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Abdallah Akar, maître calligraphe

Jusqu’au 06/12, en l’espace Com’Unity et à la médiathèque de Bezons (95), Abdallah Akar donne à voir ses créations. Il est l’invité d’honneur de l’exposition Mare Nostrum, la Méditerranée ! Entre littérature et spiritualité, lettres et volutes sur bois, tissu, fer et verre, le maître calligraphe décline son alphabet ! Une œuvre inspirée, pleine de grâce et de beauté.

Enfant des sables, natif de Tataouine en Tunisie et fils de la tribu Daghari, Abdallah Akar a vécu sa jeunesse entre dunes et pâturages. Berger de chèvres et moutons, comme tous les gamins de son âge la vie de semi-nomade fut son école : la beauté des paysages, la grandeur du désert, la découverte des mystères de la nature. Son plaisir pour vaincre l’ennui de longues journées à surveiller les bêtes ? Pister les traces des serpents et gerboises, les capturer… « Une enfance simple, agréable, avec l’essentiel pour vivre : figues, sucre, sel et piment », témoigne l’artiste.

L’accession au pouvoir du président Bourguiba, en 1957, transforme sa vie. Les portes de l’école lui sont ouvertes, il se prend d’amour pour la langue arabe et la poésie ! Plus tard, il rejoint son frère en France pour poursuivre des études scientifiques et décrocher une licence en physique. Au cœur de ce parcours scolaire puis universitaire, il fait alors une rencontre éblouissante. Percutante, étonnante qui va bouleverser sa vie : Léonard de Vinci ! C’est un copain qui lui a prêté un petit bouquin sur le génial italien. Subjugué par la démarche du maître, tant artistique que scientifique, il se met à le copier. La démarche classique pour tout néophyte avant de tracer sa propre voie, des plus anciens à Picasso tous ont emprunté le même chemin.

Obsédé par les images du résident d’Amboise, Abdallah Akar pousse la porte de la MJC (Maison des jeunes et de la culture) de La Courneuve, « en ce temps-là les banlieues parisiennes fourmillent de richesses insoupçonnées ! ». Il commence à manier gouaches et pinceaux, il s’inscrit à un atelier de sérigraphie où il s’initie à l’art du trait. La calligraphie s’invite en son univers mental et artistique, d’abord à la lecture d’un livre sur ce coup de plume si particulier, ensuite avec la rencontre d’un maître, un contemporain cette fois, le calligraphe irakien Ghani Alani, natif de Bagdad mais vivant en France.

Le grand maître par excellence, ses œuvres exposées dans toutes les grandes capitales du monde… Qui l’exhorte à percer les secrets de « la belle écriture », du grec kallos (beauté) et graphô (écrire) : le plein, le délié, le trait…. Plus tard, c’est la découverte d’un autre créateur en la matière, « le maître, l’artiste », Hassan Massoudy qui mêle calligraphie traditionnelle et style contemporain pour tracer un nouveau chemin à l’art de la calligraphie arabe. « Son art d’une profonde et sobre beauté devient comme un chant d’éternité qui ne nous quitte plus », témoignera Andrée Chedid, la grande poétesse. De confrontations en rencontres diverses, un cheminement naturel pour Abdallah le postulant aux belles lettres, il organise sa première exposition en 1986 à Villetaneuse, en Seine-Saint-Denis comme il se doit !

« Par ce lien fondamental avec la langue arabe, je crée mon monde intérieur, inspiré par les grandes œuvres littéraires », confesse Abdallah Akar, mêlant avec grâce et beauté textes sacrés et poésie. Délaissant de temps à autre le papier pour oser s’aventurer vers de nouveaux supports : le bois, le textile, le fer et le verre…

« Si j’avais su qu’il existait une chose telle que la calligraphie islamique, je n’aurais jamais commencé à peindre » Pablo Picasso

Ainsi, l’installation dans une église de Blois de quatre planches à peine équarries sur lesquelles se déploie la sourate XIX du Coran, celle consacrée à Marie, ainsi son Hommage aux Muallaqu’àt, les célèbres poèmes antéislamiques devenus sous sa plume « Poèmes suspendus » : de grand format, seize textiles calligraphiés ! Du grand art, quand le trait et le mot s’unissent en un grandiose mariage des formes et des couleurs.

« J’honore à ma façon le dialogue interreligieux et interculturel », commente Abdallah Akar d’une voix sage et douce, empreinte d’une sincère modestie. Ses Dormants d’Ephèse présentés à la Villa Médicis de Rome, exposant par-delà les frontières, des pays arabes aux grandes capitales européennes, il est à son tour reconnu grand maître en calligraphie ! Loué pour son esprit créatif, la magie de sa plume, la flamboyance de ses œuvres… Ainsi dansent, pleurent ou chantent les lettres sur la toile. De Mahmoud Darwich à Rimbaud, entre Orient et Occident, une invite inédite à partager la saveur de nos alphabets. Yonnel Liégeois, photos Salah Mansouri

Mare Nostrum, Abdallah Akar et 34 artistes : Biennale d’art contemporain Rev’Arts 2025, du 18/11 au 06/12. En l’espace Com’Unity, dans le cadre de l’exposition Mare Nostrum, chaque toile se fait fragment de Méditerranée, une traversée entre silence et parole, visible et invisible. « Elle n’est pas une mer qui sépare, elle relie et unit : elle est mémoire, langue et lumière partagée ». Chaque signe calligraphié contient le murmure des rivages et le souffle des peuples. Avec Abdallah Akar, la calligraphie respire, se déploie, se libère. Elle devient peinture, rythme, danse. Le noir de l’encre dialogue avec la lumière du papier, les couleurs éclatent comme des orages méditerranéens. Poète du visuel, Abdallah Akar invite à la méditation et au voyage intérieur. Espace Com’Unity, 1 rue Emile Zola, 95870 Bezons.

Calligraphies inédites, Abdallah Akar : jusqu’au 06/12. Peintre et poète, Abdallah Akar fait de la lettre un paysage, du mot un souffle. Entre tradition et modernité, son œuvre relie les cultures et les âmes, transformant la calligraphie en peinture, rythme et lumière. Dans le cadre de l’exposition REV’ARTS à la médiathèque, il présente un ensemble inédit en parfaite résonance avec le lieu du livre et des mots. La médiathèque Maupassant, 64 rue Édouard Vaillant, 95870 Bezons (Tél. : 01.79.87.64.00).

Jusqu’au 19/01/26, à la Villa Médicis de Rome, Abdallah Akar participe à l’exposition collective Lieux saints partagés, voyage entre les religions : une installation de sept tissus représentant les sept Dormants d’Ephèse ( extrait de la Sourate 18/ Al Kahf/La Caverne). L’exposition réunit des œuvres majeures issues des collections françaises, italiennes et vaticanes mises en dialogue avec des créations contemporaines. De Gentile da Fabriano à Marc Chagall en passant par Le Corbusier, elle s’attache à mettre en lumière à travers des œuvres d’art un phénomène religieux parfois méconnu mais très présent en Méditerranée : les sanctuaires partagés par des fidèles de religions différentes. Académie de France à Rome – Villa Médicis, Viale della Trinità dei Monti, 100187 Roma.

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Plasticiennes, trois femmes au Moulin

Jusqu’au 27/11, au Moulin de Mézières-en-Brenne (36) s’exposent les œuvres de trois lauréates du 38ème salon des peintres de la Brenne. Françoise Lauchet, Brigitte Vallin, Isabelle Prost : trois femmes et artistes, trois univers et techniques.

Les premiers pas dans la salle d’exposition du Moulin conduisent devant les tableaux de Françoise Lauchet. Le réalisme des portraits laisse pantois. Difficile de quitter le regard saisissant de cet Afghan… Grâce à une rencontre avec Lionel Asselineau, maître pastellliste, Françoise Lauchet manie également le pastel pour peindre des animaux et des natures mortes.

Viennent ensuite les aquarelles de Brigitte Vallin, à la tonalité délibérément douce. Ses tableaux restituent à merveille la sérénité des paysages de la Brenne. Elle se consacre à l’aquarelle depuis plus de 20 ans et peint d’après photos ou en extérieur. Elle est actuellement responsable d’un atelier de peinture sans professeur où s’entraident des participants amateurs et passionnés

Une fois quitté les œuvres accrochées aux murs, la déambulation entraîne le visiteur à proximité des sculptures en céramique d’Isabelle Prost. Des animaux criants de vérité, le regard attiré par ses statuettes « kiss,kiss ». Une façon de montrer qu’il n’est pas d’ennemis irréconciliables. « Loup-brebis », « Chien-lièvre », « Chat-souris », se bécotent sous des apparences quasi humaines. Isabelle Prost, artiste sculptrice, expose ses œuvres dans son atelier « Cut garden » (jardin mignon en anglais), à Lusignan dans la Vienne.

La visite s’impose, elle vous offrira un peu de tendresse dans ce monde de brutes. Philippe Gitton

Les peintres de la Brenne, jusqu’au 27/11 : Entrée libre, les mardi-mercredi et vendredi de 14h à 18h, les jeudi et samedi de 9h30 à 12h30 et de 14h à 18h. Le moulin, 1 rue du Nord, 36290 Mézières-en-Brenne (Tél. : 02.54.38.12.24).

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Frantz Fanon, figure du tiers-mondisme

Le 20 juillet 1925, à Fort-de-France en Martinique, naissait Frantz Fanon. Le centenaire de la naissance d’une figure majeure du tiers-mondisme et de l’anticolonialisme, solidaire du combat du FLN en Algérie. Un personnage historique, médecin et essayiste, mis en lumière par le street artiste JBC avec sa fresque spectaculaire réalisée à Montreuil (93) ! Sans oublier le roman graphique Frantz Fanon signé Frédéric Ciriez et Romain Lamy, ainsi que la biographie Frantz Fanon, une vie en révolutions d’Adam Shatz.

Il fut l’ancêtre des « french doctors » en leur ajoutant une dimension révolutionnaire et littéraire. Un Français qui partage avec Jacques Derrida le paradoxe d’être davantage étudié dans les universités américaines que françaises. Il est vrai que Fanon, né Frantz à Fort-de France et enterré Omar Fanon à Aïn Kerma en Algérie, aura du attendre que soient à peu près cicatrisées les séquelles de la guerre d’Algérie pour retrouver droit de cité dans les facultés de l’hexagone.

Autant qu’un petit français de Martinique, c’est un futur républicain forcené qui naît en 1925, fils d’un fonctionnaire des douanes, franc-maçon comme l’est à l’époque la petite bourgeoise radicale-socialiste de l’île. L’élève du Lycée Victor-Schoelcher de Fort-de-France est aussi brillant que le sera l’étudiant, quelques années plus tard, de la Faculté de Médecine de Lyon. Entretenu pour expliquer son évolution, un mythe est à détricoter : il ne fut pas l’élève d’Aimé Césaire, poète et chantre de la négritude. En revanche, le lycéen de 17 ans, pas encore bachelier, rejoint clandestinement la Dominique en 1942 pour s’enrôler dans les Forces de la France Libre. Fanon entend défendre cette République qui, en 1848, a aboli l’esclavage. Le débarquement de l’Amiral Robert quelques mois plus tôt, avec 10 000 marins pour appliquer les lois de Vichy, achève de le convaincre. Sa candidature rejetée, il regagne le Lycée Schoelcher jusqu’en 1944.

