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Oui, ou la vie en négatif

Jusqu’au 15/06, aux Ateliers Berthier-Odéon (75), Célie Pauthe et Claude Duparfait adaptent Oui, le roman de Thomas Bernard. Ils font leur miel du pessimisme actif de l’auteur autrichien. Ils se frottent aux affres d’un homme arraché au désespoir par la survenue d’une étrangère qu’il ne parviendra pas à sauver de l’abîme.

Le comédien s’adresse directement au public, assis en porte à faux sur une chaise, unique meuble sur le plateau nu, à ses côtés un sac poubelle. Mi narquois, mi renfrogné, il s’empare avec gourmandise de la langue ressassante et contournée de l’auteur, de ses formules aiguisées. Le narrateur de cette histoire a sombré dans une sorte d’impasse dont ne le sortent ni ses recherches scientifiques, ni la musique de Schumann, ni la sagesse de Schopenhauer,… Pour illustrer cet état, il cite une parabole de son philosophe de chevet  : « Par une froide journée d’hiver, un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir contre la gelée par leur propre chaleur. Mais aussitôt, ils ressentirent les blessures de leurs piquants, ce qui les fit s’écarter les uns des autres (….) de sorte qu’ils étaient ballottés entre les deux maux jusqu’à ce qu’ils trouvent une distance moyenne qui leur rende la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur vie intérieure, pousse les hommes les uns vers les autres mais leurs nombreuses manières d’être antipathiques et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau » (In Parerga et Paralipomena). Le ton est donné, personne ne peut sauver personne dans le monde gelé où vit le narrateur. Prostré dans sa maison à en devenir fou, dans sa haine envers la « société répugnante de cupidité, de stupidité », jusqu’à ce que l’arrivée d’une étrangère, originaire de Chiraz, le sorte de sa torpeur et lui redonne goût à la vie. Mais lui, que peut-il faire pour elle ?

Du monologue au dialogue

Célie Pauthe et Claude Duparfait n’en sont pas à leur première aventure commune avec l’écrivain autrichien. Ils avaient réalisé, en 2013, Des arbres à abattre, histoire tout aussi funèbre : un  homme raconte les obsèques d’une amie de jeunesse qui s’est donnée la mort… L’adaptation ici se focalise sur la relation entre le narrateur et la Persane rencontrée chez l’agent immobilier Moritz, seul ami du narrateur dans ce village de l’Autriche profonde. En périphérie, un personnage mystérieux, le Suisse, compagnon de l’étrangère. Il a acheté dans cette région un terrain humide et pentu pour construire à sa femme une maison de béton, dans la perspective, selon elle, de l’y reléguer. Dans le roman, la Persane n’est évoquée qu’à travers le monologue du narrateur. De coupes en réécriture, les artistes ont créé des dialogues entre les deux protagonistes. Ce court roman, inspiré d’une histoire vécue par l’écrivain, devient ici un requiem, un tombeau poétique. La comédienne iranienne Mina Kavani nourrit son personnage de sa présence décalée, son léger accent et des poèmes de Forough Farrokhzad égrenés en farsi.

Thomas Bernhard avait imaginé deux titres, Promenade et La Persane. La relation entre les deux êtres se noue dans des séquences filmées, souvenirs de leurs promenades dans la forêt de mélèzes. Des moments d’échange intense. Lui, ému par sa présence et sa fragilité, elle, se livrant sans jamais se sentir réconfortée. Elle se perçoit rejetée, exclue, perdue. « Tout est si sombre, je pourrais me perdre, j’ai froid (…) Je suis comme déchiquetée ».  Ils partagent pourtant leur passion pour Schumann en lisant ensemble les partitions, ils échangent sur Schopenhauer et elle lui fait entendre de la poésie persane. Plans larges de leurs déambulations sur les sentiers, gros plans sur le visage bouleversant de Mina Kavani doublent le récit de Claude Duparfait à la fois présent dans l’image et sur scène, le corps traversé par ces réminiscences fantomatiques. Comme aspiré par le spectre de celle qui n’est plus qu’une figure évanescente projetée sur le mur du fond.

Adresser la parole pour échapper à la folie

Dans son livre, Thomas Bernhard pose inlassablement cette question : comment survivre alors qu’on a été sauvé sans avoir pu en retour sauver l’autre ? Ce violent paradoxe est le moteur d’une écriture exutoire où il n’épargne personne et encore moins lui-même. Pour lui, « le monde est une sorte d’hiver » et l’être humain a besoin d’un manteau pour se réchauffer. La mise en scène file la métaphore du gel : malgré son grand manteau de mouton noir, la Persane n’est plus protégée de rien et sa disparition est matérialisée par un brouillard rampant qui monte insidieusement du sol et va jusqu’à engloutir le narrateur dans un froid mortel. Claude Duparfait endosse la fourrure que la défunte a laissée derrière elle, et, à travers lui le narrateur ne trouvera le réconfort qu’en verbalisant sa détresse. Le comédien semble dans l’urgence de nous adresser cette parole, puisée par l’auteur au tréfonds de la noirceur humaine.  « Lorsque je lis Bernhard, c’est comme s’il se mettait à me parler en direct« , dit-il, « il est là, en chair et en os, tout près de moi, avec son hyper exigence, son humour, son exagération érigée comme un art ».

Transporté par l’élan viscéral de l’écriture, Claude Duparfait l’incarne et la partage en direct avec le public. Quelle performance ! Par la mise en scène lumineuse de Célie Pauthe, dépouillée de tout artifice, au plus près de la tragique lucidité de Thomas Bernhard, la beauté de ce Oui transcende le désespoir distillé par Schopenhauer : « Vouloir vivre, faire effort et souffrir, telles sont les trois phases invariables de toute existence. La souffrance est d’autant plus vive que l’intelligence est plus éclairée ». Mireille Davidovici, photos Jean-Louis Fernandez

Oui, Célie Pauthe et Claude Duparfait : jusqu’au 15/06, du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h. Théâtre Odéon-Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès, 75017 Paris (Tél. : 01.44.85.40.40). Le texte est publié en Folio Poche (Gallimard).

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Terrasses, la terreur en acte

Jusqu’au 09/06, au théâtre de la Colline (75), Denis Marleau met en scène Terrasses. Un texte choral de Laurent Gaudé, la chronique des attentats de novembre 2015. Vivants et morts, témoins et proches des victimes, sauveteurs et soignants revivent la sanglante soirée. Dans une chronologie qui mêle présent et futur annoncé, les événements défilent : des prémices d’une belle journée ensoleillée au règne de la terreur, surgissent enfer et violence aveugle qui frappe au hasard.

