinder.

Alors que le réalisateur dépeignait la classe ouvrière allemande, le photographe couvrait pour le journal l’Humanité les nombreuses grèves accompagnant la désindustrialisation en France. Une effroyable saignée quand on sait que rien qu’en Seine-Saint-Denis, entre 1976 et 1984, 38 000 emplois furent supprimés. Mécano, Cazeneuve, Talbot, Alsthom… à travers une soixantaine de photographies noir et blanc, on retrouve ainsi les ouvriers de Renault-Billancourt, le portrait d’un mineur marocain de Courrières, les ouvrières de l’usine Pilotaz de Chambéry, l’imprimerie Chaix d’Issy-les-Moulineaux détruite ou encore les sidérurgistes occupant le toit de l’Opéra Garnier.

Des clichés-témoignages

Images fortes, souvent terribles quand on sait que les combats âpres furent rarement glorieux, elles témoignent des années de transformation économique où des milliers de salariés se sont retrouvés sur le carreau. Ces  clichés peuvent être étonnants comme celui des ouvrières occupant l’usine Bertrand-Faure fumant leurs clopes allongées sur les rouleaux de tissus, parfois drôles telles celle nous montrant une manif de l’Union des vieux de France s’abritant sous un store siglé « Pieds sensibles médical »… Après avoir été photographe à la mairie de Saint-Denis de 1967 à 1975, Pierre Trovel intègre la rédaction du quotidien l’Humanité jusqu’à sa retraite en 2010. Autant dire qu’il en a mis en boîte des conflits, jusqu’à ceux de Longwy ! Là, une photographie d’une arrière-cour avec les hauts-fourneaux en toile de fond, ici, un slogan sur une palissade « Par la lutte, Longwy vivra ».

Au-delà des luttes, le reporter photographie aussi la banlieue en mutation : des minots près d’un toboggan faisant face à la cité des « 4000 » de la Courneuve, la silhouette d’un jeune se détachant d’une vue des tours de Fontenay-sous-Bois, l’immense chantier du RER de Marne-la-Vallée ou encore la liesse des gamins de Saint-Denis lors de la victoire des footballeurs français en 2000… On suit aussi le quotidien d’une époque : des enfants entassés dans un 9m2 rue du Paradis (quelle ironie !) à Paris, un groupe de jeunes hommes dans un café en Moselle ou un couple souriant et dansant dans un café du côté de la gare du Nord…

Une formidable plongée dans le temps et dans l’espace, à ne pas manquer. Amélie Meffre

Une partie des photographies numérisées de Pierre Trovel sont consultables sur le site des Archives départementales de la Seine-Saint-Denis. En quête d’humanité, exposition des photographies de Pierre Trovel, jusqu’au 17/12 au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, 59 boulevard Jules Guesde, 93200 Saint-Denis.

Poster un commentaire

Classé dans Expos, La mêlée d'Amélie, Pages d'histoire

Dicy, un fabuleux village

Au cœur du petit village de Dicy (89), se niche un musée d’art hors-les-normes, la Fabuloserie… Où les œuvres surprennent, inventées par des créateurs issus pour la plupart des classes populaires. D’un bestiaire chimérique au manège enchanté, une plongée déroutante en un monde merveilleux.

Dans les années 1970, l’architecte Alain Bourbonnais, à la suite de Jean Dubuffet, va se passionner pour l’art brut et dénicher un paquet d’artistes singuliers qu’il exposera dès 1983 à Dicy, dans l’Yonne. Dans la « maison-musée », on déambule au milieu d’œuvres étranges : une salle à manger quasi mystique composée par Giovanni Podesta, ouvrier dans une fabrique de céramique, des sculptures de poupées créées par Simone Lecarre-Galimard, restauratrice, un bestiaire chimérique fait de racines de bois par Abel Secuteur, tailleur à la retraite. On visite avec effroi la salle de Mauricette et ses scènes de vie où trônent des personnages ligotés grandeur nature en tissu poussiéreux, imaginés par Francis Marshall.

On tombe en extase devant l’aquarium qui brille de mille coquillages peints par Paul Amar, chauffeur de taxi à Alger, rapatrié en France. On admire des jouets de bois, machines agricoles ou manèges, fabriqués par Émile Ratier, sabotier devenu aveugle. La visite en intérieur se termine au milieu de grands automates articulés, les « Turbulents » d’Alain Bourbonnais qu’il enfourchait parfois pour aller en ville. Toutes ces œuvres sont déroutantes, vivifiantes tant elles nous plongent dans un monde qui tient du merveilleux, façonné par de grands enfants pourrait-on dire, des créateurs sans limite.