À 19 ans, il peut intégrer le 5ème Bataillon de Marche des Antilles et arrive à Casablanca pour y attendre le débarquement de Provence. Au commencement, les notes du livret militaire ne sont guère brillantes. On passe de « soldat quelconque au mauvais esprit » à « élève brillant mais esprit militaire douteux » avant d’atteindre en avril 1944 « s’est révélé courageux et de sang-froid. Fait l’admiration de ses camarades. Blessé et cité ». C’est à Casablanca qu’il prend conscience de la société racialisée dans laquelle il est appelé à évoluer. Le camp y est divisé en trois sections : les Européens auxquels sont assimilés les 500 Antillais parce que citoyens français, les Arabes « indigènes » et enfin les « Sénégalais » qui regroupent tous les ressortissants de l’Afrique noire française. Son bataillon remonte le Rhône, atteint le Doubs en plein hiver avant Strasbourg qu’il est chargé de libérer. La propagande hitlérienne usant du « nègre qui violera vos femmes s’il n’est pas cannibale » a fait son œuvre. La population libérée craint ses soldats « de couleur ». Et l’attitude de la hiérarchie militaire, forcément blanche, en ajoute au désappointement dont il fait part à ses parents dans une lettre du 12 avril 1945 : « Aujourd’hui, il y a un an que j’ai quitté Fort-de-France. Pourquoi ? Pour défendre un idéal obsolète. Je doute de tout, même de moi… Je me suis trompé ». Cette confrontation à la vision du noir, même antillais, par le Français de métropole, l’ouvre à la réalité du fait colonial.

Retour à Fort-de-France en 1945, il y passe son bac. Lecture passionnée des philosophes Maurice Merleau-Ponty et Jean-Paul Sartre. Actif soutien à la candidature d’Aimé Césaire aux législatives. Il entre ensuite à la Faculté de Médecine de Lyon avant d’intégrer l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban en Lozère où il rencontre son maître de stage André Tosquelles et des pratiques de traitement en décalage avec la doxa de l’époque. En 1952, Frantz Fanon publie Peau noire, masques blancs : un essai vigoureux et volontiers satirique, dans lequel il interroge l’aliénation et les relations Noirs-Blancs. Nommé en 1953 médecin-chef d’une division psychiatrique de l’hôpital de Blida-Joinville en Algérie, il découvre un univers psychiatrique conformiste, mâtiné d’esprit colonialiste, ségrégant Européens et « indigènes ». Sa prise de conscience du fait colonial continue de se parfaire lorsqu’il doit traiter des tortionnaires de la police française. L’hôpital ayant hébergé clandestinement des combattants des deux organisations indépendantistes, l’Armée de libération nationale (ALN) et le Front de libération nationale (FLN), Robert Lacoste, gouverneur du territoire, expulse Fanon, croit-il, vers Paris.

Le militant anticolonialiste et tiers-mondiste rejoint en fait Tunis. Il y exerce son travail de psychiatre dans un hôpital déserté par les Français et devient ambassadeur du Gouvernement provisoire de la République algérienne. Il collabore à l’organe de presse du FLN, El Moudjahid, dont il devient l’un des principaux rédacteurs. En 1959, il publie L’an V de la révolution algérienne (aussi appelé Sociologie d’une révolution). En 1961, affaibli par une leucémie, il rencontre Jean-Paul Sartre à Rome pour trois jours de conversations ininterrompues. Dont le philosophe tirera la substance de la préface, tant souhaitée par Fanon, de son dernier ouvrage qui deviendra un  classique mondial de la littérature politique de combat. Les damnés de la terre ? Un élément d’enseignement dans la plupart des universités américaines aujourd’hui. Frantz Fanon meurt aux États-Unis le 6 décembre 1961, quelques mois avant l’indépendance de l’Algérie. Alain Bradfer

Les écrits de Frantz Fanon : Œuvres (Peau noire, masques blancs / L’An V de la révolution algérienne / Les damnés de la terre / Pour la révolution africaine. La Découverte, 800 p., 30€00). Écrits sur l’aliénation et la liberté (La découverte, 832 p., 18€00).

La fresque (voir photo ci-dessus) : l’œuvre du street artiste JBC, réalisée à Montreuil (93), se donne à voir à l’angle du  160 Boulevard Théophile Sueur et de la rue Maurice Bouchor.

Le film de Jean-Claude Barny (2024) : Fanon, avec Alexandre Bouyer (Frantz Fanon), Déborah François (Josie Fanon), Olivier Gourmet (Darmain), Stanislas Merhar (le sergent Rolland), Mehdi Senoussi (Hocine).

Toujours disponible sur le site de Radio France, les Grandes Traversées de France Culture : Frantz Fanon l’indocile, le podcast d’Anaïs Kein en cinq épisodes.

FANON, CIRIEZ ET LAMY

Signé Frédéric Ciriez et Romain Lamy, un magnifique ouvrage d’une fulgurante audace qui nous plonge dans la vie et les combats du célèbre psychiatre martiniquais, durablement engagé en faveur de l’indépendance algérienne. D’un dessin l’autre, grâce à la couleur et au graphisme original, le décryptage à portée de chacun d’une réflexion souvent complexe. Les deux auteurs, de la plume et du crayon, nous projettent à Rome, lorsque Fanon rencontre Sartre le philosophe : le dialogue entre deux grands de la pensée, deux mondes et deux couleurs de peau. Ce roman graphique se donne à lire non seulement comme la biographie intellectuelle et politique de Frantz Fanon mais aussi comme une introduction originale à son œuvre, plus actuelle et décisive que jamais (La Découverte, 240 p., 28€). Yonnel Liégeois

Frantz Fanon, le damné

Aux éditions La Découverte, Adam Shatz a publié Frantz Fanon, une vie en révolutions. La biographie d’un « damné » auquel la France n’a pas pardonné son soutien à l’Algérie indépendante, un penseur éminemment reconnu aux États-Unis. Paru dans le mensuel Sciences Humaines (N°368, mai 2024), un article de Frédéric Manzini.

Même né il y a près d’un siècle, Frantz Fanon (1925-1961) reste notre contemporain. Remise au centre des débats de société par le mouvement Black Lives Matter notamment, son œuvre radicale interpelle et suscite encore des polémiques. Après tout, ne contient-elle pas, au nom de la lutte anticoloniale, une apologie du terrorisme ? Pour nous faire mieux comprendre ce qu’il appelle la « vie en révolutions » de Frantz Fanon (« revolutionary lives » dans la version originale anglaise), l’essayiste Adam Shatz, rédacteur en chef pour les États-Unis de la London Review of Books, brosse de lui un portrait tout en complexité et en nuances grâce aux témoignages de ceux qui l’ont intimement connu.

Révolutionnaire fervent, écrivain passionné

Pendant toute sa courte existence, l’auteur de Peau noire, masques blancs (1952) justifia le recours à une certaine forme de violence comme moyen pour les opprimés de regagner leur dignité et le respect d’eux-mêmes. Son expérience personnelle du racisme, sa pratique clinique auprès des malades dans les différents hôpitaux où il a exercé comme psychiatre, sa fréquentation des philosophes – notamment Jean-Paul Sartre –, son opposition à l’idée d’une « négritude » qui figerait l’homme noir dans une essence, son engagement corps et âme en faveur du FLN : tout l’a conduit à devenir ce révolutionnaire fervent et cet écrivain passionné, parfois lyrique, toujours animé par les idéaux républicains de liberté, d’égalité et de fraternité qu’il a tout fait pour traduire en actes.

Son combat pour l’indépendance de l’Algérie lui vaudrait, selon Adam Shatz, une certaine rancune en France, qui expliquerait qu’il n’occupe pas toute la place que sa pensée mérite sur la scène intellectuelle de ce côté-ci de l’Atlantique. « Près de six décennies après la perte de l’Algérie, la France n’a toujours pas pardonné la “trahison” de Fanon », écrit-il. Cette importante biographie contribuera peut-être à faire évoluer les choses. Frédéric Manzini

Frantz Fanon. Une vie en révolutions, d’Adam Shatz (La découverte, 512 p., 28€).

Dès sa création, Chantiers de culture a inscrit le mensuel Sciences Humaines sur sa page d’ouverture au titre des « Sites amis ». Un excellent magazine dont la lecture est vivement conseillée.

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Drôle de climat à Orsay !

Jusqu’au 15/07, le musée d’Orsay (75) propose 100 œuvres qui racontent le climat. Un parcours où peintres et sculpteurs, mais aussi naturalistes, invitent le public à mesurer la fragilité de notre environnement. Entre accélérations technologiques, essor des transports et urbanisation rapide.

Rosa Bonheur, Labourage nivernais

La société actuelle est en train de se rendre compte d’une réalité déjà connue depuis au moins cinquante ans : la température moyenne de la planète augmente inexorablement, cette montée est due en majeure partie à l’activité humaine[1]. Le musée d’Orsay, dans une volonté de sensibiliser le public, propose un parcours à travers le Musée et même au-delà, avec des prêts d’œuvres dans d’autres musées. On ne peut qu’admirer le projet. Non seulement l’idée de faire parcourir le musée autour d’un thème aide à désenclaver les salles « stars », mais le sujet lui-même est capital pour notre avenir. Si un tel projet parait essentiel face à une politique de déni devenue volontairement destructrice, il semble pourtant se contenter avant tout de répéter de bons sentiments qui finissent par devenir des lieux communs.

Un parcours essentiel

L’opportunité du parcours se fait particulièrement sentir lorsqu’est révélée une authentique politique de destruction volontaire d’informations : soit un déni volontariste voire obscurantiste[2]. Derrière cette exposition, l’idée principale est de rappeler que l’époque qu’englobe la collection du musée représente précisément ce moment dans l’histoire où la France se transforme, passant d’une société essentiellement agraire à une société industrielle. Les bouleversements économiques, culturels, politiques ou sociaux qu’avait vécus la France sont formidables. Le double sens de ce mot (le glissement de terrible à admirable) est bien transcrit dans la série des Rougon-Macquart d’Émile Zola. Il ne pouvait cacher son admiration face à l’explosion féérique des grands magasins dans Au Bonheur des Dames ni sa colère face à la misère des mineurs dans Germinal.

Claude Monet, Le Pont du chemin de fer à Argenteuil

Le choix des œuvres que propose le Musée d’Orsay souligne cette transformation dans toute sa diversité. Cela se voit dans les différents artistes qui, malgré leurs sensibilités plastiques divergentes, ont tous été marqués par ce phénomène. Ainsi, le parcours nous donne à voir aussi bien des tableaux de Rosa Bonheur, Gustave Moreau et Camille Pissarro que des sculptures de Jean Carries ou François Pompon. Toute la force de ce parcours atypique découle du fait qu’il nous fait traverser l’intégralité du musée et découvrir l’ensemble des galeries. Les sujets présentés font valoir l’étendue des transformations, avec des images d’ouvriers anonymes en même temps que le célèbre portrait de Louis Pasteur, des scènes bucoliques et des paysages urbains, des hommes et des bêtes.

Un projet décevant

Le problème d’un tel parcours ? Il n’y pas de contextualisation. Les images sont autant de prétextes pour nous parler de situations actuelles, le plus souvent sur un ton culpabilisant et moralisateur. Le buste de mineur de Carrière est une occasion de nous rappeler les gaz à effet de serre dus au charbon[3]. Le célèbre portrait de Pasteur peint par Albert Edelfelt (1854-1905), est présenté pour parler du surpeuplement actuel, ce qui sous-entend qu’il serait dû aux découvertes de l’homme scientifique. Le cartel à côté d’un autre tableau le décrit ainsi :

Devant une serre, une jeune fille cueille des fleurs ou des fruits dans un potager où se mêlent diverses espèces. Contrairement à la monoculture, vulnérable aux maladies et aux parasites et fortement dépendante des pesticides, des cultures diversifiées permettent de limiter leur propagation. En alternant les espèces, il est possible de réduire la contagion généralisée des plantes par les pathogènes.

