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Les foulées de la mort

Au Théâtre du Troisième Type, le théâtre des 3T à Saint-Denis (93), le Morbus théâtre présente 2h32. Une pièce de Gwendoline Soublin, un hommage à Zenash Gezmu, la jeune marathonienne qui fut victime d’un féminicide en 2017. La course à pied en symbole de solidarité.

Pour que le nom de Zenash Gezmu ne bascule pas dans l’oubli définitif, le Murbus théâtre propose un spectacle au titre insolite, 2h32. On peut y ajouter 48 secondes pour être précis et pour dire le temps exact que cette Éthiopienne a réalisé au marathon d’Amsterdam en 2016. Selon la Fédération française d’athlétisme, le 2ème meilleur temps national cette année-là… Assassinée chez elle par un homme qui prétendait vouloir être son agent sportif le 28 novembre 2017, à Neuilly-sur-Marne en région parisienne : étouffée et frappée à coups de trophées, Zenash Gezmu avait 27 ans.

En 2014, 2015, 2016 elle avait remporté le marathon de Sénart. Une jeune femme menue, discrète et courageuse : deux fois par jour elle s’entraînait au centre d’athlétisme de Montreuil, elle venait d’intégrer le Stade français. Au lendemain de sa disparition, Nicolas Vallat, son ancien entraîneur, la décrit comme une femme déterminée. « Le club est sous le choc, elle faisait partie de la famille ici. On l’épaulait quand elle en avait besoin car il y avait toujours un peu cette barrière de la langue. C’était la grande sœur de certains, la petite sœur d’autres. Le choc est encore plus large : Zenash était connue sur toute l’Ile-de-France ». C’est l’histoire de cette sportive et de sa passion pour la course, que raconte le texte de Gwendoline Soublin, dans la mise en scène de Guillaume Lecamus et la création plastique de Norbert Choquet.

Sur le plateau, deux comédiennes, Sabrina Manach et Candice Picaud, et une marionnette qui symbolise la présence de la marathonienne. Non seulement elles donnent vie au personnage, mais elles sont un peu comme des dédoublements de l’action. Dans l’effort comme dans les déboires du quotidien, avant le drame. Pour tenter de poursuivre sa passion baskets aux pieds, Zenash Gezmu courait le jour et travaillait la nuit. Comme femme de chambre dans une chaîne d’hôtels, comme femme de ménage dans des bureaux… « S’inspirer de l’histoire de Zenash Gezmu, c’est ouvrir la malle à ‘’sujets’’: féminisme, violences faites aux femmes, immigration, précarité… », explique Gwendoline Soublin.

Après la mort de la jeune sportive, une foule de marionnettes en témoigne progressivement sur scène, voilà que des hommes et des femmes, de tout âge, de toute condition, sans un mot, chaussent à leur tour des baskets et descendent dans les rues. Comme en une manifestation solidaire. Comme dans un mouvement poétique qui rallie à sa cause, d’heure en heure, de mètre en mètre. Jusqu’aux policiers envoyés pour tenter de barrer la rue à ces manifestants qui courent, simplement et en silence. L’autrice a voulu « réinventer » l’histoire de Zenash Gezmu : « ce sera elle et pas elle. Ce sera ici, mais pas seulement ». Un spectacle fort, dans un élan d’humanité nécessaire. Gérald Rossi

2h32, Gwendoline Soublin et Guillaume Lecamus : jusqu’au 25/10, les jeudi et samedi à 19h30. Le théâtre des 3T, théâtre du troisième type, 14 rue Saint-Just, 93210 Saint-Denis (Tél. : 01.74.40.02.95).

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Phèdre d’aujourd’hui

Au Méta Up, le Centre dramatique national de Poitiers (85), Anne-Laure Liégeois présente Phèdre. Une mise en scène riche et dépouillée, sans fioritures, de l’emblématique pièce de Racine. Avec la talentueuse Anna Mouglalis dans le rôle-titre et un carnassier Olivier Dutilloy dans celui de Thésée.

Grande figure féminine mythique de la littérature qui dépasse largement le simple cadre théâtral, la Phèdre de Racine est enfin perçue et proposée par une femme metteure en scène, Anne-Laure Liégeois. Dans le contexte socio politique actuel, ce constat est loin d’être anodin. Si Anne-Laure Liégeois n’est certes pas la première femme à s’emparer de la pièce de Racine (on songe notamment au travail de Brigitte Jaques-Wajeman en 2020), son regard sur la pièce et son personnage principal sont aujourd’hui particulièrement bien venus, d’autant qu’elle a eu l’heureuse idée de faire appel à Anna Mouglalis – dont on connaît le talent bien sûr, mais aussi son implication pour le combat de #meetoo – pour interpréter le rôle-titre. On se souviendra qu’à l’origine le texte s’intitulait Phèdre et Hippolyte, la mention du nom du fils de Thésée et de l’amazone Antiope disparaissant dès la deuxième édition de la pièce…

C’est le Méta du CDN de Poitiers Nouvelle Aquitaine qui a donc accueilli les premières présentations du spectacle. Le Méta est un nouveau théâtre encore en pleine installation au cœur de l’université de la ville, avec son grand plateau nu et des gradins provisoires. Le désordre des ultimes travaux du bâtiment sied paradoxalement à l’esprit de cette Phèdre. Le plateau a beau être d’une belle nudité avec simplement trois longs canapés noirs de chaque côté et en fond de scène sur lesquels, en attente d’investir l’aire de jeu centrale, viennent se lover les comédiens, ce n’est pas le sentiment d’un ordre quelconque qui est mis en valeur, mais au contraire celui d’un incroyable désordre, celui de la passion amoureuse et de ses conséquences dès l’instant où elle se déploie et s’exprime à travers le corps et la voix de Phèdre.

Passion sexuelle et alexandrins

C’est bien ce sentiment qui s’exprime dès l’apparition et le jeu d’Anna Mouglalis et rien ne saura l’endiguer. Toute la pièce, avant l’arrivée de Thésée, semble bringuebaler à ce rythme que seule la rigueur de Théramène (excellent David Migeot) tente de juguler. Ce qui se joue, c’est la friction entre l’extrême déséquilibre provoqué par la passion sexuelle (appelons les choses par leur nom) et l’équilibre ténu des alexandrins qui l’exprime. Phèdre, c’est une poudrière qu’Anne-Laure Liégeois embrase avec presque une « tranquille » assurance (qu’elle exprime dans le petit rôle qu’elle tient, Panope-la confidente de Phèdre, assise à la lisière du plateau et de la salle, près des spectateurs).

La metteure en scène gère au mieux les évolutions sinusoïdales de l’intrigue avec ses différents personnages, faussement secondaires (Hippolyte, fragile Ulysse Dutilloy-Liégeois/Aricie, Liora Jaccottet/Œnone, Laure Wolf/Ismène, Ema Haznadar) mais essentiels. Jusqu’à l’arrivée, pleine de bruit et de fureur, d’Olivier Dutilloy, Thésée, avec lequel le jeu de massacre – un vrai carnage – va pouvoir se développer et arriver à son terme. Ce petit monde, noir très noir comme tous les costumes modernes (signés Séverine Thiebault), comme la scène elle-même – Anne-Laure Liégeois assume également la scénographie – trouve ici son point d’orgue, tout en ajoutant une petite pierre à son propre parcours dont on rappellera qu’il est passé (entre autres spectacles) par Euripide, Sénèque, Shakespeare, Marlowe et John Webster : une bien belle généalogie ! Jean-Pierre Han, photos Christophe Raynaud de Lage

Phèdre de Racine, Anne-Laure Liégeois : le 08/10 à 20h et le 09/10 à 19h. Le Méta, Centre dramatique national de Poitiers, 2 rue Neuma Féchine Borges, 85000 Poitiers (Tél. : 05.49.41.43.90). Du 04 au 06/11 à la Maison de la Culture, Scène nationale d’Amiens. Les 13 et 14/11 au Bateau Feu, Scène nationale de Dunkerque. Le 18/11 au Manège, Scène nationale de Maubeuge. Le 12/02/26 au Carré Magique de Lannion.

Phèdre, les feux de l’amour

Pourquoi Phèdre, tragédie inspirée à Jean Racine par Euripide, s’appuyant lui-même sur les récits de la mythologie grecque, continue-t-elle d’interpeller les metteurs en scène de théâtre ? Les plus prestigieux s’y sont attelés, de Lars Norén à Bob Wilson, Krzysztof Warlikowski, et dernièrement Ivo van Hove et Simon Stone. En France, les plus mémorables mises en scène ont été les versions d’Antoine Vitez et de Patrice Chéreau. Le fantaisiste Suisse François Gremaud, lui, en a proposé un « digest » hilarant : Phèdre ! Chacun a traduit à sa manière ce que la pièce peut nous dire aujourd’hui du pouvoir, de la passion et des relations humaines.

Anne-Laure Liégeois s’interroge sur ce qui, dans la réception de la tragédie, relève du regard masculin et s’emploie à inverser ce point de vue : « Phèdre n’est pas ce qu’on m’a longtemps enseigné : une hystérique qui détruisait tout par sa passion, sa folie d’aimer. Ce n’est pas ce qu’a écrit Racine. Il est beaucoup plus féministe que le furent l’ensemble de mes professeurs ! » Elle s’est donc contentée de suivre ce que raconte Racine, et d’entrer dans la belle musique de ses alexandrins, ici dits sans emphase par les comédiens.