Une jeune femme (Moi), a hâte de revoir son amoureuse (Toi), pour une nuit de tendresse : rendez-vous au café. Telle autre se réjouit de retrouver bientôt sa jumelle, venue spécialement de Barcelone pour fêter leur anniversaire commun au restaurant. Une jeune mère va faire la fête au Bataclan après une dispute avec son compagnon. Un garçon rejoint des amis à la terrasse… Ils et elles se racontent en longs monologues adressés au public sur le vaste plateau nu… Rien que du banal en apparence. Leurs destins, croisés avec ceux de figures plurielles au gré des événements, seront le fil rouge de la pièce, le chœur en écho.

Les chants du hasard

Comme un leitmotiv, les déplorations polyphoniques du chœur, âmes errantes, rythment les chapitres de cette tragédie annonçant que le pire a eu lieu et va encore avoir lieu sous nos yeux : « Il est là. Le Hasard. Il s’avance, descend la rue/ de son pas irrégulier, murmurant entre ses dents une chanson au refrain effrayant : « Toi, oui…/Toi, pas… » Mais qui l’entend pour l’instant ? / Qui se doute qu’il est venu pour régner/ et que c’est lui, désormais, qui va décider de nous, décider de tout ». Le temps est suspendu, du groupe se détachent des individus, à chacun son histoire… S’appuyant sur une solide documentation (sur ces événements du 13 novembre, la littérature ne manque pas), Laurent Gaudé a composé des personnages emblématiques. Il a brodé les mots de la tragédie sur la réalité brûlante et nous plonge dans le ressenti d’une multitude d’hommes et de femmes.

Il donne voie aux sensations et sentiments intimes des morts, blessés, rescapées des fusillades. On éprouve leur terreur, on entend à travers leurs dire les balles siffler, « ça tire, ça tire », les cris, les pleurs… On entend le premier policier arrivé sur les lieux, un pompier et une pompière dépassés par les événements, une infirmière affairée, un standardiste du centre d’appel bouleversé, des passants sidérés, des parents de victimes pressentant le pire, un membre du Raid qui sauve les otages du Bataclan, un médecin qui trie entre qui sera soigné ou laissé pour mort. La sidération de tous…

La parole se déploie, le sol se dérobe

À travers le chaos, dans des temps suspendus, jaillissent des phrases (souvent des monologues, quelques bribes de dialogues) dignes et simples, au-delà de la violence qui a avalé les vies. Laurent Gaudé infuse de la lumière et oppose à l’horreur l’indestructible résilience de l’humain, en consolation. « Nous resterons tristes longtemps mais pas terrifiés. Pas terrassés », fait-il dire à ces personnes réunies à jamais dans le malheur. Aucune outrance, ni larmoiements dans ces mots à flots tendus, déversés à n’en plus finir, endigués mais pas toujours. La mise en scène, très sobre, ne sombre pas dans le pathos. Le plateau qui se disloque petit à petit, par larges pans, mettant les acteurs en déséquilibre, suffit à marquer le naufrage. Discrète, la musique s’accorde aux ambiances, à l’instar des images projetées sur le vaste écran en fond de scène qui se contentent de suggérer. 

À éviter le spectaculaire et le sensationnel, le rythme cependant devient étale, au risque de rester à la surface des mots et de produire une certaine lassitude dans le public. Fort heureusement, se détachent des pépites, purs moments d’émotion, comme ce passant qui recueille le dernier souffle d’une jeune mourante, ou cette mère morte résolue à hanter le Bataclan en attendant d’y voir danser sa petite Lila qu’elle a abandonnée à deux ans à son père, ou cette mère éplorée qui reste pourtant debout… Les spectateurs sortent partagés au final de ces deux heures quinze de représentation. Certains émus jusqu’aux larmes par cette traversée de la terreur à fleur de peau, quand d’autres sont restés extérieurs à cette tragédie, présentée sans pourquoi ni comment au plus près du vécu de ses accidentelles victimes. Ce, en dépit des comédiennes et comédiens qui nous entraînent avec force conviction dans cette histoire terrible en résonnance avec l’actualité la plus immédiate. Mireille Davidovici, photos Simon Gosselin

Terrasses, Laurent Gaudé et Denis Marleau : Jusqu’au 09/06, du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 16h. Théâtre national de la Colline, 15 rue Malte-Brun, 75020 Paris (Tél. : 01.44.62.52.52). Le texte est paru aux éditions Actes Sud-Papiers.

Du 24/05 au 16/06, toujours à la Colline, Denis Marleau met en scène Le tigre bleu de l’Euphrate, un autre texte de Laurent Gaudé disponible aux éditions Actes Sud-Papiers.

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Trois larrons pour quatre vérités

Les 24 et 28/05, en région grenobloise (38), Jean-Louis Hourdin, Olivier Perrier et Jean-Paul Wenzel interprètent Tout augmente. Imaginée par les trois anciens larrons des Fédérés de Montluçon qui se retrouvent pour nous balancer leurs quatre vérités, une tragédie joyeusement grotesque. Un spectacle qui passe en revue un grand nombre de dérèglements du monde, de la préhistoire à nos jours !

Après Honte à l’humanité (1979), On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans (1993) et Trois Sœurs qui, en 2003, marquait le départ des Fédérés du Centre Dramatique National de Montluçon où ils officiaient depuis 1984, les trois compères (Jean-Louis Hourdin, Olivier Perrier et Jean-Paul Wenzel), toujours aussi gaillards, se sont réunis pour une nouvelle aventure. Le poids des ans a marqué les corps mais l’humour mordant de leur performance reste intact même si cette « histoire désolante de notre humanité », fil rouge du spectacle, se teinte de quelque amertume. « Notre seul but est de vous plaire toujours (…) et le grotesque enfin sera notre seule arme », annonce un préambule en alexandrins lu par Muriel Piquart, la jeune musicienne qui accompagne discrètement le trio.

Contrairement au titre de la pièce, Tout augmente, il ne sera pas ici question d’inflation, mais de pléonexie, une maladie qui mène l’homme à sa perte. Forgé à partir du grec ancien pleon (plein) et ekein (avoir), ce terme désigne une soif d’accumulation. Autrement dit, selon nos trois larrons, la cupidité des riches à exploiter les pauvres et à piller la planète. La critique du capitalisme, sous-jacente à cette traversée d’1h20 créée au Garage Théâtre (58), n’empêche pas les gaudrioles : de courts tableaux nous conduisent de la naissance de l’humanité jusqu’à aujourd’hui.

On retrouve Olivier Perrier, toujours aussi bonhomme, en couche-culotte, vagissant. Un clin d’œil à Honte à l’humanité où les trois acteurs, nus et affublés d’une queue de cochon, tétaient une truie nommée Bibi. Puis l’enfant grandit, élevé par un aigle (Jean-Louis Hourdin) et un jaguar (Jean-Paul Wenzel). Il devient un Tarzan dodu, assommant deux adversaires avec une matraque en caoutchouc pour leur dérober la peau de l’ours… Jean-Louis Hourdin, en élégant conteur, évoque la naissance de la vie à partir d’un être unicellulaire, notre ancêtre, et parle de « l’héroïsme désespéré de vouloir être un homme ». On passe de la parodie à la scatologie, avec la chanson du caca : « Il n’y a pas de caca juif, pas de caca musulman, pas de caca chrétien, le caca, c’est le caca ». Après ces considérations hautement philosophiques, on en vient à l’expression « caca boudin » : « Une invention enfantine de haut niveau pour définir tout ce qui est merdique dans la vie ».