Il n’est même pas utile de préciser le tableau puisqu’à partir de la deuxième phrase, ce cartel pourrait s’appliquer aussi bien aux Coquelicots ou bien aux Iris dans son jardin de Monet qu’au tableau véritable. Pourquoi telle œuvre plutôt que telle autre ? Quel est le lien entre le sujet de l’œuvre et la préoccupation du parcours ? Plus grave encore, quel est le lien avec l’époque du musée ? Les textes du parcours évoquent les préoccupations contemporaines sans s’interroger des attitudes antérieures. Et pourtant, il existait une préoccupation de la destruction de l’environnement liée à l’industrie. Tout le mouvement romantique anglais, dès le milieu de XVIIIe siècle est une réaction à l’industrialisation. Hawkeye, le héros du Dernier des Mohicans, fustigeait les colons dans leurs « pratiques dispendieuses » (wasty ways) qui est en somme une des premières mises en garde. Le Walden (1854) de Henry David Thoreau tient un discours similaire. Il suffit de lire Les Rêveries du promeneur solitaire (1782) pour découvrir que le problème n’échappe pas au monde francophone…

Constantin Meunier et J. Petermann, Puddleurs au four, dit aussi Puddleurs sortant la loupe

Le discours des artistes de l’époque que recouvre le Musée d’Orsay démontre qu’ils étaient clairement conscients des enjeux. L’artiste et critique anglais John Ruskin (1819–1900), face aux couleurs industrielles, militait pour l’exploration de la nature dans la compréhension des couleurs. On aime bien dire que les Impressionnistes peignent la modernité. Mais à voir les œuvres de plus près, on voit clairement qu’ils disent : la modernité, oui, mais à quel prix ? Sisley, ce maître de l’eau, peint la Seine en crue. Monet peint un champ de coquelicots comme pour préserver la vue d’une nature vouée à disparaître. Ce monde moderne les fascinait. Monet se rendait à Londres précisément pour voir les couleurs du ciel altéré par la pollution. Mais à la fin de sa vie, il crée un havre de paix à Giverny. Si la nature était avant tout soumise au service de l’homme, on ne peut nier qu’elle fut une véritable préoccupation qui traverse le siècle et qui se traduit dans l’art.

Copie à corriger

Le projet fut réalisé dans la précipitation, le résultat s’en ressent. Il n’y a aucun lien entre les œuvres et les sujets évoqués (sauf dans le caractère illustratif des premiers), mais surtout aucune considération des réalités de l’époque. La révolution industrielle avait déclenché une révolution sociale dont il était difficile de mesurer les contours. Mais à la suite de l’exode rural, on s’est retrouvé avec une densification de la population et une mauvaise répartition des richesses, un déséquilibre autant écologique qu’économique et social. A l’époque, on n’en voyait que les conséquences immédiates d’insalubrité : une hygiène insuffisante, des crises sans précédent de santé publique. Même si les solutions trouvées en ce temps-là nous semblent aujourd’hui qu’une fuite en avant, on ne pouvait ignorer que l’environnement n’était pas en mesure d’encaisser les bouleversements. Par manque de contextualisation historique et tel qu’il a été pensé, ce parcours entre 100 œuvres qui racontent le climat ne nous apprend rien d’autre que ce que nous savons déjà, il ne nous permet pas vraiment de mesurer l’ampleur de la menace climatique. Un parcours à enrichir donc, entre réflexion et culture. Francis Mickus

100 oeuvres qui racontent le climat : Jusqu’au 15/07, du mardi au dimanche de 9h30 à 18h, le jeudi de 9h30 à 21h45. Musée d’Orsay, Esplanade Valéry Giscard d’Estaing, 75007 Paris (01.40.49.48.14). Le catalogue de l’exposition (240 pages., 100 illustrations, 35€).

[1] Nous datons à partir de 1945, au lendemain de la seconde guerre mondiale, la nouvelle ère géologique, dénommée « l’anthropocène » qui pense que l’activité humaine entraine des transformations climatiques de la planète.

Honoré Daumier, Adolphe Victor Geoffroy-Dechaume, Émigrants

[2] Pour plusieurs raisons qui ne se limitent pas au déni climatique, les gouvernements actuels mènent une campagne aussi violente que systématique contre le monde universitaire allant de coupes sévères dans les budgets de fonctionnement (40% de réduction dans le budget de la bibliothèque centrale à la Sorbonne) à des ingérences dans les politiques éducatives et scientifiques des institutions. On peut cependant saluer la résistance qui se met en place.

René Billotte, Paysage à la porte d’Asnières

[3] Ce qui finalement crée une fausse opposition entre les préoccupations écologiques et sociales, que l’on retrouve dans l’œuvre de Dickens ou dans Les Misérables de Hugo. Même Marx avait évolué : si au départ il était chantre du progrès technologique, il avait par la suite compris que l’exploitation ouvrière et l’exploitation écologique étaient liées.

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Gérald Bloncourt, l’œil partagé

Jusqu’au 30/05, sur les grilles du square de la Tour Saint Jacques (75), la ville de Paris expose « Gérald Bloncourt, franc-tireur de l’image ». Opposant à la dictature en Haïti, expulsé et réfugié en France, il a conté en images cinquante ans d’histoire populaire. Un homme à la chaleur communicante, à la main fraternelle, à l’œil partagé : un poète, un peintre, un créateur !

Pour l’occasion, nous remettons en ligne l’article que lui consacrait Chantiers de culture lors de son décès en octobre 2018. À noter que photos et livre mural sont à voir aussi au Centre Pompidou dans l’expo Paris noir jusqu’au 30/06, à soutenir l’association Haïti Futur.

« C’était un conteur extraordinaire, mais aussi un militant très dur », témoigne Isabelle Bloncourt-Repiton, son épouse, en référence à l’engagement sans faille du photographe qui nous a quittés le 29 octobre, à la veille de ses 92 ans. « Son rêve de jeunesse ? Devenir peintre, mais il était trop militant et actif », ajoute-t-elle. Enfant métis de parents français, né le 4 novembre 1926 dans le sud d’Haïti, il crée en 1944, avec d’autres intellectuels, le Centre d’art d’Haïti, pour la promotion de la création artistique. Deux ans plus tard, en janvier 1946, il est l’un des leaders de la révolution des Cinq Glorieuses. En cinq jours, le pouvoir est renversé mais la junte qui s’installe traque les jeunes communistes. Gérald Bloncourt est expulsé. « Il est resté viscéralement attaché à son île », poursuit sa femme. « En 1986, quand la dictature est tombée, il a créé un comité pour faire juger les Duvalier. Il a fait tout ce qu’il a pu pour que ce type ne meure pas tranquille. C’est un combat qu’il n’a jamais lâché ».

À Paris, après son expulsion d’Haïti, il obtient des papiers sous la protection d’Aimé Césaire et se met à la photo. Embauché par le quotidien L’Humanité, il découvre les immenses bidonvilles de la région parisienne. Devenu reporter indépendant en 1958, il couvre la manifestation anti-OAS du 8 février 1962 qui fit neuf morts au métro Charonne. « Il s’est mis à photographier les conditions de travail », résume Isabelle Bloncourt-Repiton : il suit la construction de la tour Montparnasse (1969-1973), « étage par étage », et se fond dans la communauté portugaise, dont le destin lui tient à cœur. En 1974, il est à Lisbonne pour la Révolution des Œillets et immortalise les capitaines d’avril.

Photos et poèmes, des clics et des plumes

Dès lors, ses clichés fleurissent à la une de nombreux journaux : L’Express, Témoignage Chrétien, L’Humanité, Le Nouvel Observateur, La Vie Ouvrière à laquelle il restera fidèlement attaché : chaque année, jusqu’en 2017, il participe au repas fraternel des « Anciens » ! Malade depuis trois ans, « il a toujours continué à écrire, à dessiner », confie son épouse. Gérald Bloncourt avait achevé en avril une fiction aux accents autobiographiques, dans laquelle « il livre en quelque sorte son testament aux générations futures d’Haïti ».

Ma première rencontre avec Gérald remonte à la fin des années 1970, nos routes convergeront plus tard dans les couloirs d’autres rédactions, celles de Témoignage Chrétien et de La Vie Ouvrière. En ce temps-là, jeune rédacteur à Jeunesse Ouvrière, le mensuel de la J.O.C. (Jeunesse Ouvrière Chrétienne), un mouvement d’éducation populaire alors florissant, je croise le photographe. Sacoche en bandoulière, la démarche intrépide et le sourire bienveillant, il vient livrer ses photos ! Avec le don du partage qui le caractérisait, en actes et en paroles, il m’offre un jour les tirages noir et blanc de deux photographies que nous avions publiées. L’une quelque peu jaunie, l’autre mieux conservée, les deux ont suivi le cours de ma vie jusqu’à aujourd’hui, en dépit des heurts et des déménagements ! Elles symbolisent tout l’art de Gérald Bloncourt : son amour sans bornes des hommes et femmes debout, sa foi en l’avenir du monde et de la jeunesse, joyeuse ou mutilée,  son attention sans cesse renouvelée et jamais rassasiée aux « gens de peu ».

Gérald Bloncourt ? Plus qu’un photographe, un déclic fraternel qui savait aussi peindre l’autre et décliner le poème ! Yonnel Liégeois, avec Culturebox

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Et Picasso peint Guernica !

Le 26 avril 1937, en pleine guerre civile espagnole, les bombardiers allemands anéantissent la petite ville basque de Guernica. Pour la première fois dans l’histoire moderne, une population civile est sciemment massacrée par les militaires. À Paris, Picasso peint son célèbre tableau en réponse à l’horreur.

 Fouler des pieds les ruines, marcher sur les décombres d’une ville sous lesquels on imagine les corps ensevelis… Dans le parcours de cette originale salle du Musée de la Paix à Guernica ( Gernica y Luno en espagnol, Gernika-Lumo en langue basque) où le plancher est vitre transparente, certains visiteurs déambulent ainsi avec d’infinies précautions, osant à peine marquer le pas, tant l’émotion est forte ! Le sol vibre, le bruit assourdissant des bombardiers en approche envahit l’espace.

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En ce mois d’avril 1937, la guerre civile en Espagne fait rage depuis neuf mois déjà. Le général Franco, soutenu par une partie de l’armée, n’a pas admis le choix de ses concitoyens et s’oppose par la force, depuis juillet 36, au gouvernement républicain sorti démocratiquement des urnes. Au nord du pays, le Pays basque subit les conséquences de la guerre civile. Mobilisation et rationnement touchent toutes les familles, des réfugiés commencent à affluer, la frontière avec la France est proche… Dans ce contexte particulier, la petite ville de Guernica représente plus qu’une paisible bourgade, plus qu’un point anodin sur la carte du conflit. « Gernika est la capitale spirituelle du Pays basque, s’attaquer à Gernika c’est vraiment s’attaquer à un symbole », rappelle Iratxe Momoitio Astorkia, la jeune directrice du Musée de la Paix. « Celui d’un peuple à l’esprit libre et indépendant, celui d’un pays à l’identité forte et reconnue ». Franco ne s’y trompe pas, les historiens attestent qu’une réunion s’est tenue à Hendaye quelques jours avant le bombardement entre généraux franquistes et militaires allemands.

