Le 9 octobre, date symbolique, le Panthéon accueille la dépouille de Robert Badinter, avocat et ancien ministre de la Justice de 1981 à 1986. Ardent opposant à la peine de mort, le 17 septembre 1981, au nom du gouvernement, il présente à l’Assemblée Nationale le projet de loi prônant son abolition. Le texte est promulgué le 9 octobre 1981. Dans la nuit du 8 au 9 février 2024, Robert Badinter décède à Paris, à l’âge de 95 ans. Ce même jour de février 1943 où son père, arrêté à Lyon par la Gestapo de Klaus Barbie, est transféré à Drancy puis déporté au camp de Sobidor dont il ne reviendra jamais…
L’ancien Garde des Sceaux et Président du Conseil constitutionnel, alors sénateur des Hauts de Seine, nous accorda un long entretien en novembre 2000 à l’occasion de la sortie de son livre L’abolition. Un moment fort, passionnant, une rencontre mémorable qui marque durablement les consciences… D’une incroyable humanité, un regard d’une infinie tendresse sous ses sourcils abondants et broussailleux, Robert Badinter n’hésita point à prolonger le temps initialement imparti à notre entretien. Sans notes, une mémoire infaillible, un propos nourri de convictions, une foi inébranlable en la morale et la justice ! Un homme qui incarnait, respirait vraiment les valeurs humanistes.
En hommage à cette grande figure du droit, à ce sage et juste d’une haute stature éthique et politique, Chantiers de culture propose à ses lectrices et lecteurs ce temps du dialogue où les mots échangés conservent, 25 ans plus tard, toute leur saveur, leur force et vigueur. Yonnel Liégeois
Quand un abolitionniste passe aux aveux…
De l’affaire Buffet-Bontems en 1972 jusqu’à ce mémorable mois de septembre 1981 où l’Assemblée nationale vote la suppression de la peine capitale en France, Robert Badinter raconte dans L’abolition ses combats juridiques et politiques au quotidien. Un livre empreint d’émotion et de passion où l’ancien Garde des Sceaux de François Mitterrand plaide en faveur d’une autre justice à instaurer partout dans le monde. Surtout et d’abord aux États-Unis, par la force symbolique que la décision recouvrerait.

Yonnel Liégeois – À la lecture de L’abolition, une certitude semble poindre : que l’exécution de Bontems, condamné à mort en 1972, hante toujours votre conscience.
Robert Badinter – Alors que Bontems ne fut pas reconnu d’assassinat mais seulement de complicité dans l’affaire de Clairvaux, celui qui n’avait pas tué et celui qui avait tué furent tous les deux condamnés à mort. Le Président Pompidou refusa sa grâce et j’escortai donc le condamné jusqu’à la guillotine. Ce jour-là, je compris ce que veut dire une justice qui tue et je me fis le serment, en quittant la prison de la Santé, d’accepter de défendre celui qui me le demanderait quel que soit le crime commis. Dès l’instant où il encourrait la peine de mort et tant que subsisterait cet archaïsme sanglant… Avant ces faits, j’étais un abolitionniste comme bon nombre d’intellectuels et de confrères de ma génération, comme plus généralement toute la gauche française. Mais être abolitionniste c’est une conviction, la mort de Bontems m’a transformé en un militant. C’est devenu pour moi une cause essentielle, voire la première des causes durant de nombreuses années jusqu’en 1981.

Y.L. – C’est ainsi que vous êtes devenu le plus célèbre avocat « pénaliste » de France ?
R.B. – Je ne l’ai jamais été ! J’étais spécialisé dans les problèmes de droit littéraire et artistique, je m’occupais beaucoup d’affaires de presse. L’un de mes collaborateurs m’a d’ailleurs fait remarquer qu’entre 1972 et 1981 j’ai dû plaider au maximum douze à quinze affaires en Cour d’assises. Ce n’est pas beaucoup.
Y.L. – Certes, mais ce ne sont pas n’importe lesquelles !
R.B. – Effectivement. J’avais un certain nombre de dossiers où se jouait réellement, pas symboliquement, la tête d’un homme. Et comme le public n’a retenu que ces affaires, je suis devenu « le » spécialiste. D’autant que je militais aussi ardemment par la plume. À partir de l’affaire Patrick Henry, j’ai véritablement incarné la lutte pour l’abolition parmi mes confrères du barreau. Après la disparition d’Émile Pollak, je suis apparu comme celui le plus en avant dans la tranchée.
Y.L. – Vous utilisez une formule « choc » pour stigmatiser la peine de mort. « Guillotiner, ce n’est rien d’autre », écrivez-vous, « que prendre un homme et le couper, vivant, en deux morceaux ». Une image très réaliste, hors toute considération morale ou éthique ?