En attendant le ruissellement des richesses, notre civilisation occidentale est mortellement infectée par cette pléonexie. Depuis les Anciens Grecs jusqu’à Bernard Mandeville avec La Fable des abeilles (1714), une satire  politique prônant l’utilité sociale de l’égoïsme. En passant par la parabole des thalers dans l’Evangile selon Saint-Mathieu, « celui qui n’a rien, se verra enlever ce qu’il a ». Heureusement, il y a Victor Hugo et son discours devant l’Assemblée nationale en 1849 : « On peut détruire la misère, une maladie du corps social (…) Tant que le possible n’est pas fait, le devoir n’est pas rempli ».  Ces propos sérieux sont émaillés de blagues potaches où excellent ces comédiens hors pair. Et les spectateurs les plus réticents, entraînés par les autres, finissent eux aussi par rire de bon cœur…

Il fallait oser cette farce décomplexée, menée par ces acteurs qui peuvent tout se permettre et qui ont l’art du retournement, du grotesque au tragique et aussi à la poésie… Assis sur un banc, ils se partagent le conte pessimiste de la grand-mère dans le Woyzeck de Georg Büchner : émotion garantie ! Mireille Davidovici, photos Jean-Yves Lefevre

Tout augmente, Jean-Louis Hourdin – Olivier Perrier – Jean-Paul Wenzel et Muriel Piquart au violoncelle : Le 22/05 à 20h30 au Garage Théâtre (58), répétition publique et gratuite. Le 24/05 à 20h30, au Pot au Noir (Rivoiranche, 38650 Saint-Paul-lès-Monestier. Tél. : 04.76.34.13.34), le 28/05 à la Maison-Ateliers (701 route du Château, 38170 Cornillon en Trièves. Tél. : 07.85.94.48.22). Pour ces trois dates, réservation fortement conseillée.

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Ulysse, au crible du féminin

Jusqu’au 08/05, au Vieux Colombier (75), Laëtitia Guédon propose Trois fois Ulysse. Commandé par la Comédie Française, un texte de Claudine Galea où le héros d’Homère passe au crible du féminin. Un chant d’aujourd’hui, un plaidoyer contre la guerre dans un habile tissage textuel, mais s’attaquer aux mythes ne va pas sans risque.

Et si le rusé, le courageux, le vaillant, le vainqueur de Troie n’était pas celui que l’on croit ? Au fil du temps, les regards changent et l’heure est au déboulonnage des statues. Ici c’est le mythe d’Ulysse qui est mis en pièce en trois temps, revu par Hécube, Calypso et Pénélope…. En trois tableaux encadrés par un chœur, les trois femmes tissent un portrait composite du héros de l’Odyssée. Un voyage spatio-temporel, depuis son départ de Troie, maudit par Hécube devant les ruines de la ville, à son arrivée à Ithaque, où l’attend sagement Pénélope, en passant par son long séjour dans les bras de Calypso…

Chaque épisode, rapporte une étape de l’Odyssée. De nombreuses références pourraient échapper au public, s’il ne connaît pas un peu le poème homérique. Mais l’œuvre ne se soucie pas de résumer le long périple du roi d’Ithaque qui après dix ans de guerre mit dix ans pour rentrer dans son pays. L’autrice et la metteuse en scène veulent renverser le discours car pour elles, dans ce récit d’hommes, les femmes, déesses, reines, princesses ou esclaves, ne sont pas des faire-valoir. « On pourrait être tenté de dire qu’elles sont devenues des héroïnes grâce à leur rencontre avec Ulysse », dit Laetitia Guédon, « j’ai eu envie de montrer, au contraire, que c’est Ulysse qui est devenu le héros que l’on connaît grâce à sa rencontre avec Hécube, Calypso et Pénélope ». Par ailleurs, autrice et metteuse en scène ont vidé le ciel des dieux qui, dans l’épopée antique, conduisent les destinées humaines. Et elles rendent aux personnages masculins leur part de déploration : les larmes ne sont pas réservées qu’aux femmes.

Hécube la sanglante

Claudine Galea donne pleine voix à la reine de Troie, épouse de Priam peu présente chez Homère si ce n’est dans le dernier chant l’Illiade, où Ulysse la trouve pleurant sur le tombeau de ses fils. Son chant, ici, est un cri de douleur d’avoir perdu presque tous ses enfants – dont Hector le plus célèbre – pendant la guerre ; un cri de rage d’être devenue l’esclave d’Ulysse ; un cri de haine d’avoir été métamorphosée en chienne. Selon la légende, après avoir ordonné aux Troyennes de crever les yeux du roi de Thrace, assassin de Polydore son plus jeune fils, et tué de ses propres mains les deux enfants du tyran, elle fut lapidée et métamorphosée en chienne. Elle remplit la Thrace de ses hurlements.

Clotilde de Bayser donne corps à cette longue diatribe percussive, devant les ruines de Troie, symbolisée par la tête monumentale et creuse du fameux cheval. Aboiements haineux contre la virilité du guerrier, semeur de mort, les paroles de la reine déchue, dans la droite ligne de son lamento dans Les Troyennes d’Euripide, ne sont pourtant pas celles d’une mater dolorosa. Avec des mots d’aujourd’hui, elle relève la tête. Orgueilleuse et prête à mordre quand Ulysse apparaît, elle redouble de colère, parfois au bord de l’hystérie… Et lui n’a pas grand-chose à lui opposer quand, sous les traits de Sefa Yeboah, il apparaît. Le héros victorieux qu’il incarne n’est qu’un timide garçon face à cette femme puissante dont le chœur vient prendre le relais, avec des chants venus de la nuit des temps.

Calypso la délaissée

Autre ambiance dans la grotte de Calypso ( l’envers de la tête du cheval ). La nymphe a recueilli un Ulysse naufragé, affamé, assoiffé : « Calypso le remet sur pied et tombe amoureuse —— folle ». Il restera sept ans dans l’antre confortable à s’ennuyer et dépérir. Elle ne sait que lui parler d’amour, et déplore le peu d’attention qu’il lui porte. Séphora Pondi apporte à ce personnage un peu statique toute la dérision que déploie le texte, musclé à la façon d’un rap : «  Calypso. — pourtant tout commence avec moi ton début c’est moi chant 1 vers 14 : Calypso le retenait dans son antre profond brûlant d’en faire son époux Calypso divine parmi les déesses le retient aux couloirs de sa grotte/ traductions masculines allusions virilement sexuelles/ aucune fille ne m’a encore traduite… ». Ulysse veut retrouver Pénélope à Ithaque et il déprime, prisonnier de cette figure féminine enveloppante (sens étymologique de Calypso)…

Pénélope l’énigmatique

Pénélope, chez Homère, n’apparaît que dans quelques lignes, seule son attente fidèle est brandie par les hommes. Ici, immobile et muette, assise sur un promontoire ( la tête du cheval de face), elle regarde Ulysse s’avancer vers elle, énonçant ses hauts faits, comptant les victoires et les victimes dont il porte le poids… Eric Génovèse joue ce héros fatigué et donne toutes ses nuances à l’écriture rythmée de l’autrice. A sa longue litanie, Pénélope réplique par le madrigal de Monteverdi : le Lamento de la Ninfa. La voix pure de la chanteuse et comédienne Marie Oppert dit mieux que les mots tout ce qu’elle a pu vivre et apprendre en vingt ans.

