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Culture, tous pour la réouverture !

À l’initiative du SYNDEAC, le Syndicat des entreprises artistiques et culturelles, des Président (e)s de région et des Maires de grandes villes de France demandent la réouverture de tous les établissements culturels recevant du public. Tous partis politiques confondus, les élus réfutent la distinction souhaitée par le Gouvernement entre les musées, les cinémas et les salles de spectacles. Yonnel Liégeois

Le 17/02/21, ils signaient une déclaration commune :

Parce que la culture est essentielle au maintien des liens sociaux et à la lutte contre l’isolement, notamment pour celles et ceux qui sont les plus fragiles et souvent premières victimes de la crise sanitaire (jeunes, personnes âgées, étudiants), nous demandons au Gouvernement de rouvrir tous les établissements culturels sans exception et d’annoncer une date de revoyure dans un calendrier raisonnable : musées, salles de cinéma et salles de spectacles doivent être ouverts dans un même tempo.

Nous n’acceptons pas de faire des distinctions entre les différents établissements qui tous s’engagent à mettre en œuvre des protocoles sanitaires rigoureux, déjà négociés et validés par le Gouvernement. Nous sommes prêts à renforcer encore, si besoin, les protocoles sanitaires en lien avec les différentes collectivités et en fonction de la circulation du virus dans les territoires, et ainsi garantir les meilleures conditions d’accueil des publics et des professionnels.

L’ensemble des signataires, élus et professionnels du spectacle, revendiquent une application équitable des mesures de réouverture dans tout le pays : le public, les artistes, l’ensemble des équipes, ne comprendraient pas que la culture reste « confinée » plus longtemps. Ils demandent le renforcement d’un dialogue et d’une concertation véritables entre les collectivités territoriales, les professionnels et le Gouvernement.


Le Syndeac – Syndicat National des Entreprises Artistiques et culturelles
Le SNSP – Syndicat National des Scènes Publiques
Les Forces Musicales
PROFEDIM – Syndicat professionnel des Producteurs, Festivals, Ensembles, Diffuseurs indépendants de Musique.
La SACD – Société des Auteurs Compositeurs Dramatiques
FNCC – Fédération Nationale des Collectivités pour la Culture

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Mai 68 : Jojo, un photographe très occupé !

« L’ami Jojo », pour tous ses confrères ! Durant des décennies, Georges Azenstarck a baladé moustache et appareil photo sur tous les fronts de grève, de France et du monde. Dans la lignée d’une génération de photographes au talent reconnu et au nom célébré : Bloncourt, Cartier-Bresson, Doisneau… Un grand photojournaliste, au déclic chaleureux et solidaire, qui livre à Chantiers de culture un souvenir très « occupé » de son Mai 68.

Triste nouvelle : « Jojo » n’est plus ! Il est décédé le 2 septembre 2020 à Marseille, il avait 86 ans. « Six pieds sous terre, Jojo tu frères encore. Six pieds sous terre, tu n’es pas mort, Jojo », chante Brel, le grand Jacques. En dernier hommage à cette figure si attachante du photojournalisme, plus qu’un confrère un Frère, en remerciement de ces heures passées ensemble durant moult reportages, Chantiers de culture remet en ligne cet article publié en mai 2018. Yonnel Liégeois

 

En ce joli mois de mai 68, la révolte étudiante, débordant les campus universitaires, fait tâche d’huile dans les ateliers et les bureaux. Georges Azenstarck, alors photographe à La Vie Ouvrière, le journal de la CGT, se rend à Nantes. Pour réaliser un reportage sur ce qui sera la première grève avec occupation d’usine, à Sud Aviation très précisément, au Bouguenais en Loire Atlantique. Nous sommes le 17 Mai 1968, c’est l’actualité du jour… L’entreprise fabrique des réfrigérateurs et des ailes d’avion pour la Caravelle. En grève illimitée pour la première fois depuis 1936, 32 ans après la première occupation de l’usine par les ouvriers. « J’avais entendu parler des occupations d’usines de 1936, mais à ma connaissance cela ne s’était pas reproduit depuis ». Occuper l’usine ? « ils avaient séquestré le directeur », rapportait aussi la radio… Pour éviter qu’il ne s’échappe, il se disait même que les ouvriers avaient soudé la porte du bureau ! Jojo est curieux de voir ce qu’il en est… Les trains sur voie de garage, la voiture pour seul moyen de déplacement, aux risques et périls des journaleux de la sociale en raison de la pénurie d’essence, les pompes presque à sec faute de réapprovisionnement : c’est parti pour deux jours !

« À l’intérieur, point de soudure, une simple porte en bois… Si mes souvenirs sont bons, la fenêtre du bureau était restée ouverte pour passer les plateaux repas ». La CFDT, syndicat majoritaire dans l’usine, avait proposé l’occupation. Elle avait été suivie par la CGT et les autres syndicats. « L’ambiance est fantastique, les ouvriers qui ont connu le Front Populaire donnent le ton ». Ils parlent de leurs conditions de travail, de leurs salaires de misère. Ils disent ne pas être considérés à l’usine comme des êtres humains, qu’ils n’ont aucun droit sinon celui de faire tourner les machines. « À l’époque, il n’est pas question de faire circuler un tract dans l’usine, encore moins un journal syndical sous peine de renvoi immédiat ». Les ouvriers demandent des augmentations de salaire et plus de droits syndicaux. Ils espèrent un changement de gouvernement, la mise à la retraite du « vieux monsieur », comme ils disent pour parler du général alors président de la République !

On s’attroupe. Pour causer, dialoguer, échanger : la parole est libre, chacun peut s’exprimer ! Partout des groupes se forment, on parle conditions de travail, salaires, respect et dignité. Et pourquoi pas, voir plus loin, l’avènement d’un gouvernement populaire ! Pour passer le temps, les ouvriers jouent à la pétanque et au foot. Ils construisent des cabanes avec, comme matériaux, les cartons des réfrigérateurs qu’ils produisent. Pour dormir, bien entendu : ils pensent en effet que ça peut durer longtemps et ils sont décidés à aller jusqu’au bout. Important aussi, l’immense feu de bois pour se réchauffer la nuit et faire le barbecue. À l’époque, le téléphone portable n’existe pas, les familles viennent aux nouvelles, elles apportent à manger aux grévistes. « Sur place, j’ai plaisir à photographier le premier ouvrier de Mai 68 en train de prendre sa carte syndicale à la CGT, cela dans l’usine en grève. Je fais aussi l’incroyable photo de la queue des grévistes qui attendent pour adhérer à leur tour. Je repars heureux, certain d’avoir un formidable reportage dans la boîte noire. Un scoop ! Sur le chemin du retour, en passant par Le Mans, j’en profite pour faire des photos à l’usine Renault, la deuxième usine en grève avec occupation ».

Au siège du journal, le rédacteur en chef ne l’entend pas de cette oreille. « Quoi ! Qu’est ce que c’est que ça : des usines occupées ? Ce sont des gauchistes, on n’en parle pas ». « Malgré les protestations de Mounette Dutilleul, la journaliste qui m’accompagne, rien n’y fait, notre reportage passe à la trappe… ». Deux jours après, moult entreprises se mettent en grève. Avec occupation des lieux de travail, comme il se doit, entre huit à dix millions de grévistes sur tout le territoire national ! « Vingt ans plus tard, dans un numéro « Spécial souvenir » de La Vie Ouvrière, j’ai le plaisir de revoir mes photos de Sud Aviation ». Publiées avec la légende, « Nous étions les premiers sur place » ! Propos recueillis par Yonnel Liégeois

Les photos de Jojo

Georges Azenstarck a publié « Les rudiments du monde », un magnifique album préfacé par Gérard Mordillat (Eden Productions, 37€). Près de 40 ans de photographies, ses plus beaux clichés offerts au regard, le témoignage surtout d’un monde qui se donne rarement à voir, celui de l’usine et du travail… Du bidonville de Nanterre au coup de grisou dramatique à la mine d’Avion dans le Pas-de-Calais, de Longwy à Cracovie, de Somain à Pékin ! De la belle ouvrage, dans la lignée d’une génération de photographes, le courant classé sous le label de la « photographie humaniste », au talent reconnu et au nom célébré : Bloncourt, Boubat, Cartier-Bresson, Doisneau, Niepce, Ronis, Weiss… 

« Le monde de l’emploi est un monde sans images, il est aujourd’hui en France toujours aussi difficile de pénétrer dans les usines », écrit Gérard Mordillat, « en allant où les autres ne vont pas, en montrant la face cachée de notre société, Georges Azenstarck photographie le corps social ». Et l’auteur de conclure : « En mai 68, une affiche proclamait « La beauté est dans la rue », c’est cette beauté-là que Georges Azenstarck photographie. La fulgurante beauté qui s’ignore ». Avec Elie Kagan, il fut l’un des rares photographes à couvrir les « ratonnades » de la police contre les Algériens en cette sanglante nuit parisienne du 17 octobre 1961. En 1999, il fut choisi par Associated Press, l’agence de presse américaine, pour figurer parmi les 100 meilleurs photographes du XXème siècle. Y.L.

Le SNJ, hommage à Jojo

« Avec le décès de notre camarade Georges Azenstarck, c’est un pan entier du photojournalisme social qui disparaît », déclare le SNJ-CGT, le Syndicat national des journalistes. « Reporter photographe à l’Humanité de 1956 à 1968 puis pour la presse syndicale et l’hebdomadaire de la CGT La Vie Ouvrière, il photographie les ouvriers dans les usines occupées et les étudiants sur les barricades lors des événements de mai 1968. Il est aussi l’un des rares à couvrir les ratonnades en octobre 1961 à Paris, lors de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. À l’agence Rapho, il a ensuite parcouru le globe pour photographier le monde du travail ».

« Le site de l’agence Roger-Viollet permet d’avoir un aperçu de son travail : reportages dans des bidonvilles de Seine-Saint-Denis ou du Val-de-Marne dans les années 1960, enterrement de 21 mineurs marocains après un coup de grisou dans une mine du Pas-de-Calais en 1965, sortie des ouvrières de la Lainière à Roubaix en 1984, piquet de grève à l’usine Citroën d’Aulnay-sous-Bois la même année… Lors de son congrès à Montreuil en 2017 (ci-contre, photo de Daniel Maunoury), le SNJ avait exposé les photos de Georges Azenstarck : il avait reçu l’hommage de l’ensemble de la CGT et de son secrétaire général, Philippe Martinez. Le SNJ avait ensuite exposé ses photos à Perpignan lors de l’édition 2018 de Visa pour l’image, le Festival international du Photojournalisme, à l’occasion de la rétrospective sur Mai 68 (« 68 dans les usines ») ».

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Un Bondieu pour les hommes

Du 29/08 au 20/09, Bernard Bondieu expose ses œuvres à l’abbaye de Prébenoit (23), près de Guéret. Des sculptures et des peintures inspirées par un texte d’Henri Michaux, Voyage en grande Garabagne. Puis, du 25/09 au 5/10, l’artiste creusois participe à une exposition collective consacrée à la Commune de Paris. Deux manifestations qui traduisent l’intérêt que le plasticien porte à l’espèce humaine.

 

« Les Ématrus s’enivrent avec de la clouille, mais d’abord ils se terrent dans un tonneau ou dans un fossé où ils sont trois et quatre jours avant de reprendre connaissance. Naturellement imbéciles, amateurs de grosses plaisanteries, ils finissent parfaits narcindons ». Le portrait grinçant de ce peuple imaginaire et l’utilisation de néologismes illustrent l’univers loufoque dépeint par Henry Michaux. Dans Voyage en grande Garabagne, le poète invite donc son lecteur à découvrir modes de vie et mœurs de femmes et d’hommes au cours d’une promenade jalonnée de 31 escales. L’exposition de Bernard Bondieu reproduit ce cheminement. À chaque escale correspond un peuple, à chaque peuple un texte, à chaque texte une toile, une sculpture.