À l’extérieur, les surprises continuent dans le « jardin habité » où tournoie l’incroyable « Manège » de Petit Pierre. Garçon vacher à Coinches (Loiret), Pierre Avezard, né avec une déformation faciale qui lui vaut bien des railleries, se réfugie dans la construction d’un manège. Fait de bric et de broc, dès qu’il s’anime avec une mécanique brinquebalante, il enchante, émeut même eu égard au parcours de son créateur. Y tournoient des avions, des motos, un tramway, des danseurs, des vaches…

Inspiré par les voyages aux côtés de son frère, ingénieur, il reproduit l’aérotrain d’Orléans, le Concorde, la tour Eiffel… Transporté il y a trente ans à la Fabuloserie, il nécessite un entretien méticuleux et couteux. Quand la tour Eiffel haute de 23 mètres menace de s’effondrer, aucune aide publique n’est octroyée – un comble ! Sophie et Agnès, les filles d’Alain Bourbonnais qui gèrent les lieux, lancent une souscription et récoltent plus de 30 000 euros.

Si Sophie se désole de l’indifférence des institutions pour la sauvegarde d’un tel joyau, elle confie que « cette campagne a permis d’impliquer le public et de le faire venir. D’autant qu’avec la crise du Covid et l’arrêt des visites scolaires qui représentent la moitié de nos recettes, le coup fut rude ». Depuis, le public est revenu, nombreux. Pressez-vous, ne manquez pas votre rendez-vous à la découverte des fabuleux trésors de la Fabuloserie ! Amélie Meffre

La Fabuloserie, 1 rue des Canes, Dicy – 89120 Charny (Tél. : 03 86 63 64 21). Ouvert du 4 avril au 1er novembre

Poster un commentaire

Classé dans Expos, La mêlée d'Amélie

La Commune de Paris, 150 ans (3)

72 jours… Entre mars et mai 1871, le peuple de Paris se soulève pour la Commune. Une expérience inédite de République sociale et démocratique, écrasée dans le sang sur ordre de Thiers. Un siècle et demi plus tard, que reste-t-il en héritage ? Jusqu’au 28 mai, ultime épisode de la « Semaine sanglante » au cimetière du Père-Lachaise, Chantiers de culture publie une série d’articles pour célébrer le 150ème anniversaire de la Commune de Paris. Yonnel Liégeois

Ludivine Bantigny, la Commune au présent

Il est des événements historiques étonnants, tant ils déchaînent les passions. La Commune en fait partie. Avec La Commune au présent, les lettres de l’historienne Ludivine Bantigny adressées aux communeuses et aux communeux nous éclairent brillamment sur les faits quand on s’écharpe encore sur leurs cendres.

Comment rendre vivante et vivifiante la Commune, cent cinquante ans après son avènement ? L’historienne Ludivine Bantigny s’y emploie, avec La Commune au présent, en écrivant aux communeuses et aux communeux, célèbres et inconnus. En leur racontant des faits qu’ils n’ont sans doute pas vus sur le moment et ceux qui ont suivi, l’historienne nous plonge dans l’événement, ses coulisses et ses répercutions. Sa plume est tendre, délicate, quasi amoureuse envers ces héros du populo. À la lingère de 47 ans, Pélagie Daubain, elle explique qu’elle ne les nommera pas « communards » comme leurs adversaires et – sans vouloir la blesser – lui rapporte leurs « mots infâmes ». Ceux de Théophile Gautier, d’Alexandre Dumas fils, de Zola, de Flaubert ou de la Comtesse de Ségur… Elle apprend à Marie Soulange, passementière de 24 ans, que 1050 femmes ont été déférées comme elle au Conseil de guerre et que pour un certain Briot, auteur d’un long rapport, elles étaient des « créatures avilies et dégradées ». Elle lui raconte aussi le combat de ses « héritières », les salariées de Chantelle en 2016.

Au cœur des batailles

à l’instar de l’écrivaine Michèle Audin qui tient un génial blog sur la Commune, l’historienne nous transporte dans la bataille. Au fil de sa correspondance, on mesure l’humiliation de la défaite contre les Prussiens et la misère des Parisiens quand un marché aux rats se tenait à l’Hôtel de Ville. On suit les combats sur les barricades déployées par centaines mais aussi les batailles menées pour l’égalité et la fraternité au sein de la Commission du Travail et de l’échange, dans les clubs et les assemblées, de l’Union des femmes aux chambres syndicales, en passant par les coopératives et les sociétés de prévoyance, les caisses de secours et les associations ouvrières, les maisons de compagnons et même les francs-maçons !

Si la Commune nous paraît si importante, c’est sans doute parce qu’elle porte tant d’avancées à venir : l’inspection du travail, la liberté de la presse, l’école laïque, l’égalité des salaires entre les hommes et les femmes – encore un effort, on va finir par y arriver (NDRL) – la séparation de l’Église et de l’État… Les lettres s’enchaînent pour leur raconter encore la répression sanglante qui les a écrasés. à une inconnue massacrée sur le pavé, l’historienne confie : « Avant de vous rencontrer, votre mort représentait pour moi une sorte d’abstraction, une querelle historiographique. 7 000 ? 10 000 ? 20 000 ? ». Elle écrit à Eugène Jumeline, dont le visage a été arraché, comme à « l’inlassable » Charles Delescluze, tombé à plus de 60 ans au Château d’Eau, future Place de la République…

