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La naissance du « nouveau roman »

Rassemblés autour de Jérôme Lindon, aux éditions de Minuit, ils sont presque tous sur la photo, les auteurs du « nouveau roman » ! Une expression née sous la plume d’un journaliste du Monde, en mai 1957… Paru dans le mensuel Sciences Humaines (N°356, mars 2023), un article de François Dosse, historien des idées et épistémologue.

L’instantané est connu ; il réunit les écrivains du « nouveau roman » dans un portrait de groupe où l’on reconnaît autour de l’éditeur Jérôme Lindon, Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Nathalie Sarraute, Samuel Beckett, Claude Mauriac, Robert Pinget et Claude Ollier. Il manque néanmoins un appelé de marque dans ce groupe, qui vient d’assurer le succès de cette révolution littéraire en remportant en 1957 le prix Renaudot avec La Modification : Michel Butor, dont Jérôme Lindon guette en vain l’arrivée. Publiée en 1960, cette photo va cristalliser pour longtemps un phénomène qui, par-delà la diversité de ses représentants, sera connu sous l’appellation « nouveau roman ». Très divers par leur style et leurs sources d’inspiration, ces auteurs ont un point commun, celui d’être publiés aux éditions de Minuit par un grand accoucheur de talents littéraires.

Les écrivains du «nouveau roman» devant les locaux des éditions de Minuit à Paris, en 1959. De gauche à droite: Claude Simon, Alain Robbe-Grillet, Robert Pinget, Jérôme Lindon, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute.

L’expression « nouveau roman » naît sous la plume d’un journaliste du Monde, Émile Henriot, qui recense en mai 1957 deux ouvrages parus chez Minuit : La Jalousie de Robbe-Grillet et Tropismes de Nathalie Sarraute. Ce qualificatif, péjoratif pour le critique, va pourtant très vite devenir un étendard revendiqué, un label, objet de toutes les convoitises. Tout le monde veut en être et la dénomination s’impose dans la durée : le slogan est lancé et l’étoile de Minuit devient sa marque de fabrique.

La presse joue un grand rôle dans la cristallisation du phénomène « nouveau roman ». Madeleine Chapsal, qui réalise de grands entretiens dans L’Express, amplifie le succès auprès du large public de l’hebdomadaire. Elle crée même le prix de L’Express, décerné en décembre 1960 à La Route des Flandres de Claude Simon, et qui n’aura qu’une année d’existence. À partir de 1955, c’est Alain Robbe-Grillet qui devient le « conseiller littéraire » de Jérôme Lindon. Leur amitié constitue désormais le creuset de la production littéraire de la maison. En 1953, il publie Les Gommes, lancé par Jérôme Lindon comme un événement : « Attention citoyens ! Les Gommes, ce n’est pas un roman ordinaire, ni aussi simple qu’il le paraît d’abord ».

L’éditeur et l’auteur trouvent le critique idéal en la personne de Roland Barthes, à la recherche d’une nouvelle expression littéraire depuis la publication en 1953 du Degré zéro de l’écritureIl apprécie beaucoup Les Gommes où il décèle une sensibilité et une écriture répondant à ses vœux. Apprenant cette adhésion enthousiaste, Jérôme Lindon conseille à Jean Piel de demander un article sur le livre pour la revue Critique à Roland Barthes, qui exprime son engouement pour ce qu’il qualifie de « littérature objective ». Il voit en Alain Robbe-Grillet la réalisation de cette écriture blanche, autour d’un silence qui rompt radicalement avec la continuité du récit narratif classique, incarnant la modernité. Consacré comme auteur, Alain Robbe-Grillet devient le chef de file de cette école littéraire, érigeant sa stylistique personnelle comme l’expression d’une nouvelle écriture qui s’oppose aux anciens et à toute la tradition littéraire.

La partie est cette fois gagnée pour Jérôme Lindon, reconnu comme un grand éditeur. C’est dans ce contexte de réussite qu’Alain Robbe-Grillet persuade Marguerite Duras, alors autrice chez Gallimard, de publier chez Minuit, puis l’enrôle derrière l’étendard du nouveau roman, qu’elle récusera. Si le parfum d’unité stylistique émanant de la collection blanche étoilée exprime surtout les goûts de Jérôme Lindon, dont le principe est de n’éditer que ce à quoi il adhère, le « nouveau roman » traduit au plan littéraire une thématique qui va fleurir dans les sciences humaines à l’époque du structuralisme : l’effacement de la figure du sujet. François Dosse

Dès sa création, Chantiers de culture inscrit le mensuel Sciences Humaines sur sa page d’ouverture au titre des « Sites amis » : une remarquable revue dont nous conseillons vivement la lecture. Y.L.

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Faith Ringgold, l’art comme étendard

Jusqu’en juillet 2023, le musée national Picasso-Paris accueille Faith Ringgold. Black is beautiful, la première exposition en France de ses œuvres majeures. L’occasion de découvrir le talent de l’artiste américaine, son combat contre le racisme et le sexisme.

« La question était simplement de savoir comment être noir en Amérique. Il n’y avait aucun moyen d’échapper à ce qui se passait à l’époque (les années 1960) ; il fallait prendre position d’une manière ou d’une autre, car il n’était pas possible d’ignorer la situation : tout était soit noir, soit blanc, et de manière tranchée ». Faith Ringgold ne va cesser de revendiquer une culture propre aux afro-américains comme les artistes du mouvement Harlem Renaissance de l’entre-deux-guerres. Née en 1930 dans ce quartier bouillonnant de New-York, elle porte dès ses premières œuvres le Black Power en réalisant des affiches militantes à partir de compositions typographiques pour la libération notamment d’Angela Davis.

Elle dénonce encore le racisme ordinaire dans les années 1960 à travers le portrait de « Mr. Charlie » (« Blanc » en argot) avec, comme elle le décrit, « une grande tête souriante d’un Blanc condescendant » ou celui de Charlayne Hunter-Gault, première étudiante noire à entrer à l’université de Georgie. Dans « Die » (« Meurt ! »), elle peint une grande scène de tuerie entre Blancs et Noirs alors que le mouvement pour les droits civiques est fortement réprimé. Son « Guernica », comme elle le déclarera. Après avoir découvert en 1971 au Rijksmuseum à Amsterdam des peintures sur tissu, dites Tankas, Faith Ringgold multiplie des séries picturales textiles où elle aborde la question de l’esclavage. Elle se met en scène avec ses deux filles nues dans la forêt ou rend hommage à Harriet Tubman qui milita au 19e siècle pour l’abolition de l’esclavage, en dressant son portrait, entouré d’un texte qui rappelle son combat au milieu d’une tenture bariolée. Magnifique !

Dans les années 1990, elle propose des scènes imaginaires qui mêle les générations et les origines. Ainsi, elle pose pour Picasso devant « Les demoiselles d’Avignon » ou s’entoure dans un « Café des artistes » parisien de peintres afro-américains majeurs tels Aaron Douglas ou Jacob Lawrence qui côtoient Toulouse-Lautrec ou Van Gogh. « Avec “The French Collection”, je voulais montrer qu’il y avait des Noirs à l’époque de Picasso, de Monet et de Matisse, montrer que l’art africain et les Noirs avaient leur place dans cette histoire ». On ressort de l’exposition tout chamboulé par tant de créativité au service d’une cause, hélas, toujours d’actualité. Amélie Meffre

Jusqu’au 02/07/2023 au Musée national Picasso, 5 rue de Thorigny, 75003 Paris.

Faith Ringgold, Black is beautiful :

« Figure majeure d’un art engagé et féministe américain, depuis les luttes pour les droits civiques jusqu’à celles des Black Lives Matter, auteur de très célèbres ouvrages de littérature enfantine, Faith Ringgold a développé une œuvre qui relie le riche héritage de la Harlem Renaissance à l’art actuel des jeunes artistes noirs américains. Elle mène, à travers ses relectures de l’histoire de l’art moderne, un véritable dialogue plastique et critique avec la scène artistique parisienne du début du XXe siècle, notamment avec Picasso et ses « Demoiselles d’Avignon ». Cette exposition est la première à réunir, en France, un ensemble d’œuvres majeures de Faith Ringgold. Elle prolonge la rétrospective que lui a consacré le New Museum au début de l’année 2022 et est organisée en collaboration avec cette institution new-yorkaise ».

Cécile Debray, commissaire de l’exposition. Conservatrice générale du patrimoine, Présidente du Musée national Picasso.

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Bellorini réussit son suicide !

Au lendemain de sa création au TNP de Villeurbanne (69), Jean Bellorini présente Le suicidé à la MC93 de Bobigny (93). Jusqu’au 18/02, une pièce détonante de Nicolaï Erdman ! Entre musique et chants, banquet et dialogues épicés, un « vaudeville soviétique » qui fleure bon la critique sociale aux accents contemporains.