« Que ces voiles me pèsent »

La mise en scène se focalise sur le parcours des femmes : Phèdre ose avouer son amour. Œnone, la servante zélée, n’a d’autre recours que la ruse et, pour toute récompense, ne récolte que blâme, ingratitude des maîtres ! Aricie, de prime abord discrète et prudente, trouve le courage de prendre son destin en main en plaidant la cause d’Hippolyte auprès de Thésée. Chacune à sa manière, sortie du gynécée, nous éclaire sur l’oppression qui pèse sur elle et s’en évade. « C’est un étonnement permanent de lire la pièce, en tirant ce fil », confie Anne-Laure Liégeois. « Un vers me hante, que ces voiles me pèsent. Racine parlait des voiles du XVIIe siècle, ceux des costumes du plateau de l’Hôtel de Bourgogne, et il parle encore d’un autre voile, celui qui a valu la mort à Mahsa Amini, en Iran. Cela est très signifiant en 2024 ». Mireille Davidovici, in Arts-chipels

M’interroger en tant que femme…

« Par le hasard des programmes scolaires j’ai eu à lire Phèdre à presque toutes les étapes de mon parcours. Je connais cette pièce à la fois comme un souvenir d’enfance, de l’adolescence, et de la jeune femme que j’ai été. Du coup ce grand rôle m’interroge à double titre : il interroge la femme que je suis mais aussi les femmes que j’ai été, et la formation que j’ai reçue via ce chef-d’œuvre. Car on est aussi formé pour la vie par les personnages de fiction qui nous ont émus ou impressionnés.

Aujourd’hui comme hier, mettre en scène Phèdre c’est inviter le spectateur à s’interroger sur l’idée qu’il se fait des grandes figures féminines léguées par la tradition, qu’il s’agisse de la princesse de Clèves, de Madame Bovary ou de Lol V. Stein. C’est m’interroger en tant que femme sur les images qui ont jalonné mon parcours. Images contre lesquelles il a fallu parfois se battre ». Anne-Laure Liégeois

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Vol au-dessus d’un ADN…

Au théâtre de la Reine blanche (75), Julie Timmerman présente L’affaire Rosalind Franklin. Le destin d’une femme, scientifique, spoliée de ses découvertes et oubliée de l’histoire. Une pièce d’Elisabeth Bouchaud : la science sur un plateau, une réussite !

Après avoir travaillé dans un laboratoire parisien réputé, Rosalind Franklin est une physico-chimiste mondialement reconnue, lorsqu’elle débarque à Londres en 1950. Misogynie de collègues masculins, rivalité et jalousie entre chercheurs, vols de documents (clichés photographiques de rayons X, rapport scientifique déposé au Conseil londonien de la recherche en médecine), la jeune femme est harcelée par ses confrères, dépouillée de ses découvertes majeures sur la structure de l’ADN. Elle meurt en 1958, à l’âge de 38 ans, d’un cancer lié à une surexposition aux rayons X. Sans savoir qu’on lui a volé ses découvertes, sans savoir que les usurpateurs (Francis Crick, James Watson et Maurice Wilkins) obtiendront le prix Nobel de Médecine en 1962.

Sujet aride, spectacle didactique et complexe ? Que les esprits littéraires se rassurent, comme toutes les têtes rêveuses plus que chercheuses, le spectacle est passionnant, haletant. D’une éprouvette l’autre, d’un cliché à l’autre, Julie Timmerman orchestre une véritable enquête policière à double tranchant : les déboires et victoires de la jeune chercheuse dans l’avancée de ses travaux, les magouilles et coups tordus de ses collègues. Nul besoin d’être fort en mathématiques, super doué en physique pour suivre, comprendre et découvrir les ressorts et coulisses d’un monde scientifique englué dans des représentations d’un autre temps, celui où la suprématie masculine s’impose avec naturel, telle une évidence : la laborantine à la paillasse, le patron sous les projecteurs !

Comme pour les deux autres épisodes aussi palpitants donnés précédemment en Avignon, Prix No’Bell et Exil intérieur, une écriture limpide d’Elisabeth Bouchaud, une mise en scène alerte de Julie Timmerman, une bande de comédiens dignes de leur blouse blanche (Isis Ravel, magistrale de présence en Rosalind)… La science sur un plateau, une découverte majeure, totale réussite ! Yonnel Liégeois

L’affaire Rosalind Franklin, mise en scène Julie Timmerman : jusqu’au 31/10, du mardi au vendredi à 19h, le samedi à 18h et le dimanche à 16h. La reine blanche, 2 bis passage Ruelle, 75018 Paris (Tél. : 01.40.05.06 .96).

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Kelly Rivière, une vie de rêves !

Au théâtre Berthelot de Montreuil (93), Kelly Rivière présente La vie rêvée. Un « seule en scène » qui se nourrit de moult personnages pour évoquer la vie de Kelly Ruisseau, une intermittente du spectacle… Avec tendresse et humour, les deux ingrédients qui ont nourri An Irish Story, son précédent spectacle et formidable succès. Entre rêve et réalité, rencontre avec une talentueuse comédienne.

« Rêver un impossible rêve, brûler d’une possible fièvre »… Suivre son étoile, peu importe les chances et le temps ? La quête hier du grand Jacques, Brel bien sûr, semble présentement s’apparenter pour beaucoup à celle de Kelly Rivière ! Une femme, des rêves pleins la tête mais qui, en dépit de la reconnaissance du public, paraît cultiver le doute en permanence… « Un héritage de jeunesse, probablement », avoue la comédienne avec bonhomie, détendue à la veille du grand départ pour une nouvelle saison artistique.

« Il faut que ça marche cette fois, autrement j’arrête, me suis-je souvent dit ! ». Celle qui rêvait d’être danseuse réalisera, encore gamine, qu’elle ne brillera jamais, étoile, dans un grand corps de ballet… « L’échec n’est pas chose aisée, demeure l’essentiel : oser rêver encore et toujours, ne jamais abandonner ses rêves, tel est le défi ». Des propos sincères, aujourd’hui Kelly Rivière constate qu’elle ne s’habitue toujours pas à capitaliser sur le succès, à la chaleur que le public lui témoigne, à la critique élogieuse devant son talent. Une réalité qui nourrit son nouveau « seule en scène » construit sur des résonances, des échos à sa propre vie : ses doutes face à l’avenir mais aussi sa découverte heureuse du théâtre, ses galères d’apprentie comédienne mais aussi le soutien d’une grand-mère aimante qui connut les douleurs de l’Assistance Publique… « Il est toujours difficile de passer de l’ombre à la lumière », reconnaît la jeune femme à La vie rêvée.

Du Cours Florent où elle apprend le métier jusqu’à ses premiers rôles, le chemin ne fut pas toujours un long fleuve tranquille. « Je fus d’abord traductrice, j’ai fait des animations théâtrales, enfin je me suis mise à l’écriture avec An Irish Story, mon premier spectacle ». Formidable : seule sur scène pour donner vie à pas moins de vingt-cinq personnages, mêlant les langues et jouant des accents, tantôt volubile tantôt secrète, toujours volontaire dans sa quête du grand-père mystérieusement disparu entre l’Irlande et l’Angleterre ! La géniale franco-irlandaise s’inspirait d’une authentique histoire familiale pour nous entraîner avec ravissement et conviction à la quête de ses racines. Une performance d’une rare qualité qu’elle reconduit à Paris sur les planches du théâtre de la Scala. Plus fort encore, récemment le metteur en scène Philippe Baronnet lui passait commande d’une pièce, Si tu t’en vas, dont elle fut aussi l’une des interprètes : Mme Ogier, l’enseignante qui tente de convaincre un élève de poursuivre ses études ! Une belle écriture, un échange houleux entre les deux protagonistes qui oscille entre émotion et provocation.

Mère de deux enfants en pleine croissance, une vie bien chargée pour l’auteure-interprète qui s’investit intensément dans ce qu’elle entreprend, en ce qu’elle croit. Qui ne refuse jamais d’animer des ateliers en milieu scolaire. Toujours émerveillée de constater ce que de telles initiatives provoquent, au collège Robert Doisneau dans le XXème arrondissement de Paris par exemple : une meilleure ambiance de classe, des dialogues entre élèves d’une richesse incroyable, des jeunes qui retrouvent la confiance en eux… « Les comédiens ne songent pas qu’à leur nom en haut de l’affiche, nombre d’entre eux s’engagent dans un formidable travail de proximité ». D’où l’incompréhension, voire la colère de Kelly Rivière face aux coupes budgétaires qui fragilisent le secteur culturel. « Outre des compagnies en voie de disparition, des artistes et techniciens réduits au chômage, c’est tout ce qui se joue à côté et que les décideurs ne voient pas qui se retrouve en danger de mort : l’ouverture aux autres, l’éveil culturel, le partage de savoirs, le soutien et l’accompagnement des jeunes générations vers toujours plus de créativité ».