R.B. – Par tempérament, je ne suis pas un lyrique mais plutôt, comme on dit, un introverti. Je ne m’imaginais pas en Cour d’assises en train de raconter la marche vers la guillotine et décrire le supplice. Après l’affaire Buffet-Bontems et avant de plaider pour Patrick Henry, j’ai longtemps cherché. Je cherchais comment expliquer aux jurés de la façon la plus saisissante, et en même temps la plus sobre possible, ce qu’était réellement la guillotine. Cette expression, prendre un homme et le couper vivant en deux morceaux, m’est apparue la plus juste. J’ai vu d’ailleurs qu’elle avait absolument saisi les jurés. Bien des années plus tard, le hasard m’a permis de retrouver les origines de la phrase. Dans une lettre de Buffet adressée à Pompidou… J’ai compris alors pourquoi j’avais refoulé cette image, au sens propre du terme !
Y.L. – Venons-en à l’affaire Patrick Henry et au procès qui s’ouvre en 1977 aux assises de Troyes, devant cette même Cour qui condamna à mort Buffet et Bontems. N’est-ce pas celle qui représente pour vous le « summum », « l’exemplarité » de votre combat ?
R.B. – Ce fut véritablement « l’affaire », une grande affaire et dans la bataille en faveur de l’abolition un moment essentiel, pas suffisant mais essentiel. Rappelez-vous que médias et public étaient déchaînés, les ministres aussi, et que chacun considérait que Patrick Henry n’avait aucune chance. Si la guillotine devait fonctionner, au lendemain de cet odieux crime d’enfant, elle devait d’abord fonctionner pour lui ! C’est dans cet état d’esprit d’ailleurs que s’est déroulé le procès. Le retour à Troyes m’est apparu comme un signe négatif du destin, mais je n’ai pas hésité un seul instant lorsque le bâtonnier Bocquillon m’a sollicité pour le seconder dans les débats. Je ne pouvais pas me dérober. En sachant qu’une seule perspective s’ouvrait lors de mon retour cinq ans plus tard dans cette même salle d’audience, devant le même avocat général qui avait déjà requis la peine capitale : substituer le procès contre la peine de mort à celui de Patrick Henry. La voie était très claire : si l’on croyait à la peine de mort, le cas était tellement cité comme exemplaire qu’il ne pouvait y échapper, si l’on n’y croyait pas le moment était venu de mettre le verdict en accord avec sa conviction. Je reste convaincu, à ce jour, que c’était la seule chance de Patrick Henry, même si on m’a reproché d’avoir escamoté les débats en remplaçant un procès par un autre. Le verdict ? Condamnation à perpétuité, non à mort… Je savais qu’il pèserait dans la conscience collective, je savais aussi que ce n’était pas fini et que seule une décision politique imposerait l’abolition.

Y.L. – Vous livrez au public une image étonnante de l’avocat en pleine plaidoirie. Contrairement à l’homme serein, assis aujourd’hui en face de moi, vous apparaissez comme tétanisé par l’enjeu. Loin des effets de manche, tel un boxeur qui, au gong final, finit le combat, épuisé ?
R.B. – Je ne fabule pas, il en était ainsi. Demandez à Frédéric Pottecher ou à Josyane Savigneau, alors jeune journaliste au Monde. Je suis toujours demeuré pénétré, hanté, par ce qui était advenu à Bontems. Les jeunes avocats ne connaîtront plus jamais ça, il vous faut imaginer l’ambiance. Des heures et des heures d’audience face à un auditoire hostile, après les plaidoiries des parties civiles, écouter dans un climat de haine et dans une atmosphère de mort l’avocat général demander au sens propre du terme, parfois avec talent et passion, la tête de celui que vous défendez, celui-là même que vous entendiez respirer juste derrière vous… Et il ne vous reste que 35 ou 40 minutes de parole non seulement pour convaincre mais surtout renverser cette espèce de courant qui conduit tout droit à l’échafaud. La responsabilité était telle, si immense, l’angoisse de ce qui était en jeu si forte qu’il me fallait absolument m’ouvrir aux jurés. Non pas leur donner l’impression d’avoir un avocat devant eux, mais simplement un homme qui leur parlait. D’où la nécessité d’aller toujours plus loin à l’intérieur de vous pour trouver les mots qui ne vous identifient pas à ce qui relève de l’habilité professionnelle. Une tâche extraordinairement épuisante et difficile, de plus en plus épuisante et difficile d’un procès à l’autre. Plus je devenais connu, plus on attendait la « performance » de Badinter : la pire chose qui soit pour un avocat, dans ces conditions-là. Il me fallait à chaque fois casser cet engrenage pour revenir à une relation d’homme à d’autres hommes ou femmes. Hors toute éloquence et artifice, ne pas amener les jurés là où ils ne voulaient pas aller mais les conduire là où ils devaient aller : que ce n’est ni la Justice ni la Cour qui rend un verdict, qu’il relève de leur responsabilité et qu’ils devront assumer toute leur vie le fait d’avoir envoyé un homme à la guillotine. L’heure de vérité, une décision terrifiante. La tension, l’angoisse, le manque de sommeil…