Sur les planches du TNP de Villeurbanne, le brave mais misérable Sémione Sémionovitch se découvre une petite faim en pleine nuit. Il se rend illico à la cuisine pour s’offrir une bonne tranche de saucisson de foie… Ce qui réveille son épouse, provoque une violente dispute et, de colère, la fuite du pauvre homme menaçant de se suicider ! Prise de panique, la femme alerte tout le voisinage, les uns les autres ne tardant point à flairer la bonne affaire pour plaider leur cause. Jusqu’à la victime présumée : lui qui n’est rien, ne pourrait-il point devenir enfin quelqu’un par ce geste désespéré ?

Entre humour et dérision, s’ensuit alors un engrenage infernal ! Ils sont venus, ils sont tous là à encourager le pauvre Sémione à commettre l’acte fatal : se donner la mort ! Une perspective qu’il envisage d’abord avec sourire et optimisme. Une façon pour lui de quitter la tête haute une vie de galère, ensuite d’être reconnu pour son audace par tout son entourage, de connaître enfin la célébrité ! Le constat est amer, en effet : la révolution bolchévique n’a guère changé son quotidien, hors les belles paroles et chimères professées par les apparatchiks ! Du pope au commissaire politique, chacun voit le parti à tirer du fait divers qui se profile à l’horizon… Il va sans dire que le propos de l’œuvre, écrite en 1928, n’eut pas l’heur de plaire au camarade Staline. Qui d’emblée interdit la pièce avant même les premières représentations et, en 1933, condamne au goulag Nicolaï Erdman, son sulfureux auteur.  « Vaudeville soviétique », le sous-titre est joliment bien choisi par Jean Bellorini, le metteur en scène et directeur du TNP de Villeurbanne ! Outre François Deblock, extraordinaire de présence dans le rôle-titre, comédiens – chanteurs – musiciens, il entraîne sa troupe au pas de charge, et sans temps mort, dans une extravagante épopée à la vitalité débordante.

Farandole rocambolesque, comédie désopilante, satire politique, Le suicidé nous fait beaucoup rire certes, mais pas que… Derrière la pantomime de personnages fantoches, caricatures des pouvoirs politique et religieux, avance masqué le désir mal formulé d’un être sans fortune à vivre dignement, tout simplement. À se sentir respecté dans ce qu’il est et pourrait devenir : un vivant, même comme un poulet qui continue à courir dans la cour la tête coupée, « même comme un poulet, même la tête coupée, mais vivre », affirme avec véhémence Sémione Sémionovitch devant un auditoire médusé. Et d’ajouter, « je ne veux pas (je ne veux plus, ndlr…) mourir : ni pour vous, ni pour eux, ni pour une classe, ni pour l’humanité » ! La vision du banquet final est symbolique d’une mise en scène qui oscille en permanence entre rire et désespérance, humour et cynisme, comique troupier et drame social. Et l’allusion ouvertement assumée à la tragédie contemporaine, la projection vidéo du suicide du rappeur russe Ivan Petunin opposé à l’invasion de l’Ukraine, inspire à chacune et chacun des spectateurs l’enjeu du combat pour la vie. Yonnel Liégeois

Le suicidé, de Nicolaï Erdman. Dans une traduction d’André Markowicz et une mise en scène de Jean Bellorini : jusqu’au 18/02 à la MC93 de Bobigny, en co-accueil avec le Théâtre Nanterre-Amandiers. Les 1 et 2/03 à La Coursive, Scène nationale de La Rochelle. Le 09/03 à l’Espace Legendre, Théâtre de Compiègne. Du 16 au 18/03 à La Criée, Théâtre national de Marseille. Les 12 et 13/04 à la Maison de la Culture d’Amiens.

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Frida Kahlo, peintre et icône

Jusqu’au 05/03, à Paris, le palais Galliera consacre une exposition à Frida Kahlo. Peintre de la couleur et de la douleur, belle et rebelle, l’immense artiste  était sa propre muse. Ses tenues exaltaient sa mexicanité. Plus tendance que jamais, son style a posé les bases d’une mode non binaire. Plongée dans l’intimité d’une icône.

Petite, on l’appelait Frida la Boiteuse, à cause d’une poliomyélite qu’elle avait contractée enfant. À 18 ans, elle survit à un accident, mais devra porter un corset toute sa vie. Allongée sur son lit de la Casa Azul, la maison bleue familiale qu’elle ne quittera finalement jamais, Frida peint. À travers ses autoportraits – « je me peins moi-même parce que je suis si souvent seule », écrit-elle –, elle met en scène sa propre vie, ses souffrances, ses errances, ses joies comme ses colères. Sa palette était un festival de couleurs pour dire sa douleur, du bleu azur au vert tropical, de l’orange velouté au rouge carmin. Elle convoquait une nature parfois hostile, souvent foisonnante, exubérante. Le plus frappant reste ce regard. Droit, noir incendiaire. Ce n’est pas nous qui la regardons, c’est elle qui nous regarde.

Sa vie est intimement liée à celle de Diego Rivera qu’elle épouse une première fois en 1929. Lui a déjà une solide réputation, ses murales, ses immenses fresques, colorent de multiples bâtiments officiels de Mexico. Leurs destins croisés semblent indissociables. Leur maison bleue, ouverte aux quatre vents, accueille tous les artistes et intellectuels européens et américains : Tina Modotti, André Breton, Léon Trotsky, Robert Capa, D. H. Lawrence… Frida et Diego partagent le même engagement politique communiste, mais chacun revendique sa propre sensibilité. Frida va très vite s’émanciper de la tutelle artistique de Rivera et s’affirmer, dans sa peinture comme dans sa vie.

Plusieurs espaces thématiques de l’exposition permettent de découvrir des facettes inattendues de l’artiste. Plus de 200 objets provenant de la Casa Azul sont ainsi exposés : photos, films, dessins, correspondance, tableaux, bijoux, robes, mais aussi ses prothèses médicales (corsets, chaussures orthopédiques), ses flacons de médicaments et de parfum, son maquillage, beaucoup d’objets personnels restés sous scellés depuis sa mort, en 1954. Il faut lire le catalogue, richement illustré et édité. Les collaborations d’Adrian Locke, de Circe Henestrosa, Miren Arzalluz ou Gannit Ankori dressent un portrait protéiforme de Frida Kahlo, évoquant avec pertinence son parcours à la fois artistique, intellectuel et politique. L’on comprend que sa garde-robe n’a rien d’anecdotique ou d’exotique. En revêtant des robes tehuana brodées, des rebozos (châles) aux couleurs chatoyantes qu’elle porte sur ses épaules, des corsages fleuris aux motifs géométriques, des colliers, des boucles d’oreilles, des bagues à chaque doigt, des fleurs dans ses cheveux tressés, elle porte haut et beau l’identité de la femme mexicaine, la Mexicana.

Lors de son séjour avec Diego à San Francisco, en 1930, elle est l’objet de toutes les attentions. Elle écrit à sa mère, un brin amusée, un brin ironique : « Les gringas m’adorent et sont fascinées par toutes les robes et les rebozos que j’ai apportés ; elles restent bouche bée à la vue de mes colliers de jade ». Mais ces tenues lui permettent aussi de cacher ses handicaps, ses corsets que parfois elle peint, ses bottines aux talons compensés. Derrière son port de tête altier, ses sourcils noirs qu’elle charbonne et épaissit rageusement, sa moustache qu’elle revendique (« De mon visage, j’aime les sourcils et les yeux. Pour le reste, rien d’autre. J’ai la moustache et, globalement, le visage du sexe opposé », écrit-elle), il lui arrive de se vêtir en homme, brouillant les repères, mêlant les genres, ne cachant jamais sa bisexualité.

En mettant en scène son corps, déstructuré, fragmenté, Frida Kahlo a influencé des grands noms de la haute couture : Karl Lagerfeld, Jean-Paul Gaultier, Alexander McQueen, Maria Grazia Chiuri, Yohji Yamamoto ou Riccardo Tisci. Ceux-là rendent hommage à cette immense artiste. Loin, bien loin des produits dérivés à son effigie, cette exposition remet à sa juste place cette icône féministe et avant-gardiste. Marie-José Sirach

Frida Kahlo, au-delà des apparences : jusqu’au 05/03, au palais Galliera , musée de la Mode de la Ville de Paris, 10 Avenue Pierre Ier de Serbie, Paris 16ème (Tél. : 01.56.52.86.00).

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La Shoah, aujourd’hui

Créée en 1923 sous l’impulsion de l’écrivain Romain Rolland, la revue littéraire Europe fête son centenaire. Au lendemain d’un colloque international, trois jours à l’ENS – rue d’Ulm, elle consacre son numéro de janvier/février à la thématique Enquêter sur la Shoah aujourd’hui. Par les textes réunis, une exploration de notre relation au passé pour penser notre présent.