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Le 26 avril, c’est jour d’affluence à Gernika, c’est jour de marché. C’est le jour que choisit la Légion Condor, la sinistre unité aérienne créée par Hitler, pour piquer sur la ville : obus, bombes incendiaires, mitraillage des civils en déroute par des vols en rase-mottes… En près de quatre heures, 50 tonnes de bombes et 3000 engins incendiaires lâchés ! Ville anéantie, gigantesque incendie, 300 morts et des milliers de blessés, l’horreur à son comble. Comme le souligne Alain Serres dans Et Picasso peint Guernica publié chez Rue du monde, « le bombardement de Guernica marque l’histoire des hommes : il est le premier qui vise une population aux mains nues, non une cible militaire« .

En son atelier des Grands – Augustins à Paris, à la lecture de la presse Picasso découvre l’ampleur de la tragédie. C’est décidé, en réponse à la commande que lui a passée la République espagnole pour la prochaine Exposition internationale qui ouvrira bientôt à Paris, Picasso peindra « Guernica ». Le 1er mai 1937, il se met au travail et couche sur le papier ses premiers croquis : un cheval hennissant, une tête de taureau, un visage d’enfant… Dès les premiers jours, s’impose aussi à l’esprit du peintre l’idée d’une grande fresque : au final, près de huit mètres sur quatre ! Grâce aux dizaines de documents contenues dans le livre conçu par Alain Serres, chacun plonge alors véritablement dans le processus de création. « Une démarche passionnante », avoue l’auteur, « tel ce tout premier dessin de Picasso lorsqu’il apprend l’événement : la porteuse de lumière y apparaît déjà comme si, dans la nuit de l’horreur, l’artiste ne veut surtout pas perdre espoir ! Plus d’une centaine d’esquisses suivront, c’est important que les enfants en particulier découvrent ce colossal chantier ». Pour Alain Serres, il est évident que l’immersion dans l’élaboration de l’œuvre met à mal un point de vue un peu primaire mais fort répandu : « c’est facile de faire un Picasso ! ».

Proximité géographique oblige, la ville française d’Hendaye fut aussi durement ébranlée, tant par les événements de la guerre d’Espagne que par le bombardement de Guernica. « Dès l’été 1936, Hendaye assistait depuis les berges de la Bidassoa à la bataille et à l’incendie d’Irun, la ville frontière voisine.  Seul un pont nous sépare, ou nous réunit », témoigne Marie-Carmen Nazabal, la maire – adjointe à la culture. « Beaucoup comprirent que la déferlante des avions d’Hitler et de Mussolini annonçait la seconde guerre mondiale. L’arrivée massive de réfugiés a fait ainsi de notre ville une cité d’accueil, beaucoup de ces réfugiés se sont installés définitivement à Hendaye et bon nombre d’Hendayais aujourd’hui en sont les descendants. Pour moi comme pour mes frères et sœurs, Guernica est tout un symbole, mon père y est né ! ». Yonnel Liégeois

PICASSO, LE LIVRE

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« Ce qui importe avec ce livre, c’est permettre aux petits et grands de cheminer avec un artiste à la parole multiple qui n’hésite pas à pousser un cri contre la barbarie », témoigne avec force Alain Serres. Outre que Et Picasso peint Guernica soit un formidable outil pour apprendre à lire un tableau dans la foulée du souffle créateur d’un artiste, l’ouvrage invite aussi chacun, à la suite de Picasso, à prendre plume ou pinceau pour imaginer de nouveaux « Guernica », en peinture – en littérature – en musique – en film, pour secouer les consciences engourdies. Comme l’affirme Alain Serres, « le monde a plus que jamais besoin d’art et de culture pour ne pas perdre le nord« . Un livre de référence, un bel objet à se procurer d’urgence qui, dans un double mouvement, place d’emblée le lecteur au cœur de l’idée de résistance et au sommet de l’inventivité artistique. Y.L.

Et Picasso peint Guernica, Alain Serres : éditions Rue du monde, 56 pages (dont une quadruple page centrale reproduisant le célèbre tableau, 70 images et photographies), 23€90.

GERNIKA, LE MUSEE

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« Au Musée de la paix de Gernika, nous recevons beaucoup de groupes scolaires. Et des visiteurs adultes, majoritairement en provenance de Catalogne, d’Angleterre, d’Allemagne ou de France », souligne Iratxe Momoitio Astorkia, philologue de formation et directrice du musée. « Notre projet muséologique, mis en œuvre depuis 1998 ? À partir de l’événement tragique d’avril 1937, proposer une thématique centrée sur la culture de la paix et organisée autour de trois questions : qu’est ce que la paix ? Qu’est ce que l’héritage de Gernika ?  Qu’en est-il aujourd’hui de la paix dans le monde ?« . En lien avec chercheurs et historiens, le musée participe aussi à la collecte de la mémoire des derniers survivants, organise colloques et expositions en partenariat avec les musées étrangers, tel celui du Mémorial de Caen. Le rêve de la jeune directrice ? Dans son souci d’éducation à la paix, rénover la partie du musée consacrée au conflit basque… « Il nous faut sortir de l’amalgame entre terrorisme et identité basque. Moi qui, depuis mon enfance, suis habituée à vivre dans le conflit, je suis en même temps fière de diriger ce musée dévolu à la construction de la paix. Ici comme ailleurs, il reste encore beaucoup de chemin et de travail à faire, le musée y contribue, pour ouvrir le dialogue et sortir de la spirale de la souffrance et de la mort ». Y.L.

Musée de la Paix : Foru Plaza 1, 48300 Gernika-Lumo (ouvert du mardi au dimanche. Tél. : (34) 94 627 02 13).

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Miss.Tic, frondeuse et indocile

Jusqu’au 18 mai, à la Maison Elsa Triolet-Aragon (78), sont exposées quelques œuvres emblématiques de Miss.Tic. L’irrévérence et l’audace de la pionnière du street art, frondeuse et indocile, manquent cruellement depuis sa disparition en 2022.

Il fut un temps, du côté de la Butte-aux-Cailles, où, au détour d’une rue, sur un mur ou une porte de garage, on tombait nez à nez sur un dessin réalisé au pochoir ou à la bombe aérosol signé Miss.Tic. Geste artistique clandestin, il faudra attendre le passage à l’an 2000 pour que le street art soit « reconnu », l’artiste imprime dans les rues de la capitale des silhouettes de femmes longilignes à la chevelure brune, sexy, provocantes et libres. Libres de clamer des phrases-poèmes, des haïkus féministes qui amusent les passantes et peuvent décontenancer les passants. Se jouant des stéréotypes masculins avec une apparente légèreté, Miss.Tic prend un malin plaisir à détourner les mots, semant des éclairs poétiques facétieux qui claquent sur les pavés parisiens. « Sorcière égarée dans un monde sans magie », Miss.Tic est une artiste totale, frondeuse et indocile. Son audace comme son irrévérence manquent cruellement depuis sa disparition en 2022.

Provocation et fantaisie pour ne pas sombrer

L’exposition que lui consacre la Maison Elsa Triolet-Aragon comprend une trentaine de ses œuvres qui donnent un aperçu de son talent. Elle est intitulée « L’homme est le passé de la femme », ce pochoir réalisé en 2011 sur des affiches lacérées façon Jacques Villeglé qui renvoie forcément au vers d’Aragon chanté par Ferrat « la femme est l’avenir de l’homme ». Clin d’œil amusant et amusé d’une artiste au poète où la femme le prend au mot et reprend la main. D’autres œuvres sur affiche, comme De l’ego au Lego, témoignent, au-delà d’une filiation certaine avec le pionnier du street art qu’était Villeglé, d’une reconquête de l’espace urbain pour raconter le monde. Qu’elle parle d’amour et de désamour, du machisme ou de la guerre, Miss.Tic use de la provocation et de la fantaisie pour ne pas sombrer. Mains sur les hanches, regard noir, une femme nous somme de choisir : « To yield or resisting », céder ou résister. Une autre, lunettes noires, robe fendue laissant entrevoir de longues jambes musculeuses, prête à l’assaut, affirme : « Pas d’idéaux, juste des idées hautes », tandis que celle-ci, en débardeur, tient une hache à la main, prête à en découdre : « Cette ville a les folles qu’elle mérite ». Il y a là une colère muette qui ne demande qu’à éclater.

Au moulin de Villeneuve, l’exposition permet de découvrir une autre facette de Miss.Tic. Avec ses détournements plastiques et poétiques, le visiteur mesure sa connaissance des grands maîtres, qu’elle n’a pas hésité à copier. Que ce soit cette Maja desnuda de Goya sur un mur, avec « Demain j’enlève tout » pour légende ; un pastiche de Toulouse-Lautrec, Femme au bord d’elle même ; une Joconde qui murmure « pour sourire il faut avoir beaucoup pleuré » ou cette femme en crinoline aux bras d’un danseur tout droit sortie d’un tableau de Renoir, dans ces dessins qui font partie d’une série réalisée pour l’exposition « Muses et hommes » en 2000, on mesure combien Miss.Tic connaissait jusqu’au bout de son pochoir l’histoire de la peinture. Marie-José Sirach

L’homme est le passé de la femme, Miss.Tic : Jusqu’au 18/05, tous les jours de 14h à 18h. Maison Elsa Triolet-Aragon, moulin de Villeneuve, 78730 Saint-Arnoult-en-Yvelines (Tél. : 01.30.41.20.15).

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Picasso, ambassadeur de la paix

Jusqu’au 20/05, à Cordes-sur-Ciel dans le Tarn (81), se tient l’exposition Le printemps de Pablo. Une cinquantaine d’œuvres du peintre de Guernica (affiches, unes de journaux, couvertures de livres), réalisées en faveur de la paix. Vive le printemps, vive Picasso !

Alors que le bruit des canons se fait plus assourdissant tout autour de la planète, admirer les colombes dessinées par Pablo Picasso met un peu de baume au cœur. Patrick Maurieres, ancien conseiller en communication et grand collectionneur d’affiches, nouvellement installé à Cordes-sur-Ciel dans le Tarn, a ouvert une galerie, la Maison Ladévèze. Pour l’inauguration, il a choisi d’exposer des dessins que le peintre a réalisés pour des affiches, des couvertures de journaux ou de livres en lien avec les causes qui lui tenaient à cœur : l’amitié entre les peuples, l’anticolonialisme, le communisme et bien sûr la paix.

Le pinceau contre le chaos

Pour ce faire, il a cherché tous azimuts : dans les vide-greniers, sur le Bon Coin, chez Emmaüs, auprès de ses connaissances… Il a dégoté une cinquantaine de pièces. Soutenue par le Mouvement de la Paix qui lui a offert deux grandes affiches et la mairie de Cordes-sur-Ciel, adhérente à l’Association française des communes, départements et régions pour la paix (AFCDR), l’expo a fière allure !