Des valeurs que la citoyenne trouve plaisir à partager sur Montreuil (93), sa ville d’adoption depuis seize ans maintenant… Foulant régulièrement la scène du théâtre municipal Berthelot, partie prenante du collectif local Créature dédié aux écritures contemporaines. « Jouer à Paris c’est bien, m’investir dans ma ville, travailler localement c’est pas mal ! ». De la parole aux actes dès l’ouverture de saison, « soucieuse de porter haut et fort le service public de la culture ! ». Yonnel Liégeois

La vie rêvée, Kelly Rivière : le 02/10, à 19h. Le théâtre Berthelot, 6 rue Marcellin-Berthelot, 93100 Montreuil (Tél. : 01.71.89.26.70). Le 28/11 : Centre Culturel d’Uccle – Bruxelles. Les 26 et 27/03/26 : DSN – Dieppe Scène Nationale. Le 31/03 : Le Beffroi de Montrouge – Montrouge. Le 29/04 : Piano’cktail – officiel – Bouguenais.

Une balade irlandaise

Il était une fois… une histoire irlandaise, An irish story, qui pourrait fort bien être espagnole, portugaise, italienne ou autre, à l’heure où des hommes et des femmes, fuyant la misère de leur existence et de leur pays, tentent d’aller voir ailleurs si plus verte est la vallée ! Mêlant les langues et jouant des accents, tantôt volubile tantôt secrète, toujours volontaire dans sa quête du grand-père mystérieusement disparu entre l’Irlande et l’Angleterre, Kelly Rivière s’inspire d’une authentique histoire familiale. Entre joies et frustrations au détour de ses recherches, elle nous entraîne avec ravissement et conviction à la quête de ses racines. La saga joliment contée d’une génération l’autre entre exil et mémoire, la reprise d’un spectacle à la tendresse infinie et à l’émotion retenue. Entre humour et authenticité, seule en scène pour donner vie à pas moins de vingt-cinq personnages, une performance artistique d’une rare qualité, à ne vraiment pas manquer ! Yonnel Liégeois

An Irish Story, une histoire irlandaise, de et avec Kelly Rivière : le 04/10 à 19h, le 05/10 à 15h. La Scala, 13 boulevard de Strasbourg, 75010 Paris (Tél. : 01.40.03.44.30). Le 09/10 : St Julien en Genevois. Le 16/10 : Théâtre Le Rayon Vert – St Valery en Caux. Le 17/10 : Fécamp. Le 06/11 : Salle Ermitage Compostelle – Le Bouscat. Le 11/12 : Centre culturel Jean Vilar de Marly-le-Roi. Le 20/01/26 : Le Galet – Pessac. Le 22/01 : ATP – Théâtre de Dax. Le 07/02 : Maisons-Alfort. Le 10/02 : Centre des bords de Marne – Le Perreux sur Marne. Les 12 et 13/02 : DSN – Dieppe Scène Nationale. Les 17 et 18/02 : L’Azimut – Antony. Le 20/02 : Ile de Ré. Le 10/03 : Théâtre des Sablons – Neuilly. Le 19/03 : Le Canal – Théâtre du Pays de Redon – Redon. Le 05/05 : Irigny. Le 07/05 : salle communale – Onex.

Montreuil en Avignon

Avec Kelly Rivière qui proposait La vie rêvée au 11-Avignon, on dénombrait pas moins de 18 compagnies de théâtre montreuilloises présentes en 2025 dans le festival OFF ! Depuis 2015, la ville de Seine-Saint-Denis les soutient sous diverses formes : inscription au catalogue du festival qui s’élève à près de 400€, prêt de matériels par les théâtres locaux (CDN et Berthelot), achat d’espaces publicitaires… Tant le maire Patrice Bessac qu’Alexie Lorca son adjointe à la culture et à l’éducation populaire, les deux édiles en sont convaincus, « les artistes et la création libre sont essentiels à nos vies, à notre humanité, aux transformations sociales et sociétales ». Six théâtres et 140 compagnies implantées sur le territoire : une preuve de la vitalité artistique sur la cité, de la place privilégiée que la municipalité accorde au spectacle vivant ! Y.L.

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D’Alger à Billancourt, l’immigré

Aux Presses universitaires de Rennes, Laure Pitti publie Algériens au travail, une histoire (post)coloniale. Fondant son enquête sur une somme d’archives et d’entretiens, la sociologue illustre les liens étroits entre capitalisme et colonialisme. Paru dans le mensuel Sciences humaines (N°381), un article de Frédérique Letourneux.

Centrée sur les travailleurs algériens embauchés par Renault dans son usine de Billancourt du début des années 1950 jusqu’à la fin des années 1970, cette enquête sociologique est une contribution importante à l’historiographie critique des Trente glorieuses. En s’appuyant sur une importante somme d’archives du personnel, de tracts syndicaux et d’entretiens biographiques, la sociologue Laure Pitti rejoint les ambitions de la micro-histoire : illustrer à partir d’une enquête restreinte à un groupe d’ouvriers au sein d’une usine, les liens étroits entre le capitalisme et le colonialisme. Avec Algériens au travail, une histoire (post)coloniale, elle éclaire ainsi la manière dont la phase d’expansion industrielle que connaît la France durant ces années-là va de pair avec une hiérarchisation raciale de la main-d’œuvre ouvrière qui va perdurer bien après l’indépendance de l’Algérie en 1962.

Une main d’œuvre à bas prix

Il faut dire que l’usine Renault de Billancourt est à plus d’un titre emblématique : elle concentre à elle seule une part importante des migrants algériens. Au milieu des années 1950, elle emploie près du dixième des « Nord-Africains » au travail dans le département de la Seine. Pour les dirigeants de la Régie de l’époque, le choix est jugé rationnel d’un point de vue économique : la main d’œuvre immigrée coûte moins cher que l’automatisation. La sociologue montre ainsi de quelle manière ces travailleurs algériens sont cantonnés à des postes d’ouvriers spécialisés, affectés systématiquement aux ateliers réputés les plus pénibles (tôlerie-emboutissage, fonderie, etc.) au nom de prédispositions jugées naturelles, voire biologiques.

Pour autant, l’ouvrage de Laure Pitti montre dans une dernière partie de quelle manière, ces ouvriers dominés socialement et racialement investiront des espaces de résistance politique et syndicale. Leur répertoire d’action évoluera avec le contexte, d’abord en résistance anticoloniale jusqu’en 1962, puis en dénonciation des conditions de travail dans le mouvement de Mai 68. Frédérique Letourneux

Algériens au travail, une histoire (post)coloniale, Laure Pitti (PUR, 350 p., 25 €). À lire aussi, émouvant et passionnant, Atelier 62 : le témoignage de l’historienne Martine Sonnet, Son père, Armand, travailla seize ans aux forges de Renault-Billancourt.

« Sciences Humaines s’est offert une nouvelle formule », se réjouit Héloïse Lhérété, la directrice de la rédaction. L’objectif de cette révolution éditoriale ? « Faire de Sciences Humaines un lien de savoir à un moment où l’histoire s’opacifie et où les discours informés se trouvent recouverts par un brouhaha permanent ». Au sommaire du numéro 381, un remarquable dossier sur Pourquoi apprendre ? La curiosité, moteur de l’existence et deux passionnants sujets (Se former ou périr ? un article de Frédérique Letourneux sur l’accès à la formation professionnelle, Penser la banalité du viol le portrait de la chercheuse Manon Garcia par Martine Fournier). Dès sa création, Chantiers de culture a inscrit le mensuel sur sa page d’ouverture au titre des Sites amis. Un magazine dont nous conseillons vivement la lecture. Yonnel Liégeois

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Limoges, le mondial de la francophonie

Du 24/09 au 04/10, à Limoges (87), les Zébrures d’automne fêtent la francophonie. Durant dix jours, la capitale du Limousin s’affiche comme la ville-monde de la planète francophone. De la Palestine aux Antilles, de l’Iran à la Tunisie entre créations théâtrales et débats littéraires, saveurs épicées et paroles métissées.

Il y a mille raisons de se rendre à Limoges : la découverte de la « ville rouge », lieu mythique de puissantes luttes ouvrières et siège constitutif de la CGT en 1895… La découverte de la ville d’art, reconnue mondialement pour ses émaux et sa porcelaine depuis le XIIème siècle… La découverte, enfin, de l’espace francophone imaginé il y a plus de quarante ans, sous l’égide conjuguée de Monique Blin et Pierre Debauche, alors directeur du Centre dramatique national du Limousin ! Reconnus aujourd’hui sur la scène théâtrale, de jeunes talents y ont fait leurs premiers pas : Robert Lepage, Wajdi Mouawad… Désormais rendez-vous incontournable à l’affiche de l’hexagone, le festival des Francophonies, « Des écritures à la scène », impose sa singularité langagière et sa richesse culturelle. De l’Algérie à la Nouvelle-Calédonie, de la Palestine à l’Irak, du Burkina Faso au Congo, du Liban à la Tunisie, de la Syrie au Maroc, de la Guyane à la Martinique, de l’Égypte à l’Iran, du 24 septembre au 04 octobre, ils sont venus, ils sont tous là !