À mesure que les derniers témoins de la Shoah s’éteignent, la littérature d’aujourd’hui continue à explorer cet événement et ses répercussions à travers une forme singulière qui en vient presque à constituer un genre à part entière : l’enquête. Après Dora Bruder de Patrick Modiano (1997), celle-ci s’est imposée avec Les Disparus de Daniel Mendelsohn (2006). Depuis, ces investigations, le plus souvent familiales, ont diversifié leurs formes. Certaines sont fictionnelles, quand d’autres relèvent de la non-fiction. Afin de mieux cerner les spécificités de ces enquêtes, il convient d’abord d’en retracer la généalogie.

Le besoin d’enquêter sur les victimes s’est en effet manifesté très tôt, comme en témoignent Le Convoi du 24 janvier de Charlotte Delbo ou l’échec de l’investigation que met en scène W ou le Souvenir d’enfance de Georges Perec. Mais ces textes ont aussi contribué, à leur manière, à l’avènement progressif d’un « nouvel âge de l’enquête » dans la littérature d’aujourd’hui. Les récits contemporains renouvellent volontiers leur écriture en se chargeant d’une mission : informer, documenter, inventorier, enquêter. Ces investigations contribuent aux inflexions les plus décisives de l’écriture contemporaine.

Elles participent, à leur manière, à la redéfinition des territoires respectifs de l’histoire et de la littérature, dont les frontières établies ont été perturbées au cours de ces dernières décennies, tant par les historiens que par les écrivains. Les récits d’investigation mettent en question les formes traditionnelles de l’historiographie à qui ils empruntent une partie de leur démarche pour les déborder depuis la littérature et inventer leurs propres méthodes. Pour ces œuvres, au demeurant, enquêter ne signifie pas combler un manque en faisant renaître les disparus mais faire apparaître leur disparition. L’investigation se charge à la fois des faits et de leur anéantissement, du témoignage et de ce qui en reste quand il a été détruit. Elle s’en charge et s’en fait responsable.

En ce sens, il convient de lui réserver une place primordiale dans notre présent. Car elle représente un moment essentiel de notre relation au passé que les textes réunis ici explorent chacun à leur manière. Jean-Baptiste Para, directeur éditorial

Enquêter sur la Shoah aujourd’hui : revue Europe, janvier/février 2023 (N°1125-1126, 316 p., 22€)

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Histoires d’ici et d’ailleurs, chapitre 1

C’est sous le signe de la variété des genres que s’est déroulée la rencontre littéraire du club de lecture de la médiathèque de Mézières (36). Essai, témoignage, bande dessinée, thriller, roman historique ou policier : il y en a pour tous les goûts ! Philippe Gitton

Enigma, de Dermot Turing (éd. Nouveau Monde, 402 p., 22€)

« J’ai été soufflé par le travail réalisé »,  explique Jean

Dans la salle de bain d’un hôtel bruxellois, un espion français photographie en 1932 les premiers documents décrivant une nouvelle machine à coder à priori inviolable : Enigma. Une machine que s’apprêtent à adopter les services secrets allemands. Quelques mois plus tard, avec l’aide des Français, un groupe de mathématiciens polonais entreprend de percer à jour le fonctionnement complexe de la machine. Malgré la défaite, Français et Polonais transmettent en 1940 leurs trouvailles aux Britanniques. À Bletchley Park se déploie alors une gigantesque entreprise de décodage.

Pendant ce temps, les U-Boote allemands mènent une traque dévastatrice contre les navires alliés qui ravitaillent la Grande-Bretagne. Si les messages de la marine allemande ne sont pas rapidement décodés, le Royaume-Uni ne tiendra pas. À Bletchley Park, l’un des cerveaux les plus brillants de l’histoire scientifique, Alan Turing, va apporter une contribution décisive… Passionné par l’histoire de son oncle, Dermot Turing a obtenu l’ouverture exceptionnelle des archives de la DGSE française, ainsi que des services britanniques et polonais. Pour la première fois, est ici racontée l’histoire complète d’Enigma : celle d’un extraordinaire passage de relais entre espions, scientifiques et militaires de trois pays.

La laitière de Bangalore, de Shoba Narayan (éd. Mercure de France, 304 p., 23€80)

« Ce livre permet de comprendre le rôle de la vache sacrée dans la vie indienne. Il donne des explications sur toutes les races »,  précise Chantal

Après plus de vingt ans passés aux États-Unis, Shoba rentre en Inde avec sa famille. Dans les rues de Bangalore, hommes d’affaires côtoient vendeurs à la sauvette, mendiants, travestis et… vaches ! Shoba se lie d’amitié avec Sarala, sa voisine laitière dont les vaches vagabondent dans les champs. Lorsqu’elle lui propose de participer à l’achat d’une nouvelle bête, commence une drôle d’épopée ! Acheter une vache en Inde n’est pas une mince affaire… Il y a des règles strictes et d’innombrables traditions à respecter. Comment choisir parmi les quarante races indigènes de bovins,  sans compter les hybrides ?

De foires aux bestiaux en marchandages sans fin, Shoba redécouvre l’omniprésence de l’animal dans la vie indienne : on boit son lait, on utilise sa bouse pour purifier les maisons, son urine pour fabriquer des médicaments… Dans une succession de scènes cocasses et émouvantes où les vaches ont le premier rôle, Shoba Narayan évoque aussi les mantras, Bollywood, la médecine ayurvédique, le système de castes. Elle dresse ainsi un portrait contrasté de l’Inde d’aujourd’hui.

Le monde sans fin, de Christophe Blain et Jean Marc Jancovici (éd. Dargaud, 196 p., 28€)

« Ce livre regroupe beaucoup de documentations. Il faut par conséquent du temps pour l’assimiler », commente Gilles

La rencontre entre un auteur majeur de la bande dessinée et un éminent spécialiste des questions énergétiques et de l’impact sur le climat a abouti à ce projet comme une évidence, une nécessité de témoigner sur des sujets qui nous concernent tous. Intelligent, limpide, non dénué d’humour, cet ouvrage explique les changements profonds que notre planète vit et quelles conséquences, déjà observées, ces changements parfois radicaux signifient. Jean-Marc Jancovici étaye sa vision remarquablement argumentée en plaçant la question de l’énergie et du changement climatique au cœur de sa réflexion.

Tout en évoquant les enjeux économiques, écologiques et sociétaux, ce témoignage éclairé s’avère précieux et invite à la réflexion sur des sujets parfois clivants, notamment celui de la transition énergétique. Christophe Blain, quant à lui, se place dans le rôle du candide ! Un pavé de 196 pages indispensable pour mieux comprendre notre monde, tout simplement.

Pièces détachées, de Phoebe Morgan (éd. Archipoche, 340 p., 8€95)

« Cette histoire est impressionnante par la tension permanente entre les personnages », décrit Gilles

Corinne, Londonienne de 34 ans, a déjà eu recours à trois FIV : cette fois, elle en est sûre, c’est la bonne, elle va tomber enceinte ! Découverte un matin sur le pas de sa porte, cette cheminée miniature en terre cuite n’est-elle pas un signe du destin ? Elle coiffait le toit de la maison de poupée que son père adoré, célèbre architecte décédé il y a bientôt un an, avait construite pour elle et sa sœur Ashley quand elles étaient enfants.

Bientôt, d’autres éléments de cette maison de poupée font leur apparition : une petite porte bleue sur le clavier de son ordinateur, un minuscule cheval à bascule sur son oreiller… Corinne prend peur. Qui s’introduit chez elle, qui l’espionne : la même personne qui passe des coups de téléphone anonymes à Ashley ? Y a-t-il encore quelqu’un en qui la jeune femme puisse avoir confiance ? Un premier roman aussi brillant qu’angoissant !

Entre fauves, de Colin Niel (éd. Le livre de poche, 384 p., 7€90)

 « En général, je n’aime pas les romans policiers, mais j’ai adoré celui-là »,  confie Yvette

Martin est garde au parc national des Pyrénées. Il travaille notamment au suivi des derniers ours. Mais depuis des mois, on n’a plus trouvé la moindre trace de Cannellito, le seul plantigrade avec un peu de sang pyrénéen qui fréquentait encore ces forêts : pas d’empreinte de tout l’hiver, aucun poil sur les centaines d’arbres observés. Martin en est convaincu : les chasseurs auront eu la peau de l’animal. L’histoire des hommes, n’est-ce pas celle du massacre de la faune sauvage ?