Auteur d’un livre consacré à l’exposition, l’historien d’art David Czekmany précise qu’il ne s’agit pas là d’une simple illustration. « Bondieu aime dialoguer avec la littérature (…) Ainsi les œuvres réalisées dans le cadre de cet hommage, si elles prennent pour source le voyage en grande Garabagne n’en sont pas complètement subordonnées, l’artiste ne cherchant pas à coller absolument aux mots mais à les interpréter selon sa vision intime de l’art ». L’exposition s’apparente donc à une collaboration artistique entre deux  autodidactes. Comme Michaux, Bondieu se singularise par un rejet de toute forme d’appartenance à une école, à des techniques : il qualifie son style de naïf, de brut. Il revendique un art d’abord basé sur l’expression de l’imagination, de l’originalité, de l’instinct. Tout ce que réalise Bernard Bondieu, note David Czekmany est le résultat d’un chemin personnel tirant l’expérience de ses échecs et réussites. Ainsi se crée un dialogue permanent entre l’artiste et son œuvre.

« Il faut laisser libre cours au geste qui s’impose dans la création, et en même temps il faut prendre du recul. J’aime le moment où je retrouve le travail laissé la veille. Je peux poser un regard neuf pour concevoir la suite », explique Bernard Bondieu. Pour Michaux et lui, l’expression artistique est avant tout chemin de rencontre avec l’espèce humaine : si les communautés peuplant la grande Garabagne sont nées de l’imagination de Michaux, leurs comportements souvent vils et immoraux ne sont pas sans rappeler ceux de nos contemporains ! En témoignent la violence des combats à mort qui réjouissent les « Hacs », la mise en vente des femmes comme sur un marché aux esclaves chez les Omanvus, les persécutions dues à la religion chez les Mazanites et les Hulebures… L’imaginaire rejoint la réalité. Une réalité qui touche la sensibilité de Bernard Bondieu. Surtout lorsque les hommes sont liés à de grands événements historiques tel que la Commune de Paris.

« De nombreux maçons creusois ont migré sur Paris à cette époque », explique Bernard, « ils se sont retrouvés mêlés à l’insurrection, certains y ont participé ». Passionné par le sujet (il est membre de l’association « Les amies et amis de la Commune de Paris 1871 »), il tient à commémorer cet événement trop souvent méconnu par l’expression artistique. Du 25/09 au 05/10, toujours à l’abbaye de Prébenoit, il participe donc à une exposition collective organisée sur ce thème. L’attachement aux idéaux des communards n’a rien de surprenant de la part d’un homme investi très jeune dans le mouvement syndical et politique. Né à Auzances, ses parents travaillant à Montluçon, il est élevé en partie par ses grands-parents. Des années dont il garde un souvenir ému. Il retient de  cette période la chance d’avoir été le petit-fils d’un homme exceptionnel. Son grand-père était un touche-à-tout : bricoleur, amoureux de la nature, conteur, peintre, sculpteur, musicien. « Pour lui, toutes les choses ou événements de la vie étaient formidables », confie Bernard qui a écrit un livre consacré au grand-père Gaby. C’est auprès de lui, dès son plus jeune âge, que Bernard commence à crayonner. Un plaisir artistique qui ne le quittera plus. Mais pour le loisir, sa scolarité le conduisant dans un collège technique où il décroche un CAP d’électricien… Il est embauché chez Michelin, à Clermont-Ferrand, qui recrute beaucoup d’électriciens à ce moment-là.

Dans cette grande usine de fabrication de pneus, il prend conscience des conditions de travail difficiles. « Des ouvriers usés par une vie de boulot, relégués au balayage. Nous sommes en 1966, c’était 54 heures de travail par semaine pour seulement deux semaines de congés payés, ça ouvre les yeux, tout ça », confie-t-il. Rapidement, il côtoie le syndicalisme et la politique : militant à Lutte Ouvrière, syndiqué à la CFDT. L’attrait pour d’autres activités l’incite à tenter sa chance aux beaux-arts, il y décroche un diplôme de commis architecte. Las, l’expérience professionnelle n’est pas concluante. En 1971, il est recruté par la Sagem, un promoteur immobilier, où il adhère à la CGT et au PCF. Engagement social, prise de responsabilités dans le mouvement associatif : une implication totale dans l’action collective qui ne l’empêche pas de suivre sa propre route. Il décide de rentrer à l’AFPA, « c’est extraordinaire ce que réalisait la formation professionnelle », s’enthousiasme-t-il. Il met donc en place des formations sur des secteurs tels que la domotique ou l’immotique. Il n’en oublie pas pour autant la défense des intérêts communs, il est délégué du personnel au CHSCT. Il reste à l’AFPA jusqu’à son départ à la retraite.

Retour aux sources : il s’installe à Jouillat, petit village proche de Guéret, dans une maison réhabilitée par ses soins. La demeure est bien plus qu’une habitation. Fidèle à sa soif d’échange, de partage, de fraternité, il fait de ce lieu un espace dédié à la culture et aux rencontres. Il crée une association « Ateliers et vie au Coudercs ». Les locaux accueillent tous ceux qui souhaitent partager leur expression artistique. Y sont organisées des expositions de peintures, de sculptures, des soirées cabaret, des conférences. Une maison d’édition voit le jour, « Les Éditions des Coudercs », qui  publie un recueil de textes de chansons de Gaston Couté, un livre de poésie de Gérard Chevalier « Poésie en vers et bleu », un pamphlet sur le pillage des ressources des campagnes « Requiem pour un pays sauvage » de Julien Dupoux, le livre de Bernard Bondieu consacré à son grand-père « Gaby Jazz ». L’aïeul a de toute évidence légué à son petit-fils une énergie sans limite, qui met sur pied un salon des arts à Chéniers, toujours dans les environs de Guéret. Chaque année, depuis 2015, soutenue par le conseil municipal de Chéniers, son Maire Gilles Gaudon en tête, l’exposition s’est imposée au sein de la vie culturelle creusoise. « Avec une cinquantaine d’artistes, le salon est la principale manifestation de ce genre  dans le département », se réjouit Bernard.

Se nourrir de l’apport des autres, cultiver l’amitié et créer : l’artiste poursuit inlassablement sa route avec ces valeurs comme unique boussole. Le hasard des rencontres, des circonstances et de l’inspiration déclenchent la mécanique de la création. Ainsi, à la suite d’une photo fortuite prise de dos, il photographie des centaines de personnes avant de réaliser des tableaux. De la trace laissée par un pinceau essuyé sur un papier, germe l’idée d’une autre série de tableaux, « Traces de vie » : des individus seuls, en couple, en groupe, de face, de dos, en vague silhouette ou plus détaillé, le plus souvent sans visage ! La série constitue une suite impressionnante de personnages révélant une diversité de situations, de sentiments et de caractères.

Une série chasse l’autre… Lorsqu’il s’embarque dans un cycle de création, Bernard Bondieu a toujours la pensée fixée plus loin, au loin. « Ce qui me préoccupe, c’est le sujet qui va m’inspirer après ». Une façon d’anticiper ses futurs voyages. Philippe Gitton

Michaux, hommage

« Quelles raisons ont porté Bernard Bondieu vers ce Voyage en grande Garabagne et pas vers un autre texte ? Son côté débridé, farfelu, profondément humoristique et satirique, fou et imaginatif, délirant même, et pourtant si juste et vrai, ne pouvait que parler directement à sa sensibilité. Le récit est propice à une exploration quasi infinie de la nature humaine dans ses nombreuses subtilités, et pour un artiste chez qui l’humain se place au centre de toute la démarche, il ne pouvait que trouver une résonance parfaite.

Michaux (…) n’est pas un auteur et un artiste facilement abordable. L’expérience de son œuvre, autant dessinée que peinte ou écrite, exige un engagement personnel et du temps de réflexion (…) Michaux est un artiste singulier, à part dans la littérature et dans l’histoire de l’art. Son travail ne pouvait que plaire à Bernard Bondieu ».

David Czekmany, in Bernard Bondieu, hommage à Henri Michaux (Éditions des Coudercs, 148 p., 26€50).

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Culture, le flou d’un plan de relance

Vague et sans ambition pour l’avenir, le « plan culture » d’Emmanuel Macron inquiète autant les intermittents du spectacle que le silence qui l’a précédé. Comme d’autres salariés et privés d’emploi, ils refusent d’être précarisés. État des lieux

 

Qu’auraient été nos jours confinés en l’absence des artistes ? Sans l’Orchestre de Radio France « à la maison », le ballet des danseurs de l’Opéra de Paris en visioconférence ou bien encore les très virales Goguettes… Et sans France.tv qui a renoué pour l’occasion avec la culture : documentaires, théâtre, cinéma… Las ! Pendant tout ce temps, les tournages étaient à l’arrêt, les salles de répétition et de spectacle fermées, les festivals annulés, des projets abandonnés… En raison du risque sanitaire, le spectacle fut l’un des premiers secteurs mis à l’arrêt, il comptera parmi les derniers à retrouver des conditions d’activité normales. D’où l’inquiétude à propos de la reprise puisque – et c’est une lapalissade –, afin de créer, tout artiste doit pouvoir vivre.

Depuis que les salles furent contraintes de fermer leurs portes début mars, les syndicats, en particulier la CGT spectacle, n’ont cessé d’alerter sur la situation précaire des auteurs et des intermittents, des techniciens et des artistes. Outre la tenue régulière de manifestations, ils ont contribué à la signature d’une pétition par plus de 200 000 personnes, ils ont participé à l’écriture de « propositions pour la continuité des droits à l’assurance-chômage des artistes et techniciens intermittents du spectacle ». Celles-ci ont été transmises à l’Élysée, faute de réponse du ministère de la Culture. Ajoutant leurs voix à celle de la CGT, des collectifs ont été créés, des tribunes publiées, la colère du comédien Samuel Churin – une figure historique de la lutte des intermittents – diffusée sur YouTube… Mais, tel qu’en lui-même, Emmanuel Macron, président de la République, ne sortira du bois que lorsque les stars s’en mêleront.

Droits sociaux incertains pour la reprise

« Aux artistes qui se sont exprimés, je veux dire que je les entends. L’État continuera de les accompagner, protégera les plus fragiles, soutiendra la création», twitte le chef de l’État le 2 mai suite à la tribune publiée dans Le Monde signée par près de trois cents personnalités : Jeanne Balibar et Catherine Deneuve, Jean Dujardin et Omar Sy… : « Comment feront les intermittents pour pouvoir continuer à acheter à manger après la prolongation [de la durée des droits à l’allocation chômage jusqu’au 30 juin 2020, ndlr] qui a été décidée ? Comment feront les auteurs qui ne bénéficient même pas de ce système ? » Dédaignant une fois de plus la place des syndicats, Emmanuel Macron s’entretient le 6 mai avec douze artistes avant de dévoiler son « plan pour la culture ». Il annonce que les droits des intermittents du spectacle seront « prolongés d’une année » au-delà des six mois où leur activité aura été « impossible ou très dégradée », soit jusqu’à fin août 2021.

Ce qui introduit incertitudes et oublis : vu le contexte, peu d’intermittents parviendront à travailler les 507 heures requises sur douze mois pour obtenir l’assurance-chômage (ARE). D’où la revendication CGT d’un report d’un an de toutes les dates anniversaires qui interviendraient avant la date butoir du 31 août 2021. Par exemple, quelqu’un qui a ses droits à l’assurance-chômage ouverts jusqu’en janvier 2021 pourrait les voir prolonger jusqu’en janvier 2022. Si le projet de texte élaboré début juin par le gouvernement semble répondre à cette demande, il oublie encore du monde : les femmes de retour de congé maternité, les nouveaux entrants dans le régime de l’intermittence, ceux qui sont en rupture de droits… « Je redoute qu’il ne leur soit proposé qu’une indemnité forfaitaire de 1000 euros », s’inquiète Denis Gravouil, le secrétaire général de la CGT Spectacle, « c’est le cas pour les auteurs, une aumône ! ».

Du chômage et des luttes

Dès le mois de mars, le syndicat a bataillé pour que les intermittents bénéficient de l’activité partielle comme leurs collègues permanents. De grandes entreprises privées, tel Disney, ont ainsi fini par s’y résoudre quand, en dépit de la demande du gouvernement, des institutions subventionnées comme l’Opéra de Bordeaux ont refusé. « De toute façon, même si on obtient des avancées sur l’assurance-chômage pour les intermittents », précise le syndicaliste, « dans les métiers de la culture, des tas de gens ne sont pas à ce régime ». Ce sont les CDD et ils n’ont pas eu droit à l’activité partielle. « Nous mènerons des luttes pour que tous ceux qui devaient bosser sur les festivals en bénéficient », prévient-il.