La mer toujours recommencée, personnage à part entière de l’Odyssée, figure ici sous forme de projections vidéo colorées, en fond de scène. Traits d’union entre les séquences, elles donnent à chacune sa tonalité : rouge comme le sang versé et l’incendie dans le premier tableau, bleu comme la grotte paisible mais aussi comme le blues d’Ulysse chez Calypso. Enfin, quand Ulysse parvient au rivage d’Ithaque, l’écran prend une teinte « vineuse », cette couleur incertaine et variable chantée par Homère… Les chants polyphoniques, religieux ou populaires allant du Xlllème au XXème siècle, portés par les jeunes interprètes du chœur Unikanti, font écho à la tragédie antique. Cette musique cosmopolite aux sonorités étranges en latin, grec, araméen, italien, vient ponctuer le passage d’une séquence à l’autre.

Tout converge à faire entendre une parole au féminin, contre le virilisme guerrier. Et, en filigrane, à travers une histoire d’autrefois, à évoquer les conflits qui ravagent aujourd’hui les côtes de Méditerranée. Une mer devenue le tombeau de tant d’Ulysse, comme le déplore Claudine Galea dans son beau poème dramatique Ça ne passe. Mais la mise en scène de Trois fois Ulysse reste un peu en deçà du texte et se contente d’un bel habillage sans que les comédiens parviennent à l’habiter autrement que par un jeu très extérieur. Le chœur, malgré sa qualité vocale et les subtils arrangements de Grégoire Letouvet, s’intègre mal à l’action et intervient comme l’oratorio d’un étrange rituel. Pourtant, à l’instar de sa Penthésilé,.e.s Amazonomachie, autre figure mythique revisitée par l’écrivaine Marie Dilasser, la démarche de Laetitia Guédon est audacieuse et vaut la découverte. La directrice des Plateaux sauvages et du Festival au féminin dans le quartier de la Goutte d’Or à Paris, s’appuie pour chacune de ses réalisations, sur des écritures fortes commandées à des autrices et auteurs.

Au final de Trois fois Ulysse, jusqu’au 8 mai à la Comédie Française, Laëtitia Guédon reprendra la mer à la rencontre de Nausicaa. Un spectacle musical composé par Grégoire Letouvet, sur un livret de Joséphine Serre. Suivons-là ! Mireille Davidovici, photos Christophe Raynaud de Lage

Trois fois Ulysse, texte Claudine Galea, mise en scène Laëtitia Guédon : Jusqu’au 08/05. Théâtre du Vieux Colombier, 21 rue du Vieux-Colombier, 75006 Paris (Tél. : 01.44.58.15.15).

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McCoy, des chevaux et des hommes

Les 15 et 16/02, au Théâtre de Caen (14) se joue On achève bien les chevaux. Bruno Bouché, directeur du Ballet de l’Opéra du Rhin, Clément Hervieu-Léger et Daniel San Pedro, de la Compagnie des Petits Champs, mettent en selle le roman d’Horace McCoy pour 32 danseurs et 8 comédiens. Impressionnante cavalcade

Il est étonnant que, jusqu’à présent, aucun chorégraphe n’ait porté au plateau ce roman noir, publié en 1935 et redécouvert grâce au film de Sidney Pollack, They Shoot Horses Don’t They ?,  en1970. Sujet idéal pour mêler, comme chez Pina Bausch, théâtre et ballet, il met en scène un de ces marathons de danse organisés à travers les Etats-Unis, au temps de la Grande Dépression. Suite la crise financière de 1929, et son cortège de chômage et de misère, ces concours qui pouvaient durer des semaines, voire des mois, permettaient aux participants de gagner quelques dollars ou, du moins, d’obtenir des repas gratuits tant qu’ils tenaient le coup au rythme infernal imposé à ce « bétail humain ». Horace McCoy (1897-1955) situe On achève bien les chevaux en Californie, et y parle des figurants prêts à tout, dans l’espoir d’être remarqués et de décrocher un contrat auprès d’éventuels producteurs de cinéma présents dans le public. L’écrivain et scénariste, écorne ici le rêve américain, exacerbé par le mirage de Hollywood.

Pour cette création très attendue, le trio de réalisateurs est parti du seul roman. « Nous avons d’abord déterminé des plans-séquences, puis inséré les dialogues. Peu de texte, la danse est privilégiée et le rôle principal, c’est le groupe ». 40 interprètes déboulent sur le plateau de l’amphithéâtre, aménagé comme un gymnase. Un peu perdus, houspillés par Socks, directeur et animateur du show, et Rocky son adjoint, ils cherchent un coin où se poser, avec leurs maigres bagages. Le temps d’entendre le règlement et les voilà partis pour danser jusqu’à perdre haleine. De cette petite foule, émergent des individus dont les destins croisés seront le fil conducteur de la pièce. Au milieu des couples, Robert et Gloria, venus seuls, s’apparient par nécessité, dans le même désir de sortir du lot. Leur histoire tragique dessine la trame principale de la pièce.

Danseurs et comédiens se fondent dans le même mouvement narratif, difficile de distinguer qui appartient au Ballet de l’Opéra du Rhin et qui à la compagnie des PetitChamps. Ils se glissent dans la peau des différents personnages, se distinguant les uns des autres par leurs gestuelles et leurs costumes. Les pauses, trop courtes, sont l’occasion de brefs échanges. Une danseuse tente un solo classique… Au fil des styles de danse, des derbys éliminatoires, d’une fête de mariage, de moments d’abattement ou de révolte, la fatigue s’inscrit dans les corps… Certains abandonnent, d’autres s’effondrent. Sous les yeux d’un public à la fois voyeur et complice, attisé par Socks, Daniel San Pedro en inépuisable bateleur à la solde de ce show de bas étage.