Quand sur Internet il voit le cliché d’une jeune femme devant la dépouille d’un lion, arc de chasse en main, il est déterminé à la retrouver et à la livrer en pâture à l’opinion publique. Même si d’elle, il ne connaît qu’un pseudonyme sur les réseaux sociaux et rien de ce qui s’est joué, quelques semaines plus tôt, en Afrique ! Entre chasse au fauve et chasse à l’homme, vallée d’Aspe dans les Pyrénées enneigées et désert du Kaokoland en Namibie, Colin Niel tisse une intrigue cruelle où aucun chasseur n’est jamais sûr de sa proie.

Poussière dans le vent, de Léonardo Padura (éd. Métailié, 640 p., 24€20)

« C’est très, très bien écrit. Un livre passionnant,  parsemé de nombreuses histoires »,  commente Chantal

Léonardo Padura est cubain. Il est né en 1955 à La Havane et il y vit. L’histoire débute en 1990,  un an après la chute du mur de Berlin, pour se terminer en 2016. C’est trente ans de la vie d’un clan, un groupe d’amis qui se sont connus au lycée. Ce roman historique traite de l’atmosphère pesante et de la vie difficile des cubains restés sur l’île, des effets déchirants de l’exil pour ceux qui ont choisi de partir, de la force de l’amitié et de la fidélité, mais aussi des trahisons. A travers la vie des héros, l’auteur nous fait voyager de Cuba aux États Unis, à Madrid, Barcelone, en Italie et un peu en France.

Le titre a une double signification : celui d’une chanson du groupe américain de rock  KANZAS célèbre dans les années 1970,  qui est souvent écouté par « les membres du clan » et qui est un lien entre les huit amis qui animent  le roman. Il correspond aussi aux cendres du principal héros dispersées à la source d’une rivière mythique qui alimente La Havane en eau. Le style de Padura, la diversité des thèmes traités, la maîtrise de l’intrigue et du suspense en font un roman émouvant et passionnant. 

Une solution pour l’Afrique, de Kako Nubukpo (éd. Odile Jacob, 304 p., 18€99)

« Ce livre, centré sur l’Afrique de l’Ouest, expose des solutions pour un défi majeur du continent africain »,  résume Michel

L’Afrique est soumise à un défi gigantesque : intégrer en une génération un milliard d’individus supplémentaires dans un contexte de faible productivité, de quasi-absence d’industrie, d’urbanisation accélérée, le tout coiffé par une crise climatique devenue permanente. Cette « urgence africaine » impose d’inventer un nouveau modèle économique. Elle fut trop souvent un continent cobaye, soumis à toutes sortes de prédations. Le huis clos inattendu de la crise du Covid-19 lui a permis de redécouvrir la richesse de son patrimoine.

Forte de cette leçon, elle doit désormais réinventer son développement en s’appuyant sur ses biens communs : mettre en place un néoprotectionnisme africain,  préserver ses ressources propres, assurer sa souveraineté alimentaire, monétaire et financière. Telles sont les pistes pour que l’Afrique se réapproprie son destin. Commissaire chargé du département de l’Agriculture, des Ressources en eau et de l’Environnement de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), Kako Nubukpo est économiste, opposant déclaré au franc CFA, directeur de l’Observatoire de l’Afrique subsaharienne à la Fondation Jean-Jaurès.

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Aragon, Elsa et la maison

Le 24/12/1982, Louis Aragon décède en son appartement parisien. Philosophe et professeur émérite de l’université de Grenoble, Daniel Bougnoux a dirigé l’édition des Œuvres romanesques complètes d’Aragon : quinze ans de travail pour cinq volumes. Avec deux événements majeurs, au lendemain du 40ème anniversaire de la mort du poète : le 19/01 à l’Institut du monde arabe à Paris, le 21/01 à la Maison Elsa Triolet-Aragon à St Arnoult-en-Yvelines (78).

Yonnel Liégeois – Disparu en 1982, Louis Aragon nous lègue une oeuvre considérable. Grâce à la chanson, sa poésie est mieux connue du grand public que son œuvre romanesque. Selon vous, un bienfait ou une injustice ?
Daniel Bougnoux – Les chansons tirées des poèmes d’Aragon (plus de deux-cents aujourd’hui) ont fait beaucoup pour la diffusion de son œuvre qui, pour moi-aussi, est d’abord entrée par les oreilles ! Cette mise en musique privilégie évidemment ses poèmes réguliers, et risque donc de donner de lui une image plus sage ou harmonieuse que d’autres textes, poétiques ou romanesques, qui se prêtent moins à la mise en chansons. Le chant constitue toujours pour Aragon le critère du bien écrire : il appelle poésie d’abord ce qui chante, et cette oralité heureuse traverse tous ses textes. Ce musicien avait l’oreille absolue !

Y.L. – A propos de Céline, on parle de révolution dans l’écriture romanesque. Qu’en est-il chez Aragon ?
D.B. – Si Aragon n’est pas repéré dans l’histoire littéraire comme un inventeur de formes, l’invention concerne en revanche chez lui les images dont fourmillent ses textes, les personnages ou les intrigues. C’est aussi quelqu’un qui toute sa vie s’est réinventé, ne réécrivant jamais le même livre, passant d’un genre à l’autre (la poésie, le roman, l’essai critique ou théorique, le journalisme…) avec une souveraineté déconcertante car il excelle dans tous, et il excelle surtout à les mêler, à les féconder les uns par les autres : Aragon ou la confusion des genres ! Le roman, terme qu’il inscrit dans quatre de ses titres, nomme justement cette orgie potentielle des mots, une sarabande de personnages et de situations telle qu’on risque, à première lecture, de perdre pied (dans « Les Communistes » ou « La Semaine sainte » par exemple) mais il faut perdre, « perdre vraiment pour laisser place à la trouvaille » comme dit Apollinaire, souvent cité par lui.

Y.L. – Selon vous, l’image du grand homme en littérature souffre-t-elle encore de celle de l’homme politique ?
D.B. – Il est certain que l’image et l’œuvre d’Aragon demeurent enfouies dans les décombres du communisme, dont il faut le désincarcérer pour lui rendre justice. Quel contre-sens d’en faire un apparatchik coupable d’avoir produit une littérature « aux ordres » ! Aragon n’a cessé de se battre, dans le surréalisme puis le PCF, pour élargir et renouveler la doctrine, pour faire entrer de l’air et du jeu là où les choses risquaient chaque fois de se figer en idéologie ou en recette. Son style autant que son personnage proposent, à chaque époque ou à chaque page, des leçons de non-conformisme, il est d’abord pour moi un professeur de liberté.

Y.L. – Quel premier roman conseilleriez-vous à un lecteur peu coutumier de l’écriture d’Aragon ?
D.B. – Il me semble qu’« Aurélien » (1944) ou « Les Voyageurs de l’impériale » (achevé en 1939) ont un charme prenant et irrésistible. A condition qu’on accepte, ou épouse, le temps de la rêverie c’est-à-dire de l’approfondissement d’une conscience qui se cherche, et médite, au fil de la plume : Aragon étudie par le roman la formation de la conscience dans l’homme, il s’en sert pour saisir « comment cela marche, une tête ». Admirable programme, toujours à reprendre !

Y.L. – En quoi Louis Aragon peut-il être encore parole d’avenir pour un lecteur du troisième millénaire ?
D.B. – Aragon a vécu avec le désir de l’avenir, c’est-à-dire de ce qui nous démentira, ou nous étonnera, et il met toute sa passion à guetter l’emploi que les hommes font du temps, et ce que le passage du temps nous fait en retour. Il n’y a donc pas prescription pour cela, non plus que pour des affects fondamentaux qui sont de tous les âges, l’amour, la jalousie, la fraternité, l’espoir ou le désespoir. Aragon est passé maître dans l’expression des sentiments, il sait fixer mieux que personne leurs délicates nuances. Or ces mondes charnels ou sentimentaux sont plus que jamais la chose à défendre dans une société où le profit et la consommation dominent.

Y.L. – Vous avez signé aussi un décapant essai, « Aragon, la confusion des genres ». Qui pose un regard critique, mais bienveillant et érudit sur l’œuvre et l’homme…
D.B. – Je tenais, en marge des cinq volumes de l’édition de La Pléiade (qui m’a occupé une quinzaine d’années), à dire ma propre relation à cette œuvre et à cet homme, avec lequel j’aurai eu moi-même « un roman » ! Et puis parler aussi du poète, ou de l’essayiste, confronter par exemple Aragon avec Derrida, avec Althusser au destin autrement tragique, ou encore avec les peintres, ou avec Breton. Le titre choisi, « Aragon, la confusion des genres », pointait aussi la question du genre sexuel : Aragon brouille les frontières entre le masculin et le féminin, et cela entre pour beaucoup dans l’attirance ou la détestation qu’il suscite. Bref, ce petit livre est un peu le « making of » des cinq volumes de La Pléiade, on y croise un Aragon plus intime, parfois choquant mais toujours très touchant. Le principe de la collection « L’un et l’autre » imaginée par J.-B. Pontalis, où un auteur est invité à dire ce que lui fait un autre auteur, me convenait parfaitement. Propos recueillis par Yonnel Liégeois

« Je réclame tout notre héritage humain« , Aragon – L’Algérie et le monde arabe : le 19/01/23 à 19h00, une conférence-spectacle à l’Institut du Monde Arabe de Paris.