La mise à l’arrêt du spectacle impacte aussi les activités connexes. « Comment feront tous ceux dont l’emploi est, comme le nôtre, discontinu : travailleurs engagés en extra (restauration, hôtellerie, nettoyage, commerce), tous les secteurs d’activité qui se déploient autour des événements culturels ? », interrogeait aussi la tribune des personnalités. En cas de maintien de la « réforme » de l’assurance-chômage, le durcissement des règles d’indemnisation les mènera au RSA. Alors, en amont des discussions avec le ministère du Travail, la CGT « fait monter la pression ». Fédérations du commerce et du spectacle, union des syndicats de l’intérim, comité des privés d’emploi et précaires, à l’instar de divers collectifs, dont celui des saisonniers CGT, ont multiplié les initiatives, telle la pétition pour l’abandon de la réforme ou l’organisation de manifestations inopinées…

Relance… Quelle relance ?

Les intermittents du spectacle sont au croisement de deux sujets, l’assurance-chômage avec leur régime spécifique et la culture puisqu’ils la font vivre au quotidien. Selon le site du ministère, le secteur contribue pour 2,2% au PIB du pays. Pourtant, bien que celui-ci soit probablement sinistré pour longtemps, les annonces présidentielles concernant sa relance se révèlent pingres, vagues et sans ambitions. Les intermittents sont ainsi incités à mener des actions dans les écoles. « Une tartufferie ! », s’agace Denis Gravouil. « Les artistes et techniciens le font déjà, une augmentation de leurs interventions ne fera pas la maille en volume d’emplois ». Autre chose serait une politique sur le long terme visant à développer l’éducation artistique et culturelle avec des enseignants spécialisés.

Le cinéma va bénéficier d’un fonds d’indemnisation temporaire pour les séries et tournages annulés, le nouveau Centre national de la musique d’une dotation de 50 millions d’euros. Un grand programme de commandes publiques est aussi prévu pour les plasticiens, le spectacle vivant, les métiers d’art… sans précision quant à l’enveloppe allouée. « Du saupoudrage quand il faudrait des milliards, un budget triennal et une loi de programmation pour relancer le secteur », juge le syndicaliste. La crise sanitaire pourrait accentuer en effet le phénomène de concentration qui, depuis une dizaine d’années, mine la diversité du tissu culturel et l’emploi (Fimalac pour les Zénith, Live Nation pour la production de festivals, de concerts ou d’artistes…) en raison de l’amoindrissement des politiques publiques.

Autre point important : la mise à contribution des Google, Amazon et autres Netflix. « La transposition de la directive européenne sur les droits d’auteur s’impose comme une priorité », souligne Denis Gravouil. Ce serait une première avancée concrète : de la valeur créée par la diffusion des œuvres sur Internet, la directive en prévoit le partage avec les auteurs et les artistes. Christine Morel

Roselyne Bachelot, rue de Valois

La main sur le cœur, Roselyne Bachelot l’avait promis et juré sur toutes les ondes et les écrans : la politique, plus jamais ! La native de Nevers, ancienne ministre de la santé de Nicolas Sarkosy et fringante égérie des Grosses têtes, prend donc la direction de la « maudite » rue de Valois, comme la qualifie le quotidien Le Monde : depuis 1995, la douzième locataire du ministère de la Culture !

À l’annonce de sa nomination, la férue d’opéra et coqueluche des média confie qu’elle sera « la ministre des artistes et des territoires ». Une déclaration qui réjouira le chef du gouvernement, ajoutant vouloir « approfondir les liens avec les élus locaux, les acteurs économiques » et « décloisonner le public et le privé ». Des propos qui ont plu à Jean-Marc Dumontet, l’influent producteur et ami des époux Macron, propriétaire de six théâtres à Paris et en province ! « Le théâtre est une nourriture aussi indispensable que le pain et le vin… », déclarait Jean Vilar quelques décennies plus tôt, « le théâtre est donc, au premier chef, un service public, tout comme le gaz, l’eau, l’électricité ». Yonnel Liégeois

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Phèdre comme pédagogie théâtrale, Avignon 2019

Jusqu’au 21 juillet à la Collection Lambert, se donne Phèdre !, d’après Jean Racine. Avec Romain Daroles, dans une mise en scène de François Gremaud : de la pédagogie théâtrale d’excellence ! Sans oublier Vies de papier au 11*Gilgamesh Belleville et Tous mes rêves partent de gare d’Austerlitz à la Chapelle du Verbe incarné.

François Gremaud, par la bouche de son interprète Romain Daroles, a bien raison de nous prévenir qu’il y a dans son spectacle deux Phèdre distinctes, celle de Racine, bien évidemment, à laquelle ensuite il rajoute un point d’exclamation au titre et devient ainsi celle de sa propre proposition. Côté Phèdre de Racine, Romain Daroles s’empare tranquillement de tous les rôles, dresse leur portrait physique au point qu’on les reconnaît aisément sans qu’il soit besoin d’entendre une seule de leur parole. C’est à mourir de rire avec Théramène en vieillard cacochyme, Oenone en manipulatrice marseillaise, Phèdre en grande évaporée et Thésée en fier à bras, et même la presqu’invisible

© Christophe Raynaud de Lage

Panope en femme de ménage…

Le prodige ? C’est qu’avec cette galerie de personnages hauts en couleurs, nous sommes quand même piégés et nous retrouvons pris dans les rets de la tragédie. D’autant plus que le texte, à la fois raconté et lui aussi gentiment caricaturé, est régulièrement mis en perspective et donné dans une énonciation des vers parfaitement correcte et conforme à la manière de les faire chanter. Il ne manque pas le moindre petit pied aux alexandrins ! Rien de plus naturel, puisque l’orateur nous aura fait un fort savant cours sur la question (sur l’hémistiche, la rime féminine et la rime masculine, etc., qu’il aura redéfini…). De même qu’il aura auparavant disserté sur la généalogie des protagonistes. Une mise au point ou mise à niveau de nos connaissances sur la question qui se révèle fort utile. Tout cela finalement réalisé de la manière la plus pédagogique possible. Une pédagogie qui ne dit pas son nom, mais quand elle en arrive à ce point d’excellence (liée à la drôlerie), on est prêt à en redemander. Ce que réalise Romain Daroles, gaillard longiligne avec le sourire aux lèvres et à l’articulation soignée afin que nous ne perdions pas une miette de ce qu’il est en train de nous apprendre, tout cela est prodigieux, parfaitement pédagogique en fin de compte !

L’Éducation nationale devrait le recruter : Daroles n’aurait pas devant lui des élèves bâillant d’ennui, mais des jeunes spectateurs en redemandant toujours plus pour parcourir le répertoire, classique et contemporain… François Gremaud et Romain Daroles, ou une manière pernicieuse (et délicieuse) de nous apprendre les rudiments puis les subtilités de la langue française. Jean-Pierre Han

À voir aussi :

Vies de papier : texte et jeu par la compagnie La bande passante,

©Thomas Faverjon

11*Gilgamesh Belleville. L’extraordinaire périple d’un album photo récupéré lors d’une brocante, ainsi pourrait se résumer l’étrange histoire que nous content Benoît Faivre et Tommy Laszlo ! D’une image l’autre, avec naturel et conviction… L’obsession des deux compères ? Percer le mystère qui entoure la jeune femme dont la vie s’étale en moult clichés, de l’enfance à l’âge adulte : qui est-elle ? Que fait-elle ? Pourquoi, jeune épouse d’un soldat allemand, échoue-t-elle en Belgique ? Forts de ces questions, ils mènent l’enquête, remontent les traces de Berlin à Francfort jusqu’à Bruxelles, interrogent témoins, archivistes, survivants pour reconstituer le parcours de vie d’une famille ordinaire, au cœur et au lendemain de la seconde guerre mondiale. Entre l’une et l’autre photos projetées en gros plan, ou étalées sur les planches entre lesquelles serpentent nos fins limiers, nous sont proposés commentaires vidéo ou propos in vivo. Du théâtre d’objets, de petits papiers en petits papiers noir et blanc, parfois en couleurs, une plongée initiatique dans les arcanes de la mémoire, le poids des souvenirs contre le choc des mots, un spectacle original. Yonnel Liégeois

Tous mes rêves partent de gare d’Austerlitz : Une pièce de Mohamed Kacimi, dans une mise en scène de Marjorie Nakache, La Chapelle du Verbe incarné. En prison, des codétenues répètent une scène de « On ne badine pas avec l’amour » d’Alfred de Musset. Bizarre, vous avez dit bizarre ? Pas vraiment, pour ces cinq femmes qui ont trouvé ce seul moyen pour remonter le moral à Frida, la nouvelle arrivante, et s’évader de l’univers carcéral : se faire la belle par le truchement du théâtre ! Quartier femmes d’une maison d’arrêt ordinaire, entre deux promenades et un parloir, l’espace de la bibliothèque pour seul échappatoire : entre les pages, le livre pour aller se faire voir ailleurs, la lecture pour s’inventer une autre vie et se croire l’héroïne libérée hors du mur d’enceinte et, par l’imaginaire du théâtre de Musset, découvrir la puissance des mots et la force des sentiments… Malgré réticences et affrontements, colères et désespérances, entre répliques à haute teneur dramatiques ou comiques, une bande de femmes, exclues à leur façon comme nous sous d’autres formes, conquiert liberté et dignité au fil des rencontres et des répétitions. D’un écrin l’autre, du Studio-Théâtre de Stains à la Chapelle du Verbe incarné si bien nommée, une levée d’écrous scandée par une salve d’applaudissements mérités. Yonnel Liégeois

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Le travail aux grilles du Luxembourg

Jusqu’au 14 juillet à Paris, sont accrochés aux grilles du Jardin du Luxemboug des « EtreS au travail » (Photos Magnum). Une exposition photographique qui met un coup de projecteur sur le vécu de millions d’hommes et de femmes à travers le monde. Sous le regard de Bernard Thibault, le représentant des syndicats français à l’Organisation Internationale du Travail (O.I.T.). Propos recueillis par Dominique Martinez

 

Bernard Thibault, représentant des syndicats pour la France à l’OIT et ancien secrétaire général de la CGT, nous partage son regard sur une petite sélection de photographies.

Fishermen, Weligama, South Coast, Sri Lanka, 1995 © Steve McCurry/Magnum Photos / Pêcheurs perchés. « Telle une fresque, cette photo montre des pêcheurs, superbes, sur leur perchoir. C’est aussi le symbole de l’instabilité et de la précarité dans lesquelles vivent de plus en plus de travailleurs aujourd’hui ».

Plantation de riz chez les lolo noirs, région de Cao Bang, Vietnam, 2015 © Jean-Michel Turpin. « Malgré les avancées technologiques, il reste des tâches basiques – ici, planter du riz – que seuls des femmes et des hommes peuvent accomplir. L’objectif est de se battre et de créer les conditions pour un travail décent, avec des rémunérations à la hauteur, des horaires à respecter, etc., car c’est dans le domaine des travaux manuels que le travail décent est le moins respecté dans le monde ».

Staff working at DF-ROBOT, siège d’une entreprise de robotique open source, Shanghai, China, 2015 © Jonas Bendiksen/Magnum Photos. « Une forme de figure mécanique à image humaine laisse entrevoir la question de l’impact des technologies d’aujourd’hui sur le travail et la vie quotidienne. Il n’y a pas de fatalité quant aux conséquences de leur usage. Le défi sur les finalités de ces évolutions est en revanche de première importance, d’où la volonté que ces évolutions se fassent en toute transparence, en s’appuyant sur un débat démocratique qui permette aux travailleurs d’intervenir. »

Jean-Michel, fondeur de l’aciérie de Saint-Saulve, France, 2008 © Jean-Michel Turpin – Fondeur à l’aciérie de Saint-Saulve dans le Nord. « L’ouvrier fondeur a des allures de chevalier blanc au milieu de cette aciérie, un environnement de travail particulièrement pénible et usant, avec chaleur, bruits et cadences. C’est une représentation héroïque du travail, au cœur de la transformation de la matière en objets usuels ».

Brick kilns marooned in water, Ashulia, Bangladesh, 2010 © Jonas Bendiksen/Magnum Photos – Ouvrier bengali sortant les briques de l’eau après un orage. « Voilà un travail directement lié aux effets des bouleversements climatiques qui frappent déjà certaines zones du globe, notamment parmi les plus pauvres. Il montre l’enjeu de la redéfinition des modes de production et d’échange à l’échelle internationale, pour faire face aux impératifs environnementaux ».