« Qu’un grand rendez-vous destiné aux auteurs et autrices dramatiques des cinq continents d’expression francophone puisse se tenir hors Paris constituait déjà un exploit, qu’il s’impose au fil du temps comme une référence mondiale pouvait relever de l’utopie ! », témoigne avec fierté Alain Van der Malière, le président des Francophonies. Désormais, aux côtés de la nouvelle Cité internationale de la langue française de Villers-Cotterêts et du réseau actif constitué avec la Cité internationale des arts de Paris et La Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, « il est absolument nécessaire de protéger cette halte singulière qui nous apprend ou nous rappelle cette manière poétique d’être au monde » selon le propos de Felwine Sarr énoncé l’an passé. Aussi, pour les autochtones et tous les amoureux des belles lettres comme de la belle langue, aucune excuse ou faux alibi pour manquer ce rendez-vous d’automne : au menu rencontres, débats, expos, lectures, musique, cinéma et théâtre. Autant de propositions artistiques pour célébrer la francophonie et son pouvoir de création, de mots accouchés en mots bigarrés dans une riche palette multiculturelle !

Hassane Kassi Kouyaté, le directeur et metteur en scène, le souligne à juste titre, et sans fausse modestie, depuis plus de quarante ans et dans la grisaille d’aujourd’hui, « les Francophonies ont toujours refusé l’obscurantisme et le chauvinisme pour prôner les cultures du monde pour tout le monde« . Artistes venus de plus d’une vingtaine de pays, « l’écho des armes et les souffrances humaines résonnent, c’est assourdissant », constate avec douleur le maître burkinabè, descendant d’une famille de griots. « Ce festival est donc plus que jamais nécessaire. Il est un miroir tendu à l’humanité (…), un espace où les peurs peuvent être nommées et les espoirs, même les plus utopiques, peuvent éclore« . Qui, entre sagesse et folie, a composé encore une fois une programmation très riche, le regard tourné derechef vers le Moyen-Orient et le Maghreb : du formidable Kaldûn d’Abdelwaheb Sefsaf qui nous mène d’Algérie en Calédonie au Cœur ne s’est pas arrêté de François Cervantes en pleine guerre du Liban, du Bois diable d’Alexandra Guenin où croyances ancestrales et mémoire coloniale se rencontrent à Iqtibas de Sarah M. à l’heure où tremblement de terre et douleurs des sens se percutent, de Sogra d’Hatem Derbel en quête de la terre promise aux Matrices de Daniely Francisque quand les corps se souviennent de l’enfer esclavagiste.

En ouverture de cette 42ème édition des Zébrures d’automne, le 24/09 à 15h, trois conteurs (Halima Hamdane, Ali Merghache, Luigi Rignanese) nous offriront leurs Racines croisées. Trois voix métissées pour nous embarquer dans des histoires de voyages et de rencontres autour de la Méditerranée… Les créations théâtrales qui scandent les temps forts du festival se déploient de la Maison des Francophonies à l’Espace Noriac de Limoges, de l’auditorium Sophie Dessus d’Uzerche aux Centres culturels municipaux, du Théâtre de l’Union au théâtre Jean Lurçat d’Aubusson, de l’Espace culturel Georges Brassens de Feytiat à la Mégisserie de Saint-Junien. Le 04/10, en clôture du festival sur la scène du Grand théâtre de Limoges, résonneront chant et oud, cuivres et percussions, cultures yoruba et jazz : l’iranien Arash Sarkechik et son second opus Bazaari, la fanfare Eyo’Nlé dans l’héritage des musiques de rue, le Bladi Sound System qui mêle grooves-beats et mélodies d’un Orient réinventé ! Trois concert qui mélangent avec force et puissance, grâce et beauté, styles panafricains, accords orientaux et harmonies pop contemporaines.

Outre la remise du Prix SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques) de la dramaturgie francophone et du Prix RFI Théâtre, parmi moult débats à l’affiche de cette 42ème édition, le directeur Hassane Kassi Kouyaté s’entretiendra avec Omar Fertat, maître de conférences à l’université Bordeaux-Montaigne. Le thème ? Les enjeux de la création artistique autour de cette mythique mer Méditerranée qui lie les continents au passé, au présent et pour le futur. De cinq à vingt euros pour tous les spectacles, l’expérience initiée en 2024 est reconduite : les tarifs d’entrée sont libres, sans justificatif d’âge ou de ressources. En fonction des possibilités de chacun pour que toutes et tous, sans barrières ni frontières, puissent partir à la découverte d’autres horizons, osent emprunter ces chemins de traverse qui ouvrent à l’imaginaire, à l’autre, à l’ailleurs… Les Francophonies de Limoges ? Un hymne au Franc parler où l’on danse et chante le Tout-Monde selon le regretté Édouard Glissant, l’humanité créolisée et la fraternité partagée. Yonnel Liégeois

Les Francophonies, des écritures à la scène : du 24/09 au 04/10. Les zébrures d’automne, 11 avenue du Général-de-Gaulle, 87000 Limoges (Tél : 05.55.10.90.10).

« Le monde entier vient à Limoges pour créer de nouveaux espoirs en termes de création mais aussi d’ouverture des esprits et d’ouverture des cœurs (…) Limoges est le seul lieu de création théâtrale francophone (…) Notre objectif ? Que celles et ceux qui participent au festival en ressortent différents, qu’ils fassent toutes les découvertes qu’ils souhaitent. L’argent ne peut être un frein ». Hassane Kassi Kouyaté, metteur en scène et directeur

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Ovidie, triste chair !

Au Théâtre de l’Atelier (75), Ovidie met en scène La chair est triste hélas. L’adaptation de son texte paru en 2023, énonçant sa grève du sexe. Dans le rôle titre, la comédienne Anna Mouglalis : un « seule en scène » brillant, joyeux, soyeux et explosif.

Pas de décor, si ce n’est, devant les murs nus du fond de scène, des lames translucides accrochées aux cintres et qui, par moments, deviennent les fragments d’un écran. S’y reflètent quelques projections plus ou moins précises, plus ou moins brèves. Un visage s’y accroche parfois, filmé en direct dans une demi-pénombre. C’est celui d’Anna Mouglalis, seule en scène pour dire, pour jouer, pour exprimer au plus profond les pensées de l’auteure. Ovidie a publié en 2023 ce texte écrit à la première personne. Pour la scène, la réalisatrice et actrice, mais aussi chroniqueuse et docteure en lettres, a condensé son texte, gommant « quelques anecdotes ». En précisant que ce n’est « ni un essai ni un manifeste », plutôt « un discours de colère et de désespoir ». Le titre, La chair est triste hélas, est emprunté au poème Brise marine de Stéphane Mallarmé, écrit en 1865, mais ce texte ajoutait alors dans le premier vers « et j’ai lu tous les livres ». La pensée et le langage d’Ovidie ne s’approchent pas des rives mallarméennes, disant entre autres choses l’angoisse de la page blanche. Pour elle, qui a décidé « la grève du sexe en quittant l’hétérosexualité », l’affaire est bien plus charnelle.

Une rencontre généreuse et mordante

Ce texte, souvent teinté d’un humour acide, se devait de rencontrer une présence scénique incontestable. Anna Mouglalis est la comédienne qu’il fallait. Sa rencontre avec les mots d’Ovidie n’est pas seulement heureuse ou de bon aloi, elle est généreuse, mordante, envoûtante, source d’un formidable feu d’artifice. Ovidie n’est pas tendre avec les hommes. Ceux présents dans la salle ne contestent pas. Qui ne dit mot consent, il est question « de femmes qui n’en peuvent plus de faire semblant et qui croulent sous les injonctions » des mecs. Ovidie/Mouglalis disent encore que « si toutes les mal baisées de la terre s’unissaient, elles créeraient le mouvement politique le plus puissant de tous les temps et le monde imploserait ». La parole est rude, crue, claire. La prise de position est nette. Ovidie se défend de détester l’homme avec un grand H. Mais elle revendique le droit à une colère sans compromis. Depuis le plateau, Anna Mouglalis (que l’on peut voir aussi dans Phèdre de Racine, mise en scène par Anne-Laure Liégeois) s’adresse directement au public. Comme à un complice.

Elle est à l’aise dans son rôle, ses convictions de féministe et d’actrice engagée, comme l’on dit un peu vite. Préférons parler de comédienne pour qui les mots ont un sens. Ils sont un peu plus sonores qu’ailleurs dans La chair est triste hélas« Devrions-nous avoir honte ? » s’interroge Ovidie, la femme et auteure, qui répond illico « ce serait plutôt à nos partenaires de raser les murs ». Gérald Rossi

La chair est triste hélas, Ovidie : jusqu’au 25/10, du mardi au samedi à 21h, les dimanches 21/09 et 05/10 à 17h, deux représentations supplémentaires le 25/10 à 17h et le 26/10 à 15h. Théâtre de l’Atelier, 1 place Charles-Dullin, 75018 Paris (Tél. : 01.46.06.49.24). Les 28 et 29/11 au Théâtre de la Croix-Rousse, Lyon.

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Luce Mouchel ne fait plus semblant !

Au théâtre du Chariot (75), Luce Mouchel propose Faire semblant d’être moi. De l’enfance à ses 18 ans, sous la direction de Xavier Maurel, elle se raconte. Ses doutes et ses peurs, ses joies et ses pleurs. Jusqu’à son incursion sur les planches, un bouleversement.