Le  moulin de Villeneuve

Le moulin de Villeneuve, ou Maison Elsa Triolet-Aragon, est un ancien moulin à eau situé sur la Rémarde à Saint-Arnoult-en-Yvelines (78), entouré d’un parc de six hectares. Il fut construit au XIIᵉ siècle et remanié aux XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles. Acquis par le couple en 1951, il affiche aujourd’hui une triple vocation : un lieu de mémoire avec les appartements et le tombeau des deux écrivains, un lieu de recherche avec une bibliothèque de plus de 30 000 volumes, un lieu de création artistique contemporaine. Au lendemain du quarantième anniversaire de la mort du poète, une multitude d’événements sont programmés (conférences, concerts, expositions, spectacles…). Y.L.

La chambre d’Elsa : le 21/01 (de 18h à 21h), trois comédiens nous accueillent dans la chambre du couple. À partir des mots d’Aragon, un spectacle se déploie, ajusté à l’intimité des lieux.

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Stéphane Sirot, historien des grèves

Révolte des Gilets jaunes, grève des agents SNCF, manifestation des agents hospitaliers : lorsque divers mouvements sociaux secouent le pays, quel traitement les médias leur accordent-ils ? Les médias sont-ils encore un contre-pouvoir ? Le décryptage de l’historien Stéphane Sirot, enseignant à l’université de Cergy-Pontoise et spécialiste des mobilisations sociales.

Dominique Martinez – Comment analysez-vous l’évolution du traitement médiatique des sujets sociaux ?

Stéphane Sirot – La déliquescence de l’information spécialisée sur les questions sociales est une évidence. Hormis les grands mouvements sociaux, l’information sociale est reléguée au second plan ou bien souvent intégrée aux pages économiques – c’est le cas dans Le Monde ou dans Le Figaro. Mais le social ne disparaît pas que dans la presse, il disparaît également dans les programmes scolaires, et très largement dans l’enseignement de l’histoire à l’université. Il y a une dilution générale des questions sociales, qui sont de moins en moins traitées pour elles-mêmes et qui, lorsqu’elles sont traitées, le sont au travers des enjeux économiques ou politiques. Peu de collégiens et de lycéens sauraient vous donner une définition de ce qu’est un syndicat. La raison est simple, tout ça n’est guère expliqué : les programmes de sciences économiques et sociales au lycée ont fait débat dernièrement, notamment parce que leur angle est très économique et également très libéral. Alors que les aspects sociaux, qui ont pourtant longtemps fait partie intégrante de cet enseignement, ont été largement dilués, voire carrément évacués.

D.M. – L’arrivée des réseaux sociaux a-t-elle changé la donne ?

S.S. – Ils ont permis de fabriquer un système médiatique alternatif, avec les défauts qui sont les leurs. Les informations publiées ne sont pas toujours vérifiées, et ceux qui les font circuler le font en général auprès de personnes qui ont la même vision qu’eux : on entre alors dans une sphère de l’entre-soi. Du coup, c’est un peu comme si on avait deux entre-soi qui coexistaient, celui des grands médias (car ces médias sont également dans un entre-soi) et celui des réseaux sociaux, les deux ne se répondant que de façon très marginale. En même temps, ces réseaux sociaux, on l’a vu avec les Gilets jaunes, c’est une autre vision possible de l’information, qui peut participer de la construction d’un esprit critique et d’une réflexion sur ce qui est diffusé par les médias dominants, lesquels ne se réduisent d’ailleurs pas à de la propagande gouvernementale et économique.

D.M. – Comment analysez-vous le traitement médiatique du mouvement des Gilets jaunes ?

S.S. – Les grands médias ont donné la parole aux gens de la rue, ce qui est assez rare. On voit souvent les usagers, parfois les représentants syndicaux, les représentants du pouvoir, les éditorialistes et journalistes, mais rarement les acteurs directs de ces mouvements. Dans le mouvement des Gilets jaunes, on a vu débouler sur les plateaux télé les acteurs eux-mêmes, puisque le mouvement refusait d’avoir des représentants et assumait même d’avoir de la défiance envers les organisations politiques ou syndicales. La France d’en bas s’est donc imposée dans la sphère médiatique, ce qui est assez nouveau, comparé aux grands mouvements sociaux traditionnels qui, eux, ont des porte-parole, et sont encadrés par des organisations syndicales.

D.M. – L’évolution du paysage médiatique a-t-elle eu un impact sur le traitement des sujets sociaux ?

S.S. – Les grands mouvements sociaux ont toujours fait parler, écrire et débattre, notamment à la télévision. Ce qui a changé, médiatiquement parlant, c’est la multiplication des chaînes d’information où se succèdent des plateaux, 24 heures sur 24, avec des éditorialistes et des débats répétitifs. Cela a modifié le rapport de l’opinion aux mouvements sociaux. Les médias sont particulièrement attirés par le côté spectaculaire des conflits sociaux s’ils engendrent de la pagaille dans les déplacements et dans l’économie – tout ce qui rend les conflits télégéniques, avec un traitement superficiel et peu de débats de fond sur les revendications portées par les manifestants. On préférera parler de comment se déplacer sans train ou sans métro… et on tendra à chercher à délégitimer l’action gréviste qui n’aurait le droit d’exister qu’à la condition de ne pas être perturbatrice, en oubliant que sa nature même est précisément de rechercher la perturbation pour obtenir satisfaction sur quelque chose.

D.M. – Une remise en question est-elle possible ?

S.S.Les médias ne sont plus le quatrième pouvoir, ils sont devenus le pouvoir lui-même. Ce qui pose le problème des contre-pouvoirs d’une manière plus générale. C’est une des raisons de l’affaiblissement de nombre d’organisations syndicales que l’ordre dominant – c’est-à-dire les institutions – a réussi à intégrer à la sphère du pouvoir. Et ce qui explique que les organisations syndicales, qui n’ont pas réussi à constituer une alternative ni au discours ni à la société dominante, soient rejetées de la même manière que les politiques et les médias. Entretien réalisé par Dominique Martinez

En savoir plus :

Stéphane Sirot est historien, spécialiste de l’histoire des grèves et du syndicalisme. Il enseigne l’histoire politique et sociale du XXème siècle à l’université de Cergy-Pontoise et l’histoire des relations sociales à l’Institut d’administration des entreprises de l’université de Nantes. Il a publié Maurice Thorez (Presses de Sciences Po, 2000), La grève en France. Une histoire sociale, XIXe-XXe siècle (Odile Jacob, 2002), Les syndicats sont-ils conservateurs ? (Larousse, 2008), Le syndicalisme, la politique et la grève, France et Europe, XIXe-XXIe siècle (Éditions Arbre bleu, 2011), 1884, des syndicats pour la République (Éditions Le Bord de l’eau, 2014).

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Sucrée ou salée, la sauce ?

Ancien animateur culturel, féru d’histoire sociale, Jacques Aubert a publié un émoustillant recueil de chroniques. Pour Chantiers de culture, au gré du temps et des vents, il peaufine quelques billets d’humeur à l’humour acidulé. Précédemment publié, celui-là n’a rien perdu de sa pertinence en ces premiers jours de l’année nouvelle et à la veille de chaudes échéances sociales !

Comme on détient notre passe vaccinal, Jeanine et moi, hier nous sommes allés au restaurant.

– Et pour ces Messieurs-Dames qu’est-ce que ce sera ?

– Deux menus présidentiels, s.v.p.

 -Je vous amène la carte…

– Donc sur la page de droite vous avez du Macron, de la Pécresse ou les formules Le Pen-Zemmour. Je précise à notre aimable clientèle que ce dernier menu a eu les honneurs de la presse spécialisée

– Heu, non merci, on ne mange pas de ce pain-là ! Et puis, lorsque nous sommes venus il y a cinq ans, vous n’aviez plus que du Macron : on en a pris, il nous est resté sur l’estomac. Du coup, on préfèrerait la page de gauche

– Alors là, vous n’allez pas être déçus, on a un choix très varié ! Il y a du Poutou, de l’Arthaud, du Roussel c’est cuit au nucléaire mais on peut vous emballer les déchets… Il y a du Mélenchon, c’est vif, relevé, goût sud-américain… Du Jadot, que du bio, des fibres, des graines… Ou alors plus exotique, du Taubira ou de l’Hidalgo : ce sont des menus surprises, c’est plus tard qu’on sait vraiment ce qu’il y avait dans l’assiette

– A vrai dire on hésite, tout a l’air bon et on se demande s’il ne serait pas possible d’avoir un petit peu de chaque, mais dans une seule assiette ?