Du Picasso, ambassadeur de la paix, on pense forcément à son Guernica de 1937, peint après le bombardement de la ville basque par les nazis et les fascistes italiens. On aime se rappeler sa répartie face à un officier allemand lui demandant : « C’est vous qui avez fait ça ? » : « Non, c’est vous ! ». On revoit sa colombe de 1949 à l’occasion du premier Conseil mondial de la paix à Paris. Mais au-delà de ces œuvres, Picasso n’a eu de cesse de brandir son pinceau contre les guerres. Quelques exemples de sa foisonnante production pacifiste : en 1945, il peint Le Charnier après les découvertes des camps nazis ; en 1951, il crée Massacre en Corée où des hommes en armes visent des femmes et des enfants nus ; en 1952, installé à Vallauris, il réalise La Guerre et la Paix, deux immenses panneaux représentant la laideur de l’une et la beauté de l’autre, dans une chapelle de la ville, rebaptisée « Temple de la paix » ; à la fin de sa vie, il peint encore contre la guerre du Viêt Nam…

Des colombes à foison

« Que croyez-vous que soit un artiste, interrogeait-il en 1945, dans un entretien aux Lettres françaises. Un imbécile qui n’a que des yeux s’il est peintre, des oreilles s’il est musicien ou une lyre à tous les étages du cœur s’il est un poète, ou même, s’il est boxeur, seulement des muscles ? Bien au contraire, il est en même temps un être politique, constamment en éveil devant les déchirants, ardents ou doux mouvements du monde, se façonnant de toutes pièces à leur image… »

L’exposition Le printemps de Pablo, à Cordes-sur-Ciel, nous offre à voir des pièces originales où se déclinent à l’envi ses façonnages. Ainsi, l’affiche à la colombe du Congrès mondial de la Paix de 1949, Le foulard de la paix créé pour le Festival mondial de la jeunesse et des étudiants pour la Paix à Berlin en août 1951, le Relais de la jeunesse à l’occasion des Rencontres de la Paix à Nice en 1950. On pourra aussi admirer une lithographie de 1963 qui allait avec le bon de soutien pour la fête du journal communiste Le Patriote de Nice et du Sud Est, le dessin d’une danse de joie Vive la paix en une de l’Humanité Dimanche en juillet 1954 pour fêter le cessez-le-feu en Indochine… Mais aussi son magnifique Don Quichotte, dessiné pour le 350e anniversaire de la publication du roman de Cervantès dans Les Lettres françaises en 1955. « Confronter notre regard avec cet artiste, Don Quichotte du siècle dernier, est l’ambition de cette exposition », confie Patrick Maurieres.

Colombes, branches d’olivier, rondes joyeuses, bouquets de fleurs : l’exposition Le printemps de Pablo nous convie à retrouver tous ces motifs déclinés par l’artiste, devenus symboles. Vive la paix, vive le printemps et vive Picasso ! Amélie Meffre

Le printemps de Pablo : Jusqu’au 20/05, du vendredi au dimanche et à la demande. La Maison Ladévèze, 71 Grand rue Raymond VII, 81170 Cordes-sur-Ciel.

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Les débuts de Jackson Pollock

Jusqu’au 19/01/25 à Paris, le musée Picasso expose Jackson Pollock, les premières années. L’occasion de découvrir les différentes sources d’inspiration du peintre américain entre 1934 et 1947. Juste avant qu’il ne devienne mondialement connu pour ses « drippings » qui révolutionnèrent la peinture.

De Jackson Pollock (1912-1956), on connaît principalement les grandes toiles exécutées à même le sol avec les techniques du « pouring » (déversement) et du « dripping » (égouttement), qui consistent à laisser couler la peinture sur la toile. Impressionnantes de dynamisme, leurs compositions ne doivent rien au hasard car l’artiste connaissait fort bien la peinture. L’exposition au musée Picasso qui retrace les débuts de sa courte carrière, une vingtaine d’années, le démontre. Les premières salles nous rappellent les années de formation de l’artiste américain.

The She-Wolf (1943), Huile, gouache et plâtre sur toile

Né dans l’Ouest du Wyoming en 1912, il déménage en Arizona et en Californie avant de s’installer à New York en 1930. Là, il suit les cours de Thomas Hart Benton, grand peintre réaliste de la vie quotidienne de Middle West, chef de file de l’école régionaliste américaine. C’est un pays meurtri par la Grande dépression que Jackson Pollock sillonne d’est en ouest avec son frère aîné, Charles, également peintre. Ils peignent alors les sorties d’usine et le travail des champs. Il découvre aussi les muralistes mexicains qui séjournent aux États-Unis, tel Diego Rivera, José Clemente Orozco et David Alfaro Siqueiros, dont il intègre l’atelier en 1936.

L’influence de Picasso

Exposer les œuvres de Pollock au musée Picasso se justifie d’autant plus que le peintre espagnol sera très important pour l’artiste américain. Il le découvre à la fin des années 1930. Fasciné par le grand tableau antifasciste, Guernica, exposé en 1939 à la Valentine Gallery de New York, il découvre l’ensemble de son œuvre la même année lors de la rétrospective Picasso : Forty Years of His Art, que lui consacre le musée d’art moderne de la ville (MoMa). Le peintre John Graham, convaincu du talent de Jackson Pollock, l’initie à l’art du maître du cubisme et organise une exposition en 1942, American and French Paintig, confrontant des grands noms de la scène parisienne (Picasso, Matisse, Braque, Derain) aux Américains (Stuart Davis, Walt Kuhn, Lee Krasner et Jackson Pollock). Sa toile Birth y est montrée. Elle évoque une sorte de totem fait de fragments de figures déformées. Un an auparavant, Pollock a pu visiter la vaste exposition du MoMa consacrée aux arts naïfs américains, Indian Art of the United States, qui le marquera durablement.

De multiples inspirations

En observant les premières peintures de Jackson Pollock, on est fasciné par les influences mêlées qui s’y déploient. Face à ses toiles, Mask ou The Roy, on devine les différentes sources qui ont façonné le peintre : le cubisme, les fresques mexicaines mais aussi la culture indienne. Sans oublier le surréalisme. Dans les années 1940, fuyant le nazisme, artistes et penseurs s’exilent à New York, André Breton-Max Ernst-Claude Lévy-Strauss-Roberto Matta, qui renforcent la vogue pour l’anthropologie, les arts extra-occidentaux et la psychanalyse. Pollock rencontrera ainsi plusieurs membres du mouvement surréaliste et suivra une cure psychanalytique auprès de Joseph Henderson, de l’école jungienne, pour soigner son alcoolisme. Une partie de l’exposition est consacrée à la présence des surréalistes aux États-Unis comme aux dessins psychanalytiques de Pollock.

Mask (1941), Huile sur toile

Sa peinture mêle de plus en plus la figuration et l’abstraction, parfois comme une manifestation de son inconscient. À propos de sa toile, The She-Wolf (La louve), il déclare « qu’elle a vu le jour parce qu’il fallait que je la peigne. Si j’essayais d’en parler, d’explique l’inexplicable, je ne ferais que la détruire ».

Vers la consécration

Les dernières salles de l’expo sont dédiées à l’ascension du peintre. Ainsi, en 1943, la collectionneuse Peggy Guggenheim, qui vient d’ouvrir sa nouvelle galerie Art of this Century, lui consacre sa première exposition. L’artiste, encore peu connu, y présente des œuvres figuratives, inspirées des procédés automatiques du surréalisme au vocabulaire mythologique complexe. La mécène lui commande ensuite Mural, une peinture pour le vestibule de son appartement de Manhattan. Un tournant pour Jackson Pollock qui abandonne peu à peu la figuration pour se plonger entièrement dans l’expressionnisme abstrait. Bientôt, il utilisera la technique du « dripping » et créera d’immenses toiles, en versant directement la peinture sur la surface picturale clouée au sol. « Au sol, je suis plus à l’aise, je me sens plus proche du tableau, j’en fais davantage partie », dira-t-il, « de cette façon je peux marcher tout autour, travailler à partir des quatre côtés et être littéralement dans le tableau. C’est une méthode semblable à celle des peintres indiens de l’Ouest qui travaillent sur le sable ».

The Key (1946), Huile sur lin

À travers une centaine d’œuvres rassemblées, l’exposition du musée Picasso-Paris nous fait pénétrer dans le laboratoire de Jackson Pollock. Passionnant. Amélie Meffre, © Pollock-Krasner Fondation/ADAGP, Paris 2024

Jackson Pollock, les premières années (1934-1947) : jusqu’au 19/01/25, du mardi au dimanche, de 9h30 à 18h. Fermé le 01/01/25. Musée national Picasso-Paris, 5 rue de Thorigny, 75003 Paris (Tél. : 01.85.56.00.36). Catalogue de l’exposition (Flammarion/Musée national Picasso-Paris, 208 p., 39€).

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Eekman, peintre et ami des gueux

Jusqu’au 08/09, à Cassel (59), le musée de Flandre consacre une exposition à Nicolas Eekman (1889-1973). Peintre, graveur, dessinateur, l’artiste a traversé le XXe siècle en affirmant sa singularité. Son œuvre témoigne de l’effervescence artistique d’alors.

L’œuvre de Nicolas Eekman surprend par son intemporalité tant elle se nourrit de l’histoire de la peinture passée et présente. Il peint, dessine ou grave là où on ne l’attend pas, comme à contre-courant des mouvements émergents de son siècle. Un œil sur le passé, un trait « encré » dans le futur proche, il clame haut et fort : « Pas d’art, s’il n’est pas à visage humain. » Ami de Mondrian et de Max Ernst, il participe à toute l’ébullition intellectuelle dans le Paris de Montparnasse, où il s’installe après avoir vécu en Belgique et aux Pays-Bas. Il ne cesse d’exposer, de dessiner dans des revues (dont « Monde », celle créée par Henri Barbusse)… Bref, il est, comme ses pairs, de tous les débats et controverses qui s’emparent des esprits dans ce Paris de l’entre-deux-guerres.

La peinture d’Eekman est un pied de nez à l’abstraction, au minimalisme. Ses talents de graveur et de dessinateur s’imposent par son audace, sa maîtrise, sa liberté. C’est cette même liberté qui le conduit à peindre sans se préoccuper des courants et polémiques qui embrasent le monde de l’art. Si Eekman peut compter sur une kyrielle d’admirateurs, il sera boudé par une partie du milieu artistique qui jugera sa peinture passéiste, alors qu’en réalité elle est anachronique. Injustement oubliée, l’exposition que lui consacre le musée de Flandre met en lumière son travail de peintre. Et ce n’est que justice.

Eekman transcende l’école flamande

Eekman est flamand jusqu’au bout de son pinceau. « Je suis né place des Barricades, n° 4, à Bruxelles, dans la maison et dans la chambre où Victor Hugo a écrit une partie de ses ”Misérables”. Moi, je suis un de ses produits : ”un petit misérable”. Je ne sais si cela a quelque chose à voir avec la peinture ou non, mais en tout cas, c’est un début assez amusant à constater. Ensuite, j’ai fait des études d’architecte et tout est parti de là, de cette fameuse place des Barricades. » Ainsi se présentait-il. Toute sa vie, il se revendiquera « l’ami des pauvres, des gueux, des paysans » et « des misérables ». Artiste figuratif, il n’hésite pas à s’aventurer aux lisières du cubisme, du futurisme ou de l’expressionnisme, quand bien même sa technique est proche des maîtres flamands du XVIe siècle.

Eekman revisite Bruegel et Bosch, le peintre des paysans et celui d’une humanité fantasmagorique. Comme eux, il peint à la peinture à l’huile, appliquée sous forme de glacis sur des panneaux de bois préparés, délaissant les matériaux modernes. Mais, au-delà des aspects techniques propres aux maîtres flamands, il va s’atteler à réinterpréter leur univers pictural, s’attachant à peindre un monde paysan dont le réalisme est sublimé par une approche fantastique. La similitude de ses tableaux avec ces maîtres de l’école flamande est telle que l’on pourrait douter de son époque. Mais Eekman ne copie pas. Il transcende, redonne aux motifs des anciens un nouveau souffle. Ses paysans, ses carnavals racontent ses contemporains.