Quatre musiciens donnent le tempo : rock, blues, swing… Leur entrain contraste avec l’épuisement des danseurs. Ils citent et détournent avec talent des tubes intemporels. On reconnaît des airs du film Le Magicien d’Oz ou la chanson de Louis Armstrong What a Wonderful World… Marquant le pas, eux aussi, ils sont parfois relayés par des musiques enregistrées… Le petit orchestre reste présent tout au long du ballet, découpé en séquences ponctuées par les ambiances urbaines de la bande son avec le passage d’un métro. Des annonces égrènent le temps qui s’écoule, 63 jours et 1 500 heures de danse, puis le marathon est interdit, suite à une plainte de la Ligue des Mères pour le Relèvement de la Moralité Publique. En 1937, c’est le suicide d’une danseuse, à Seattle, qui mit fin à ces spectacles dignes des jeux du cirque romain.

Dans le cadre enchanteur de Châteauvallon, le 6 juillet 2023, la première mondiale avait subi les aléas du plein air. Les artistes ont courageusement fait face à une pluie torrentielle qui a inondé le plateau. Comme dans On achève bien les chevaux, « the show must go on », ils se sont remis en piste après vingt minutes d’interruption, encouragés par un public resté stoïque sous l’orage. Difficile dans ces conditions de reprendre la course. Mais ce galop d’essai fut plus que prometteur. Le chorégraphe et les metteurs en scène voient dans leur projet des résonnances avec nos crises contemporaines, « avec de lourdes conséquences pour les artistes indépendants ». Le spectacle rend aussi hommage à l’engagement physique des danseurs en remettant la fatigue au cœur même de leur pratique. Mireille Davidovici, photos Agathe Poupeney

On achève bien les chevaux, d’après They Shoot Horses, Don’t They? d’Horace McCoy. Adaptation, mise en scène et chorégraphie de Bruno Bouché, Clément Hervieu-Léger et Daniel San Pedro : Les 15 et 16/02, au Théâtre de Caen. Du 07 au 10/03, à La Filature de Mulhouse. Du 02 au 07/04, à l’Opéra de Strasbourg. Les 11 et 12/04, à la Maison de la culture d’Amiens.

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L’amour de l’art, ou l’art de détourner l’image

Jusqu’au 20/01 au Théâtre de la Bastille (Paris 11e) puis du 24 au 27/01 au 104 (Paris 19e), Stéphanie Aflalo et Antoine Thiollier proposent L’amour de l’art. Sous couvert d’une conférence sur l’art, le tandem facétieux s’amuse à balader le public d’un faux semblant à l’autre. Rires et interrogations sur la culture sont au rendez-vous.

On s’attend à du sérieux, avec ce titre emprunté à l’essai de Pierre Bourdieu et André Darbel sur les inégalités sociales de l’accession à l’art. D’autant que Stéphanie Aflalo inscrit ce spectacle dans un projet au long cours, Récréations philosophiques, qui entremêle théâtre et philosophie, réunissant ainsi les deux disciplines qu’elle a étudiées. Après Histoire de l’œil, adapté du roman de Georges Bataille, et Jusqu’à présent, personne n’a ouvert mon crâne pour voir s’il y avait un cerveau dedans, inspiré de la philosophie de Wittgenstein, la comédienne et metteuse en scène s’est associée à Antoine Thiollier pour créer en 2022 L’Amour de l’art, au Studio-Théâtre de Vitry.

Rien de philosophique, en apparence, chez ces deux médiateurs culturels un peu benêts qui se présentent maladroitement devant nous. L’une tirée à quatre épingles en tailleur rouge et escarpins façon années soixante, l’autre en tenue moins soignée. Ils nous font attendre sans raison puis, en guise de préambule, ils s’excusent d’éventuels dérapages dus à des « rétroversions » anatomiques ou des handicaps émotionnels. Syndromes qui affectent œil, bras, hanches, cerveau, continence urinaire, jusqu’à leurs prestations qui pourraient être « rétroversées « sous l’influence de l’observateur », à savoir le public.

Parodier les codes et détourner les images 

Après une trop longue entrée en matière, qui met cependant les spectateurs dans leur poche, Stéphanie Aflalo et Antoine Thiollier en viennent au fait. Ils se lancent, lasers en main, dans le décryptage de tableaux de maitres (Rembrandt, Chardin, Caravage…) et, faisant fi des références académiques, ils nous en donnent une lecture extravagante et anachronique, usant de digressions triviales pour illustrer leurs propos. Parmi les peintures, un bon nombre de Vanités, dont ils esquivent le message : memento mori, souviens-toi que tu es mortel. Ce défilé sinistre de crânes et d’ossements finit par déclencher une crise d’angoisse chez la conférencière… Effet comique garanti avec ce malin détournement d’images qui renvoie à la manipulation dont elles font l’objet, notamment sur les réseaux sociaux.

Ce n’était pas le but premier de cette réflexion sur l’art menée par Stéphanie Aflalo. Par ce simulacre de conférence qui s’appuie sur la cuistrerie langagière de certains guides souvent infantilisants, le spectacle se moque gentiment de la manière dont le musée, malgré une volonté́ d’inclusion, renforce par un discours « savant » un sentiment d’illégitimité chez les non initiés. « Ce qui m’intéressait, c’était de laisser de la place à des discours non contraints », dit la metteuse en scène, « et si les conventions du monde de l’art étaient ridicules ? ». Les deux compères tournent aussi en dérision leur propre aspect physique et vestimentaire, en particulier Stéphanie Aflalo qui se critique elle-même comme un tableau imparfait, avec un humour décapant. Elle nous rappelle les dérives d’un théâtre conceptuel en croquant un oignon : jusqu’où l’amour de l’art ne mène-t-il pas !

Nous ne verrons pas le dernier tableau à commenter. Les comédiens se contentent de nous le décrire, et petit à petit, s’élabore l’image d’une assemblée hétéroclite d’anonymes plus ou moins bien peints, éclairés ou flous… Scrutant la salle, ils nous renvoient l’image que les spectateurs offrent à leur vue… Les regardeurs regardés : belle rétroversion de focale ! Ce bel exercice de détournement, drôle et finement joué, se trouve parasité par les préliminaires laborieux et les commentaires racoleurs qui ramènent au jeu d’acteur. Dommage, car le rire est au rendez-vous et L’Amour de l’art renferme quelques piquantes pépites.  Et de quoi nous interroger sur le regard que nous portons et le discours que nous tenons sur la culture, notamment sur le théâtre. Mireille Davidovici

L’amour de l’art : Jusqu’au 20/01 au Théâtre de la Bastille (Paris 11e) puis du 24 au 27/01 au 104 (Paris 19e).