– Ah non désolé, c’est un problème de sauce ! Entre la verte, la rouge, la rose ça ne se mélange pas bien. Mais si vous pouvez patientez, dans cinq ans, on aura sûrement trouvé une solution

– Bon d’accord, si vous le dîtes, on repassera dans cinq ans. D’ici là, qu’est-ce qu’on mange ?

– De la vache enragée ! Jacques Aubert

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Tordjman, une précieuse marchandise

À l’aube de cette année nouvelle, Charles Tordjman reprend sa mise en scène de La plus précieuse des marchandises, la pièce de Jean-Claude Grumberg : les 5 et 6/01 à Metz (57), le 10/01 à Épinal (88). Un train dans la forêt, un bébé jeté du wagon… La poésie comme arme ultime contre la barbarie. Sans oublier la poursuite de Douze hommes en colère au Théâtre Hébertot (75).

Assis à l’orée de leur cabane, seul dans la forêt, un couple soliloque sur leur vie de misère. L’épouse pleure sur une maternité qui se refuse toujours, l’homme gémit sur l’impossibilité de subvenir aux besoins d’une bouche supplémentaire. Pauvres bûcheronne et bûcheron ne sont pas d’accord, « la chèvre du voisin fournira le lait nécessaire », rétorque la femme, le mari bougonne de plus belle devant la dépense à envisager. Pour couper court, seule distraction dans la solitude de l’immensité forestière, elle s’en va chaque jour regarder passer les trains sur la ligne de chemin de fer nouvellement construite. Jusqu’au jour où… Un paquet bien ficelé tombe du wagon de marchandises, un nouveau-né ! La plus précieuse des marchandises, une petite fille…

« Avec Jean-Claude Grumberg, l’auteur de l’ouvrage, je poursuis un compagnonnage au long cours », raconte Charles Tordjman, « j’ai déjà mis en scène plusieurs de ses textes : Vers toi terre promise, Moi je crois pas, Votre maman, L’être ou pas… Toujours avec bonheur et plaisir ». Le jour où il découvre La plus précieuse des marchandises, plongé dans sa lecture, l’homme de théâtre en rate son arrêt de bus et c’est le chauffeur qui l’informe du terminus ! « Un petit bouquin, mais un grand texte qui se refuse à faire de la Shoa un espace de lamentation ou d’horreur. Notre responsabilité première ? En parler, ne jamais cesser d’en parler aux jeunes générations qui ignorent l’histoire, contre ceux qui nient l’évidence ».

Pour surmonter l’horreur de la misère familiale et la terreur des trains de la mort dont chacun sait qu’Auschwitz est la gare centrale, Grumberg use de la forme et de la force du conte. Comme si tout cela n’avait jamais existé, tout spectateur sachant que le théâtre ment pour de vrai… « Vraie ou pas, l’histoire nous rappelle qu’au temps de la catastrophe, il y eut des Justes, qu’au tréfonds de la peur et de la noirceur la part d’humanité demeure », affirme avec conviction Charles Tordjman. Pauvre bûcheron, abhorrant les juifs de la tribu des « sans-cœur », ouvrira le sien à la petite fille amoureusement emmaillotée. à la plus précieuse des marchandises, à la vie !

Avec tendresse et délicatesse, Eugénie Anselin et Philippe Fretun mêlent leurs phrasés embués d’humour et d’amour. Tout est symbole, rien de naturaliste dans la mise en scène de Tordjman, « jouer à dire la catastrophe, chanter le désastre ». Juste une machine à coudre aux surprenants accents mélodiques et un minuscule piano pour laisser vaquer notre imaginaire et ne point réveiller le bébé… Qui deviendra une grande et belle jeune fille dont le vrai père, seul de la famille rescapé des camps, découvrira un jour le visage !

Sous forme de conte, la légèreté de la plume pour narrer ce qui relève de l’innommable, des images poétiques pour donner à voir ce qui relève de l’immontrable. Contre la barbarie, une plongée en humanité et fraternité partagées. Yonnel Liégeois

Les 5 et 6/01/23, 20h, à l’Opéra-Théâtre de Metz. Le 10/01/23, 14h30 et 20h30 à Épinal, auditorium de La Louvière.

À voir aussi :

Douze hommes en colère : Jusqu’au 29 janvier 2023, au Théâtre Hébertot (75). Dans une adaptation de Francis Lombrail, une mise en scène signée aussi de Charles Tordjman. Déjà plus de 300 représentations, la pièce de l’américain Reginald Rose à l’affiche pour une nouvelle saison, un chef d’œuvre cinématographique signé Sydney Lumet en 1957. Ils sont douze en charge de juger un jeune homme accusé de parricide. Un seul juré doute de sa culpabilité. Acquittement ou chaise électrique : le verdict exige l’unanimité…

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Godland, au cœur de l’Islande

Depuis le 21 décembre, s’affiche sur les écrans Godland. Présenté à un Certain regard lors du dernier Festival de Cannes, le film de Hlynur Palmason est une traversée insensée de l’Islande à la fin du XIXe siècle. Un western venu du froid, étrange et fascinant.

C’est un film étrange et fascinant. Un western venu du froid. Un voyage en milieu hostile, dans un paysage lunaire balayé par les vents et la pluie, secoué de spasmes volcaniques venus des entrailles de la Terre. Un pasteur danois, Lucas (Elliott Crosset Hove), est mandaté par ses supérieurs en Islande, alors sous colonisation de la couronne danoise. Il a pour mission de construire une église et de photographier la population. Il aurait pu arriver directement à bon port en bateau mais, on ne saura jamais pourquoi, il décide de débarquer à l’opposé de sa destination et de traverser l’île.

Flanqué d’un interprète et d’un guide, un petit groupe de quelques individus, tous islandais, se forme pour ce voyage. Lucas ne parle pas l’islandais. La langue va s’imposer comme une barrière naturelle mais aussi, imperceptiblement, comme un signe de domination. Conçu comme un diptyque, dans un format carré qui évoque celui des daguerréotypes dont se sert Lucas pour photographier, Godland se déploie dans la première partie comme une succession de peintures sur le motif, hypnotisantes ; puis, dans un second mouvement qui marque une rupture radicale, la nature passe alors au second plan, laissant entrevoir des relations humaines complexes, rudes. Hlynur Palmason filme cette fable au rythme lent de cette traversée, ne nous épargnant rien de la violence des éléments naturels comme des rapports humains. On éprouve dans notre chair cette pluie glacée qui s’abat sur les hommes et la terre ; ces rafales de vent qui soufflent et s’engouffrent par tous les pores de la peau ; la puissance des torrents qui emportent hommes et chevaux.

Conte philosophique et mystique, Godland est un film au réalisme magique, où les personnages apprennent à côtoyer la mort dans un mano a mano impitoyable avec la nature. Le réalisateur a réuni des acteurs dont le jeu atypique, énigmatique, ajoute une dimension mystérieuse à l’ensemble. Le bras de fer entre Lucas et Ragnar (Ingvar Sigurosson), entre ce prêtre et ce vieux loup des mers et des terres islandaises, est troublant, entre attirance et répulsion. Chez Palmason, les bêtes meurent parce qu’elles se perdent dans ces contrées infinies. Il filme alors leur décomposition au long cours, et l’on pense à cette pomme flêtrie filmée par Peter Greenaway dans Zoo… Marie-José Sirach

Trois questions à Hlynur Palmason

En quoi parler ou ne pas parler l’islandais ou le danois, refuser de parler l’une ou l’autre langue, à la fin du XIXe siècle, révèle-t-il les rapports de domination, de colonisation ?

– Jusqu’à très récemment, les Islandais devaient obligatoirement apprendre le danois. Si la plupart d’entre eux comprennent le danois, la réciproque n’est pas vraie. Les Danois ne s’intéressent pas à l’islandais, c’est une langue qui leur est étrangère. J’avais envie d’explorer cette question, avec les malentendus que cela peut provoquer. Si l’on pense à la colonisation et à l’indépendance de l’Islande, l’histoire est beaucoup moins terrible que pour d’autres pays colonisés. Il n’y a pas eu d’effusion de sang, rien de spectaculaire. Mon film est à l’image de cette histoire : c’est un drame, mais sans grand spectacle.

Vous filmez une nature puissante, hostile et pourtant spectaculaire. Comment le climat, en Islande, influence-t-il la terre et les hommes ?