At the offices of Turkcell, Istanbul, Turkey, 2013 © Jonas Bendiksen/Magnum Photos. Bureaux de la Turkcell, opérateur de téléphonie, Istanbul. « Un open space, un espace de travail ouvert. Cela laisserait croire à un espace de travail collectif, convivial, alors que très souvent c’est en réalité une forme d’organisation géographique du travail conçue pour espionner et surveiller encore un peu plus un travail de plus en plus individualisé ».

Atelier Valentino in Rome, Italy, 2015 © Jerome Sessini /Magnum Photos. Atelier de la maison de couture Valentino, Rome. « Les petites mains de la haute couture montrent que le travail peut être un art. Or, malgré cette dimension de création, ces métiers restent très mal payés, alors que les produits finaux sont vendus parfois des fortunes puisque nous sommes dans le secteur du luxe ».

Modern Gallery of the Menil Collection, Houston, Texas, USA, 2000 © Thomas Hoepker / Magnum Photos. Surveillants dans une salle de la Menil Collection, Houston. « Dans une des œuvres d’art exposées dans cette salle de musée, un être humain est en position assise alors même que les surveillants, de vrais êtres humains, sont, eux, debout. Le contraste, la contradiction sont frappants. On se demande si ce ne sont pas les œuvres qui surveillent les surveillants ».

Usine d’électroménager, Shangai, Chine, 2006 © Jean-Michel Turpin. « Cette photo, qui montre une rangée d’ouvrières anonymes devant une chaîne de montage, n’a une dimension humaine que parce que l’une des ouvrières a le visage tourné vers l’objectif. Ce regard empêche la photo d’exprimer une inhumanité totale. Il y a presque une forme d’interpellation ».

Hospital cafeteria of Asti, Italy, 2011 © Steve McCurry / Magnum Photos-Alex Majoli/Magnum Photos. Cuisines de l’hôpital, Asti, Italie. « La préparation des repas participe à l’ensemble de la chaîne de santé. Il y a un énorme contraste entre l’objet même de l’établissement – la santé des individus – et un espace de travail très confiné, pénible ».

Factory workers doing quality control checks, Shanghai, China, 2012 © Olivia Arthur / Magnum Photos. Ouvrières au poste de contrôle qualité – Shanghai, Chine. « Cette photo illustre à nouveau un paradoxe : la production industrielle a été obligée d’imaginer des postes de contrôle pour vérifier la qualité des produits en bout de fabrication. Mais le travail des contrôleuses est également un travail à la chaîne, dans une tâche routinière, dos à dos et qui renvoie à l’individualisation des personnels ».

EMI – Saipem, Black Sea, Turkey, 2001 © Ian Berry / Magnum Photos. Forage pétrolier sur la Mer Noire, Turquie. « Même lorsqu’il est individualisé par des formes de management qui y incitent, le travail reste très souvent le résultat d’un travail collectif. Ici, au milieu de l’exploitation d’un gisement pétrolier, on voit un travail d’équipe avec une répartition des tâches. En même temps, c’est bien l’avenir de la planète qui est en jeu : on ne pourra pas continuer à prélever ses ressources aussi aveuglément qu’on l’a fait durant ces dernières décennies ».

 

À voir aussi :

Usimages, jusqu’au 15/06 sur l’agglomération Creil Sud Oise (60). Comme les précédentes, cette troisième édition d’une biennale photographique au contenu fort original et ciblé s’attache à explorer les liens entre art, travail et entreprise. Avec cette question lancinante : comment rendre compte de la réalité du travail lorsque le regard photographique se pose souvent avec peine au coeur de l’usine ou du bureau ? Treize superbes expositions, gratuites et ouvertes à tous, dans des parcs et lieux publics sur les communes de Creil. L’oeil averti et stylisé, interrogatif ou contemplatif de photographes contemporains, français et étrangers. Les deux coups de coeur de Chantiers de culture : « La mélodie des échafaudages » du taiwanais Huang Sheng-Min à la Halle Perret de Montataire, « La CGT à la une, des slogans et des images » avec une sélection des Unes de l’hebdomadaire La Vie Ouvrière accrochées aux grilles du square Philippe Decourtray à Nogent-sur-Oise. Yonnel Liégeois

Manuscrits de l’extrême, jusqu’au 07/07 à la BNF François-Mitterrand de Paris. Les textes microscopiques rédigés par Blanqui dans sa prison, le message d’un résistant anonyme écrit sous l’assise de sa chaise de torture, des petits papiers jetés du wagon de déportation, la révélation couchée sur feuille de Blaise Pascal, le sang du prisonnier comme encre sur la chemise… Au total, ce sont 150 manuscrits (quatre thématiques : Prison, Passion, Possession, Péril), émouvants et inattendus qui s’offrent à la vision et à la lecture du visiteur. Des mots écrits dans l’urgence ou sous le feu de la passion, à l’heure souvent des moments ultimes quand la mort est annoncée ou quand la faucheuse a frappé l’être aimé, des mots pour survivre ou espérer, des mots d’une puissance insoupçonnée à l’heure dernière ou pour survivre face à l’enfermement ou à la catastrophe, pour exprimer l’amour fou ou les hallucinations. Des manuscrits de larmes et de sang, d’utopies et de rêves, de passions dévorantes et d’espoir aussi, une magnifique exposition d’une grande puissance évocatrice. À ne surtout pas manquer ! Y.L.

 

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Les droits de l’Homme prennent la pose

Jusqu’en juin 2019, deux artistes de la prise de vue, Sebastião Salgado et Clarisse Rebotier, couvrent de leurs œuvres les murs du Musée de l’Homme, à Paris. Pour commémorer les droits du même nom, adoptés en 1948 par l’ONU. Place du Trocadéro, une pose s’impose.

 

À l’occasion du 70ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Muséum national d’histoire naturelle, à Paris, organise une série d’expositions, conférences et projections destinées à commémorer l’événement. Adopté le 10 décembre 1948 par la toute jeune ONU, le texte définit les droits fondamentaux inaliénables au plan civil, politique, social, économique et culturel inhérents à toute personne humaine. Le droit à l’éducation, au travail, à la liberté d’opinion, la protection des enfants…

De tous les artistes invités au Musée de l’homme (situé dans une aile du Palais de Chaillot où fut signé le texte), le photoreporter brésilien Sebastião Salgado est sans doute le plus connu. Du Kenya aux Philippines, de l’Inde au Rwanda, en passant par l’Angola, l’Algérie, la Bosnie, l’ancien professeur d’économie a témoigné des conditions de travail dans les mines d’or ou les champs de pétrole, des injustices frappant les paysans sans terre du Sertão, des atrocités de la guerre, des dégâts de l’homme sur la nature, du déracinement. Aussi des beautés du monde, comme ce désert au sud de Djanet (Algérie) où un Touareg se recueille. Salgado a puisé dans quarante

Co MNHN – JC Domenech

ans de travail pour illustrer chacun des trente articles de la Déclaration.

Clarisse Rebotier, quant à elle, s’est focalisée sur le seul article 13 qui stipule que « toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État ». L’artiste a proposé à des réfugiés et à des demandeurs d’asile de les photographier sur le Parvis des droits de l’homme. « Pour le symbole, bien sûr, et parce que ces gens ont leur place ici ». D’où le titre de sa série, « Hic et Nunc », « Ici et maintenant ». De rencontres en ateliers, Khadija, Gabriel, Hissen, Sahil et vingt-six autres ont accepté de poser. Seuls ou à deux. Quelques-uns se tiennent par la main. Derrière eux, la tour Eiffel. Ils sourient.

Sauf Adema, dont le regard semble se perdre au-delà de l’objectif. Jean-Philippe Joseph

 

Sebastião Salgado

Les photographies de Sebastião Salgado illustrent certains des articles de la déclaration, tels que le droit à l’asile, à la liberté de pensée, de conscience et de religion, le droit au travail, et d’autres encore. Des articles qui font particulièrement échos aux valeurs humanistes portées par le Musée depuis sa création en 1937 et que le

© MNHN – JC Domenech

photographe illustre en portant un regard rétrospectif sur son œuvre.

Tout au long de 40 ans de carrière, trente photographies réalisées dans 20 pays : Afghanistan, Angola, Algérie, Bosnie, Brésil, Éthiopie, France, Hong Kong, Inde, Indonésie, Italie, Kenya, Mexique, Mozambique, Philippines, Rwanda, Somalie, Soudan et Tanzanie. Des images comme autant de témoignages émouvants qui incarnent la nécessité de défendre au quotidien les droits énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme, quelle que soit la région du monde concernée, soulignant la portée universelle de ce texte. « Je ne veux pas qu’on apprécie la lumière ou la palette de tons. Je veux que mes photos informent, provoquent le débat », déclare Sebastião Salgado.

 

Clarisse Rebotier

Pour réaliser cette série d’une trentaine de clichés, Clarisse Rebotier a rencontré des dizaines de personnes ayant fui la guerre. Pourtant, ces portraits représentent des personnes sereines et souriantes. « Ils sont joyeux. Ce sont des battants ! Je voulais montrer que les personnes réfugiées sont d’abord des citoyens, incroyablement emplis d’émotions et de vie », confie l’artiste. Pour cette série, la photographe a souhaité monter un projet participatif : les sujets sont devenus auteurs, ils ont tiré eux-mêmes leur portrait en chambre noire. Ces photographies deviennent un plaidoyer pour la solidarité, prises sur l’esplanade des Droits de l’Homme, au Trocadéro, à l’ombre du Musée de l’Homme qui reste très attaché

Rose et Khadija-Co C.Rebotier

aux valeurs humanistes et universalistes, qui ont présidées à sa création en 1937.

Si l’accueil de la diversité et l’intégration des réfugiés sont actuellement un défi pour l’Europe et pour la France, ils mobilisent également des principes humanistes et universalistes chers au Musée de l’Homme. Ces photographies deviennent un plaidoyer pour la solidarité, dans lequel les préjugés sur les immigrés sont déconstruits peu à peu. « J’entends parler souvent des « gens différents », mais je n’ai pas encore compris de quoi ils sont censés être différents », affirme Clarisse Rebotier.

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Art&Mondes du travail, chapitre 3

Les rapports qu’entretiennent l’activité artistique et l’entreprise industrielle ou commerciale, et donc la « société du travail », connaissent aujourd’hui une acuité nouvelle. Un séminaire, intitulé Art&Mondes du travail, fut organisé sous l’égide du ministère de la Culture d’avril à novembre 2015.

Au fil des cinq séances, les participants (directions d’entreprise, entrepreneurs, comités d’entreprises, syndicats, associations culturelles ouvrières territoriales, artistes, chercheurs en sciences du travail) ont confronté leurs réflexions et leurs expériences, mesuré les évolutions, débattu de l’ampleur des enjeux et défis.

En mars 2017, une publication au titre éponyme (disponible auprès de la Direction de la création artistique – service des arts plastiques ((MCC) : jean-yves.bobe@culture.gouv.fr) a rendu compte de ces travaux.

Au fil des semaines, Chantiers de culture proposera à l’attention de ses lecteurs plusieurs de ces contributions. Troisième livraison : le texte d’Yves Clot, titulaire de la chaire de psychologie du travail au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), initialement paru dans la rubrique « Forum » du quotidien La Croix. Yonnel Liégeois

 

 

LE TRAVAIL CONTRE LA CULTURE ?

Quand l’activité professionnelle manque d’inspiration, elle finit par empoisonner la vie entière. Métamorphosée en consommable culturel, l’œuvre d’art, qui n’a pas d’adresse chez le désœuvré, n’est plus qu’un tranquillisant.

 

Il faut remettre la France au travail. L’argument est à la mode. Et, sur les tribunes, l’approximation n’effraie pas. Efficacité et intensification du travail seraient purement et simplement la même chose. Pourtant, dans la réalité professionnelle, la course aux chiffres mine l’intelligence du but à atteindre, l’ingéniosité et la qualité  de l’acte. La tyrannie du court terme laisse les femmes et les hommes aux prises avec un compactage du temps qui use le corps et l’esprit, parfois jusqu’à la rupture. L’obsession des résultats et le fétichisme du produit imposent la démesure d’un engagement sans horizon. Travaillez plus : expirez, inspirez. Du rythme ! Le travail est fait pour travailler ! On respire dehors ! Et pourtant, sous le masque d’une mobilisation de tous les instants, une immobilisation psychique insidieuse fait son nid. D’un côté s’avance une sorte d’« externalisation de la respiration », figure moderne du travail « en apnée ». Mais, de l’autre, cette suractivité ressemble de plus en plus à un engourdissement. Le travail est  malade, enflammé et éteint à la fois. Gâté par le manque d’air, il essouffle ceux qui travaillent sans reposer les autres, ceux qui sont livrés à la respiration artificielle des appareils du chômage de masse. De grâce, ne mettons pas ce type de travail au centre de la société. Il y est déjà trop.