De L’amour de l’art à Notre vie dans l’art

Dans le cadre du Festival d’automne, Ariane Mnouchkine a confié les clefs du Théâtre du Soleil au dramaturge américain Richard Nelson. Qui propose jusqu’au 03/03, écriture et mise en scène, Notre vie dans l’art. Le sous-titre intégral de la pièce, interprétée par la troupe de la Cartoucherie ? Conversations entre acteurs du Théâtre d’Art de Moscou pendant leur tournée à Chicago, Illinois en 1923… Une journée de repos pour la troupe dirigée par l’emblématique et célèbre metteur en scène Constantin Stanislavski, l’occasion d’échanger pour les comédiens, entre une tasse de thé et deux verres de vodka, sur les bienfaits et aléas de ce cycle de représentations aux États-Unis ! Un spectacle donné en bi-frontal, qui autorise à jeter un œil sur l’assistance qui lui fait face… Et de repérer alors l’ennui, voire un certain malaise qui se propage à l’écoute d’échanges ni percutants ni convaincants, énoncés sans ferveur ni passion ! Du théâtre documentaire qui manque de puissance et de profondeur, alors qu’il y aurait tant à dire et à montrer sur Stanislavski, sur son parcours et son discours sur la place, l’enjeu et le jeu de l’acteur. Yonnel Liégeois

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Neige, ou l’appel de la forêt

Jusqu’au 22/12, au théâtre de La Colline (75), Pauline Bureau propose Neige. L’histoire d’une petite fille malheureuse qui fuit dans l’univers enchanteur d’une nature sauvage, peuplée d’animaux. Comme dans les contes de fée, un régal pour les petits et les grands !

De la verdure a poussé dans le théâtre, sous la verrière. Partout, de petits refuges pour les oiseaux et autres bêtes à plumes et à poils, sur le  mur, à l’entrée de la grande salle, une large fresque représente une forêt. Dans la salle, nous sommes enveloppés par des futaies projetées sur les parois. De même, le rideau s’ouvre sur des arbres, des fourrés, des feuilles mortes au sol. C’est dans cette ambiance qui sent bon l’humus que commence Neige

L’adolescence en marche

Neige se révolte contre sa mère, une femme d’affaire stressée. Elle la veut sage comme une image dans son tutu blanc : bien coiffée, performante à l’école et en danse classique. Elle ne comprend pas que sa fille n’est plus une enfant. Quand elle lui dit qu’elle a saigné pour le première fois, elle ne réagit pas et la rudoie pour des vétilles. Sur un coup de tête, la petite se coupe les cheveux et rejoint des amis dans la forêt… Mais cela ne se passe pas comme elle veut avec Chris, un camarade d’école dont elle est secrètement amoureuse. Tandis que ses parents et la police la cherchent, elle sera recueillie par un « homme des bois », lui aussi en rupture de banc suite à un accident du travail. Au milieu des chevreuils et des loups, Neige se réconcilie avec elle-même et avec sa mère à l’heure des retrouvailles. Elle quitte son tutu blanc comme un papillon sa chrysalide …

« J’avais envie d’écrire un spectacle qui soit à la fois un conte et un teen movie », dit Pauline Bureau. Son texte tricote avec l’imaginaire de Blanche-Neige en mode subliminal, avec la mauvaise mère (la marâtre), le père absent ( le mari occupé ailleurs) et l’homme providentiel qui recueille Neige (les chasseurs du conte de Perrault).  On pense aussi au film de Walt Disney. D’une grande justesse tant que l’histoire se place du point de vue de l’enfant, le récit devient pesant quand il s’attarde dans les scènes entre les parents. Pourquoi représenter les problèmes du couple ou justifier la maltraitance de la mère sur sa fille par celle qu’elle a subie, enfant ?

Merveilleuse nature

Les images ici sont plus importantes que les mots, elles parlent d’elles-mêmes en écho à la puissante symbolique des contes populaires. L’appartement des parents de Neige, avec son miroir, nous renvoie dans le monde illusoire et factice des villes, en contraste avec l’univers de la forêt. Ici la nature évolue au fil de l’histoire, marquant le passage de l’enfance à l’âge adulte de l’héroïne : de l’automne la morte saison à la glaciation hivernale où  Neige s’évanouit, puis au printemps, temps de la renaissance et de la résilience. Sur les écrans surgissent de partout, comme par magie, des chevreuils silencieux. Un loup vient menacer le père de Neige, lui signifiant qu’il n’appartient pas à ce monde paisible. La bête au contraire se montre amicale avec le chasseur. Les enfants, dans la salle jubilent à la vue de ces apparitions magiques, ceux du premier rang tentent d’attraper les flocons de neige qui tombent lentement sur la scène. Cette féérie est portée avec justesse par les comédiens, parties prenantes de ce monde onirique.

« Ce spectacle est sûrement le plus visuel que j’ai jamais imaginé », concède Pauline Bureau. « Emmanuelle Roy signe la scénographie sur la forêt et sur l’eau. On a travaillé sur des images, la musique, le silence, les états d’eau (neige, glace, brouillard, eau noire) ». Les effets spéciaux du maître magicien Clément Debailleul font merveille : les animaux se glissent subrepticement dans le décor. Des images sub-aquatiques, tournées avec les acteurs et projetées sur la citerne qui s’élève au milieu des bois, nous donnent l’illusion d’une plongée libératoire dans une eau matricielle. Un enchantement pour petits et grands, en ces périodes où l’on oublie parfois de rêver ! Mireille Davidovici

Neige, de Pauline Bureau : jusqu’au 22/12, au théâtre de La Colline. Les 11 et 12/01/24 au Théâtre Le Bateau Feu – Dunkerque (59). le 25/01 au Théâtre Le Cratère – Alès (30). Les 5 et 6/02, à la Scène nationale d’Alençon (61). Les 11 et 12/04 à L’Espace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône (71). Les 17 et 18/04 au Théâtre de Cornouaille, Scène nationale de Quimper (29).

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Médée, une femme dans tous ses états

Jusqu’au 25 novembre, au Théâtre de la Tempête (75), Astrid Bayiha propose M comme Médée. La tragique histoire d’une femme et de Jason, à travers le prisme d’une dizaine d’auteurs. « D’Euripide à Heiner Müller, en passant par Jean-René Lemoine ou encore Sara Stridsberg et Dea Loher, tout en suivant la chronologie, je tente de raconter Médée et Jason, à travers différents imaginaires que je mêle à mon imaginaire », commente la metteure en scène.

Qui est Médée ? Pour aider Jason à s’emparer de la Toison d’or, elle a tué son frère, trahi sa famille et son peuple.  Et si Jason l’a oublié, elle, non. Elle a encore son couteau, et bien affûté, elle a encore sa passion intacte. Exilée en Grèce, rejetée par Jason, elle commet, selon la légende, un acte de vengeance effroyable en tuant ses enfants. Monstre, sorcière ?  Ou juste une femme qui ne plaisante pas avec la loi de l’amour, qui refuse son sort et la trahison des hommes ? Astrid Bayiha ne donnera pas réponse. Ses Médée sont multiples : trois comédiennes et une chanteuse affrontent deux Jason, dans une succession de séquences orchestrées et commentées par Nelson-Rafaell Madel. Tour à tour coryphée, entremetteur, ange gardien, ce volubile meneur de jeu vient nous conter et commenter cette histoire d’amour et de sang versé.