Univers étrange mais familier

L’exposition « le Monde fabuleux de Nicolas Eekman » permet de découvrir une partie de son œuvre, le long d’un parcours qui distingue « L’homme et ses racines », « Dialogue avec les maîtres flamands », « La comédie humaine », « Un art à visage humain » et « Eekman illustrateur : la légende d’Uylenspiegel ». Observer une toile d’Eekman, c’est pénétrer comme par effraction dans un univers qui nous est à la fois familier et étrange. Et on aime cette étrangeté tant elle a à voir avec le monde de l’enfance, avec nos peurs ancestrales teintées d’espièglerie.

Observer une de ses toiles, c’est s’amuser à chercher partout, au premier plan, en fond de scènes, sur les côtés, des éléments parfois disparates et incongrus qui se glissent dans le motif principal et lui confèrent une tout autre dimension. Dans la première partie, on devine l’influence de Van Gogh, qu’il admire profondément. Ainsi, son huile sur bois « le Messager » évoque « les Mangeurs de pomme de terre » de Van Gogh. Les couleurs vives contrastent avec les traits rugueux des personnages. Eekman est un fin observateur. Ses paysans portent de gros godillots et trimballent d’énormes bottes de foin dans une campagne brillante de couleurs. Ainsi, sa « Folle moisson » ou « Gerbe folle » (1946) évoque Bruegel l’ancien, avec cet horizon barré par la silhouette massive du paysan qui laisse à peine entrevoir l’agitation des champs en arrière-plan. Quant au « Quatuor de la zone » (1945), le tableau, le jeu des lumières est une référence explicite à « la Parabole des aveugles » de Bruegel.

Facétieux et mystérieux

Ce désir de rendre compte du monde est présent dès ses premiers tableaux. Ses « Chevaux de trait à Hilversum » (1910), une aquarelle sur papier où terre et ciel se rejoignent sur la ligne d’horizon avec une même gamme chromatique terreuse. Le dessin frappe par sa sobriété et sa puissance qui laisse deviner les rudes conditions du travail des bêtes… et des hommes. « Le Chasseur en hiver » (1929), portrait aux traits géométriques qui s’entrechoquent et s’entrelacent, témoigne de son désir, un temps, de s’aventurer vers le cubisme, le futurisme. Il est frappant de constater combien son « Chasseur » rappelle fortement « la Guerre », l’impressionnant tableau de Marcel Gromaire réalisé en 1925.

Enfin, il y a tous ces tableaux qui célèbrent les fêtes et autres carnavals. Un vent de folie souffle sur chaque toile. Couleurs et formes s’entrechoquent, détonnent par leur aspect farcesque, facétieux et mystérieux. Derrière le jeu, les masques des personnages laissent entrevoir la misère et la peur. Poissons volants, machines étranges, scènes parodiques extravagantes et oniriques, profusions de personnages en arrière-plan, disproportions et décadrages permanents, il y a du Jérôme Bosch dans l’air, de manière implicite et assumée.

« Mascarade » (1969), sa série sur Till l’espiègle, « le Grenier aux marionnettes » (1969) ou encore « le Mirliton » (1962) participent de cette explosion de couleurs où la mort et la vie s’affrontent dans un éclat de rire. Un rire étrange, pourtant, qui semble jaillir des tableaux pour nous interpeller sur la condition humaine. Marie-José Sirach

« Le Monde fabuleux de Nicolas Eekman » : jusqu’au 08/09. Musée de Flandre, 26 Grand’Place, 59670 Cassel (Tél. : 03.59.73.45.60). À lire : « Nicolas Eekman », d’Emmanuel Bréon (éditions Norma, 196 p., 200 illustrations, 49€).

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Frida Kahlo, peintre au corps blessé

Soixante-dix ans après sa mort, le 13 juillet 1954, Frida Kahlo, l’artiste mexicaine devenue icône, n’en finit pas de captiver. Au cours d’une existence menée au rythme de l’incendie, elle a tout vécu avec grâce et courage, au mépris de la douleur et des conventions. Communiste et féministe, libre et transgressive, elle s’est battue contre tous les carcans.

La postérité est capricieuse. C’est là son moindre défaut. Advient qu’elle ait du génie, gardant longtemps en lumière des êtres littéralement d’exception. Frida Kahlo est de ces élus. Soixante-dix ans après sa mort, elle n’est pas sortie de la mémoire de son pays natal, le Mexique, où elle concurrence la Madone, et sa peinture continue d’être exposée et admirée de par le monde. Il y a deux ans, l’exposition « Frida Kahlo, Au-delà des apparences » rencontrait un succès fou au palais Galliera, ce temple de la mode. Frida Kahlo n’a-t-elle pas inspiré de grands noms de la haute couture, tels Karl Lagerfeld, Jean Paul Gaultier, Alexander McQueen, Maria Grazia Chiuri, Yohji Yamamoto ou Ricardo Tisci ? On entrait dans son intimité, grâce à plus de 200 objets en provenance de la Casa Azul, sa demeure de famille devenue musée, sise à Coyoacan, au sud de Mexico. Il y avait de ses fameux vêtements aux couleurs vives, des lettres, des bijoux, des colifichets, des cosmétiques… Et aussi des prothèses, des corsets, ses bottines aux talons compensés. Cette artiste à l’insolite beauté, dont on connaît bien, désormais, la vie ardente et passionnée, comme on dit dans les journaux, a terriblement souffert dans son corps, depuis l’enfance jusqu’à son dernier souffle.

Alitée, elle entre en peinture comme en religion

À 6 ans, Magdalena Frida Carmen Kahlo est victime de la poliomyélite. Les morveux, en classe, la baptisent « Frida la coja » (Frida la boiteuse). Frida est née en 1904, sa mère analphabète dévote et son père photographe officiel au temps du général-président Porfirio Diaz. À la chute de ce dernier, il se retrouve simple photographe. Survient l’époque de la révolution mexicaine. Entre 1910 et 1920, le pays connaîtra soulèvements armés, coups d’État, conflits militaires. Le cinéma, local ou Hollywoodien, en popularisera les figures, celle du chef guérillero Zapata, par exemple, sous les traits de Marlon Brando dans une réalisation d’Elia Kazan. Quant au film Que viva Mexico !, du grand cinéaste soviétique Sergueï Eisenstein, il demeurera, par la force des choses, un chef-d’œuvre empêché.

Frida a 15 ans en 1922. Elle quitte le cours supérieur du Colegio Aleman, pour entrer dans le meilleur établissement du pays. Sur un total de 2 000 élèves, il n’y a que 35 filles. Le sort va s’acharner sur ce corps fragile. Le 17 septembre 1925, Frida monte dans l’autobus qui doit la ramener chez elle. Le véhicule percute un tramway. Il y a des morts. Frida est atrocement blessée. Une barre de métal a traversé son abdomen et sa cavité pelvienne. Cela lui causera, ultérieurement, fausses couches et curetages. Sa jambe droite est fracturée en onze endroits. Bassin, côtes et colonne vertébrale sont brisées.

Elle reste alitée durant trois mois, dont un à l’hôpital. Elle y retourne un an après l’accident. On découvre qu’une de ses vertèbres est fracturée. Pendant neuf mois, elle est forcée de supporter des corsets en plâtre. C’est alors qu’elle entre en peinture comme en religion. Elle a ces mots : « Je ne suis pas morte et j’ai une raison de vivre, c’est la peinture ». Elle doit encore subir de nombreuses interventions chirurgicales et rester couchée. On fabrique un chevalet spécial. On installe un baldaquin au-dessus de son lit, avec un miroir pour ciel, ce qui lui permet d’user de son reflet comme modèle. N’est-ce pas, dans ce dispositif, qu’il faut voir la raison des 55 autoportraits en petit format qu’a peints Frida Kahlo, sur un total de 143 tableaux ?

Une vie amoureuse bien remplie

Elle apprend seule, acquiert d’emblée, en toute savante innocence, une maîtrise singulière, la franchise du trait, l’alchimie chromatique. En 1928, elle rencontre Diego Rivera, lui montre de ses toiles. Plus tard, il dira qu’elles « révélaient une extraordinaire force d’expression, une description précise des caractères et un réel sérieux. Elles possédaient une sincérité plastique fondamentale et une personnalité artistique propre ». Ces toiles « véhiculaient une sensualité vitale, encore enrichie par une faculté d’observation impitoyable, quoique sensible. Pour moi, il était manifeste que cette jeune fille était une véritable artiste ».

Le titan qui glorifie, sur une grande échelle, la geste révolutionnaire des paysans et des ouvriers, a reconnu, en Frida Kahlo, une âme sœur dans l’art. Ils se marient le 29 août 1929. C’est l’aube d’une relation intensément passionnée, devenue légendaire, entre la jeune femme aux bandeaux noirs, à la vénusté singulière, au gabarit corporel de statue de Tanagra et cet homme de vingt et un ans son aîné, grand et gros, qui semble un ogre bienveillant. Avec ça, deux tempéraments de feu. Diego n’a que faire de la fidélité conjugale. Frida, de bon cœur, lui rend la monnaie de sa pièce. Bisexuelle sans complexe, elle séduit hommes et femmes à parts égales. Ils divorcent en décembre 1938, se remarient en décembre 1940. On ne peut entrer, ici, dans tous les chapitres du roman érotique de Diego et Frida, à laquelle on prête de nombreuses liaisons, entre autres avec Joséphine Baker. Il y a, sur ce thème, une dizaine d’ouvrages en librairie.

Frida n’aime ni les États-Unis, ni les Américains

Un autre aspect de la personnalité de Frida ? Son adhésion au communisme. En 1928, son amie très chère, la photographe italienne Tina Modotti, l’incite à s’inscrire au Parti communiste mexicain. Elle n’en démordra pas. Elle considère son adhésion comme un acte résolu d’émancipation, dans un pays où le machisme a des fondements historiques. Au rebours de la majorité des femmes mexicaines, elle aspire à étudier, voyager, être libre, à connaître le plaisir. En 1935, elle ne peindra que deux tableaux. L’un a pour titre « Quelques petites piqûres ». Le thème en est le meurtre d’une femme par son mari jaloux. Frida a voyagé, seule ou avec Diego. Aux États-Unis voisins, d’abord, où au début des années 1930, à la faveur du New Deal(la nouvelle donne) institué par Roosevelt, il est invité à peindre dans diverses institutions. Frida n’aime ni les États-Unis, ni les Américains.

En 1939, elle est invitée à participer, à Paris, à l’exposition sur le Mexique organisée par le gouvernement Lazaro Cardenas. Elle est présentée à Yves Tanguy, Picasso, Kandinsky… Elle déteste Paris, qu’elle trouve sale. La nourriture l’indispose. Elle attrape une colibacillose. Quant aux surréalistes, elle écrit à l’un de ses amants, le photographe Nickolas Muray : « J’aimerais mieux m’asseoir par terre dans le marché de Toluca pour vendre des tortillas que d’avoir quoi que ce soit à voir avec ces connards artistiques de Paris ». Elle loge chez André Breton, qu’elle juge « prétentieux ». Elle sent chez lui, à son égard, du mépris et de l’incompréhension. Il la range abusivement dans le tiroir du surréalisme. Elle, c’est du réalisme et non du rêve qu’elle se réclame, de ce réalisme plus tard dit « magique », consubstantiel à l’Amérique latine. Elle se venge sur place, en ayant une histoire avec Jacqueline Lamba, la femme du « pape du surréalisme ».