L’efficacité du travail est pourtant tout le contraire de cette intensification factice. Car, au fond, travailler – on le sait, on le sent –, c’est aussi le loisir de penser et de repenser ce que l’on fait. C’est le temps que l’on perd pour en gagner, l’imagination de ce que l’on aurait pu faire et de ce qu’il faudra refaire. La source insoupçonnée du temps libre se trouve là. Dans l’interruption de l’action, là où l’action bute sur ses limites, dans la disponibilité conquise au travers du résultat, par-delà le déjà fait et au-delà du déjà dit. Le temps libre, c’est d’abord la liberté que l’on prend de ruminer son acte, de le jauger, même et surtout différemment de son collègue, avec son collègue, contre son chef, avec son chef. [C’est] la possibilité gardée intacte de s’étonner ; la curiosité nourrie par l’échange au sein de collectifs humains dignes de ce nom, branchés sur le réel qui tient si bien tête aux idées reçues ; [le lieu] où la pensée circule pour progresser. C’est le loisir de déchiffrer et pas seulement le devoir de chiffrer.

Si la France doit se remettre au travail, que ce soit plutôt celui-là. Voilà qui prend sans doute à contre-pied « l’homme nouveau » du néo-stakhanovisme montant. Mais il faut choisir. Car le loisir de penser au travail ne « s’externalise » pas sans risque. Quand l’activité professionnelle manque d’inspiration, elle finit par empoisonner la vie entière. Elle a le bras long. Ce qui s’y trouve refoulé intoxique les autres domaines de l’existence. Alors, le « temps libre » vire au temps mort que l’on cherche à remplir à tout prix. Et même sans penser. Qui n’a pas connu ce désœuvrement ? Dangereux pour les destinées de la création artistique, il s’enracine au travail.

Quand l’activité ordinaire se trouve systématiquement contrariée, ravalée et finalement désaffectée, la vie au travail, d’abord impensable, devient indéfendable. Superflue. De trop. Désœuvrée. Le désœuvrement premier se tapit là. La suractivité laisse la vie en jachère.

L’effet sur l’âme de ce refroidissement climatique de la vie professionnelle n’est pas à sous-estimer. Ses incidences sur la culture non plus. Car cet activiste désœuvré embusqué en chacun de nous n’a jamais dit son dernier mot. Pour se défendre, il se durcit et se ramasse. Il s’insensibilise. Pour oublier, il s’oublie. Diminué, il « fait le mort ». Et, à cet instant, l’œuvre d’art ne lui parle plus. Elle parle seule. Car l’œuvre d’art n’a pas d’adresse chez le désœuvré. Lourdes conséquences. Car alors, l’œuvre elle-même, métamorphosée en

« Monument d’images », hôpital Paul-Brousse de Villejuif. Co Alain Bernardini

consommable culturel, n’est plus qu’un tranquillisant. Elle soulage une vie amputée : anesthésique pour « boxeur manchot ».

La faute consiste à croire qu’empoisonnée au travail, la vie pourrait être placée sous perfusion culturelle. Car lorsque l’on assèche le continent du travail de son potentiel créatif, on brise les ressorts de sa « demande » à l’égard des artistes. Au mieux, on fabrique le souci de se distraire. Mais le divertissement culturel ne fait pas la voie libre. Il prend souvent l’allure grimaçante d’une passion triste où l’on s’oublie une deuxième fois. Plus grave, il vaccine à tort contre les risques de l’œuvre. Car l’œuvre, au fond, irrite le désœuvré en attisant la vie empêchée qu’il a dû s’employer à éteindre, à tromper comme on trompe sa faim. Sans destinataire dans le monde du travail, la création artistique est donc en danger. Nous aussi. Elle respire mal et se rouille en marchandises. Elle survit. Mais pour vivre, il lui faut se mêler à la re-création du travail. De l’air ! C’est une question de santé publique, comme on dit aujourd’hui… Yves Clot

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En douze clics, Creil au travail

Jusqu’au 4 juin, se déroule à Creil ((60) et dans son agglomération « Usimages ». En douze expositions, un original et superbe parcours photographique qui met à l’honneur l’homme et son travail, l’outil et la machine. Rencontre avec Fred Boucher, le directeur artistique de l’événement.

 

 

Yonnel Liégeois –  « Usimages » inaugure son second parcours photographique. Quelles nouveautés par rapport à la précédente édition ?

Fred Boucher – La majorité des expositions présentées dans le cadre d’ «Usimages » sont organisées en plein air. Cette année, nous avons mis l’accent sur la création, par exemple avec l’expo « RER, 1970-1980 » à partir des archives de la RATP. C’est la même démarche qui nous a guidé en imaginant celle sur les « Industries rouennaises » à partir du fond photographique de Bernard Lefebvre, dit Ellebé. Un travail qui demande des recherches dans les archives et permet de revisiter des fonds rarement offerts à la vue du grand public. Enfin, nous avons initié un travail de résidence sur cinq entreprises du

« Industries rouennaises ». Co Ellebé

bassin creillois. Ce sont deux jeunes photographes fraichement diplômés de l’École d’Arles, Margot Laurens et Vincent Marcq, qui ont été choisis : nous faisons vraiment une grande place à la création !

 

Y.L. – « L’homme au travail dans son rapport à la machine ou à son outil », est le fil conducteur des douze expositions. Une réhabilitation de l’image ouvrière ?

F.B. – Oui et non, tout à la fois… L’idée était de mettre en avant comment cette imagerie évolue, mais aussi comment peu à peu disparait cette image de l’homme et de la machine. Il y a une déshumanisation des photographies. Par exemple, le travail de Daniel Stier, qui présente des photographies de laboratoire, pose vraiment la question du rapport de l’homme à la machine. Même si les expériences présentées permettent d’améliorer les postes de travail, l’impression que l’on ressent est toute autre. Les humains semblent asservis

Les ouvriers de la Cofrablack. Co Dominique Delpoux

à la machine, ils apparaissent comme le prolongement de celle-ci. Le point de vue de ce photographe nous amène à un questionnement et joue de cette ambiguïté.

 

Y.L. – Les expositions, dans leur majorité, sont présentées en plein air. Un choix délibéré ?

F.B. – Oui, c’est un choix politique de la part des élus que de présenter la photographie dans les espaces publics comme dans les parcs. Cela permet d’abord au grand public d’accéder plus facilement à une telle manifestation culturelle, cela lui permet aussi de découvrir des lieux de promenade en milieu urbain. Pour nous, ce fut un vrai challenge : créer des

Au cœur du Creillois. Co Margot Laurens

modules de présentation en plein air, développer des actions de médiation grand public (visites sportives, visites en vélo …) sur ces lieux !

 

Y.L. – Vous donnez à voir ce qui semble avoir disparu : l’ouvrier, l’outil, le monde industriel. Un paradoxe ?

F.B. – Ce qui a disparu, mais aussi ce qui est contemporain… Et surtout, comment documenter, quelle valeur accorder à ce document du passé qui peut devenir œuvre d’art dans le cadre d’une exposition ? De la même manière, quel regard et comment photographier les activités industrielles d’aujourd’hui qui ne sont plus autant visuelles que ce que l’on pouvait trouver dans l’industrie lourde du 19e ou du début de ce siècle ?

 

Y.L. – La ville de Creil se propose de collecter les photographies personnelles de ses habitants au travail. Dans quelle perspective ?

F.B. – Cette collecte s’est réalisée en écho à l’exposition sur l’auto-représentation. Nous avons réussi à collecter un certain nombre de photographies que nous avons présentées. Le but est bien évidemment de

« Espace-Machine ». Co Caroline Bach

continuer cette collecte afin de constituer une mémoire des activités industrielles du bassin creillois. Cette mémoire individuelle permet peu à peu de construire une mémoire collective.

 

Y.L. – Divers établissements scolaires sont associés à la manifestation. Une sensibilisation à l’univers de l’entreprise ?

F.B. – Les opérations de médiation sont au cœur de notre projet, des ateliers ont été réalisés tout au long de l’année scolaire. Les jeunes pratiquent la photographie et visitent les expositions. Beaucoup de visites sont organisées et des livrets « Découverte » donnent des clefs pour la compréhension des images. Propos recueillis par Yonnel Liégeois

 

 

LE TRAVAIL SOUS TOUS LES ANGLES

« Ateliers ». Co Cédric Martigny

Organisé par l’agglomération Creil Sud Oise sous la direction artistique de Diaphane, le pôle photographique en Picardie, le parcours proposé par « Usimages » offre un regard croisé sur le monde du travail sous trois angles : des photographies historiques issues de fonds d’archives, des photographies contemporaines et des photographies en rapport avec les entreprises de la région. De l’employée de bureau des années 70 au conducteur de machines numérisées, le contraste est saisissant : l’ouvrier est-il pour autant un homme libéré ? L’image se révèle d’une force extraordinaire lorsqu’elle donne à voir ce nouvel univers du travail aseptisé, robotisé au cœur duquel le salarié n’est plus maître de son temps…

Et pourtant du geste au travail, sourd la beauté de l’ouvrage quand l’image s’accorde le temps de pose nécessaire. « Usimages » permet aussi de mettre en pleine lumière le travail de photographes, hommes et femmes, jeunes ou aînés dans le métier, qui ont élu l’entreprise comme source d’inspiration. Des travailleurs de la

« Ways of knowing ». Co Daniel Stier

focale, artistes de l’ombre (Caroline Bach, Dominique Delpoux, Cédric Martigny…) qui prennent le temps de regarder, d’observer, d’écouter pour mieux capter une ambiance, un regard, un geste… De la photographie documentaire à la recherche esthétique, ils sont les témoins privilégiés de l’univers de l’entreprise souvent caché et parfois méprisé, rarement à l’affiche des galeries ou des musées, dont ils partagent bien souvent les valeurs : la ténacité, la fraternité, l’amour du métier et du travail bien fait. D’une expo l’autre, entre l’hier et l’aujourd’hui, de l’Île Saint-Maurice au Parc de la Brèche, une balade photographique qui se savoure à l’air libre.

 

NANTES, IMAGES DU TRAVAIL

Des hommes allongés dans leurs hamacs lors des grèves de 1936 aux chantiers navals, l’étrave du célèbre paquebot Normandie à Saint-Nazaire en 1932, l’occupation de l’usine Chantelle à Saint-Herblain en 1981… De page en page, les images défilent. Bien avant l’usage du portable, toutes réalisées par des salariés, ouvriers en lutte ou en vacances ! En charge du fonds photographique du Centre d’histoire du travail de Nantes où elles furent déposées par les organisations ouvrières ou des militants, Xavier Nerrière (en préparation, un autre ouvrage à sortir prochainement sur l’œuvre d’une photographe engagée : « Le peuple d’Hélène Cayeux ») les a sélectionnées et rassemblées dans un magnifique ouvrage.

Mieux qu’un album de photos, « Images du travail » s’offre tel un incroyable roman-photo populaire ! Qui retrace une histoire sociale trop souvent rayée des mémoires, qui raconte au quotidien l’épopée de milliers d’anonymes bâtisseurs de la France d’aujourd’hui… Plus encore, en interrogeant le pourquoi et comment les classes populaires s’emparèrent ainsi de la photographie, Nerrière pose les

Co René Bouillant

premiers jalons d’une histoire encore à écrire : quid de la photographie sociale comme œuvre patrimoniale ? Quid de sa reconnaissance culturelle ? Quid de l’intérêt des conservateurs et des chercheurs pour semblables clichés ? D’une photographie à l’autre, un étonnant voyage au cœur de « la sociale » qui ravira l’œil de l’amateur comme de l’esthète.

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Arts&Mondes du travail, chapitre 2

Les rapports qu’entretiennent l’activité artistique et l’entreprise industrielle ou commerciale, et donc la « société du travail », connaissent aujourd’hui une acuité nouvelle. Un séminaire, intitulé Art&Mondes du travail, fut organisé sous l’égide du ministère de la Culture d’avril à novembre 2015.