Un chœur polyphonique

En préambule, apparaît Swala Emati. Majestueuse dans sa longue robe rouge ornée d’or, elle chante l’amour en sourdine. L’air créole Ti doudou chéri lanmou mwen, repris en chœur, accompagne l’entrée des artistes. Les comédiens évoluent avec grâce dans un décor dépouillé : un plateau nu prolongé au lointain par une estrade flanquée de tentures argentées, tantôt voiles du navire qui emporte les amants fugitifs loin de la Colchide, tantôt entrée du palais du roi Créon où Jason va épouser la princesse Créuse, tandis que Médée est brutalement chassée du pays. On ne verra ni n’entendra d’autres protagonistes que Jason et Médée, sous leurs différents jours littéraires. Aux textes français se mêlent chants et expressions en créole, brésilien, portugais et autres langues de l’exil.

Portrait en mosaïque

 Il y a la Maidai romantique et défaite du beau poème dramatique de Jean-René Lemoine qui ressasse son exil, son malheur et ses crimes : digne et élégante Fernanda Barth. La furie forte, blessée, bornée de Dea Loher est interprétée par la pulpeuse Jann Beaudry. Seule et abandonnée sur les trottoirs de Manhattan, elle boue d’une colère impuissante devant la gentille lâcheté de Jazon (Josué Ndofusu, veule à souhait), devant son infantilisme naïf quand il lui propose de partager sa vie avec sa future épouse. C’est une Médée meurtrie, qu’on retrouve à l’hôpital psychiatrique sous la plume de Sara Strisberg dans le lancinant monologue partagé entre la radicale Daniély Francisque et le Choryphée : « État de Médée : Ka palé san rété. A des propos incohérents, insensés, aberrants. Confuse. Mauvaise perception de l’espace et du temps. État de Médée : Ka chaché chapé di kò’y menm. Pa sa menm wè kò’y adan an glas. N’a plus la force de vivre ».

Celle de Heiner Müller, M. prendra le relais, toujours sous les traits d’une Daniély Francisque remontée à bloc. Combattante, elle déverse sa vindicte acide sur un Jason qui, ici, n’aura pas la réplique. Enfin, tous les acteurs réunis mêleront leurs voix pour raconter l’acte innommable de Médée : pas de sang versé ici mais, sous une lumière rouge, le récit de multiples infanticides, comme autant de faits divers d’aujourd’hui. Le chant d’amour du début, telle une berceuse nostalgique, clôt en douceur cet élégant spectacle, tout en nuances.

Racine fait dire à Médée: « Que me reste-t-il ? Moi – Moi, dis-je, et c’est assez ». Et, tout au long de la pièce, l’héroïne reste fidèle à elle-même, digne dans sa douleur, allant jusqu’au bout de sa haine et de sa révolte. Et nous, que retiendrons nous de cette histoire complexe, qui a traversé les époques sans prendre une ride ? Un portrait composite où Astrid Bayiha mêle habilement les écritures et les chants. Un procès intenté à Jason où, par la voix des autrices d’aujourd’hui, la balance penche surtout en faveur de Médée. Et si au soir de la première subsistaient quelques longueurs, si par endroits on voyait encore les coutures de ce subtil tissage textuel, le voyage en vaut la peine et nous incite à relire ces Médée. Mireille Davidovici

M comme Médée, d’Astrid Bayiha : jusqu’au 25/11, au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, route du Champ-de-Manœuvre, 75012 Paris (Tel. : 01.43.28.36.36).

Adaptation d’après : Médée, poème enragé de Jean-René Lemoine, Manhattan Medea de Dea Loher (trad. Laurent Muhleisen et Olivier Balagna), Medealand  de Sara Stridsberg (traduction Marianne Ségol-Samoy), Médée de Sénèque (traduction Florence Dupont), Médée d’Euripide (traduction Florence Dupont), Médée de Jean Anouilh, Médée-Matériau de Heiner Müller (traduction de Jean Jourdheuil, Heinz Schwarzinger, Jean- François Peyret, Jean-Louis Besson, Jean-Louis Backès).

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Morphé, de l’Hydre à la Villette

Jusqu’au 05/11, au théâtre Paris-Villette, Simon Falguières présente Morphé. Première création de la compagnie K-Simon Falguières au sein de son nouveau lieu, le Moulin de l’Hydre, la mise en scène porte la marque de cet espace. La scénographie reproduit l’atelier du Moulin et la fable s’inspire de l’esprit bucolique des lieux : la forêt, la rivière et la carrière de pierres.

Au lieu-dit Les Vaux, entre Saint Pierre d’Entremont et Cerisy-Belle Étoile (Orne), une ancienne filature, puis usine de pièces détachées, a été rachetée par Simon Falguières et des membres de la compagnie K en vue d’une « fabrique théâtrale ». D’un côté, un lieu d’habitation où six personnes ont élu domicile permanent – dont le metteur en scène et le directeur technique de la compagnie. En face, des ateliers de répétition, de construction de décor et bientôt une salle de théâtre…

Conteur né, l’auteur et metteur en scène nous embarque dans une de ses histoires à tiroirs, au-delà du temps. Seul en scène, vêtu d’un pantalon retenu par des bretelles, il apparaît dans la boite d’un théâtre de bois, constitué de hauts murs bruts. Il endosse le rôle d’un petit garçon : Pierre, huit ans, ne peut pas dormir. Il appelle sa maman, Masha, une grande actrice, représentée ici par une robe chamarrée reposant sur un mannequin métallique. Pour le bercer, elle lui raconte une histoire de son enfance, celle de la Baleine Bleue, un théâtre fondé par son père Rezzo, dans un lointain pays en guerre. Pour la distraire, Rezzo l’amenait dans le théâtre et, dans le ventre de La Baleine bleu, il lui jouait son dernier spectacle Morphé ou la naissance du monde.

Simon Falguières devient alors ce grand-père, un clown au nez noir, à la dégaine de pantin aux gestes saccadés, tout droit sorti d’un théâtre de marionnettes tchèque. Comme mu par des fils invisibles, le vieil homme joue une fantasmagorie peuplée d’animaux, bientôt envahie d’humains belliqueux sous les ordres d’un empereur d’opérette. Dans cette cabane enchantée, des trappes crachent balles et objets, un tiroir s’ouvre et se referme tout seul, recélant des dessins. Deux complices en coulisse réalisent ces trucages avec une précision d’horlogers. « C’était ça son spectacle », dit le narrateur, « il racontait qu’au commencement il y avait Kaos, qui engendra Gaya, la Terre, qui engendra Eros, Erèbe, les Ténèbres, et Nyx, la Nuit obscure ».