Y.L. – À l’horizon d’une campagne présidentielle décisive, en janvier 1981, 63% des Français sont encore favorables à la peine de mort. Avez-vous douté un moment des choix de François Mitterrand ?
R.B. – Mitterrand, nécessairement, voulait gagner les élections. En outre, c’était sa dernière chance. En mars 81, rien n’était joué et il faut souligner là son courage politique lorsqu’il se prononce ouvertement en faveur de l’abolition en risquant de perdre les quelques centaines de milliers de voix qui avaient déjà fait la différence en 1974. « Dans ma conscience, dans la foi de ma conscience, je suis contre la peine de mort », répond-il à Jean-Pierre Elkabbach lors de l’émission Cartes sur table. À cet instant, j’ai frémi de joie : sans détour ni précautions oratoires, François Mitterrand se déclarait pour l’abolition ! Ce que je redoutais avant tout, c’était une phrase dont Mitterrand avait le secret et qui, dans la complexité du propos, aurait ouvert de multiples possibilités. Je frémissais, je me disais « pourvu qu’il se jette à l’eau » ! C’est aller au-delà de mes espérances, ce fut un grand geste de courage politique et j’étais convaincu que ça le servait. J’en suis persuadé, affirmer ses convictions est toujours valable en politique, mais je dois reconnaître que ce n’était pas le sentiment de beaucoup de ses amis et conseillers. Mitterrand est certes un personnage politique éminemment complexe, mais il reste une constante : il n’a jamais supporté, et de personne, qu’on lui dicte ce qu’il devait faire.

Y.L. – En septembre 81, Garde des Sceaux, vous présentez votre projet de loi avec cet article premier : « La peine de mort est abolie ». Une réforme acquise à l’Assemblée nationale mais, plus étonnant, au Sénat aussi ! Une décision surprenante ?
R.B. – Encore aujourd’hui, j’ai du mal à l’expliquer et à en déceler les raisons. Un vote étonnant. Je pense qu’il y a eu une influence importante de l’Église catholique. Ces hommes-là, profondément chrétiens, ont œuvré à pas feutrés, en coulisses, nous ramenant aux délices des discussions parlementaires de la IIIème République… De grands dirigeants de droite ont voté la loi : Chirac, Seguin, Stasi et le député Pierre Bas qui réclamait chaque année la suppression des crédits du bourreau lors du vote du budget.
Y.L. – De Pompidou à Giscard, en passant par leurs différents ministres de la Justice, vous n’êtes pas tendre avec ces personnalités qui se déclarent abolitionnistes jusqu’à la veille de leur élection.
R.B. – Dans sa jeunesse, Alain Peyrefitte avait écrit un livre contre la peine de mort. Je pensais sincèrement qu’il serait l’homme de l’abolition et là il y a une part indiscutable d’attente déçue… Pompidou ? Normalien, Jeunesses socialistes, homme de grande culture, ça me paraissait aller de soi qu’il soit l’homme de la situation… Giscard reste pour moi un sujet d’étonnement encore à ce jour. Jamais, jamais je ne comprendrai pourquoi il a fait exécuter Christian Ranucci. Je cite dans L’abolition le passage de son livre de mémoires où il déclare mettre son réveil à l’heure de l’exécution, ouvrir les rideaux de sa chambre puis se rendormir… C’est extraordinaire, sidérant. À la lecture du texte, je n’en croyais pas mes yeux ! Dans l’histoire de l’abolition, l’exécution de Christian Ranucci est un moment-clef au même titre que l’affaire Patrick Henry. Il n’a jamais cessé de clamer son innocence. S’il y a une affaire où la grâce s’imposait, s’il y a un homme qui n’a vraiment pas bénéficié de la clémence judiciaire, c’est bien Ranucci. Face à la peine de mort, il ne faut jamais cesser de souligner son caractère de loterie sanglante.