Remous d’hier et d’aujourd’hui

« Le rêve aurait été de vous voir tous les trois, Lissagaray, Arnould et toi. La Commune n’aurait pas été écrasée. On aurait pris rendez-vous dans un troquet près de l’Hôtel de Ville et on aurait sérieusement discuté. Avec Louise, aussi, bien sûr. Je crois l’entendre te confiant : « En révolution, l’époque qui copie est perdue. Il faut aller de l’avant ». Sans doute la lettre de Ludivine Bantigny au communeux Félix Pyat – qui proclamait : « Plus de castes, plus de classes ! » – aurait fait des remous au Conseil de Paris, début février 2021. à propos des commémorations, les rancœurs étaient tenaces comme les anachronismes. Pour le républicain Antoine Beauquier, fidèle de Christine Boutin et élu du 16e arrondissement, les communards étaient des « casseurs » de la pire espèce. Pas question de fêter « ce triste moment de guerre civile », pas plus que l’exécution le 26 mai 1871 de « dix prêtres et trente-neuf gendarmes ». Cent cinquante ans après la Semaine sanglante, la bataille entre Versaillais et Communeux se rejouerait-elle ? Pas sûr mais ça bouillonne quand-même.

Dans les manifs, les barricades changent parfois de camp mais les slogans taquinent toujours les clins d’œil : « Moins de Jean-Michel, plus de Louise Michel ! », « Élisez Reclus ! », « Ni Macron, ni personne. Vive la Commune ! ». On la porte en bandoulière pour défendre les retraites, l’assurance chômage, les services publics, on l’exhibe sur des gilets jaunes, on la passe sur les sonos… Pendant ce temps-là, certains défilent en tee-shirt orange ou en bleu-blanc-rouge pour défendre la sacro-sainte famille ou les frontières. Parfois –  signe que les boussoles déconnent pas mal – en faisant de l’œil à l’oncle Picsou, à l’image du troupeau d’identitaires défilant à Paris en casquettes siglées « Make America Great Again » le 20 février 2021. Est-ce que leurs foudres, si elles voyageaient dans le temps, se dirigeraient contre les membres de l’Association internationale des travailleurs qui sautaient les frontières allègrement ? Sans doute…

« Aujourd’hui, nous sommes face à ce fragile équilibre : nous souvenir sans fétichisme, vous évoquez sans vous imiter, nous rappeler sans vous plagier », écrit Ludivine Bantigny. Avec elle, il est des amoureux des communeux et des communeuses qui les saluent avec talent. Amélie Meffre

La Commune au présent, une correspondance par-delà le temps, de Ludivine Bantigny (La Découverte, 220 p., 20€)

Poster un commentaire

Classé dans Documents, La mêlée d'Amélie, Pages d'histoire

La fée Fip au pain sec

Aucun savoir-vivre dans les hautes sphères ! À l’approche de Noël, des mères fouettardes ont coupé les micros des dernières locales de Fip : à Bordeaux, Strasbourg et Nantes. Quant aux festivités pour les 50 ans de la nationale, elles ont démarré au premier confinement avec la disparition des flashs d’info.  

 

À l’approche des fêtes de fin d’année, nombre de Français se demandaient s’ils pourraient festoyer en famille ou entre amis. Les auditeurs des Fip de Bordeaux, de Nantes et de Strasbourg, eux, savaient qu’ils perdaient leurs radios dès le 18 décembre. Finies les informations culturelles de proximité comme les douces voix qui les animaient malgré leur chaleur inestimable en temps de froidure et pas qu’hivernale. Point de père Noël donc mais des mères sacrément fouettardes – Bérénice Ravache, directrice de Fip sous les ordres de Sibyle Veil, PDG de Radio France, soutenue par sa ministre de tutelle – qui cognent sans vergogne. Et ce, malgré le soutien du public (deux pétitions rassemblant plus 163 000 signatures), des acteurs culturels et des élus : les maires des trois villes comme les trois sénateurs des régions ont écrit à Roselyne Bachelot pour que vivent les Fip locales.

À la veille de ses 49 ans, Fip Bordeaux, l’une des premières stations locales à naître, a fermé son antenne alors qu’elle affichait une audience record. « Quel gâchis », lâche Muriel Chédotal, animatrice et déléguée CGT, « alors que nous assurions un véritable service public en contribuant au dynamisme des territoires ! ». Début décembre, après une bataille rondement menée, sur les vingt-quatre salariés concernés par la fermeture des locales, les cas de trois d’entre eux restaient en suspens. Les autres partaient soit à la retraite, soit en formation ou étaient reclassés.

La radio prise dans la Toile

Demeure Fip nationale, créée il y cinquante ans par les inénarrables Roland Dhordain, Jean Garretto et Pierre Codou. Cette belle radio enchaîne tous les styles musicaux, les tubes comme les pépites méconnues d’hier et d’aujourd’hui. On découvre ainsi le blues créole du trio parisien Delgres qui va sortir son 2e album, on fredonne avec Juliette Greco sur « Paris couleur novembre », on s’active sur « C’est lundi ! » de Jesse Garon, quand le soir tombé, Luciano Pavarotti envahit notre cuisine avec « La Traviata ». « Sur Fip, on est toujours aux premières loges », glisse au micro une des animatrices qui sait, avec les programmateurs, traiter les auditeurs comme des rois. Comme ses consœurs, elle a une voix qui réchauffe en ambassadrice culturelle hors pair, nous informant sur les morceaux écoutés comme sur les arts en général, des spectacles à venir aux livres à paraître. Qualifiée de « meilleure radio au monde » par le PDG de Twitter, Jack Dorsey dévoilait en 2019 à ses quatre millions d’abonnés son tatouage à l’effigie de la station de Radio France ! Fip est l’une des radios à la plus longue durée d’écoute.