Au fil des cinq séances, les participants (directions d’entreprise, entrepreneurs, comités d’entreprises, syndicats, associations culturelles ouvrières territoriales, artistes, chercheurs en sciences du travail) ont confronté leurs réflexions et leurs expériences, mesuré les évolutions, débattu de l’ampleur des enjeux et défis.

En mars 2017, une publication au titre éponyme (disponible auprès de la Direction de la création artistique – service des arts plastiques ((MCC) : jean-yves.bobe@culture.gouv.fr) a rendu compte de ces travaux.

Au fil des semaines, Chantiers de culture proposera à l’attention de ses lecteurs plusieurs de ces contributions. Seconde livraison : la suite et fin du texte de Jean-Pierre Burdin, consultant « Artravail-s », dans une version légèrement remaniée. Yonnel Liégeois

 

 

L’ENTREPRISE, UN NOUVEAU TERRITOIRE DE L’ART

Dépassant la seule problématique d’accès aux œuvres du patrimoine ou contemporaines, de nouvelles démarches artistiques à l’entreprise se  sont affirmées depuis le début des années 1980 (1). Considérant l’entreprise comme une ressource essentielle pour appréhender et explorer la complexité du monde, des artistes cherchent à croiser et à confronter leur création aux valeurs/croyances, aux formes, aux pratiques, aux « matérialités » des mondes du travail. Ils sont maintenant nombreux à penser leurs démarches artistiques dans de multiples disciplines, souvent conjuguées, non seulement au sein de l’entreprise mais avec l’entreprise et  les hommes et les femmes qui la composent, y produisent, y interprètent leur travail. C’est ainsi, comme « naturellement », qu’ils recherchent des partenaires médiateurs associatifs, privés ou publics, pour mettre en place de tels dispositifs de résidences. Faire de l’entreprise  un « nouveau territoire de l’art » ne relève pas de l’évidence. Dissiper des confusions, lever des contradictions demande courage, clairvoyance, patience, ingéniosité, détermination et conviction. Cela nécessite de casser des représentations, de renouveler  des schèmes de pensées. Pour tous les protagonistes.

Les expositions « Et voilà le travail ! » (Aix-en-Provence, 2007), « Usine » (Paris, 2000), « (Be)au boulot ! » (Paris, 2012) et d’autres manifestations  ont témoigné de l’émergence, puis de la multiplication de telles démarches artistiques et de leurs pertinences. Les comptes-rendus de chacune des séances du séminaire montrent bien que d’autres modalités, d’autres protocoles différents s’affirment : ils dépassent mais n’annulent pas ceux qui  cherchaient initialement à permettre l’accès à l’art, à soutenir une occupation d’usine, à instruire, à initier et éclairer en exposant des œuvres dans les locaux sociaux, à recevoir soutien et commande. En 2008, la première Biennale d’art contemporain de Rennes s’inscrivait dans cette dynamique en proposant plusieurs résidences (2). Organisé en 2013 par le Centre de culture populaire de Saint-Nazaire,  le colloque national « Art et travail, culture et entreprise : nouveaux horizons ! » témoignait de

Le travail, selon Fernand Léger

l’engagement hardi d’organismes et d’associations du monde du travail à poser ainsi une alternative à la seule consommation massive de produits culturels proposés par un marché qui a pris son essor fin des années 1960.

 

Le travail, terra incognita à explorer

Toutes les sphères de notre société connaissent des transformations. Le salariat, dans sa diversité professionnelle et hiérarchique, est pris dans leurs rets. Elles touchent son identité, sa composition organique, sa représentation, sa culture, son rapport à la société entière. Surtout, elles affectent, au-delà de ses conditions d’exercice, le travail lui-même,  la « tâche ». Le travail, son activité et ses métiers, est profondément brouillé, empoisonné, comme mis en incapacité « d’exister ». Bref, la culture même du travail est en question. Il faut la « manifester » à nouveau, la concevoir à nouveaux frais, la sortir réellement de là où l’enferme la seule vision étroite et ressassée  de la souffrance, qui tend à replier sa compréhension sur la seule étymologie latine de « tripalium ». Cette définition fait oublier que le travail devrait être, qu’il est d’abord et toujours un peu résolution, force, affirmation de soi, puissance d’agir, refus du sort, invention, attention et confrontation au réel. Ce dont il pâtit, c’est tout bonnement de ne pas être émancipé et, comme le souligne Yves Clot, d’être « empêché ». C’est peut-être là que l’art peut nous aider pour approcher cette terra incognita qu’est l’activité de travail. L’art, qui est d’ailleurs lui-même un travail, peut nous armer

Nicolas Frize, la musique in situ

en pensée pour explorer cette boite noire : il réveille la perception, l’approche critique, instruit le jugement, la dispute. Il permet de « lire », dans les contradictions du réel, des richesses que nous ne savons voir sans lui.

Qu’est-ce que travailler, si ce n’est s’inscrire dans la transformation du monde et de soi ? Il s’agit d’habiter le monde. Et l’homme n’habite le monde qu’en le faisant. Et peut-être, enfin, ne l’habite-t-il véritablement que poétiquement (Hölderlin). Il apparaît dès lors inconcevable, profondément injuste et au fond inefficace, que l’activité de travail dans son exercice-même, sur son temps et son lieu, soit écartée de la réflexion sensible, du monde des formes et des représentions. La déperdition est préjudiciable pour le travail, pour l’entreprise collective qu’il est, pour les sphères artistiques et pour la cité elle-même. Dangereuse, car lorsque aucune proposition artistique n’épouse la société du travail, c’est le travail lui-même qui est exilé du

« Ateliers », menuiserie Riaux, Bazouge-la-Pérouse. *Co Cédric Martigny

mouvement de la société, de la cité. Il est alors le trou noir de la démocratie. On touche là une limite de la démocratisation culturelle telle qu’elle a été menée de façon assez consensuelle, et pourtant non sans succès, depuis le lendemain de la guerre en 1945.

Tout appelle aujourd’hui à ce que le travail concoure à la composition d’une démocratie culturelle, qu’il entre en culture commune. « On ne saurait donc penser la liberté dans la Cité  sans la penser d’abord dans le travail. Toute cité est d’abord une cité du travail et elle n’est vraiment libre que si elle permet à ses membres d’éprouver leur liberté dans le travail », nous dit Alain Supiot dans sa belle introduction à La cité du travail, le livre de Bruno Trentin. Tout le contraire  de Metropolis. Jean-Pierre Burdin

(1) Différentes rencontres nationales et rapports témoignent de ces évolutions : « Pour la culture dans l’entreprise, rapport au ministre de la Culture », par Pierre Belleville (La documentation française, 1982). « Création et monde du travail, actes des rencontres nationales de la création et du monde du travail », par Luc Carton, Jean-Christophe Bailly, Nicolas Frize, Michèle Perrot, Michel Verret (Maison de La Villette, octobre 1993). « Culture et monde du travail », par Claude Goulois (Enquête commandée par l’IRES et le ministère de la Culture et de la Communication, 2000).

(2) « Valeurs croisées. Les ateliers de Rennes-Biennale d’art contemporain » (Les presses du réel, 2009).

*La photographie de Cédric Martigny est extraite de la superbe manifestation « Usimages », un parcours de douze expositions réparties sur l’agglomération de Creil, qui se déroule jusqu’au 04/06/17.

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Instants de théâtre, livres en fête

Pour clore l’année en beauté, les amoureux des planches auront plaisir à feuilleter divers ouvrages narrant ou illustrant l’histoire et l’art du théâtre. Du beau livre au document de fond, de la pièce inédite au témoignage éclairant, la scène est bien garnie !

Les photographies de l’article, signées Laurencine Lot, sont extraites de l’ouvrage « Instants de théâtre » (en Une de couverture, Hugues Quester et Valérie Dashwood dans « Six personnages en quête d’auteur » de Luigi Pirandello)

 

 

Un bien bel ouvrage que ces « Instants de théâtre », surgis de la plume du regretté Michel Corvin et mis en images par la photographe Laurencine Lot ! L’émotion, la beauté, la puissance des clichés rivalisent avec la finesse et la force de conviction des commentaires… Dans une chronique consacrée à ces fabuleux « Instants », le critique dramatique Gilles Costaz parle « d’un Louvre théâtral ou plutôt d’un Beaubourg de la scène, photolottant la meilleure actualité de ces quarante dernières années est saisie dans une forme d’éternité ». Une affirmation parfaitement justifiée et méritée.

C’est avec un réel bonheur, entre le silence des pages et la fureur passée des planches, que nous découvrons ces corps en mouvement, aussi expressifs et vivants que lorsqu’ils apparaissaient à l’ouverture du rideau rouge. Laurent Terzieff, émacié et si convaincant en Philoctète, Michel Bouquet si vaillant lorsque « Le roi se meurt », Nicolas Bataille et sa « Cantatrice chauve » toujours à l’affiche des emblématiques planches de la Huchette… Ce livre est plus qu’un abécédaire du spectacle vivant, il est par excellence le témoignage « vivant » du théâtre. Puissance de frappe, en trois coups et sept chapitres, le texte de Michel Corvin éclaire, commente, interroge, propose. Avec intelligence, ironie, mordant, passion, comme à l’accoutumée, lui le spécialiste jamais rassasié, toujours à l’affût, l’amoureux du théâtre de Genet et de Novarina ! Quarante ans de scène défilent ainsi sous nos yeux, éberlués. Dans sa préface, lumineuse de culture et de pédagogie, « c’est l’histoire imaginaire de toute une société de jadis et de maintenant – et le jadis est cousin du maintenant – qui se déploie devant nous », écrit Corvin, « avec ses héros et ses bouffons, ses forts, ses faibles et sa part d’ombre ». Et l’œil de Laurencine Lot, amoureuse de la scène, pour transfigurer l’humanité de ses sujets en un déclic esthétique à mille postures !

 

Une passion, un amour du vivant que le grand auteur italien, Erri de Luca, transpose pour une fois du roman à la scène avec son « Dernier voyage de Sindbad »… « J’ai écrit ce Sindbab en 2002 », nous prévient-il, « les poissons de la méditerranée se nourrissaient déjà de naufragés depuis cinq ans ». Et de poursuivre, « j’ai emprunté un marin aux « Mille et une nuits » pour le faire naviguer sur notre mer avec le chargement de la plus rentable des marchandises de contrebande : le corps humain ». Un texte aussi fort que poétique, aussi puissant que tragique pour mettre en scène ces « passagers de la malchance vers nos côtes fermées par des barbelés ». Et l’auteur napolitain de se souvenir alors de Jonas avalé vivant par la baleine, de tous ces émigrés italiens avalés vivants par les Amériques… Le beau texte de cette pièce se clôt par une étrange prière laïque – « Notre

Laurent Terzieff, dans "Philoctète" de Jean-Pierre Siméon.

Laurent Terzieff, dans « Philoctète » de Jean-Pierre Siméon.

mer qui n’es pas au ciel, tu es plus juste que la terre ferme… garde les vies, les visites tombées comme des feuilles dans l’allée » -, prions pour entendre ces mots résonner bientôt sur les planches !

Un texte dont pourrait s’emparer assurément Claude Régy, une ode à la vie et à la fraternité qui résonnerait avec fracas dans le noir silence qu’il instaure sur les planches… Avec ces « Écrits, 1991-2011 » rassemblés en un gros volume, le metteur en scène nous livre au fil des pages ce qu’il ressent et croit avec beaucoup de force : « le désir d’un théâtre qui n’en serait plus un, en ce qu’il serait le lieu de toutes les présences, le lieu des choses elles-mêmes ». Homme de théâtre inclassable, souvent décrié par ses pairs ou les critiques, Claude Régy n’en conduit toujours pas moins sa recherche d’une esthétique qui est pour lui essence de vie : le silence qui retentit fort, la lenteur qui exacerbe le mouvement, l’obscurité qui éblouit de lumière. Autre qu’un recueil de réflexions figées, nous est proposé là un authentique voyage où doutes et convictions balisent les étapes au fil des créations. Lire Régy, c’est laisser voguer son imaginaire à la dérive d’une pensée et d’une poétique souvent dérangeantes, toujours troublantes, jamais pédantes.