Frida Kahlo et Léon Trotsky

Cet épisode prend la suite de la venue de Breton à Mexico, l’année précédente, pour une série de conférences. Breton et son épouse sont accueillis par Frida et Diego. Breton, fasciné, écrit : « L’art de Frida Kahlo de Rivera est un ruban autour d’une bombe ». La formule n’amena pas Frida à de bonnes intentions, sa liaison avec Jacqueline s’était nouée à Mexico. En septembre 1937, Frida et Diego ouvrent les bras à Léon Trotsky et son épouse. C’est à Coyoacan qu’il sera assassiné, le 21 août 1940, par Ramon Mercader, d’un coup de piolet dans le crâne. Quelque trente ans plus tard, Joseph Losey tourne L’assassinat de Trotsky, avec Richard Burton dans le rôle de l’ancien chef de l’Armée rouge et Alain Delon dans celui de l’agent de Moscou.

Frida Kahlo et Léon Trotsky se sont aimés. Elle a peint Autoportrait dédié à Léon Trotsky, ou Entre les rideaux ainsi dédicacé : « Pour Léon Trotsky, cette peinture avec tout mon amour ». En août 1953, Frida est amputée de la jambe droite jusqu’au genou. Après une pneumonie, elle s’éteint dans la nuit du 13 juillet 1954. Son dernier mot aurait été « Viva la vida ». Ayant été couchée trop longtemps, elle veut être incinérée. Ses cendres sont à la Casa Azul, dans une urne qui a la forme de son visage. Diego Rivera lui survivra trois ans. Avant de s’éteindre, Frida Kahlo avait peint « Autoportrait avec Staline ».

Ancrée dans la culture populaire

Frida Kahlo, stoïque créature désirée, désirante, a souffert dans sa chair à l’instar d’une martyre chrétienne. Convertie au communisme, entrée en peinture par la fenêtre de l’hôpital, ne s’est-elle pas révélée souveraine dans sa liberté infinie, conquise avec grâce ? Avec ça quel caractère ! Sa peinture est crue. Elle a pu y faire figurer son arbre généalogique, s’y montrer avec une fleur dans les cheveux, un perroquet, Pancho Villa, des fruits rouges ou un bloc de métal dans sa poitrine ouverte. Elle est unique. La bellissime Salma Hayek l’a incarnée dans le film de Julie Taymor.

En 2022, à Toulon, c’était la création de Viva Frida, mise en scène de Karelle Prugnaud, avec Claire Nebout dans le rôle. J.-M. G. Le Clézio, l’un de nos prix Nobel, a écrit Diego et Frida et Gérard de Cortanze s’est fait, en plusieurs volumes, l’historiographe de celle qu’il nomme « le petit cerf blessé ». Ne dirait-on pas une héroïne de Luis Buñuel ? Dans son film « Tristana », Catherine Deneuve souffre d’une tumeur à la jambe… Étendard féminin du Mexique, déité aztèque sophistiquée aux grands sourcils arqués, cette fille nature, à la fois princesse et peuple, règne aussi dans les rues. Des gens se font tatouer son visage sur les biceps, le ventre, les mollets.

On trouve à l’effigie de Frida la mexicaine des tapis, des puzzles, des T-shirts et moult autres babioles. Son existence posthume s’inscrit aussi dans la pacotille. Jean-Pierre Léonardini

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L’impressionnisme, de Monet à Boch

En 2024, la France fête les 150 ans de l’impressionnisme. Orchestré notamment par le musée d’Orsay, l’événement met à l’honneur les grandes figures de ce courant pictural, à Paris comme un peu partout en France. Il nous en fait découvrir d’autres, telle la peintre belge Anna Boch au musée de Pont-Aven.

« Bal du moulin de la Galette », Renoir (1876).

« Les bords du Loing vers Moret » (Sisley, 1883), un « Lavoir à Pontoise » (Pissarro, 1872), « Le déjeuner sur l’herbe » (Manet, 1863), « Les coquelicots » (Monet, 1873), la « Chasse aux papillons » (Morisot, 1874), « Les raboteurs de parquet » (Caillebotte, 1874) « Les repasseuses » (Degas, 1884)… Des images surgissent du passé qui ébranlent encore nos sens à l’évocation des peintres impressionnistes. Et c’était leur volonté. Dès la naissance du courant pictural, ils entendaient être libérés des principes académiques qui hiérarchisaient la peinture : la primauté du dessin sur la couleur, celle des sujets religieux ou mythologiques sur les scènes de la vie quotidienne ou des paysages. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, tout ça vole en éclat quand des artistes s’affranchissent de l’art officiel dicté par le Salon.

Scandale et renversement
L’année 2024 a été choisie pour les saluer parce qu’ils furent une trentaine à inaugurer à Paris, le 15 avril 1874, une exposition indépendante et impressionniste. Le terme, péjoratif, évoqué par un critique d’art à propos du tableau « Impression, soleil levant » de Monet qui y était exposé, désignera le mouvement artistique. Ce dernier était déjà plus ou moins dans les cartons dix ans plus tôt quand des peintres tels Manet créent en 1863 le Salon des refusés, en référence aux œuvres non admises par le Salon officiel. Cela fit grincer bien des dents et des plumes mais le courant était lancé. Aujourd’hui, il est reconnu comme majeur au point de ternir l’art pompier antérieur. « La représentation du monde qui est née de cette révolution est donc devenue évidente – si évidente que le scandale suscité par les œuvres de Manet est lui-même objet d’étonnement sinon de scandale. Autrement dit, on assiste à une sorte de renversement.» Les cours, ardus mais passionnants, du sociologue Pierre Bourdieu au Collège de France en 1998 éclairaient l’aventure (1).

Anna Boch, Côte de Bretagne, 1901. ©Vincent Everarts

Les célébrations des 150 ans de l’impressionnisme ne manquent ni de panache ni de public. À commencer par « Paris 1874. L’instant impressionniste » jusqu’au 14 juillet 2024 au musée d’Orsay (2). Élaborée avec la National Gallery of Art de Washington qui la présentera à l’automne 2024, l’exposition revient sur l’histoire du mouvement avec environ 130 œuvres dont moult pépites de l’impressionnisme ou de l’art pompier exposées en contrepoint. Technologie oblige, Orsay proposera jusqu’au 11 août une expo virtuelle avec casques à l’appui qui nous mènera dans l’atelier du photographe Nadar, le soir du 15 avril 1874 en compagnie des artistes exposés. Plus concrètement, le musée prête quelque 180 œuvres à 34 institutions un peu partout en France, y compris en Corse ou à la Réunion (3). D’Ajaccio à Amiens, en passant par Giverny, Rouen ou Tourcoing, les visiteurs pourront admirer les tableaux d’impressionnistes, célèbres ou non.

De Bruxelles à Pont Aven
En Bretagne, c’est Anna Boch (1848-1936) qui est à l’honneur au musée de Pont-Aven, jusqu’au 26 mai 2024 (4). Le musée breton s’associe au Mu.ZEE d’Ostende (Belgique) qui a présenté l’exposition l’an passé, pour nous faire découvrir une peintre belge du néo-impressionnisme. Artiste, mélomane, collectionneuse des œuvres de Van Gogh, de Gauguin ou de Signac, Anna peint des paysages notamment de la côte bretonne à couper le souffle, des femmes écrivant ou portant l’ombrelle, des hommes de « Retour de la pêche ».  Comme ses homologues français, elle magnifie la couleur comme le quotidien des gens. Membre de La Ligue belge du droit des femmes, elle est la seule à adhérer aux cercles artistiques belges Les XX et La Libre Esthétique.

Elle regrette en 1927, le manque de « peinteresses » au Salon officiel d’art belge à Paris. En attendant, Anna est considérée comme majeure dans le mouvement artistique qui se poursuit. Sacrée voyageuse aussi, Anna Boch part en Grèce, en Sicile, en Algérie ou en Espagne. Avec son frère Eugène, peintre également, elle découvre dès 1901 la Bretagne, du nord au sud. Raison de plus pour que le musée de Pont-Aven fête l’artiste qui déclarait à 81 ans : « Il faut rester dans le train pour garder sa jeunesse ». Prenons-le pour aller la saluer ! Amélie Meffre

(1) Manet, une révolution symbolique, de Pierre Bourdieu (Le Seuil, 784 p., 32€).
(2)
Paris 1874. L’instant impressionniste, jusqu’au 14/07/24 au musée d’Orsay.
(3) Voir
le programme sur le site du ministère de la Culture.
(4) 
Anna Boch, un voyage impressionniste, au musée de Pont-Aven jusqu’au 26/05/24.

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Steinlen, Montmartre et le peuple

Jusqu’au 11/02, à l’occasion du centenaire de sa mort, le Musée de Montmartre consacre une grande exposition à Théophile-Alexandre Steinlen. Personnage emblématique du Montmartre de la fin du XIXe siècle, un vibrant hommage à cet artiste inclassable et protéiforme, dessinateur-graveur-peintre-sculpteur, qui n’appartint qu’à une seule école : celle de la liberté.

Originaire de Lausanne (1859) en Suisse, Théophile-Alexandre Steinlen s’établit dès son arrivée en 1881 à Montmartre, qu’il habite et arpente sans relâche jusqu’à sa mort en 1923. Le peintre Adolphe Willette, avec qui il reste ami toute sa vie, lui fait découvrir les hauts-lieux du quartier, et notamment ses fameux cafés et cabarets. En signant l’affiche iconique La Tournée du Chat Noir, il est irrévocablement associé au Montmartre bohème et anarchiste de la fin du XIXème siècle, considéré comme l’un des les plus fidèles témoins de l’histoire et de l’atmosphère de la Butte. Porté par des idées de justice et d’égalité universelles, Steinlen rêve un monde meilleur et espère l’avènement d’une société nouvelle. Avec ferveur et éloquence, humour et gravité, ironie et tendresse, l’artiste n’a de cesse d’utiliser son crayon pour faire valoir la revendication politique et sociale de son temps. Son œuvre extrêmement prolifique et multiforme est engagée au service du peuple, son principal sujet : « Tout vient du peuple, tout sort du peuple et nous ne sommes que ses porte-voix », écrit-il.

Steinlen compte parmi les dessinateurs de presse les plus prolifiques de la fin du XIXe siècle. Dans le contexte de l’essor des périodiques illustrés entrainé par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, il gagne principalement sa vie comme illustrateur. Au cours de sa carrière, il exécute des dessins pour une vingtaine de revues françaises et internationales. Il laisse ainsi plusieurs milliers de dessins ; pour le seul Gil Blas illustré, entre 1891 et 1900, il en réalise 703. Il est le principal illustrateur du Mirliton, journal associé au cabaret fondé par Aristide Bruant. Entraîné dans les faubourgs par ce dernier, Steinlen met en scène le peuple des rues mais aussi la société de spectacles du XIXe siècle, sur un ton humoristique, ironique et parfois grave.

Dans le contexte des années 1890, des grands mouvements sociaux de la Troisième république, du scandale de Panama, de l’Affaire Dreyfus et de la montée en puissance des mouvements socialistes et anarchistes, Steinlen prend ses distances avec le Chat Noir. Il travaille avec des personnalités et organes de presse aux positions radicales, sans pour autant s’attacher clairement à un parti politique. Méfiant envers toutes les chapelles, Steinlen croit en la mission sociale et politique de l’art, comme voie et voix vers un monde meilleur. Tout au long de sa carrière, il s’engage au service du peuple. Son arme est son crayon : il l’utilise pour railler et dénoncer les pouvoirs politiques, religieux et bourgeois, considérés comme les tyrans modernes. À travers des œuvres allégoriques de la Révolution populaire – Le Cri du Peuple (1903) et Le Petit Sou (vers 1900) – ou des compositions naturalistes, Steinlen dénonce la misère sociale, les conditions de vie du petit peuple et toutes les formes d’oppression. Dans la lignée des artistes réalistes, tels que Daumier, Grandville ou Balzac, Steinlen réalise une véritable typologie des travailleurs. Paysans, blanchisseuses, porteuses de pain, terrassiers, charretiers, mineurs, trieuses de charbon… sont représentés avec vérité dans leur milieu de manière naturaliste et synthétique.