Dans le cadre du théâtre du Chariot, la comédienne entre en scène. Blondeur de la chevelure et pull coloré, sourire enjôleur, une figurine d’antan qui pourtant explose de jeunesse. Normal, même si elle a bien grandi et mûri depuis, la gamine a cinq ans ! Au plus près du public, usant de tous les artifices théâtraux qu’elle maîtrise à la perfection, l’ingénue devenue femme épanouie se dévoile et se raconte. D’une famille présente, aimante et quelque peu extra-ordinaire, d’un non-dit familial déniché au grenier jusqu’aux souvenirs d’enfance revisités, elle dresse le portrait de chacune et chacun avec tendresse. Peu d’accessoires pour encombrer les planches : un piano électrique, une chaise et un gros ballon. L’essentiel est ailleurs, le texte et le jeu de Luce Mouchel.

Des invitations presse, critiques dramatiques, nous en recevons par dizaines. Sélection forcée, un choix obligé, le temps est compté… Retour de spectacle, un soir dans le métro, une banquette de voyageurs civilisés (!) sans écouteurs aux oreilles ni téléphone en main : tout en s’excusant de son audace, une charmante dame se mêle poliment à la conversation. Convivial, enjoué le dialogue, un impromptu qu’il fait bon vivre, d’autant plus lorsque la dive passagère s’avoue comédienne et actuellement en représentation ! Mais oui, mais comment donc, mais c’est bien sûr… Une attachée de presse compétente, le dossier glissé dans la pile, nous irons donc l’applaudir ou la maudire ! Une heure quinze de pur bonheur et plaisir.

Au théâtre, elle a été dirigée par quelques grands metteurs en scène (Alain Bézu, Brigitte Jacques, Philippe Adrien, Jacques Nichet, Daniel Mesguich, Stéphane Braunschweig…), au cinéma aussi (Coline Serreau, Costa-Gravas, Roman Polanski…). Elle a acquis l’art du regard, le placement de la voix, la fluidité du corps, la maîtrise des émotions. Une jeunesse marquée et bouleversée par la proximité bienveillante et aimante d’un grand frère tourmenté de lourdes angoisses, une passion pour la musique, moult souvenirs auxquels la comédienne prête forme et matière en deux temps et trois mouvements : les dix doigts sur le clavier du piano, l’arrière-train en roulade sur le ballon, les deux pieds fièrement debout sur la chaise… L’intimité dévoilée d’une femme de passion qui narre sans fard les chemins empruntés, parfois escarpés, vers la maturité. Vers la liberté : d’être soi-même, de ne plus faire semblant ! Yonnel Liégeois

Faire semblant d’être moi, de et avec Luce Mouchel : Jusqu’au 30/09, les lundi et mardi à 19h. Théâtre Le Chariot, 77 rue de Montreuil, 75011 Paris (Tél. : 01.48.05.52.44).

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Frictions ne dore pas la pilule

Fondée en 1999 par le critique dramatique Jean-Pierre Han, consacrée au théâtre et aux écritures, la revue Frictions affiche un ton singulier dans le paysage littéraire. Mêlant les genres et n’hésitant pas à frapper fort sur les clichés et propos convenus… Entendant se faire lieu d’émergence d’une authentique pensée critique, elle fait appel aux signatures venues d’horizons divers.

Jean-Pierre Han amorce le numéro 39 de la revue Frictions avec un éditorial bien senti, dans lequel il s’interroge sur l’esthétique des grands machins spectaculaires, censés illustrer « le roman national ». Au Puy du Fou, où se glorifie la vulgate historique réactionnaire, convient-il d’opposer une version républicaine au grand sens ? Marc Sagaert a traduit, de l’écrivain cubain Anton Arrufat (1935-2023), très peu connu en France, un texte éclairant sur les pièces courtes de Tchekhov. Hervé Petit, comédien et metteur en scène de théâtre, propose, avec Figuration, une nouvelle sur son expérience vécue lors d’un film à gros budget. De Joséphine Serre, voici la partition verbale d’un oratorio, Partir. Face à Ulysse, rusé guerrier couvert de sang, Nausicaa déclare : « Je ne suis rien/Que deux bras qui s’ouvrent ». Grégoire Letouvet a composé la musique, Laëtitia Guédon mettra en scène.

Jérôme Hankins a suivi, vers l’an 2000, divers stages pour acteurs animés par Edward Bond (1934-2024). C’est sur le thème du massacre des innocents que le grand auteur britannique, à qui l’on doit de mémorables Pièces de guerre, s’attelle à un « nouveau paradoxe du comédien » et conduit ses auditeurs au bord du gouffre de l’époque, en prolongeant sans merci, dans l’épouvante concrète, des scènes prélevées dans Shakespeare, Brecht ou Ibsen. Thierry Besche, créateur sonore, donne à penser sur l’histoire de la voix humaine au théâtre, à partir d’exemples par lui vécus. Gilles Aufray adresse une lettre émue à Hélène Bessette (1918-2000), romancière si injustement oubliée, dont les œuvres complètes, par bonheur, sont de nouveau en cours de publication aux éditions Nouvel Attila, collection « Othello ». D’Hélène Bessette, de 1953 à 1973, étaient parus treize romans chez Gallimard. Gilles Aufray livre aussi un assez long poème, Lettre à un enfant à venir, pour conjurer dans le futur les malheurs du temps présent.

La dernière livraison est consacrée à Noëlle Renaude-Ziegler. Avant de devenir, « grâce à Théâtre ouvert et aux Éditions théâtrales », celle qui écrit des pièces infiniment singulières et des romans, elle a pratiqué l’activité critique avec du style et un fin discernement. En témoignent, entre autres, ses interventions sur le peintre Jean-Charles Blais, les acteurs Gérard Desarthe-André Marcon-Jean-Quentin Châtelain, l’auteur « paléolithique » Valère Novarina, dont Philippe Sollers disait : « Il fait bouillir la langue ». Jean-Pierre Léonardini

Frictions, numéro 39, 138 p., 18€. Rédaction-abonnements : 27 rue Beaunier, 75014 Paris (Tél. : 01.45.43.48.95).

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La France, en pire !

Jusqu’au 20/12, au Théâtre de Belleville (75), Nicolas Lambert se joue de La France, Empire. Après Bleu-Blanc-Rouge, l’a-démocratie qui dénonçait les travers de la Vème République, le comédien s’attaque à « l’empire républicain », cette France coloniale écartée du récit national.

« Montrer en quelques lignes que l’armée française est au service des valeurs de la République et de l’Union européenne » : le sujet du brevet des collèges que l’ado doit rendre le lendemain fait bondir le paternel ! La France en paix depuis la deuxième Guerre mondiale ? D’abord, on ne dit pas la deuxième mais la Seconde, sinon ça veut dire que ce n’est pas la dernière… La gamine a beau le supplier de ne corriger que les fautes d’orthographe avant de partir se coucher, il va passer la nuit à cogiter sur la France coloniale, celle que l’on tait dans le récit familial comme national. Seul en scène, Nicolas Lambert va nous révéler des secrets camouflés depuis des lustres, en endossant tous les rôles : lui petit garçon ou lycéen, ses grands-parents picards, De Gaulle, un tirailleur sénégalais, Pierre Messmer et même maître Capello comme l’emblème de sa génération qui veillait à la justesse de la langue. Quand on s’attaque à lever le voile sur l’histoire de La France, Empire, entre les silences et les mensonges, il importe d’être précis.

La force de la pièce est de mêler les récits, ceux entendus dans sa famille ou dans les allocutions présidentielles, plus enclins à causer de 14/18 et de 39/45 que des tueries perpétrées en Indochine, en Algérie, à Madagascar ou au Sénégal.  La chape de plomb est tenace depuis notre enfance jusqu’à aujourd’hui. Nicolas Lambert, deux heures durant, s’emploie à déboulonner les statues – celles de Faidherbe ou de Gallieni, administrateurs coloniaux – à rappeler les massacres comme celui de Thiaroye où le 1er décembre 1944, des tirailleurs sénégalais furent abattus par l’armée française pour avoir réclamer leurs soldes. En miroir de cette histoire coloniale effroyable, le comédien nous rejoue Sarkozy prononçant son discours à Dakar en 2007 : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire » ou Jean Castex en 2020 : « Nous devrions nous autoflageller, regretter la colonisation, je ne sais quoi encore ! ».

Comme pour mieux nous montrer que notre histoire coloniale reste un enjeu politique, il nous raconte encore la colonisation des Comores et de Mayotte, histoire de remettre les pendules à l’heure. Un précieux spectacle durant lequel on s’indigne, on rit parfois et dont on ressort moins ignare. Amélie Meffre

La France, Empire : Du 13/09 au 20/12, le samedi à 15h30. Le Théâtre de Belleville, 16 passage Piver, 75011 Paris (Tél. : 01.48.06.72.34).

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Blanc, une colère (a)mère !

Aux éditions la Bouinotte, Sylviane Van De Moortele publie Maternité(s) en colère, le combat pour la maternité du Blanc. En 2018, l’annonce de sa fermeture provoque une immense émotion parmi la population de la sous-préfecture de l’Indre (36). Entre heures glorieuses et moments d’épuisement, un récit palpitant.