 

Comme est troublant, dérangeant le « Shakespeare, le choix d’un spectre », dont nous gratifie Daniel Bougnoux ! L’homme n’est nullement un vilain farceur ou un vulgaire plaisantin. Universitaire patenté et éditeur des œuvres romanesques d’Aragon dans la fameuse collection de La Pléiade, il épouse en ce livre les thèses de Lamberto Tassinari. Qui récuse le médiocre bourgeois de Stratford, William Shakespeare, comme l’authentique auteur de son théâtre pour l’attribuer à un émigré italien, John Florio… « Le véritable Shakespeare ne sort pas diminué de cette enquête », nous avertit Bougnoux, « mais doté d’une éducation, d’une surface sociale et d’un visage enfin dignes de son œuvre ». À la recherche d’indices et de preuves, l’ouvrage nous plonge au cœur de l’Angleterre du XVIIième siècle, à Londres plus précisément. Dans une large part, la vie de l’auteur d’Hamlet et de tant d’autres chefs d’œuvre nous demeure inconnue, rares sont les documents qui attestent de son existence et les débats-querelles d’experts autour de sa personnalité controversée sont légion. Sur les pas de Tassinari, nouvel Holmes sans redingote ni parapluie, Bougnoux mène donc l’enquête, instruit son dossier, élimine les fausses pistes, éclaire les zones d’ombre pour se forger une solide conviction. À lire

Nicolas bataille et Simone Mozet, dans "La cantatrice chauve" de Ionesco.

Nicolas Bataille et Simone Mozet, dans « La cantatrice chauve » d’Eugène Ionesco.

expressément pour découvrir à qui profite le crime, ce n’est pas ici que sera dévoilée la résolution de l’énigme !

Des affirmations qui laissent de marbre un autre larron, lui-aussi universitaire et éditeur à la Pléiade des œuvres du grand Will ! Dans « Shakespeare, être ou ne pas être ? », Jean-Michel Déprats récuse d’un trait de plume « ces élucubrations » et « opinions fantaisistes ». Leur préférant le bon mot d’Alphonse Allais : « Shakespeare n’a jamais existé. Toutes ses pièces ont été écrites par un inconnu qui portait le même nom que lui » !

 

À cent lieux de ces débats universitaires, Gérard Astor enracine plutôt sa pensée dans une recherche de longue date sur les articulations entre théâtre et monde du travail. Avec ses « Labyrinthes, théâtre/exercice », de lecture exigeante, il nous en livre quelques réflexions de fond. « S’agissant du théâtre de Gérard Astor, le terme Labyrinthes se charge de significations et de symboliques multiples », nous avertit dans la préface Adel Habbassi, professeur à l’université de Tunis, « la poésie du monde, des cultures et des hommes qui les animent, métaphorise les repères et les configurations géo-historiques qu’on nous avait inculqués à l’école ». Un vaste programme de réappropriation, donc, que nous propose Astor à la lecture de quelques-uns de ses textes ici rassemblés : réinvestir le présent, le travail pour que « le théâtre retrouve l’essentiel du réel et que la poésie nous chante la musique de la vie », comme nous y invite Nicolas Hocquenghem le

Michel Bouquet et Juliette Carré, dans "Le roi se meurt" de Ionesco

Michel Bouquet et Juliette Carré, dans « Le roi se meurt » d’Eugène Ionesco.

compagnon de route, directeur du Théâtre de Bligny et metteur en scène de « Leïla-Enki » au Théâtre des Carmes d’André Benedetto lors du festival d’Avignon 2005.

Une réflexion que poursuit à sa façon Jacques Kraemer dans un court texte, avare de pages mais riche de convictions ! « Un phare dans la nuit profonde » invite son auteur à revisiter son parcours et sa trajectoire à la lumière de ce qu’il advient aujourd’hui. De la fondation du Théâtre Populaire de Lorraine en 1963 jusqu’à l’installation de sa compagnie à Mainvilliers (28) en 2013, de ses déboires avec la censure aux coupes de subvention érigées en sanction, l’acteur de la décentralisation se remémore plus de cinquante ans de pratique théâtrale. Pour conclure, avec la même fougue et la même force de persuasion, qu’il aspire encore et toujours à « proposer le théâtre d’art le plus exigeant et novateur à un public toujours plus large, toujours plus populaire »… Un Sisyphe des temps modernes ! Yonnel Liégeois

À chacune et chacun, lecteurs et abonnés de ce blog, chaleureuses fêtes. Que l’année à venir soit riche de découvertes, de coups de cœur et coups de colère, de passions et de révoltes en tout domaine : social et artistique, culturel et politique. À bientôt en 2017, dans de nouvelles aventures communes ! Y.L.

 

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Métro, boulot et… dodo ?

Français ou étrangers, retraités ou salariés, en cette veille de Noël, personne n’est à l’abri de semblable galère : se retrouver un jour sans logement, devoir errer de foyer en hôtel pour éviter la rue. Ni chômeurs ni clochards, les « sans-domicile » réclament juste un peu de dignité et un vrai toit pour leurs enfants.

 
En cette matinée pluvieuse, la charmante Célestine est ravie d’offrir un café bien rue1chaud à son interlocuteur. Ravie surtout de quitter son salon douillet où trône l’aquarium offert par des amis pour rejoindre sa cuisine spacieuse : presque un luxe pour la jeune femme, habituée à vivre depuis de trop longs mois en un espace restreint avec ses deux enfants !
Son HLM, Célestine l’attendait depuis plus de trois ans ! Trois ans à errer de foyer en hôtel, d’hôtel en foyer, une galère qu’elle n’est pas prête d’oublier, qu’elle ne veut surtout pas oublier en dépit d’un regard pétillant aujourd’hui de bonheur… « Dès mon bail signé, le soir même, sans lumière ni chauffage, j’ai emménagé. Disons plutôt que j’ai pris possession des lieux, une première nuit dont je me souviendrai : dans ma précipitation, j’ai confondu la valise aux couettes avec celle des chaussures ! Une nuit glaciale, mais si chaude au cœur pour les enfants et moi ». Avant, Célestine a tout connu : l’hébergement dans la famille, chez des amis, la ronde infernale des hôtels puis en foyer. De toutes, l’expérience la plus sinistre, la plus inhumaine : un loyer exorbitant pour un espace insalubre dans un hôtel du 12ème arrondissement de Paris, une chambre minuscule où règnent promiscuité et manque d’intimité, sans confort ni sécurité. Pourtant, comme tant d’autres en pareil cas, Célestine travaille et touche un salaire. Pas suffisant cependant, pour convaincre bailleurs et propriétaires à lui louer un appartement. Que faire ? « Dans mon malheur, j’ai toujours eu la chance d’échapper à la rue, Même lorsque je fus un jour expulsée sans ménagement par un hôtelier : j’ai retrouvé toutes nos affaires sur le trottoir, et sous la pluie. La honte, l’humiliation pour moi, et tout ça devant les enfants ! » Juste le temps d’alerter les services sociaux avant la nuit et de retrouver en catastrophe, avec les deux petits, un nouvel hébergement en hôtel. Le loyer mensuel de la chambre, « à prendre ou à laisser, il n’y a pas à discuter » ? 2000 € par mois…

Célestine et les autres ? Combien sont-ils à vivre ainsi en France, dans des rue2conditions de logement ou d’hébergement indignes du troisième millénaire ? Le 31 janvier 2014, comme chaque année, la Fondation Abbé Pierre a fait le bilan et livré à nos décideurs et gouvernants, presse et grand public, des chiffres révélateurs et accusateurs. Parmi les dix millions de Français en mal-logement, l’association compte 3,5 millions de personnes mal logées (c’est-à-dire privées de domicile personnel ou qui vivent dans des conditions difficiles), et plus de 5 millions de Français « fragilisés par rapport au logement » (les locataires en situation de précarité énergétique, qui ne peuvent pas payer leur loyer ou encore les foyers surpeuplés). 14 600 vivent dans la rue, 100 000 au camping, 150 000 chez des tiers et plus de 300 000 autres personnes logées à l’hôtel toute l’année : au final, la fondation a recensé plus d’un million de personnes privées de logement personnel ! Et les statisticiens de l’Insee d’enfoncer le clou : on dénombre près de 50% de sans-domiciles en plus entre 2001 et 2012 (141.500 personnes au total aujourd’hui)… Pourtant, ni Célestine ni tous les autres ne sont clochards ou en rupture de ban avec la société ou leur entourage. Le chômage ou le déracinement, l’endettement ou une rupture familiale, et c’est direction un square ou un squat pour tous ces précaires et victimes de la crise économique, ces accidentés de la vie ou ces salariés bien sous tous rapports jusqu’à l’expulsion fatale…
« La rue, ça arrive, et pas qu’aux autres », écrit Véronique Mougin dans « Papa, ruemaman, la rue et moi ». Et la journaliste de conter, avec une certaine pointe d’ironie, ce temps où l’on pensait que « ça » ne nous arriverait jamais. « Perdre sa maison, être expulsé de son appartement, se retrouver dehors : impensable, impossible. La galère, c’était bon pour le clochard du coin, plus ou moins sale et aviné, que l’on imaginait désocialisé, forcément seul dans la vie. Forcément. Car nul citoyen bien entouré, nul papa, nulle maman, ne pouvait être acculé à dormir en plein air ! L’emploi, la solidarité familiale étaient alors de solides remparts contre l’infortune. Du moins le pensait-on, c’était il y a longtemps ».

Depuis, restructurations et délocalisations industrielles frappent les uns tandis que le bouclier fiscal protège les autres, la crise boursière est prétexte à licenciement pour les uns et à l’enrichissement pour d’autres, le prix des loyers ou du mètre carré flambe tandis que le chiffre du chômage explose. Depuis, une autre réalité s’impose : selon un sondage Tns – Sofres réalisé en octobre 2008 pour le ministère du logement, 60% des Français jugent possible qu’eux-mêmes ou l’un de leurs proches finissent un jour à la rue ! Combien sont-ils les demandeurs d’un logement HLM en France métropolitaine ? 1 200 000, dont 330 000 en Ile de France et plus de 100 000 pour la seule capitale… Des chiffres au final si alarmants que d’aucuns estiment « scandaleuse la rétention de logements vacants dans des villes où sévit la crise du logement » ! Selon certains élus, il existe dans Paris, et alentour, des immeubles d’habitation inoccupés depuis des décennies. Une véritable provocation pour tous ceux qui sont en attente d’un toit…
Réquisition ? Le maître – mot est lâché, épouvantail pour les défenseurs de la propriété privée, solution équitable pour nombre d’associations. Pour l’heure, avant que la crise ne s’aggrave, l’urgence s’impose : engager un vaste plan de rénovation et de construction du logement social. Yonnel Liégeois

 

« Papa, maman, la rue et moi »
Durant deux ans, Véronique Mougin et Pascal Bachelet, l’une journaliste et l’autre photographe, sont partis à la rencontre de « mal-logés ». Pour les écouter et témoigner de leur situation, faire en sorte qu’on prenne enfin le temps de les voir et de les écouter. « Papa, maman, la rue et moi » se feuillette comme un superbe livre de vie où les mots et les photos s’entrechoquent et colorent de lumière le destin de ces hommes, femmes et enfants qui, en pleine galère, croient encore à leur dignité. Un livre constat éclairant, un livre combat émouvant.

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Arles, orpheline de Clergue

L’académicien et photographe Lucien Clergue, l’un des fondateurs des Rencontres photographiques d’Arles, nous a quittés. Le 15 novembre, à l’âge de 80 ans…Il nous laisse le souvenir ému d’un artiste pétri de talent, conjugué à la modestie et à la sincérité du citoyen. Nous avions rencontré Lucien Clergue en juillet 2014, Chantiers de culture vous propose de le retrouver à travers l’article qui lui était dédié. Demeurent ses œuvres et l’extraordinaire rétrospective que le musée Réattu d’Arles lui consacre, jusqu’en janvier 2015, en son bel écrin.