La radio, aujourd’hui, a son application Internet où l’on retrouve la liste de tous les titres diffusés à l’antenne que l’on peut ranger dans nos favoris. De quoi se réjouir sauf qu’on nous invite à les exporter sur des plateformes d’écoute payantes. Une fois l’application ouverte et passée la pub plein écran (sic), on tombe sur des chaînes thématiques (rock, jazz, pop, électro…), « complètement aux antipodes de l’éclectisme de la chaîne », affirme le journaliste Lionel Thompson, élu CGT au Conseil d’administration de Radio France. « Tout ça s’inscrit dans la volonté de développer Internet sur toutes les antennes de Radio France. C’est bien, à condition qu’on dispose de moyens propres pour le faire sans toucher à nos corps de métiers et à nos budgets ».

Après des grèves sans précédent pour contrer un plan d’économie drastique de 60 millions d’euros, la crise sanitaire semble être arrivée à point nommé pour accélérer sa mise en place. Amélie Meffre

Poster un commentaire

Classé dans La mêlée d'Amélie, Pages d'histoire

Lettre à mes fils bien-aimés

Mes bien chers fils,

Si je vous écris au petit jour, c’est que j’en ai gros sur la patate. Non pas que vous ayez dévasté le frigo ou mis la baraque sans dessus dessous. Non, rassurez-vous, les foudres de votre daronne n’ont aucune cause ménagère. Elles devraient être provoquées par de nouveaux miasmes qui nous attaquent, alors qu’elles prennent leur principale source dans l’océan d’irresponsabilité politique qui abreuve un paquet d’élus.

Sachez qu’ils tentent de récupérer un nouveau virus pour mieux vous bâillonner et vous mettre à genoux en voulant nous faire croire que vous êtes responsables de tous les maux de la Terre : trop fêtards, trop pétards, trop rigolards, trop gueulards, trop viandards… Mes pauvres enfants, vous voilà affublés de tous les vices qui ne sont que des signes de vie. Ne les écoutez pas. Faites bombance sans vergogne.

Surtout n’allez pas croire ces voraces s’ils osent vous traiter de feignasses, ce sont des usines à esclaves. Les chaines ne sont plus en fer mais elles sont tenaces et dangereuses : les scooters et vélos qui zigzaguent et qui se scratchent pour livrer toujours plus vite, les rapidos à gratter comme les tiercés qui affament, les loteries boursières qui les engraissent, les interminables séries qui vous endorment ou les fake news qui cherchent à vous égarer du droit chemin. Celui de la vérité. Brisez ces mensonges avec vos plus belles armes : bombez la grisaille, escaladez les montagnes, rappez à plein poumons, dansez sans entrave et aimez qui vous voudrez.

Et ne vous inquiétez pas mes chéris, les virus meurent toujours quand on s’en charge avec sagesse. Alors, arborez vos masques pleins de classe que je vous ai dénichés, lavez-vous les mains au savon de Marseille, enfilez des capotes parfumées, faites les yeux doux aux passants aimants et un pied de nez aux haineux. Le rire doit toujours triompher de la peur comme l’amour de la haine. Votre maman qui vous chérit par-dessus tout et au-delà. Amélie Meffre

Poster un commentaire

Classé dans La mêlée d'Amélie

Une Ruche plus que centenaire

Fernand Léger, Soutine, Chagall, Modigliani… Créée en 1902 par le sculpteur Alfred Boucher, La Ruche abrita une foule d’artistes de renom. Elle en héberge encore une cinquantaine. Un site incroyable, et inattendu, à visiter sur demande.

 

La Ruche voit le jour passage de Dantzig dans le 15e arrondissement de Paris en 1902, grâce au sculpteur Alfred Boucher (1850-1934), alors en pleine gloire. Quand il acquiert un terrain de 5000 m2 près des abattoirs de Vaugirard, il se réserve un petit pavillon et projette d’y installer des ateliers pour accueillir des artistes sans le sou. Couronné par le grand prix de sculpture de l’Exposition universelle de 1900, il va en racheter des éléments pour aménager son nouveau lieu : la grille d’entrée du Palais des Femmes, les cariatides du pavillon d’Indonésie et le pavillon des vins de Gironde conçu par Gustave Eiffel. L’heure est à l’utopie et des artistes du monde entier en profitent.