Marqué dès sa jeunesse par les idées de Zola, l’artiste se rend sur le terrain pour y prendre des notes et mieux saisir les physionomies, attitudes et habitudes des travailleurs dans leur milieu. Il visite ainsi les mines de Courrières en 1906, lors du drame qui conduit plus d’un millier de mineurs à la mort, pour observer les travailleurs. Il se fait le témoin de la vie populaire contemporaine. En 1902, Steinlen milite pour la constitution d’un syndicat des artistes peintres et dessinateurs dont il prononce le discours d’adhésion à la CGT en juillet 1905. En 1904, il adhère à la Société des dessinateurs et humoristes dont, en 1911, il est un des présidents d’honneur. En 1907, il figure parmi un comité constitué pour ériger une statue à Louise Michel. À 64 ans, le 14/12/1923, Théophile-Alexandre Steinlen décède à Paris d’une crise cardiaque. Propos croisés de Geneviève Rossillon (présidente du Musée de Montmartre), Fanny de Lépinau (directrice) et Leïla Jarbouai (commissaire de l’exposition)

Théophile-Alexandre Steinlen, l’exposition du centenaire : Jusqu’au 11/02, au Musée de Montmartre, 12 rue Cortot, 75018 Paris. Ouvert tous les jours, de 10h à 18h (Tél. : 01.49.25.89.39). Le catalogue de l’exposition (coéd. Musée de Montmartre et In fine, 176 p., 29€). L’artiste qui aimait les chats, l’histoire inspirante de Théophile-Alexandre Steinlen, un album de Susan S. Bernardo, illustrations de Courtenay Fletcher (éd. In fine, 32 p., 19€).

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Novarina, maître-chanteur du verbe !

Du 23 au 27/01, au TNP de Villeurbanne (69), Valère Novarina propose Les personnages de la pensée. Entre épique et poétique, humour et non-sens, une plongée hallucinante dans l’univers des mots ! Trois heures d’un spectacle débridé, déjanté, en dérapage incontrôlé où le langage se révèle rebelle indompté.

Sur la grande scène du Théâtre National Populaire, il faut s’attendre à tout et son contraire : de la plus haute fulgurance poétique au réalisme le plus trash, de la beauté majestueuse d’une fantasque déclamation à l’apparition mortifère d’une fontaine rouge sang ! Si Les personnages de la pensée sont radicalement divers et multiformes, ils se réduisent en fait en un seul mot qui se décline à foison : le verbe, le langage, l’alphabet de A à Z… Et ce n’est pas la bande à Novarina qui nous contredira, comédiens et musiciens attitrés au banquet du dire que l’écrivain-metteur en scène-peintre organise à intervalles réguliers : Valentine Catzéflis, Aurélien Fayet, Manuel Le Lièvre, Sylvain Levitte, Mathias Lévy, Liza Alegria Ndikita, Christian Paccoud, Claire Sermonne, Agnès Sourdillon, Nicolas Struve, René Turquois, Valérie Vinci.

De grandes peintures multicolores sur papier pour seul décor, manipulées à vue et de temps à autre transpercées par les interprètes qui s’avancent, en solo-en duo-en chœur, pour déclamer la vérité du jour premier : la supériorité de l’homme sur la bête, la maîtrise du langage ! Une vérité à haut risque, lorsque l’humain devenu animal use de mots qui ont perdu tout sens, lorsque le parler s’avilit au communiquer : poncifs et raccourcis pour formater les esprits, prolifération de lieux communs pour abolir l’esprit critique, suppression des voyelles pour trancher le débat entre masculin et féminin au bénéfice réducteur du u, « et tu veru que nu purviendru purfutement u nu cuprendre »… Le non-sens côtoie l’humour, la réflexion savante l’interpellation la plus banale, la plus belle déclaration poétique la séquence la plus triviale ! Avec Novarina, le verbe déraille, dérape, s’exclame, vocifère et s’attendrit, doux ou fort, tendre ou plaintif. Une langue déchaînée et débridée, trois heures en dérapage incontrôlé, sans temps mort, au risque d’essouffler le spectateur qui n’en dit mot et perd pied, repères et vocabulaire !

Un hymne à la parole échangée, un opéra-bouffe de mots inventés et de dialogues désarticulés, proférés ou chantés sur tous les modes par des comédiens survitaminés, décomplexés et dopés à la luxuriance d’un texte qui chamboule tout, balancé du haut d’un escabeau ou au bout d’un balai-serpillière, entre une mobylette d’un âge avancé et la statue d’un chien à la mine patibulaire. Tel un cheval fou dans un jeu de quilles, un « meeting » déjanté et nouveau genre qui fait la part belle à notre imaginaire, se moque du politiquement correct, plaide pour une parole désencagée, invite à la désobéissance poétique ! Un spectacle jubilatoire, à ne vraiment pas manquer. Yonnel Liégeois

Les personnages de la pensée, texte et mise en scène de Valère Novarina : Du 23 au 27/01/24, du mardi au samedi à 19h, au TNP de Villeurbanne. Le 30/01/24 à la Maison des arts du Léman, Thonon-Évian-Publier. Le texte est paru aux éditions P.O.L. (288 p., 18€).

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Chagall, le peintre de la liberté

Jusqu’en janvier 2024, à Roubaix (59), le musée La Piscine propose Le cri de liberté, Chagall politique. Le parcours d’un artiste au cœur des soubresauts de l’histoire du XXe siècle. Une spectaculaire exposition où dessins et peintures révèlent son idéalisme, sa foi inébranlable en l’harmonie et la paix universelle entre les hommes.

C’est la quatrième exposition que la Piscine de Roubaix consacre à Chagall. Cette fois, l’approche croise peinture, engagement artistique, histoire de l’art et Histoire pour présenter un « Chagall politique » à l’aune du parcours singulier de cet artiste. 140 œuvres sont mises en relation à partir d’un travail minutieux d’archives et de nouvelles traductions croisées pour saisir l’essence même de la réflexion de l’artiste sur son art, mesurer sa conscience politique et son humanisme constant tout au long de sa vie.

Né en 1887 à Vitebsk, autrefois dans l’Empire russe, désormais en Biélorussie, Marc Chagall traverse le XXe siècle fort de sa culture juive, russe et, plus tard, française. Le judaïsme familial de tradition hassidique, un courant rigoriste, prône une communion joyeuse avec Dieu. Chagall s’y réfère souvent, tout en instaurant un rapport libre avec la religion, sans dogmatisme, y puisant une spiritualité à la fois respectueuse et facétieuse où les souvenirs d’enfance, joyeux et colorés, s’invitent dans la plupart de ses tableaux. Chagall apprend son métier à l’académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg, où il croise l’enseignement de Léon Bakst, rendu célèbre à Paris pour ses décors et costumes des ballets russes de Diaghilev.

Une explosion de couleurs primaires

Paris, capitale des avant-gardes, l’attire. Il y séjourne une première fois au tout début du siècle dernier, se lie d’amitié avec Cendrars, Apollinaire, le couple Delaunay. Il ne cesse de faire des allers-retours entre la France et la Russie, s’imprégnant de tous les courants artistiques, du fauvisme au cubisme, fréquente assidûment le musée du Louvre. De retour en Russie, il va connaître la Première Guerre mondiale et la révolution bolchevique à laquelle il adhère, mais il s’éloigne très vite de ceux qui veulent imposer un nouvel académisme, aussi « révolutionnaire » soit-il. Retour à Paris, séjours à Berlin, Chagall ne cesse de peindre et sa peinture se distingue par cette explosion de couleurs primaires, de personnages fantaisistes, d’animaux familiers humanisés, de paysages aux perspectives renversées.

Ce « jeune homme joyeux et insouciant », comme il se définissait, peint le tragique, celui des pogroms, de l’exil des juifs d’Europe et la montée de l’antisémitisme dans l’entre-deux-guerres. Son Autoportrait aux sept doigts (1912) – clin d’œil au chandelier à sept branches ou à ce proverbe yiddish : celui qui a sept doigts est très habile – le met en scène, silhouette cubiste chic devant une toile en devenir où l’on devine son village natal avec fermière aérienne et vache et, dans un coin du tableau, Paris et sa tour Eiffel. Il parsème ses tableaux de mots écrits en yiddish, qu’il considère comme une langue vivante et révolutionnaire – le Juif en vert (1914) et le Juif rouge (1915) –, peint des décors pour le Théâtre juif de Moscou (1921).

Le marchand d’art et éditeur Vollard lui commande des gouaches et eaux-fortes pour illustrer les Fables de La Fontaine (1926), puis des illustrations pour la BibleAu-dessus de Vitebsk (1922) impressionne par sa composition, ses disproportions volontaires et ses a-plats de couleur : cet « Homme de l’air » symbolise à la fois le rêveur, le vagabond, la figure du juif errant, l’artiste lui-même. Sa silhouette sombre plane au-dessus d’une ville recouverte d’un manteau de neige. La douceur du paysage contraste avec le destin de celui toujours prêt à partir, son baluchon jeté sur l’épaule.

Une humanité en lévitation

Autre thème qui traverse l’œuvre de Chagall, le cirque. Ce motif y est récurrent sous les aspects féeriques, carnavalesques ou folkloriques, Chagall percevant la Révolution comme une fête joyeuse. Évidemment, cela ne sera pas du goût de certains commissaires politiques, qui verront dans ses peintures des images immorales. Cela n’empêchera pas Chagall de peindre les circassiens et animaux avec des palettes de couleurs primaires où le jaune soleil côtoie le rouge matissien et des bleus profonds. Entre le sacré et le profane, entre la tradition et l’avant-garde, l’artiste ne renoncera jamais aux couleurs, à la vie, à l’art.

Qu’il s’attaque à la Guerre (1943) ou, plus tard, à la Commedia dell’arte (1959), il peint une humanité en lévitation, des hommes et des femmes flottant au-dessus de la Terre, des animaux familiers et pourtant mystérieux. Il fut à la fois « prophète et témoin engagé de son temps » comme l’écrit Bruno Gaudichon, le directeur de la Piscine, qui nous convie, à travers cette exposition d’une très grande richesse, à une relecture sensible de l’œuvre et de l’engagement de l’artiste. « Le peintre assis devant sa toile, a-t-il jamais peint ce qu’il voit ? » écrivait Aragon, dans les Oiseaux déguisés, poème mis en musique et interprété par Jean Ferrat. Marie-José Sirach

Le cri de liberté, Chagall politique : Jusqu’au 07/01/24 (du mardi au jeudi 11h-18h, le vendredi 11h-20h, les samedi et dimanche 13h-18h) à La Piscine de Roubaix. Une exposition coproduite avec la Fundación MAPFRE (à Madrid, du 31/01 au 05/05/24) et le Musée National Marc Chagall (à Nice, du 01/06 au 16/09/24). Le catalogue est paru chez Gallimard (312 p., 35€). Le site officiel : marcchagall.com

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