Dans son ouvrage Maternité (s) en colère, le combat pour la maternité du Blanc, Sylviane Van de Moortele entraîne le lecteur au cœur d’une mobilisation, sans doute jamais connue dans la sous-préfecture de l’Indre. Elle décrit la succession des événements à partir de la création, en juin 2018, du collectif « cpasdemainlaveille », qu’elle suit pas à pas. L’existence de ce mouvement répond d’abord à une frustration. « Un constat s’impose : ce qui ne leur convient pas dans les manifestations statiques telles que celle du 18 juin, c’est que cela ne se voit pas. Il y a des discours mais rien ne permet aux participants présents d’exprimer leur colère. Seuls les élus et les organisateurs ont droit à la parole ». L’acte fondateur de la mobilisation ? L’invitation à la population d’assister à un simulacre d’accouchement sur la voie publique ! Une mise en scène provocatrice qui vise à marquer les esprits.

Dès lors le collectif n’aura de cesse de redoubler d’imagination pour inventer des formes d’actions percutantes. Un seul objectif : visibiliser la protestation, en attirant les médias. Parmi les expressions les plus frappantes, la très visuelle présence des Servantes Écarlates lors d’initiatives publiques. Des femmes défilent, vêtues de capes rouges, la tête baissée et couverte d’une coiffe. Des personnages inspirés d’un livre de science-fiction où les femmes sont des esclaves sexuelles, exclusivement réservées à la reproduction. Depuis, les Servantes Écarlates symbolisent la lutte pour la condition féminine. Assurer un service de qualité pour les accouchements relève en premier lieu du respect de la santé et du droit des femmes. Exigence pour la future maman, le bébé à venir, et… le papa ! Moult raisons pour que la défense d’une maternité de proximité soit une revendication portée tant par les femmes que par les hommes.

Aussi retrouvera-t-on les unes et les autres au coude à coude dans toutes les actions. Ensemble, elles et ils décideront d’investir les locaux de la maternité suite au cadenassage de la salle d’accouchement. Une occupation jour et nuit, qui durera onze jours. En décembre 2018, temps fort de la mobilisation avec la Marche des oreilles qui mènera les manifestants du Blanc à Paris. Symboliquement, les marcheuses et marcheurs veulent offrir à Macron des oreilles, puisqu’il ne les entend pas. « En trois semaines tout était prêt pour le départ. Les compétences des uns et les réseaux des autres ont été fortement sollicités. Il a d’abord fallu cerner un itinéraire qui passerait obligatoirement par Châteauroux et Orléans (les deux cités administratives de référence pour l’Indre) et le tronçonner en portion de vingt à trente kilomètres, distance journalière réalisable pour des marcheurs non émérites, trouver pour chaque journée de marche un lieu abrité pour la halte du déjeuner de midi et surtout, une ville ou un village qui accepte d’héberger l’équipée pour l’étape du soir ».

L’opération sera sans doute l’une des plus médiatisées, suscitant un vaste soutien de l’opinion publique et l’intervention de nombreux responsables politiques. Dans le livre de Sylviane Van de Moortele, elle reste cependant une action parmi tant d’autres. C’est précisément cette multitude d’interventions, relatées avec précision, qui donne toute sa force à un ouvrage enrichi de nombreux témoignages, pris sur le vif. Des personnes impliquées dans cette bataille expriment leur ressenti. Enthousiasme, colère, espoir, déception. Toute une palette de sentiments partagés par des hommes et des femmes fermement décidés à obtenir gain de cause.

Maternité (s) en colère montre à quel point ce mouvement a soulevé des enjeux dépassant le simple cas de la maternité du Blanc. Un collectif de citoyens sans « chef » a fait l’expérience d’un fonctionnement démocratique. Il a prouvé qu’il était possible de gérer des organisations lourdes, de se faire entendre des médias et des dirigeants, de porter des revendications touchant une grande partie de la population française ( développement des territoires ruraux, présence des services publics), de dénoncer les double langages et les mensonges des gouvernants, d’élaborer des propositions.

Si au final, la maternité ne fut pas réouverte, l’expérience accumulée tout au long de ce mouvement n’est pas sans suite. Elle a donné naissance à Carte Blanche qui « s’installe en lieu et place du quartier général de cpasdemainlaveille dont il est l’émanation directe. Ici naît un projet collectif et citoyen porté par des habitants à qui on a confisqué un service public majeur, mais qui n’ont jamais accepté la défaite ». Loin d’être l’album nostalgique d’une cause perdue, le livre ouvre des réflexions pour la construction d’une démocratie réinventée et d’une citoyenneté active. N’est-ce pas l’urgence du moment ? Philippe Gitton

Maternité (s) en colère, le combat pour la maternité du Blanc, Sylviane Van de Moortele (232 p., 21€). Éditions La Bouinotte, 26 rue de Provence, 36000 Châteauroux (Tél. : 02.54.60.08.06). Les photos sont issues de différents sites : Transrural intitiatives, Organisez-vous et le quotidien régional La Nouvelle République.

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Une mamie à la gâchette facile !

Jusqu’au 01/11, au théâtre de l’Essaïon (75), Antoine Herbez présente Mamie Luger. L’adaptation réussie du roman noir de Benoît Philippon. En garde à vue, la confrontation décoiffante entre une mamie à la gâchette facile et un inspecteur de police. Un spectacle truculent, émouvant, réjouissant !

Six heures du matin, ça pétarade dans le quartier ! C’est au fusil à petits plombs que Berthe accueille l’équipe de policiers venue l’interpeller, soupçonnée d’avoir tiré sur son voisin pour un prétendu vol de voiture. Il n’en faut pas plus pour qu’elle se retrouve, deux heures plus tard, en garde à vue dans les locaux de la maréchaussée. En charge de l’interrogatoire, l’inspecteur Ventura n’est pas au bout de ses surprises ! Fièrement campée sur sa chaise, verbe cru et réparties en rafale, la mamie de 102 ans ne semble nullement intimidée. Au point que son interlocuteur s’en trouve fortement déstabilisé : doit-il croire tout ce que lui avoue la centenaire au caractère bien trempé ?

Fille d’une tenancière de maison close, elle-même un temps « fille de joie », elle dut parfois accueillir quelques soldats allemands du temps de l’occupation. Le résultat ? Entre règlements de compte divers et variés, pas moins de sept meurtres, avec quelques cadavres toujours enfouis à la cave ou dans le jardin… En précisant qu’elle n’hésite pas aujourd’hui à ouvrir sa porte à quiconque dans le besoin, à secourir et héberger quelques jeunes désœuvrés, en rupture de ban ou en mal de toit. Elle a toujours eu un penchant pour l’accueil, la mamie ! Il n’y a pas à dire, Berthe a le sens de l’honneur, une insoumise qui refuse lâcheté et compromissions, une femme libre. Certes surprenante dans ses choix, mais qui revendique liberté de parole et liberté d’agir, avant l’heure une féministe décoiffante !

Josiane Carle, 85 ans et à l’initiative de l’adaptation théâtrale, est pétillante de santé dans son rôle de composition. Déclinant, avec un naturel renversant, ses révoltes et colères à la face de l’inspecteur déconcerté, alias Antoine Herbez. « En s’appropriant les mots de Berthe, Josiane m’a fait le plus beau des cadeaux », avoue Benoît Philippon le romancier. Un duo détonant qui se joue de l’émotion et de l’humour pour nous gratifier d’un spectacle fort plaisant. Yonnel Liégeois

Mamie Luger, d’après le roman de Benoît Philippon, mise en scène Antoine Herbez : jusqu’au 01/11, les vendredi et samedi à 19h. Théâtre de l’Essaïon, 6 rue Pierre au lard, 75004 Paris (Tél. : 01.42.78.46.42).

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À lire ou relire, chapitre 11

En ce mois d’août finissant, entre inédits ou rééditions en poche, Chantiers de culture vous propose sa traditionnelle sélection de livres. Juste avant la rentrée littéraire où 485 nouveaux ouvrages sont annoncés à la devanture des librairies… D’un village oublié (Véronique Mougin) à la guerre d’Algérie (Florence Beaugé), d’un meurtre ignoble (Jurica Pavicic) à une parole libérée (Anouk Grinberg) … Pour finir avec un jeune enragé (Sorj Chalandon) et de subtiles saveurs (Erri De Luca). Yonnel Liégeois

Le dialogue est vif, souvent complice. Magrit est une jeune épousée, son homme est parti à la guerre, elle fait son marché rue de la Roquette, à Paris… Marguerite, de son vrai prénom, est la grand-mère de Véronique Mougin, la romancière bien connue des lecteurs et abonnés aux Chantiers de culture ! Dans son dernier ouvrage, À propos d’un village oublié, elle redonne vie à son aïeule pour nous conter une bien belle histoire entre l’horreur et l’humour. Trente-huit chapitres en autant de petits actes de résistance au quotidien, des dialogues finement ciselés où la grand-mère se permet d’interpeller la romancière d’un air enjôleur et cavalier…

En ces heures tragiques où le gouvernement de Vichy a décrété la traque des Juifs de France, enceinte Magrit court tous les dangers : femme, émigrée hongroise, juive, communiste… Échappant à la grande rafle de 1942, réfugiée en zone libre, elle est recueillie dans un petit village de la Drôme. Qui organise une chaîne de solidarité pour la cacher, l’héberger, la soigner et la nourrir avec ses enfants ! « Mes voisines, et le pasteur bien sûr, le fermier, plus la secrétaire de mairie… », témoigne Magrit la revenante. Et bien d’autres, pour qui bonté et générosité ne prêtaient point à débat. Une galerie de portraits en ces temps troublés, auxquels la plume alerte de Véronique Mougin redonne vie et couleurs, un acte de foi en l’humanité partagée.