Lors de son inauguration en 1902, la Ruche compte plus d’une centaine d’ateliers et autant d’artistes, installés seuls ou en famille pour des loyers dérisoires. La Ruche, à l’image de Montparnasse, est en plein bouillonnement artistique où se côtoient sculpteurs, peintres, écrivains mais aussi comédiens. Un théâtre de 300 places, aujourd’hui disparu, est d’ailleurs installé dans le jardin central qui recevra Louis Jouvet, Marguerite Moreno ou Jacques Copeau. Pas mal d’artistes russes tels Soutine ou Chagall y trouvent refuge quand Max Jacob, Blaise Cendrars ou Guillaume Apollinaire y traînent leurs guêtres.

Une cité toujours sur pied

Après la Première Guerre mondiale, Alfred Boucher est moins en vogue et les finances ne suivent pas mais les artistes sont toujours là. À la fin des années soixante, alors que la Ruche n’est plus qu’un « bidonville englué dans un terrain boueux », les héritiers du sculpteur décident de la vendre à un promoteur immobilier qui veut y construire immeubles et parkings. Un comité de défense se met en place. Une vente des œuvres des artistes résidents est organisée et les époux Seydoux mettent la main à la poche pour sauver la cité. En 1972, les façades et les toitures du bâtiment sont inscrites aux monuments historiques et la Fondation La Ruche-Seydoux est reconnue d’utilité publique en 1985.

Aujourd’hui la Ruche, qui s’étend sur quelque 1000 m2, accueille toujours une cinquantaine d’artistes dont Ernest Pignon Ernest ou Philippe Lagautrière, qui occupe depuis plus de 25 ans l’atelier où séjourna Chagall. Amélie Meffre

La Ruche, 2 passage de Dantzig, 75015 Paris. Pour solliciter une éventuelle visite du lieu et de l’exposition Fragilités fermée au public en raison du contexte pandémique, adresser un courriel à : regis.rizzo@sfr.fr

Poster un commentaire

Classé dans Expos, La mêlée d'Amélie

De Paris à Londres, Music maestro !

L’exposition « Paris-Londres. Music Migrations (1962-1989) » au Musée national de l’histoire de l’immigration nous plonge dans les brassages musicaux et les combats politiques à l’œuvre dans les deux capitales après les décolonisations. Twist, rock, reggae, punk, ska, soul, zouk, R&B, rap… Une immersion salutaire, magistralement rythmée jusqu’en janvier 2020.

 

À l’entrée de l’exposition, « Paris-Londres. Music Migrations (1962-1989) », une vidéo nous accueille nous montrant des Jamaïcains dansant sur « This is ska », extraite d’une émission de la BBC de 1964. Un panneau nous rappellera qu’ils sont issus de la « génération Windrush », du nom du navire qui relia Kingston (Jamaïque) à Tilbury (Royaume-Uni), le 21 juin 1948, registre des passagers à l’appui. Ce premier flux migratoire amorce la longue décolonisation au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qui va marquer les capitales britannique et française autant artistiquement que politiquement. Du début des années 1960 avec les indépendances de l’Algérie (5 juillet 1962) et des Caraïbes – la Jamaïque (6 août 1962) et Trinidad (31 août 1962) – à la fin des années 1980, on visite trois décennies de l’histoire musicale des deux villes.

Du twist au raï

Quand la jeunesse des années 1960 s’affirme et s’enflamme pour les Beatles ou Johnny Hallyday, des artistes issus des anciennes colonies prennent part au mouvement. En pleines heures chaudes du Golf Drouot ou du concert de la Nation de juin 1963, on découvre leur présence. En arrière-fond, est diffusé le tube « Sept heures du matin » de la Tunisienne Jacqueline Taïeb quand, grâce à de mini juke-box, on écoute au casque les morceaux de Vic Laurens et les Vautours (« Laissez-nous twister ») ou de Malika (« Ya ya twist »). Ces jeunes maghrébins, familiarisés avec la culture américaine, via les bases militaires où circulent les 45 Tours, twistent et dénoncent parfois déjà le racisme, à l’instar de Vigon et de son « Petit ange noir ». On s’immerge encore dans les grandes heures des cabarets orientaux, lieux de création et de collaboration artistique. On croise Cheikha Rimitti, chanteuse algérienne considérée comme la « mère » du raï moderne, Dahmane el Harrachi, auteur-compositeur et chanteur de musique chaâbi ou Noura, qui obtient en 1971 un Disque d’or pour ses ventes de disques en France. Au passage, on aperçoit le Cinématic 50, sorte de grand juke-box surmonté d’un écran qui diffusait les ancêtres des vidéoclips, présent dans les cafés fréquentés par les immigrés.

Happés par le tube « My Boy Lollipop », portés par Millie Small, une ado jamaïcaine qui propulse le ska sur la scène internationale, nous poursuivons la visite. Halte dans le studio qui diffuse sur grand écran une séquence de l’enregistrement de « The Harder They Come » avec Jimmy Cliff au moment de la naissance du reggae. Là, on peut admirer les créations d’artistes contemporains autour du thème de la musique comme la géniale série de batteries miniatures de la Danoise Rose Eken ou le bouquet de tubas, saxos et trombones coupés d’Arman.