– Si l’on remonte dans le passé, on mesure combien les gens autrefois étaient proches de la mort, de la nature. Les montagnes, le paysage, les hommes et les bêtes étaient façonnés par tous les éléments climatiques. Je voulais intégrer ce paramètre dans le film, que l’on ressente le tempérament de ce pays, que l’on mesure aussi le passage du temps, combien il affecte tous les éléments de la nature comme la nature des hommes.

La poésie est souvent présente dans la littérature islandaise, en particulier dans les romans noirs, tout comme dans votre film. Quels rapports entretiennent les Islandais avec la poésie ?

– C’est un poète qui m’a inspiré pour ce voyage, notamment ces vers : « Me voici abandonné de tout, sauf de Dieu… Même si Dieu n’existe pas. » L’Islande est effectivement un incroyable terreau littéraire. La littérature y a beaucoup plus la cote que le cinéma, les écrivains y sont bien plus admirés et vénérés que les cinéastes. Il n’existe aucune émission de cinéma à la télévision ou à la radio. En revanche, il en existe énormément qui sont consacrées à la littérature. Cela vient de notre très grande tradition de sagas et de récits, et les Islandais y sont particulièrement attachés. Propos recueillis par M-J. S.

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Voyage en Équipe

Aux éditions Solar, Pascal Glo publie L’Équipe 1000 Unes. Il n’est point de famille sans un ou plusieurs sportifs ou sportives. Avec ce bel ouvrage, le Père Noël y fera des heureux.

Commençons  par nous plonger dans la postface du journaliste Pascal Glo qui nous raconte de façon savoureuse la genèse de ce projet. « Il y a des cadeaux de Noël qui arrivent début janvier avec un parfum de décembre. Comme cette proposition du service éditions de l’Équipe : on voudrait te confier le projet d’un livre de fin d’année sur les 1000 unes de l’Équipe. Pas question de dire non ».

Passé l’enthousiasme de l’acquiescement vient le vertige, voici notre journaliste au pied du mur ou plutôt au pied de l’Everest ! Avant le travail rédactionnel, il s’agit tout d’abord de sélectionner 1000 unes parmi les 24.823 publiées entre le 28 février 1946 et le 31 juillet 2022… « Aussitôt une Une vient à mon esprit. Celle du 22 janvier 2009 où une jeune femme anonyme fut prise pour Laure Manaudou et affichée en grand. Inconcevable d’imaginer un tel ouvrage sans ce loupé. On peut la mettre ? Bien sûr, tu as carte blanche ». Il lui faut alors se plonger dans ses notes personnelles et les archives numérisées du journal pour choisir et départager les heureuses élues selon des critères subjectifs : exploits, drames, équipes, coupes de France sans oublier l’esthétique. Après « quatre semaines en immersion totale, le compte des mille Unes nuit au sommeil ». Mi-février il n’en restait que 1294 mais le plus dur reste à faire : éviter l’ordre chronologique et choisir des angles pour construire l’ouvrage de façon harmonieuse…

C’est une réussite : on peut le lire à sa guise, picorer un  commentaire, revenir en arrière, chercher nos idoles, nos équipes favorites au détour d’un chapitre ou simplement admirer les photos… Face aux Unes de légende, le journaliste remonte le temps pour nous conter l’évolution d’une discipline sportive ou une anecdote tombée dans l’oubli. L’hiver venant, on se régale des exploits de nos  « bleus blanc neige » avec notamment la médaille d’or de Karine Ruby aux JO de Nagano en 1998 pour la toute nouvelle discipline olympique, le snowbord, cinquante ans après la médaille d’or de Henri Oreiller en descente et combiné. « Les seigneurs des anneaux » mettent en lumière les médaillés récidivistes comme le nageur Mark Spitz sept fois médaille d’or, dépassé par son compatriote Michael Phelps qui en collectionnera huit !

Natation encore et « tout le bonheur des ondes »avec un joli hommage à l’entraîneuse Suzanne Berlioux qui a lancé Christine Caron, vice-championne olympique et recordwoman du monde en 1964, quarante ans avant « L’or Manaudou ». Kiki Caron était une idole nationale et à propos d’idole,  avec « Noah,  quelle saga ! », il n’est pas question que de Yannick mais aussi du père Zacharie et du fils Joakim. Il faut parler bien sûr « des pionnières, des battantes, des braqueuses » nos championnes d’Europe de Basket 2001 et 2009, de nos handballeuses médaillées en 1999, 2003, 2017 et aux Jeux olympiques de Tokyo en 2021. Tous les sports sont évoqués, que les amateurs de foot se rassurent, il est omniprésent au sein de différentes rubriques… Avec ce commentaire qui rappelle le bashing dont fut victime l’entraîneur Aimé Jacquet : « Persuadé que les Bleus ne pourront jamais remporter la coupe du monde 1998 avec Aimé Jacquet à leur tête, l’Équipe produit, dès 1994, plusieurs Unes ou éditos à charge ». Dont acte. Effectivement, on pouvait même lire « mourir d’Aimé »… Nobody’s perfect ! Chantal Langeard

L’ÉQUIPE 1000 Unes, de Pascal GLO (éd. Solar, 408 p., 35€)

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Parisiennes et citoyennes

Jusqu’au 29/01 à Paris, le musée Carnavalet donne droit de cité aux Parisiennes citoyennes. On les nommait pétroleuses, suffragettes, midinettes. Elles ont été résistantes, syndicalistes, artistes. L’exposition rappelle leur rôle, hier comme aujourd’hui.

La cause des femmes avance au rythme des révolutions. Celles de 1789, de la Commune ou de Mai 68. On pourrait même dire qu’elle les précède, annonciatrice de changements imminents dans la société. À chaque carrefour de l’histoire, les femmes sont toujours au rendez-vous. Même si parfois l’histoire n’y était pas. En parcourant l’exposition « Parisiennes citoyennes !» réalisée par Christine Bard, Catherine Tambrun et Juliette Tanré-Szewczyk, on mesure combien le combat pour les droits des femmes et leur émancipation a été semé d’embûches. Certes, longtemps elles ont été ignorées, invisibilisées, moquées, méprisées, caricaturées… Mais ce que l’on retient de cette exposition riche de documents et d’objets rares et précieux, c’est la joie, l’audace, l’irrévérence et la solidarité de ces Parisiennes qui, face à l’adversité, face au patriarcat, ont su inventer des formes d’action inédites.

Du « droit de cité » pour les femmes lors de la Révolution de 1789 à la loi sur la parité en 2000 ; de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne d’Olympe de Gouges au Deuxième Sexe, de Beauvoir ; du droit à l’instruction au droit de vote ; des grèves des midinettes en 1917 à l’occupation de l’usine Citroën où la militante Rose Zehner a été immortalisée par l’œil de Willy Ronis ; ou de leur engagement dans la Résistance à Mai 68, le parcours chronologique croise de nombreuses thématiques et permet une approche des plus didactiques et vivantes. Aux côtés de figures incontournables – Olympe de Gouges, Louise Michel, Camille Claudel, Joséphine Baker, Gisèle Halimi, Niki de Saint Phalle, Juliette Gréco –, on découvre l’itinéraire de Parisiennes moins connues ou anonymes dont l’engagement et le courage impressionnent.

Que ce soit lors des révolutions, de la Première Guerre mondiale, pendant la Résistance ; que ce soit dans les luttes pour le droit de vote ou syndicales, elles ont été tour à tour et à la fois citoyennes, communardes, suffragettes, paci­fistes, résistantes, syndicalistes, femmes politiques, militantes féministes, artistes et intellectuelles engagées, solidaires des femmes immigrées et de celles du monde entier. Organisées en associations, elles prennent la plume, éditent des journaux féministes, inventent des slogans, détournent des mots d’ordre. En 1925, le Conseil national des femmes françaises fédère 165 associations. Bien sûr, il y a des dissensions ; certaines associations penchent du côté d’une droite catholique, d’autres vers une gauche plus révolutionnaire. Mais elles ont un objectif commun : la citoyenneté.

Plus près de nous, Mai 68 va provoquer un électrochoc. Le Mouvement de libération des femmes (MLF), né en 1970, revendique le droit des femmes à disposer de leur corps et l’abolition du patriarcat. Sur les murs et « sous les pavés » de Paris fleurissent des slogans drôles et provocateurs : « Femmes boniches, femmes potiches, femme affiches, on en a plein les miches ! » Laissons le mot de la fin à Miss Tic qui, toute sa vie, a mis de la poésie dans les rues de Paris : « Mieux que rien, c’est pas assez. ». Marie-José Sirach

Jusqu’au 29 janvier, au musée Carnavalet, à Paris. De nombreuses soirées-débats sont organisées jusqu’au 21 janvier.