Des petites aux grandes pages d’Histoire, les une éclairant les autres, les éditions du Passager clandestin ont eu la bonne idée de rééditer l’ouvrage de Florence Beaugé, Algérie, une guerre sans gloire. L’ancienne journaliste au quotidien Le Monde fut en charge de la couverture des pays du Maghreb des années 2000 à 2015. « Il faut avoir lu ce livre pour mieux comprendre quelle guerre « sans gloire » mena en effet la France en Algérie pour tenter d’empêcher son indépendance », précisent Malika Rahal et Fabrice Riceputi dans leur préface à ce document initialement paru en 2005. Qui s’ouvre avec la publication de l’entretien avec Louisette Ighilahriz, une militante en faveur de l’indépendance qui dénonce les sévices, torture et viol, dont elle fut victime en 1957. Pour se poursuivre avec Massu, Bigeard et Aussaresses, les trois généraux qui furent en charge de la « pacification » du territoire… Jusqu’à l’affaire du poignard du lieutenant Le Pen perdu lors d’une opération dans la Casbah, modèle identique à celui en usage chez les Jeunesses hitlériennes ! Entre doutes et découragements, accusations mensongères et procès retentissants, la journaliste relate aussi ses difficultés à mener à bien son travail d’enquêtrice. Un ouvrage éclairant et percutant, à l’heure où diverses voix s’élèvent pour nier les « Oradour sur Glane » commis en Algérie, pourtant certifiés par moult historiens reconnus.

De duplicités en mensonges, d’actes ignobles en silences complices, la recherche de la vérité est aussi affaire de sens au cœur de Mater dolorosa, le roman de Jurica Pavicic. Split, station balnéaire de luxe en Croatie, entre nouveaux riches et pauvreté héritée de l’ex-Union soviétique… Dans les décombres d’une usine désaffectée, gît le corps d’une toute jeune fille, mortellement agressée et violée. Aux premières images de l’assassinat retransmises aux actualités télévisées, le doute n’est point de mise pour Katja et Ines, mère et fille ! Un policier quelque peu désabusé devant la faillite de son pays, mène l’enquête. Talent reconnu et récompensé par de multiples prix (prix du polar européen et grand prix de littérature policière pour L’eau rouge), Jurica Pavicic mêle avec talent ces trois voix, trois univers et trois consciences prises dans l’étau de pensées contradictoires : protéger, dénoncer, oublier ? Mieux encore, l’auteur croate, sous couvert d’une banale enquête policière, plonge son lecteur dans une réalité sociale où s’affichent sans nuance les disparités entre nantis et petit peuple, corruptions et débrouilles pour la survie. Riche d’une langue superbement maîtrisée dans la traduction d’Olivier Lannuzel, le quatrième ouvrage de Pavicic paru en France, lourd et puissant.

D’autres agressions et viols, d’autres histoires atterrantes, une autre femme bien vivante, Anouk Grinberg… Pas un roman, le témoignage bouleversant d’une magnifique comédienne à la destinée fracassée dès sa plus jeune enfance : une parole qui force le Respect ! Avec Metoo, elles sont nombreuses à dénoncer les propos et/ou actes qu’elles ont subi sur les plateaux de cinéma ou dans les coulisses des théâtres. Rompant le silence qui la ronge depuis des décennies, Anouk Grinberg prend la plume pour raconter, dénoncer, accuser. Son objectif ? Plonger sans œillères ni détours au cœur du mal, « exploser le tombeau où j’étais endormie« … Dans un climat familial délétère, un père trop absent (le grand dramaturge Michel Vinaver) et une mère au lourd passif psychiatrique, la gamine subit un premier viol à ses sept ans. Avec des conséquences désastreuses : le dégoût de soi, la chute dans l’autodestruction, la « cage de honte. Ça dure quelques minutes pour l’homme et une vie entière pour la femme ». Pire, la relation toxique qu’Anouk Grinberg déroule ensuite avec le cinéaste Bertrand Blier, qu’elle décortique au fil des films et pages tournées. « Je me jetais dans la gueule du loup, parce que c’est ça aussi les gens qui ont été agressés étant enfant. Ils ont été tordus à l’âge où ils devaient se former. Quelque chose fait qu’ils vont aller au-devant du danger, ils vont le minimiser, ils vont se raconter des salades » : adulée pour ses rôles au cinéma ou au théâtre, niée et broyée dans l’intimité ! D’une sincérité à fleur de peau, entre noirceur des maux et lucidité des mots, un livre poignant sur les chemins de la libération et de la réparation.

Colonie pénitentiaire pour mineurs de Belle-Île-en-Mer, les jeunes supportent de moins en moins leurs conditions de détention. Gamins des rues embastillés pour des pacotilles, enfants turbulents ou non désirés menacés de « maison de redressement » par la famille, ils végètent entre la violence des surveillants et celle parfois des plus grands de la chambrée. La prison agricole, un euphémisme pour ne pas user du mot bagne, fermera ses portes en 1977. Près de cinquante ans plus tôt, en 1934, une mutinerie éclate, cinquante-six jeunes se révoltent et s’enfuient. Gendarmerie, insulaires et touristes se mettent en chasse, une récompense de 20 francs pour chaque capture. Recueilli par un jeune couple de marins, un seul échappe à la traque : Jules « la teigne » ! Livre d’apprivoisement et d’apprentissage, roman de la réhabilitation et de la réconciliation avec le monde des adultes, amitié entre gens de la mer et amour retrouvé de la gente humaine, L’enragé est un hymne à la bonté partagée, d’un regard ou d’une parole. Après Le quatrième mur et Enfant de salaud, la longue épopée d’un gamin invité un jour dans les brumes matinales de Belle-Île à « desserrer le poing », jeune résistant de 28 ans fusillé en 1942 par la Gestapo.

Nous connaissions les recettes culinaires du regretté catalan Manuel Vasquez Montalban distillées dans les aventures de son fameux détective Pepe Carvalho, il nous faut désormais savourer les Récits de saveurs familières du napolitain Erri De Luca ! « Aux tables où j’ai grandi, on ouvrait grand son appareil oropharyngé pour recevoir une bouchée consistante, l’exact opposé d’un picorage », nous avoue l’auteur dès la préface. Un recueil de nouvelles qui sentent bon le terroir, recettes familiales ou plats servis dans les osterie populaires de Naples ou de Rome. Du plus loin des odeurs et saveurs, Erri De Luca se souvient : du ragù de sa grand-mère Emma, du pique-nique en montagne, des descentes de police à l’heure des repas partagés avec les camarades de Lotta Continua, de la gamelle sur les chantiers du bâtiment… De l’usage du sel à la tarte aux fraises, de l’assiette de pâtes sur les pentes de l’Himalaya à la vive dans la soupe de poisson, l’auteur se fait passeur de recettes, conteur à la langue épicée. Pendant que mijotent les délices sur le réchaud, poétique et littéraire, la plume du convive émérite nous parle autant de la vie, de l’enfance à l’aujourd’hui, de l’amour à l’amitié, de la solidarité à la fraternité, que de cuisine : c’est appétissant, c’est gouleyant comme la madeleine de Proust, un bon carré de chocolat, une belle sardine à l’huile ! Entre chaque chapitre, les commentaires et conseils du nutritionniste Valerio Galasso, en fin de recueil la liste des recettes rassemblées par Alessandra Ferri. Un ouvrage à déguster, feu vif ou doux, par tous les gourmands de mots, celles et ceux qui confessent une grande faim de vivre.

À propos d’un village oublié, de Véronique Mougin (Flammarion, 196 p., 20€). Algérie, une guerre sans gloire, de Florence Beaugé (Le passager clandestin, 381 p., 14€). Mater dolorosa, de Jurica Pavicic (Agullo éditions, 396 p., 23€50). Respect, d’Anouk Grinberg (Julliard, 144 p., 18€50). L’enragé, de Sorj Chalandon (Livre de poche, 432 p., 9€90). Récits de saveurs familières, d’Erri De Luca (Gallimard, 250 p., 18€).

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Marianne Basler, un événement !

Du 12/09 au 19/10, au Théâtre de l’Atelier (75), Marianne Basler interprète L’événement. L’adaptation du récit d’Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022, qui narre son avortement clandestin dans les années 60. Entre pudeur et conviction, la vérité d’écriture d’une grande auteure et la puissance d’évocation d’une grande comédienne.