Au terme de cette genèse sans parole, descendant la chaîne de l’évolution, du poisson à la salamandre et au singe, on assiste à la naissance de l’homme avec son appétit funeste de pouvoir. « Qui sommes nous, les hommes ? », se demande Simon Falguières en manipulant de petites poupées blanches apparues entre les murs disloqués. Et pour finir, une note d’espoir : « Sur les décombres, des années plus tard, un baleineau revient ». Même si l’on se perd parfois dans l’emboitement de ces histoires, cette saga poétique d’une heure, destinée au jeune public est un hommage au théâtre des origines avec tréteaux, accessoires de fortune, dessins d’enfant, contes fantastiques et corps disloqué d’un vieux clown. « Nous sommes nés d’un émerveillement », conclut l’auteur. « Il y aura toujours des poèmes pour nous le rappeler. Des baleines bleues dessinées, émerveille toi ! ».

Issu d’une lignée de saltimbanques, l’artiste remonte ici à ses origines familiales. Il renoue aussi avec le clown Rob qui fut sa première création, jouée plus d’une centaine de fois. « Avec Morphé je veux retrouver ce travail, vers un personnage hybride. Mi clown, mi aède, mi sculpteur, mi danseur. Il s’agit pour moi d‘une recherche intime. D’un travail technique que j’ai toujours rêvé de reprendre ». Morphée, fils d’Hypnos (le Sommeil) et de Nyx (la Nuit) nous emmène au pays des rêves aux couleurs de l’enfance. Mireille Davidovici

Morphé, de et avec Simon Falguières : du 19/10 au 05/11, au théâtre Paris-Villette. Le 22/03/24, au théâtre du Château à Eu (76). Du 25 au 29/03, à la Comédie de Caen (14). Du 8 au 13/04, aux Transversales – Scène conventionnée de Verdun (55). Le 04/05, à Saint-Junien (87). Web : le site pour soutenir la création de la Fabrique théâtrale.

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Le retour de l’enfant prodigue

Jusqu’au 08/10, au Théâtre de la Colline (75), Laurent Mauvignier présente Proches. La première mise en scène de l’auteur, un psychodrame familial fondé sur la parole.

« Bienvenue Yoann », annonce une banderole. On s’apprête à fêter le retour de l’enfant prodigue, revenu après quatre ans passés derrière les barreaux. Un temps, père, mère, sœurs et beaux-frères demeurent figés dans l’attente tandis qu’un jeune homme arpente obstinément l’avant-scène, il décrit les lieux, le quartier : « Les zones pavillonnaires, on pourrait les reconnaître sans jamais y avoir mis les pieds » … Sa présence fantomatique hantera toute la pièce, rythmée par le choc d’une balle de tennis qu’il fait inlassablement rebondir au sol. C’est lui qui déplacera le décor mobile d’Emmanuel Clolus : un intérieur standard, gris, impersonnel, avec pour seule touche de couleurs, un bouquet de fleurs. Il regarde sans qu’on le voie ce petit monde s’agiter en parlant de lui, et commente sporadiquement d’un regard ironique. Arrive Clément, l’ex-amant de Yoann, un « proche » que l’on n’attendait pas.

Au fil des conversations, les personnages se dévoilent, avec leurs fragilités, leurs dissensions secrètes. Et ça parle beaucoup : d’abord pour meubler, pour s’exprimer, enfin pour blesser. De banalités en règlements de compte, les non-dits surgissent au grand jour, chacun y va de ses quatre vérités, jusqu’au chaos. Les fleurs répandues au sol, le vase brisé, une image simple figure ces retrouvailles avortées. « Mes premiers romans, par l’importance des monologues, cherchaient à trouver, par la langue, le moyen d’une incarnation des personnages », dit l’auteur. « Le théâtre (…) va plus loin que le roman, jouant de la simultanéité des paroles pour composer une sorte de partition, d’orchestration des malentendus (…) ». Les mots se bousculent, mais on ne s’entend pas. Parfois aussi, ça sort sans qu’on le veuille…

La partition de chaque personnage est composée au cordeau, d’une écriture à vif, qui fait mouche et nous saisit. Et les comédiens, dirigés avec justesse, portent avec talent et pudeur le drame jusqu’à son climax : une ultime révélation de Clément qui ne mettra pourtant pas fin à l’attente. Gilles David, d’une grande humanité, trouve la bonne distance avec ce père faussement fruste, et suffisamment d’humour pour éviter le pathos. Norah Krief se révèle, une fois de plus, surprenante en mère cinglante de vérité derrière des apparences anodines. Malou la parfaite (Charlotte Farcet) et Vanessa l’infantile (Lucie Digout) révèlent leurs jalousies de sœurs avec éclat. Les gendres, Cyril Anrep (Quentin) et Guillot Romain (Arthur) jouent à la perfection leur malaise au sein de leur belle-famille. Pascal Cervo (Clément, l’amant de Yoann) garde une froide réserve face à l’agressivité de classe des autres pour « sa gueule de prof » … Grâce à cette distribution hors-pair, nous entrons de plain pied dans le psychodrame familial.

Laurent Mauvignier, qui écrit régulièrement pour le théâtre (Ce que j’appelle oubli 2011, Tout mon amour 2012, Retour à Berrathammis 2015, Une légère blessure 2016), s’attelle ici pour la première fois à la mise en scène. Est-ce par souci de déréaliser les situations qu’il ménage, en pleine action, des apartés fantasmatiques, au ralenti, ou qu’il insère des flash-back où le fils fantôme intervient directement ? Ces procédés cinématographiques alourdissent et désamorcent les tensions implicites. Dommage. Malgré l’inquiétante présence de Maxime Le Gac-Olanié, pourquoi avoir incarné Yoann, ne serait-ce qu’en ombre à la fois angélique et maléfique ? Etait-il besoin de montrer visuellement qu’il tire les ficelles et manipule tout le monde, jusqu’au meubles de la maison ? Son absence complète n’aurait-elle pas eu plus d’impact dans le dévoilement progressif de son génie destructeur ?

De L’Orestie d’Eschyle, Œdipe de Sophocle à Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce (1990), le théâtre abonde de ces fils qui reviennent perturber l’ordre familial. Ici, on n’entre pas dans le tragique mais dans un drame psychologique classique : Yoann est celui qui fait voler en éclat l’amour de façade qui unit la parentèle… On pense aussi au mystérieux visiteur de Théorème de Pier Paolo Pasolini. La bonne idée de la pièce était justement l’absence effective de celui qu’on ne finira jamais d’attendre. Reste 1h30 de jeu tendu, par une brochette d’excellents acteurs, au service d’un vrai talent d’écrivain. Mireille Davidovici

Proches, texte et mise en scène de Laurent Mauvignier : jusqu’au 08/10, du mercredi au samedi à 20h, le mardi à 19h et le dimanche à 16h. Théâtre de la Colline, 15 rue Malte-Brun 75020 Paris (Tél. : 01.44.62.52.52). Les 12 et 13/10, au théâtre du Bois de l’Aune – Aix-en-Provence (13). Le 19/10, au Trident – Scène nationale de Cherbourg (50). Le texte est publié aux Éditions de Minuit.

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