La musique comme étendard

Difficile de détailler toutes les facettes du parcours, tant elles sont nombreuses, lequel ne va pas manquer de se corser. La présence de ces immigrés n’est pas que festive, elle devient revendicatrice. Dès les années 1950, les familles originaires des Caraïbes sont prises à partie dans le quartier londonien de Notting Hill. En réaction, la communauté crée un carnaval en 1966 qui deviendra une institution, donnant lieu à des affrontements avec la police. Ne pas manquer de visionner le film d’Isaac Julian « Territories » qui se penche sur l’histoire du rassemblement. Alors que les discours racistes se multiplient – y compris de la part d’Eric Clapton (!) – et que le National Front grimpe aux différentes élections, des concerts sous la bannière Rock Against Racism sont organisés, auxquels participent des musiciens anglais comme The Clash. Vidéos, musiques, coupures de journaux nous replongent dans l’époque où résonne le morceau « Police on my back » des Equals.

Le même phénomène apparaît en France. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, face à la multiplication des actes racistes et aux succès du Front national, la riposte s’organise notamment dans les banlieues. La musique rock sert d’étendard et le réseau Rock Against Police organise des concerts au milieu des cités, précédant la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, que l’on nommera Marche des Beurs, accueillie à Paris par 100 000 personnes. Nous reviennent à la mémoire, et dans les casques, les morceaux de Carte de séjour avec Rachid Taha mais aussi des Bérurier Noir.

Twist, rock, reggae, punk, ska, soul, zouk, R&B, rap, la playlist de l’exposition est incroyablement riche. Accompagnée de quelque 600 documents et œuvres d’art liés à la musique : instruments, costumes, photos, affiches de concerts, vidéos, pochettes de disques, fanzines… Une géniale rétrospective qui vous file la frite ! Amélie Meffre

Poster un commentaire

Classé dans Expos, La mêlée d'Amélie, Musique/chanson, Pages d'histoire

Émigrés, un plateau sans racines

Au théâtre des Déchargeurs (75), se joue Les émigrés, la pièce du dissident polonais Slawomir Mrozek. Deux exilés, l’un pour des raisons politiques et l’autre pour des raisons économiques, s’affrontent un soir de réveillon. Un bijou qui n’en finit pas de briller.

 

XX rentre souriant et raconte sa virée à la gare centrale où il a fricoté avec une belle passagère de première classe. AA, allongé sur un lit de fortune, démonte son récit, sachant bien qu’il n’a fait que rêver dans des pissotières crasseuses… Sur la scène des Déchargeurs, on comprend vite que ces deux hommes qui cohabitent dans une cave aménagée avec les moyens du bord, où courent les tuyaux de canalisation, sont des exilés dans la dèche. Deux émigrés qui partagent la même solitude mais que tout semble opposer. Après s’être chamaillés autour d’un unique sachet de thé, les voilà autour d’une boîte de conserve planquée par AA, qu’il s’apprête à manger. Son compère l’en dissuade lui prouvant, image à l’appui, qu’il s’agit d’une pâtée pour chien.

Les scènes, assez cocasses au début, prennent un ton plus grave à mesure de la soirée. La musique de l’appartement du dessus leur rappelle que c’est le réveillon de la Saint-Sylvestre. Alors qu’AA est effondré sur sa couche, XX vient le tirer de sa torpeur : sur la table à repasser, il a dressé une nappe sur laquelle il a posé une bouteille d’alcool providentielle et une orange. Une lueur de joie se pointe, l’un met une cravate, l’autre, un nœud papillon. Las, l’alcool aidant, au fil des confidences, leurs antagonismes explosent. Tandis que l’un, dissident politique, philosophe sur la liberté, l’autre qui se tue la santé sur les chantiers, rêve de retourner au pays pour construire une belle maison où il mettra femme et enfants.
Les émigrés est une pièce puissante à la fois drôle, féroce et grave. Elle fut écrite dans les années 1970 par le dramaturge polonais Slawomir Mrozek, alors installé à Paris. Sa première pièce, La police, sur le rôle de la police secrète dans un État totalitaire, créée en 1959 à Varsovie, est très vite interdite. Dès 1963, Mrozek choisit l’exil et se voit déchu de sa nationalité cinq ans plus tard, quand les chars soviétiques envahissent Prague. Réfugié politique en France, ses œuvres sont portées notamment par Laurent Terzieff, qui jouera Les émigrés en 1975 dans une mise en scène de Roger Blin.

Aujourd’hui, en plein drame des réfugiés – une question dont les arts s’emparent à juste titre –, la pièce reprend toute son acuité. Mise en scène par les Kosovars Imer Kutllovci et Ridvan Mjaku, elle est servie par deux comédiens époustouflants, le Sarajévien Mirza Halilovic et le Moscovite Grigori Manoukov. On en avait vu la création dans le grenier du théâtre de la Reine blanche en 2016, endroit décati idéal pour la jouer ! On craignait de la revoir sur un plus petit plateau comme celui des Déchargeurs parisiens. Une totale réussite, les artistes ont eu l’ingéniosité de s’adapter à ce nouvel écrin. Amélie Meffre

Poster un commentaire

Classé dans La mêlée d'Amélie, Rideau rouge

Bussang et son théâtre populaire

Voilà plus de 120 ans que le Théâtre du Peuple anime le village de Bussang, niché au cœur de la vallée vosgienne. Comme à ses débuts, le lieu mélange amateurs et professionnels et accueille un public panaché. Avec trois pièces à l’affiche, jusqu’en septembre. Retour sur une aventure hors du commun.