Y.L. – Vous militez en faveur de l’abolition de la peine de mort aux États-Unis. Même si 3700 condamnés attendent leur sort dans les couloirs de la mort, vous espérez encore et toujours ?
R.B. – Oui, je reste optimiste, même si 66% des citoyens américains se disent partisans de la peine de mort, même si au Texas on compte une condamnation à mort tous les onze jours ! Vous avez là-bas l’abominable inégalité sociale et ce racisme structurel qui encombre les couloirs de la mort des enfants des communautés noires et hispaniques, non par les fils des startups. Ils ont des avocats médiocres ou indifférents nommés par les juges. Enfin, la procédure accusatoire qui régit le fonctionnement de la justice américaine oblige à l’ouverture d’enquêtes et de contre-enquêtes qui coûtent très cher. Sur quoi se fonde mon optimisme face à cette réalité sordide ? Le fait que 12 états américains maintiennent leur position abolitionniste, que le taux de criminalité n’a pas augmenté chez eux contrairement aux états voisins, que l’étude de la Columbia University portant sur la totalité des condamnations à mort depuis 1977 révèle de nombreuses erreurs judiciaires… On parviendra à l’abolition par étapes, de moratoire en moratoire il se passera ce qui s’est produit en Angleterre et au Canada : au bout d’un moment, ils se rendront compte que le taux de criminalité sanglante n’a pas changé et la peine de mort tombera en désuétude. Certes, le processus va demander du temps et des efforts, aussi nous faut-il soutenir les initiatives qui vont dans ce sens. Propos recueillis par Yonnel Liégeois
Le 08/10 à 20h40, LCP (la chaîne parlementaire) propose Les combats méconnus de Robert Badinter. Un documentaire de Dominique Missika et de Bethsabée Zarca , qui retrace les grandes batailles de l’ancien garde des Sceaux : de la dépénalisation de l’homosexualité au regard neuf sur la prison qui n’est pas « l’honneur de la France »… Haï par la droite conservatrice, il contribua aussi à poser les bases d’une justice pénale internationale.
Le 09/10, à partir de 17h15, France 2 retransmettra en direct la cérémonie de panthéonisation de Robert Badinter. Suivi à 21h10 du documentaire de Romain Icard, Robert Badinter la vie avant tout : le sens de la justice et la valeur de la vie humaine au cœur de son combat. Le portrait de la droiture morale faite homme. La soirée se poursuivra, à 22h50, avec le documentaire de Franck Johannès et Caroline du Saint : Badinter contre la peine de mort, le procès Patrick Henry. Servie par les acteurs de la Comédie Française, la reconstitution des assises de Troyes en janvier 1977 avec la fameuse plaidoirie de Badinter qui évitera à son client « la lame qui coupe un homme en deux » : bouleversante, une archive sonore historique !
L’abolition, la plume d’un juste
Après L’exécution, L’abolition… Le même souffle de l’homme juste, du citoyen de haute stature morale, irradie les deux ouvrages. Derrière l’image de l’éminent juriste et grande figure du barreau, L’abolition nous révèle surtout un homme à la personnalité attachante. Un personnage au caractère trempé, dont la froideur apparente masque les vraies émotions : doux et attentif à son interlocuteur, virulent et passionné dans les causes auxquelles il consacre la défense. Un homme peut-être convaincu du rôle essentiel qu’il a joué dans l’évolution de la justice française, un homme pourtant qui ne cache rien de ses faiblesses et de ses doutes, de sa lassitude et de ses hésitations sur ces chemins de l’histoire qui conduisent le fils d’un petit immigré juif de la prison de la Santé en 1972 jusqu’aux portes de la Chancellerie en 1981…

L’abolition ? Un témoignage émouvant et bouleversant, œuvre de mémoire face aux jeunes générations tentées d’oublier et de considérer comme une évidence la disparition de la guillotine. 8 pays abolitionnistes en 1948, 28 en 1981, 103 en l’an 2000, 113 en 2024, 145 si l’on ajoute ceux qui renoncent à l’appliquer en droit et en pratique : et demain ? D’une page à l’autre, Robert Badinter nous insuffle l’intime conviction que le temps de l’Histoire peut s’inscrire aussi dans le temps des hommes. Un livre à méditer, à offrir à tous, hommes et femmes qui désespèrent et croient leur cause perdue. Yonnel Liégeois
L’abolition, de Robert Badinter (Le livre de poche, 352 p., 8€90)








































