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Brecht et Rivat, une même voix !

Le 15/11 à L’Odéon du Tremblay (93) et le 18/11 au Théâtre Aleph d’Ivry (94), Mireille Rivat revisite l’univers chansonnier de Bertolt Brecht. Sur les musiques de Kurt Weill, Hanns Eisler et Daniel Beaussier, un récital et un livre-CD, De quoi l’homme vit-il ?, pour celle qui demeure fidèle à ses convictions : fraternité et solidarité.

Les années ont passé depuis cette époque que les ménagères de moins de cinquante ans n’ont pas connu… Celle des années 70 où la jeune Mireille fait un tabac à la télé au « Jeu de la chance » de Raymond Marcillac !

Depuis lors, la « chanteuse, comédienne, auteure et metteur en scène » n’a pas varié d’une virgule dans son propos. « Y a-t-il un autre chemin que d’être solidaire, donc révoltée ? Être artiste, ce n’est pas un fond de commerce, être artiste c’est réfléchir au sens de ce que l’on fait, au message qu’on souhaite faire passer. Ma vision du monde, aujourd’hui, c’est de se battre contre les règles du jeu dessinées par les financiers. Tout cela dans une certaine joyeuseté… Je suis une passeuse d’histoire et c’est dans ce cadre que j’essaie d’y mettre une touche, un regard, un son, une voix ». D’où l’envie prenante de Mireille Rivat à revisiter l’univers chansonnier de Brecht, ce grand homme de théâtre que l’on ne joue plus guère de nos jours…

« Dans un monde terriblement changé en ses desseins collectifs, Bertolt Brecht demeure pourtant un classique qui ne dort que d’un œil », soulignait avec justesse l’éminent critique Jean-Pierre Léonardini, lors du récent festival d’Avignon. « Ses poèmes, un hasard malicieux les rappelle à notre bon souvenir : de sa voix nette et chaude – aussi bien dans Je suis une ordureComme on fait son lit ou la Ballade des pirates, entre autres rugueux chefs-d’œuvre – , Mireille Rivat distille les mots du jeune poète aux accents voyous en toute complicité ! ». Lors d’un passionnant et fort instructif entretien au mensuel La Vie Ouvrière/Ensemble (N°8/Octobre 2022, NDLR), la petite dame au grand talent le confesse à notre confrère Jean-Philippe Joseph, « Brecht est en quelque sorte le liquide amniotique dans lequel je baigne en tant qu’artiste ». Et d’ajouter, sans fausse pudeur pour ces camarades de luttes et manifs, « mon éducation politique s’est faite davantage au contact de ses écrits que des slogans partisans »…

La petite fille d’immigrés espagnols sait de quoi elle parle. Un père, « résistant à l’âge de 17 ans » et ouvrier aux usines Berliet de Vénissieux (69), une enfance pauvre mais aimante. Et la gamine chante, depuis sa plus tendre enfance. Pratiquant ensuite le cirque en Bulgarie, le théâtre avec Roger Planchon à Lyon et Gildas Bourdet au Havre, enchaînant les rôles sur scène et les tournages pour le cinéma. Sans nostalgie sur les temps de vache maigre qui se profilent à l’horizon, toujours fière de sa vie d’artiste ! « Je n’ai plus de carrière à défendre, mais je n’ai pas envie que des répertoires meurent. Les média anéantissent, ignorent l’histoire populaire ». Même si elle a bien conscience qu’une ritournelle ne changera pas à elle-seule la face du monde, la rousse chantante n’en démord pas. « Il faut relancer l’espoir social, les luttes et les chansons de lutte traduisent cette vitalité du peuple ».

Un répertoire, une histoire dont les organisations syndicales et politiques, à ses yeux, ne sont pas assez curieuses, « il ne s’agit pas de faire dans la nostalgie, il importe d’abord de convoquer et de ré-évoquer ces périodes essentielles pour nos droits ». Car la dame de scène use du « nous » avec justesse : pour l’intermittente du spectacle qu’elle est, sans différence avec les autres salariés, le problème est le même pour tous, celui du monde du travail. La chanteuse et comédienne l’affirme, persiste et signe, il n’est donc pas question de baisser les bras, réduire la sono ou couper le micro : sans relâche, continuer à défendre et chanter ses droits, artiste ou non…

Nous vous prions instamment, ne dîtes pas : c’est naturel, devant les événements de chaque jour.

À une époque où règne la confusion, où coule le sang, où on ordonne le désordre, où l’arbitraire prend force de loi, où l’humanité se déshumanise,

Ne dîtes jamais : c’est naturel, afin que rien ne passe pour immuable.

Bertolt Brecht

Jamais déconnectée de l’actualité, les paroles de La complainte de la paix toujours en mémoire, Peuples, vous êtes vous-mêmes le destin du monde / Souvenez-vous de votre force / Nous, les millions d’hommes, serons-nous plus puissants que la guerre ?… Telle est Rivat la rousse, la diva révoltée ! Yonnel Liégeois

De quoi l’homme vit-il ? Le 15/11 à 20h30 à L’Odéon du Tremblay, le 18/11 à 20h30, au théâtre Aleph d’Ivry-sur-Seine. Le livre-CD au titre éponyme (20€), superbe objet musical et littéraire, disponible à l’adresse courriel : rivatmireille@gmail.com

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André Benedetto, hommage

Édité par la Revue d’histoire du théâtre, André Benedetto, la chute des murs rend hommage au fondateur du Théâtre des Carmes en Avignon. Explorant l’apport trop méconnu du dramaturge à l’art théâtral, ce riche ouvrage collectif révèle son engagement sans compromission.

Le 13 juillet 2009, en plein cœur du Festival d’Avignon, on apprenait la mort d’André Benedetto. Cette année-là, il jouait dans son Théâtre des Carmes, qu’il avait fondé au début des années 1960, la Sorcière, son sanglier et l’inquisiteur lubrique.

Sa disparition soudaine marque la fin d’une histoire, d’une aventure théâtrale audacieuse, à contre-courant du théâtre bourgeois qu’il conspuait, dès 1966, dans un manifeste où il revendiquait « les classiques au poteau » et « la culture à l’égout ». Plus qu’une simple provocation, l’affirmation d’un théâtre populaire, écrit sur le vif de l’Histoire, joué par des comédiens professionnels et amateurs. Dans le théâtre de Benedetto, on croise des Palestiniens, des Vietnamiens, des Africains-Américains, Che Guevara, Rosa Luxemburg, Nelson Mandela ou Giordano Bruno. Mais aussi des dockers, des cheminots et toutes sortes de prolos. Sans oublier les représentants du grand capital.

Dans le théâtre de Benedetto, on parle, on entend la langue de la révolte et de la solidarité. Cette langue emprunte à l’espagnol, à l’italien, à l’occitan, au français. Jamais, au grand dam des puristes de la diction académique, son théâtre ne cherche à masquer son accent, un accent qui charrie la dialectique marxiste, révolutionnaire. Que ce soit dans Emballages, Napalm, Statues, Zone rouge, la Madone des ordures, les Drapiers, le Siège de Montauban, MandrinGeronimoJaurès, la voixUn soir dans une auberge avec Giordano Bruno… ou encore Médée, son théâtre casse les codes, manie la dialectique. Ses personnages sont nos semblables, nos frères de colère et de combat, des personnages qui foncent, hésitent, se trompent, recommencent, refusent l’ordre établi, l’injustice, ne se soumettent pas. André Benedetto ne nous a pas légué un théâtre clés en main pour révolutionnaires en panne d’utopie. Son théâtre dérange, nous dérange, car il n’hésite pas à nous mettre face à nos propres contradictions.

André Benedetto n’est pas le créateur du off d’Avignon, il est le créateur d’un théâtre politique et poétique, qui emprunte à la langue populaire, paysanne, prolétaire, révolutionnaire. Une langue où l’humour s’invite là où on ne s’y attend pas, où l’autodérision est présente, y compris dans les moments les plus tragiques ; une langue poétique qui n’assène pas mais révèle et s’adresse au public sans flagornerie. Dès son installation, la troupe de Benedetto joue dans les rues de la cité et hors les murs de la ville, pratiquent la « décentralisation » en s’invitant dans les quartiers populaires et forcément excentrés, là où la bourgeoisie avignonnaise ne s’aventure pas, dans cette fameuse « zone rouge »…

L’ouvrage est un « cahier » édité par la Revue d’histoire du théâtre. Petit par son format, il s’avère d’une grande richesse, tant par les contributions de Lenka Bokova, Kevin Bernard, Émeline Jouve et Olivier Neveux que par les documents et photographies inédits qu’il contient. Marie-José Sirach

André Benedetto, la chute des murs, un cahier de la Revue d’histoire du théâtre (144 p., 11€).

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