 

C’est en 1895 que Maurice Pottecher, jeune poète, marié à la comédienne Camille de Saint Maurice, dite « Tante Cam », a l’idée d’installer un théâtre dans son village natal, Bussang (Vosges). Son père, Benjamin, à la tête d’une importante usine de fabrication de couverts est ouvert aux idées humanistes. En tant que maire, il fait construire un hôpital, une école et même une gare où le train arrive depuis Paris. Il va donc financer le projet du fils qui participera à l’essor de la vallée. Elle est alors dynamique en cette fin du XIXe siècle quand on compte, outre l’entreprise Pottecher qui emploiera jusqu’à 300 personnes, sept usines textiles et des thermes qui amènent nombre de touristes.

Une aventure villageoise
L’idée est d’impliquer la population locale dans la vie du théâtre, tant dans la construction de la grande bâtisse en bois, avec son célèbre fond de scène s’ouvrant sur la forêt, que dans la réalisation des décors et des costumes, l’administration et les représentations. Les menuisiers et électriciens se font régisseurs quand les ouvrières du textile confectionnent les costumes. « La Passion de Jeanne d’Arc », « L’Anneau de Sakountala », « L’Empereur du Soleil couchant », « Le Château de Hans »… : les pièces de Maurice Pottecher sont jouées par des membres de la famille, tels le célèbre chroniqueur judiciaire Frédéric Pottecher ou son père que l’on désigne comme le « Raimu vosgien ». S’y mêlent aussi des professionnels, tels « Tante Cam » ou Pierre Richard-Willm, une vedette de l’époque qui va participer à l’aventure et attirer un large public. Ils se chargeront de repérer et de former à la scène des habitants du village, de la directrice

©Jean-Louis Fernandez

de l’hôpital au secrétaire de mairie, mais aussi des ouvriers des usines.

L’utopie à l’œuvre
Pour devise « Par l’art pour l’humanité », Maurice veut bâtir « un théâtre à la portée de tous les publics, un divertissement fait pour rapprocher les hommes et gommer les clivages sociaux et culturels ». Au Théâtre du Peuple se côtoieront le bourgeois local, l’ouvrier comme le touriste et l’intellectuel. Comme le souligne l’historienne Marion Denizot, « Maurice Pottecher met directement en pratique sa conception théorique d’un théâtre populaire. Il définit un répertoire écrit pour le public local (…). Les sujets sont prioritairement issus (…) de ce que l’on pourrait nommer le « folklore local » ». Dans le courant hygiéniste de l’époque et dans une démarche paternaliste, Maurice Pottecher entend offrir à la population des « loisirs sains ». Ainsi sa première pièce jouée en 1895, « Le Diable marchand de goutte » dénonce le fléau de l’alcoolisme. La démarche d’œuvrer à la démocratisation du théâtre s’inscrit aussi dans les idéaux d’alors, défendus par de grands noms tels Jules Renard, Jacques Copeau, Charles Dullin, Louis Jouvet ou Romain Rolland. Ils viendront saluer à Bussang la naissance du premier théâtre populaire. Sur des intuitions,

©Jean-Louis Fernandez

convictions et ambitions portées et partagées ensuite par Jean Vilar.

Un pari gagné
Un siècle et deux décennies plus tard, le Théâtre du Peuple continue de défendre sa mission première en proposant un théâtre exigeant et accessible au plus grand nombre. Le répertoire s’est élargi dès les années 1970 avec des pièces du répertoire (Shakespeare, Tchekhov, Brecht…) et des textes contemporains. Nombre de metteurs en scène de talent en ont pris les rênes à l’image de Tibor Egervari, François Rancillac, Jean-Claude Berutti, Christophe Rauck, Pierre Guillois, Vincent Goethals ou depuis 2017, Simon Delétang. Maintenant, l’activité se déploie tout au long de l’année avec des spectacles et des stages. Ce théâtre chargé d’histoire attire encore aujourd’hui une foule importante de spectateurs, dont beaucoup ne sont pas des férus de théâtre. Amateurs et comédiens confirmés continuent à se côtoyer sur scène quand bénévoles et professionnels gèrent le lieu en pleine ébullition estivale. Une bien belle réussite ! Amélie Meffre

Du classique au contemporain :

Avec « La vie est un rêve » de Pedro Calderón de la Barca, le metteur en scène Jean-Yves Ruf plonge le spectateur bussenet en plein siècle

©Jean-Louis Fernandez

baroque, le Siècle d’or espagnol ! Écrite en 1635, la pièce est le chef d’œuvre de Calderon, emblématique des questions qui agitent le dramaturge : la force de la liberté contre les puissances du mal. Conte initiatique autant que fable politique, entre rêve et réalité, l’histoire mouvementée du jeune Sigismond. En terre de Pologne, un vieux roi quelque peu « timbré » de prescience, inflige à son fils un traitement inhumain : à craindre un futur comportement bestial, il en fait un animal ! Trois journées qui conduisent de la soumission à la révolte, un délirant enchevêtrement de quiproquos, mentaux et verbaux, sur les désirs et les passions, les fantasmes et les pulsions… Entre drame et comédie, une interprétation qui mêle comédiens amateurs et professionnels dans la tradition de Bussang ! Avec le jeune Sylvain Macia dans le rôle de Sigismond et l’affûté Thierry Gibault en roi Basile.