Dans la pénombre, d’un pas furtif et lent, elle arpente les planches de cour à jardin. S’autorisant parfois de longues pauses au mitan de la scène pour clamer, du début à la fin de L’événement, stupeur et douleur, colère et désarroi… Pour tout décor, une table et une chaise, un espace aussi modeste que l’appartement de la « faiseuse d’anges » où s’est rendue la protagoniste quelques décennies plus tôt. Nous sommes dans les années 60, la loi juge encore l’avortement comme un crime. La jeune étudiante en littérature est résolue, catégorique : elle refuse cette grossesse. La seule issue ? Trouver la bonne adresse, clandestine évidemment ! Paru en l’an 2000, L’événement, le récit au titre éponyme d’Annie Ernaux, fait sensation. L’auteure confesse, en une centaine de pages d’une écriture dense et serrée, l’avortement auquel elle s’est résolue.

Le fœtus entre les jambes

Âgée d’à peine 24 ans, fille de petits commerçants, sur les bancs de la fac de Rouen elle se sent seule, perdue face à son état. Rares sont les médecins à risquer le geste interdit. Celui qu’elle consulte, à l’absence de ses règles ? Elle découvrira que, sans l’informer, il lui a « prescrit un médicament utilisé pour empêcher les fausses couches » ! Constat terrible, sans appel : « les filles comme moi gâchaient la journée des médecins. En face d’une carrière brisée, une aiguille à tricoter dans le vagin ne pesait pas lourd ». Deux visites chez la matriarche parisienne, une nuit à la résidence universitaire… Une sonde dans le corps, assise sur son lit dans sa petite chambre, elle se retrouve avec le fœtus entre les jambes. Une voisine d’étage « va chercher un sac de biscottes vide et je le glisse dedans. Je vais jusqu’aux toilettes (…) Je retourne le sac au-dessus de la cuvette, je tire la chasse ». Les deux filles pleurent.

Violence des situations, violence des maux et des mots… Tels ceux de cet interne, lorsqu’Annie Ernaux est hospitalisée pour cause d’hémorragie : « Je ne suis pas le plombier » ! Des propos que Marianne Basler, pétrie de douleur, jette à la face des spectateurs… L’un des rares moments où la comédienne, entre réserve et pudeur, hausse le ton en cette émouvante mémoration du temps d’avant où les femmes n’avaient toujours pas conquis le droit de disposer de leur corps. Jeu minimaliste, voix chuchotée, un spectacle d’une incroyable puissance pour évoquer les combats passés et à venir de la moitié de l’humanité en vue de l’égalité. Flamboyante Marianne, magistrale interprète et sculpturale égérie de la République des Lumières ! Yonnel Liégeois, photos Pascal Gely / Hans Lucas

L’événement, d’Annie Ernaux : du 12/09 au 19/10, les vendredi et samedi à 19h, le dimanche à 15h. Le théâtre de l’Atelier, 1 place Charles Dullin, 75018 Paris (Tél. : 01.46.06.49.24). Le texte est disponible chez Folio-Gallimard (144 p., 7€60. Nouvelle édition annoncée pour novembre 2025).

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Quand Lacroix se taille un costume…

Jusqu’en janvier 2026, à Moulins dans l’Allier (03), le Centre national du costume et de la scène présente Christian Lacroix en scène. Une rétrospective consacrée à l’ancien créateur de mode, désormais réclamé par les scènes de théâtre, de danse et d’opéra.

Profession, costumier ! Christian Lacroix, qui a participé à la grande fiesta périodique de la mode, avec ses défilés et chroniques mondaines, pendant plus de 20 saisons dès les années 1980, n’a « jamais aimé coudre ». Désormais, mais en fait depuis une quarantaine d’années, le Camarguais natif d’Arles, qui porte beau ses 73 printemps, est un homme de spectacle« Je suis designer », s’amuse-t-il. En vérité, il conçoit, dessine, assemble (avec toute une équipe il est vrai) des tenues pour la scène, que ce soit au théâtre ou à l’opéra. Jusqu’en janvier, le Centre national du costume et de la scène (CNCS), installé depuis 2006 dans l’ancienne caserne de cavalerie construite en 1768 à Moulins, lui consacre une imposante et belle exposition, judicieusement intitulée Christian Lacroix en scène. La rétrospective, avec environ 140 costumes, vaut le déplacement dans l’Allier. Même si la ligne de chemin de fer qui dessert la cité auvergnate montre souvent des signes de fatigue.

Un artiste flamboyant et baroque

Christian Lacroix est un peu chez lui à Moulins. D’une part, parce qu’il est depuis 2009 président d’honneur de ce musée national, mais aussi parce qu’il est avec quelques autres, dont Martine Kahane, la première directrice, un des fondateurs de cette maison unique en son genre. Déjà par deux fois, en 2007 et 2012, ses créations pour le plateau ont été montrées au public, notamment pour la danse à l’Opéra de Paris. Cette fois, il est incontestable que l’on a sous les yeux le véritable cheminement d’un parcours passionné. Delphine Pinasa, la directrice du CNCS et commissaire de cette exposition, évoque « l’univers fascinant » d’un « artiste visionnaire, célèbre pour son style flamboyant et baroque ». De vitrine en vitrine, s’exprime en effet toute la palette vibrante de celui qui n’envisage pas de travailler autrement que comme un artisan. Véronique Dollfus, la scénographe de cette exposition, fut également celle de Tous Léger au musée du Luxembourg, à Paris.

Dans chacune des vitrines, devant des toiles peintes rappelant l’univers du spectacle, les costumes présentés sur des mannequins sont mis en lumière comme pour une représentation. Ils témoignent des spectacles créés comme le Phèdre mis en scène par Anne Delbée en 1995, ou encore, en 2006, le Cyrano de Bergerac, par Denis Podalydès et la troupe de la Comédie Française. Avec quelques absents, car ils sont encore en tournée ou annoncés pour des reprises. Christian Lacroix a créé les costumes de plus de 30 productions lyriques, pour l’Opéra de Paris, le Festival d’Aix-en-Provence, le Capitole de Toulouse, l’Opéra du Rhin, la Monnaie de Bruxelles, et d’autres scènes lyriques en Allemagne, Suisse, Espagne, Chine, etc…

Sans oublier, en décembre 2024, le Soulier de satin, de Paul Claudel, mis en scène au Français par Éric Ruf. Lequel, visiteur d’un jour, devant la tenue de Lucrèce Borgia portée sur la scène de la salle Richelieu par Elsa Lepoivre, souligne « la qualité de ce costume, qui était la même que celle des robes portées par les jeunes académiciennes de la troupe. Preuve que, pour Lacroix, les figurants ont droit aux mêmes égards que les premiers rôles ».

Des gens qui aiment les puces

« Je n’ai pas une façon de dessiner très académique », affirme Christian Lacroix. Désormais, il utilise surtout une palette graphique. N’empêche, l’exposition démarre par la présentation dans le Salon d’honneur de dizaines de croquis. Suivent, dans une sorte de chronologie : la Renaissance, le XVIIIe siècle, la mythologie, etc… En passant par la vitrine des robes de mariée, un peu comme dans les présentations de mode, quand elles concluent le défilé. Mais ici chacune porte la trace de son rôle, sanglant parfois. Voici celles de Roméo et Juliette, Pelléas et Mélisande

Elles n’en sont que plus saisissantes, rappelant les drames vécus par les héroïnes qui les ont portées. Un peu plus loin, saluons le Bourgeois gentilhomme, mis en scène par Podalydès, puis le Georges Dandin de Michel Fau. Toujours, poursuit le costumier, « je travaille avec des gens qui aiment l’archive, les puces… J’ai la chance de pouvoir utiliser beaucoup de bijoux récupérés, des broderies qui viennent parfois de vêtements liturgiques. Cela fait partie d’une magie qui m’est très chère, mais qui n’est pas forcément très onéreuse ». Une pratique qui assure cependant la richesse de ces costumes et la symphonie de leurs couleurs.

Plus loin, le « grand final » dans une vaste salle tout habillée de noir accueille « Anges et démons ». Place aux « momies enluminées des catacombes de Roméo et Juliette ». Mais aussi aux trolls du Peer Gynt d’Éric Ruf, lesquels voisinent avec les squelettes des ecclésiastiques de l’Aïda de Johannes Erath donnée à Cologne. Sans oublier le pape échappé de la Vie de Galilée joué en 2019 à la Comédie-Française.

La patte du costumier se retrouve sans difficulté dans chacune de ces réalisations fantastiques, qu’elles soient en tissus patinés et usés par la vie ou délicatement assemblées en papiers collés. Avec toujours une intention particulière. Parfois dans la création pure et libre, d’autres fois, dans le respect des origines, comme pour les tenues de la Carmen de Bizet donnée en janvier dernier à l’Opéra royal de Versailles, dans des costumes absolument fidèles à ceux de la création initiale en 1875 à Paris, salle Favart. L’histoire continue. Gérald Rossi

Christian Lacroix en scène : jusqu’au 04/01/26, tous les jours de 10h à 18h. L’exposition permanente consacrée à Noureev, l’espace dédié à la scénographie, les salles présentant Une petite histoire de la création des costumes sont ouvertes toute l’année. Le CNCS, quartier Villars, route de Montilly, 03000 Moulins (Tél. : 04.70.20.76.20).

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