Pour basculer en totale modernité avec « Suzy Storck », le spectacle

©Jean-Louis Fernandez

en soirée… Sous un plafond de néons à la lumière criarde, une machine à laver et un monticule de linges pour seul décor, une femme, jeune épouse et mère de trois enfants, essore et lessive ses rancoeurs, explose le couvercle des non-dits et servitudes endurées, crie sa soif de liberté et d’une vie autre ! « La pièce nous plonge dans une situation intime, celle d’une femme au foyer qui va gripper les rouages de son quotidien », commente Simon Delétang, « qui l’a fait revisiter sa vie et les renoncements successifs qui la constituent ». Une parole frontale, une mise en scène minimaliste mais fort suggestive et captivante, une impressionnante Marion Couzinié dans le rôle-titre. Un texte puissant, une écriture au cordeau de Magali Mougel, une jeune auteure originaire des Vosges que le Théâtre du Peuple s’enorgueillit à juste titre de mettre sous les feux de la rampe, une première depuis la disparition du « padre » et fondateur, Maurice Pottecher. Yonnel Liégeois

Koltès, d’Avignon à Bussang :

Après le succès remporté au récent festival d’Avignon, dans l’enceinte de l’emblématique Caserne, « Moi, Bernard » franchit la ligne des Vosges pour s’installer en la prairie de Bussang. Disparu en 1989, compagnon de route de Patrice Chéreau, Bernard-Marie Koltès demeure l’un des plus grands dramaturges de notre temps ! Tout amateur de théâtre connaît, a vu ou applaudi au moins l’une de ses pièces : La nuit juste avant les forêts, Combat de nègre et de chiens, Roberto Zucco, Dans la solitude des champs de coton… S’emparant de

©Marc Philippe

sa correspondance (Lettres, un recueil paru en 2009 aux éditions de Minuit), Jean de Pange nous plonge avec tendresse et délicatesse dans les méandres de la vie de cet homme et dramaturge au destin si singulier ! Pas d’afféteries dans la bouche du comédien : les mots, rien que les mots et propos de Koltès, ses peurs, ses craintes, ses doutes, ses ambitions et ses échecs d’écriture, sa soif de vivre à Metz ou ailleurs : en Afrique, aux Amériques, au Portugal ! « Je ne l’ai jamais rencontré, mais il m’accompagne depuis le début de ma pratique théâtrale », avoue Jean de Pange. « Je fais le choix de traverser son existence fascinante, d’oser le « je » de Bernard tout en restant bien moi ». Entreprise réussie, dans une mise en scène de Laurent Frattale, la mise en lumière des temps forts de l’existence d’un homme révolté par la faillite de l’Occident. Qui brûle sa vie à la quête d’autres amours et d’autres cultures, d’autres continents et d’autres écritures. Un spectacle qui incite et invite à s’immerger à corps perdu dans l’œuvre de Koltès. Yonnel Liégeois

À voir : « L’impromptu », lectures de textes contemporains du monde entier par les équipes artistiques de l’été. « Tartuffe » de Molière, dans une mise en scène de Jean de Pange au Théâtre de la Rotonde à Thaon-Les-Vosges (bus gratuit aller-retour au départ du Théâtre du Peuple). « La place royale » de Corneille, dans une mise en scène de Claudia Stavisky, au Théâtre du Peuple de Bussang. « Faits d’hiver », cinq auteures et metteuses en scène présentent leur travail à Bussang, dans une expérience théâtrale inédite. 

À lire : Le Théâtre du Peuple de Bussang, cent vingt ans d’histoire, par Bénédicte Boisson et Marion Denizot (Éditions Actes Sud). Le Théâtre du Peuple, par Romain Rolland (préface de Chantal Meyer-Plantureux, Éditions Complexe). Un siècle de passions au Théâtre du Peuple de Bussang, par Frédéric Pottecher et Vincent Decombis (Gérard Louis éditeur). Théâtre populaire, enjeux politiques de Jaurès à Malraux, par Chantal Meyer-Plantureux (préface de Pascal Ory, Éditions Complexe).

À écouter : « Le théâtre de Bussang, une aventure villageoise ». Un documentaire d’Amélie Meffre, réalisé par Anne Fleury (1ère diffusion : 02/11/2016).

 

Poster un commentaire

Classé dans A la une, La mêlée d'Amélie, Pages d'histoire, Rideau rouge