 

 

Souffle saccadé en raison de quelques soucis respiratoires mais esprit toujours aussi vif, Lucien Clergue se souvient. « Van Gogh avait réattu5l’habitude de venir poser son chevalet près des berges du Rhône mais il était si mal vêtu que les enfants lui jetaient des pierres. Quelques décennies plus tard, alors que je vaquai à faire quelques photos, il m’est arrivé la même mésaventure ! ». Coïncidence, prémonition faisant se croiser le destin commun de deux futurs grands artistes ? L’œil du photographe pétille de malice à l’évocation de semblables souvenirs, nul orgueil en bandoulière cependant : juste une façon polie de rappeler à son auditeur qu’il est un enfant du pays, la ville d’Arles est bien « sa » ville » ! Et c’est encore au contact de Van Gogh, à l’âge de 17 ans, lors d’une exposition au musée Réattu d’Arles en 1951 qu’il éprouve son premier grand émoi esthétique, « un choc pour l’éternité ».

Né dans une famille modeste en 1934, Lucien Clergue travaille d’abord en usine pour subvenir aux besoins familiaux. Il se prend de passion pour la photographie en 1949, toujours à la recherche de sa voie. Il fréquente dès 1953 le photo-club d’Arles, reçoit les encouragements d’Izis, le grand photographe qui symbolisera au côté de Doisneau et Ronis le courant de la photographie humaniste à la française. Surtout, cette année-là, il fait une rencontre capitale, déterminante pour son avenir. Lors d’une corrida aux arènes d’Arles, il croise Picasso et se lie d’amitié avec le Maître, ce « dieu vivant de l’art » auquel il présente son travail. Qui l’encourage, montre ses photographies à Jean Cocteau… Les images de cette époque, au lendemain de la guerre ? Arles en ruines, les charognes, les cimetières, les « Saltimbanques » qui impressionnent le peintre de Guernica … Dès ces premiers clichés, Clergue impose sa griffe : par le cadrage, la mise en scène, l’esthétique. Influencé toujours

Edward Weston. Nude, 1936. Arles, musée Réattu

Edward Weston. Nude, 1936. Arles, musée Réattu

en cette année 1953 par la photographie de l’américain Edward Weston, « Nude », qu’il découvre à la une du magazine Photo Monde : une révélation, une composition graphique et picturale qui le convainc et l’incite dès lors à promouvoir la photographie comme un art à par entière ! En 1957, il publie chez Pierre Seghers « Corps mémorable », une suite de quatorze poèmes de Paul Eluard avec douze photos de nus, un poème de Cocteau et un dessin de Picasso. Pascale Picard, la conservatrice du musée Réattu, est catégorique, « sur les traces de Man Ray, le photographe arlésien ouvre là l’un des plus grands corpus de sa carrière qui le conduira à l’éloge du nu ». Suivront en effet « Née de la vague » en 1968, puis « Genèse » en 1973 qui accompagne des poèmes de Saint-John Perse. « En dépit de mes réserves de principe contre la photographie, j’ai été si enthousiasmé par cette extraordinaire, vraiment extraordinaire réalisation », écrit le prix Nobel de littérature à Gaston Gallimard, « que j’aie de tout cœur autorisé, et même encouragé, l’artiste à une publication de l’œuvre avec son choix épigraphique de citations d’Amers ».

La force de l’image, sa puissance esthétique ? Deux convictions que Lucien Clergue ne cesse de professer et de mettre en œuvre, de cliché en cliché… Demeure la question essentielle : comment les faire partager à un grand public ? La réponse lui est donnée en 1961, lorsqu’il est invité à exposer au musée d’Art moderne de New York par Edward Steichen, le directeur du département d’Art photographique. « Une révélation !

Lucien Clergue. Saltimbanques, 1954. Arles, musée Réattu

Lucien Clergue. Saltimbanques, 1954. Arles, musée Réattu

Imaginez, traverser des salles où sont accrochées des photographies pour aller admirer Guernica de Picasso… Pour moi, c’est la consternation autant que la jubilation : une grande institution reconnaît le statut de la photographie en tant qu’authentique objet d’art ! ». De retour en terre arlésienne, il confie sa stupeur et son bonheur à Jean-Maurice Rouquette, un ancien copain de collège devenu conservateur au musée Réattu et lui propose d’ouvrir un département Photographie. Avec quoi, comment faire sans collection ? « C’est alors que j’écris à une quarantaine de photographes du monde entier que j’admirais pour leur demander de faire un don. Le premier à répondre fut Paul Strand. Le musée d’Arles devenait ainsi en 1965 le premier musée de France à ouvrir un département Photographie ! Aujourd’hui, la collection approche des cinq mille épreuves, dont d’exceptionnels Weston ». Mais aussi les tirages originaux de Clergue, portant au revers l’estampille du célèbre musée new-yorkais… A l’affiche de la première exposition organisée au Réattu, « dans une ambiance survoltée mais sans vrais moyens » ? Robert Doisneau, Cartier-Bresson, André Vigneau…
Le mouvement est lancé, Clergue voit encore plus loin, plus grand. « C’est au lendemain des événements de mai 68 que nous décidons de prendre le pouvoir culturel ! « Avec quelques amis, nous organisons en 1970 le Festival pluridisciplinaire de l’été où je tente timidement d’y introduire la photographie au côté des peintres et sculpteurs. Avec Michel Tournier, nous organisons ces fameuses soirées qui se tiennent désormais au Théâtre antique. C’est le triomphe, immédiat ». Qui ne se dément pas, 45 ans plus tard : les « Rencontres d’Arles » étaient nées. Forte de ses rencontres-débats, de sa soixantaine d’expositions organisées dans les lieux mythiques de la ville, l’édition 2014 espère bien encore accueillir pas moins de 100 000 visiteurs !

Dès lors, autour de la photographie et de l’engagement sans faille de

Lucien Clergue. Flamant mort dans les sables, Camargue, 1956. Arles, musée Réattu

Lucien Clergue. Flamant mort dans les sables, Camargue, 1956. Arles, musée Réattu

Lucien Clergue depuis plus de cinquante ans, la ville n’a de cesse d’asseoir son originalité et sa notoriété. Lors du vernissage de l’exceptionnelle exposition, « Les Clergue d’Arles », que le Réattu lui consacre jusqu’en janvier 2015 en l’honneur de son 80ème anniversaire, Hervé Schiavetti, le maire communiste, n’a pas manqué de le rappeler. « Sans le génie de Lucien Clergues, sa curiosité et son amour de l’image, il n’y aurait pas de Rencontres ni d’École nationale supérieure de la photographie, créée ici en 1982, qui forme les talents de demain » , soulignait à juste titre le premier édile. « Il a fait de notre commune une exception culturelle moderne et patrimoniale ». Et Pascale Picard, la conservatrice du Réattu de saluer « ce parcours formidable qui a permis de faire entrer à l’inventaire du patrimoine public une collection exceptionnelle ». Quatre vingt bonnes raisons pour tout amateur de la photographie, néophyte ou éclairé, pour tout amoureux de l’art et de la beauté, de faire escale à Arles. Yonnel Liégeois

« Les Clergue d’Arles »

Lucien Clergue. Genèse n°61, 1973. Arles, musée Réattu

Lucien Clergue. Genèse n°61, 1973. Arles, musée Réattu

Au musée Réattu jusqu’en janvier 2015. Outre les 360 photographies, héliogravures et documents que Lucien Clergue a légués au musée, une fantastique exposition où le visiteur croisera aussi les plus grands noms de la photographie mondiale, d’hier à aujourd’hui. Avec un superbe ouvrage-catalogue, au titre éponyme, qui fera date (Gallimard, 200 p. et 200 photographies, 35€).

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Les nuits colorées de Séméniako

Nouvellement paru, l’album Lumières sur la ville nous permet d’apprécier le travail original du photographe Michel Séméniako. Gros plan sur le regard singulier d’un artiste qui, derrière son objectif, repeint la nuit en couleurs pour donner à voir et penser autrement la réalité quotidienne.

Sémé1Photo ou tableau ? La question se pose devant les clichés de Michel Séméniako. Le plasticien a baladé ses objectifs et ses torches dans la ville de Sevran et de quelques communes avoisinantes en compagnie d’adolescents et de professionnels de l’aide sociale ! Les invitant à revisiter de nuit des lieux souvent familiers pour eux, les incitant surtout à les regarder sous un jour nouveau… Il habille d’étranges couleurs une banlieue souvent décriée et qui pourtant palpite d’énergies et de rêves. Lumières sur la ville ? Une réinterprétation symbolique du paysage et de l’espace urbains qui ouvre à l’imaginaire, un superbe travail esthétique où le photographe se fait tailleur de formes, travailleur coloriste de l’inconscient collectif.

Les influences de l’artiste ? Partagées entre l’École des Fauves et les expressionnistes allemands « qui ont ajouté les couleurs de l’émotion à celles du paysage », Man Ray et Brassaï… Mieux encore, à l’heure où le jeune homme réalise au printemps 67 une première expo à la « Macu » de Thonon, il croise les pas de Jean-Luc Godard qui l’invite à jouer dans « La chinoise ». Déjà au carrefour de deux avenirs : être acteur professionnel ou continuer dans la photographie ? Michel Séméniako choisit de garder l’œil rivé à l’objectif, nanti de cette grande découverte expérimentée sur les plateaux de cinéma : l’importance du langage dans le travail artistique ! Et son corollaire pour le photographe : ouvrir le regard à la pensée. Après une période « post soixante-huitarde », quand le cliché se fait propagande mais qu’il perçoit qu’il n’y a pas « coïncidence absolue entre création et idéal politique », il revient en 1980 sur ses chemins d’enfance. À Annecy, en Haute-Savoie, sur le plateau calcaire du Parmelan très précisément… Où il séjourne deux mois, en solitaire, et découvre au final qu’il y a une vie, la nuit ! Qu’une pierre, un paysage, un buisson dévoilent leurs mystères et de nouveaux visages à la lumière d’une torche… Révélation et décision : l’artiste ne photographiera plus que des paysages de nuit !

Sémé2« Quand j’ai commencé à photographier le pays du Vimeu en Picardie, il m’a paru d’abord triste, agricole et industriel. Puis, j’ai découvert la chaleur humaine qui l’habite : un pays qui résiste, des usines qui sont le bien commun de tous, des générations de luttes faisant valoir les métiers qui modèlent le visage du Vimeu. Les couleurs avec lesquelles j’ai éclairé ces sites industriels tentent de traduire cette énergie vitale qui habite les lieux ». Et l’artiste de poursuivre, « j’ai tenu aussi à représenter des postes de travail pour exprimer la relation entre la « perfection chorégraphique » des gestes du travail et leur pénibilité, quand la machine est sur le point de dévorer le travailleur alors qu’il produit « l’or » de l’entreprise » !
Jaurès empourpré après les trois coups de minuit, l’ancienne sucrerie de Beaucamps à la mode Perec, le silo de Martainneville à la verte saison… « Les couleurs sont ici celles que j’ai recensées sur le terrain », prévient Séméniako, « le rouge du feu des fondeurs, le bleu de l’acier, le doré du laiton, les ocres et les verts de campagne ». Et d’en user pour reconstruire et offrir une vision décalée du pays du Vimeu, ce territoire de Picardie. Une région façonnée par le labeur des hommes, ce monde des travailleurs que le photographe fréquente depuis sa prime jeunesse. Par solidarité d’abord, par conviction ensuite, lui qui regrette que les lieux de travail et l’homme au travail soient si peu représentés.
Membre du SNAP-CGT, le syndicat des artistes plasticiens, Michel Séméniako croit aux vertus de la rencontre et de la pédagogie. « Lorsqu’on comprend mieux le monde, on a prise sur lui. Aussi, je n’isole pas l’éducation artistique de la culture au sens large et de la prise de conscience syndicale qui en est un élément essentiel. Plus concrètement, tout commence à l’école, il faut se battre pour que l’art y ait sa place. Le rôle des comités d’entreprise est également très important pour promouvoir les rencontres avec les œuvres et les artistes, y compris à travers les pratiques amateurs ». Être photographe auteur indépendant est un métier difficile, reconnaît le professionnel de l’image. « Derrière une photographie exposée ou publiée, il y a beaucoup de travail invisible et en général une grande précarité. Comme militant syndical, je lutte pour la défense et l’amélioration de nos droits sociaux ainsi que du régime des droits d’auteur, mais aussi pour la défense du service public de la culture en tant qu’acteur essentiel de la promotion et de la diffusion de l’art ».

Sémé3Sensible, d’une humanité à fleur de peau, Séméniako l’esthète est avant tout un philosophe du regard et un éveilleur de conscience. La preuve ? Son album Exil… Fils d’une famille d’immigrés russes, époux d’une « républicaine espagnole » réfugiée en France, Michel Séméniako sait, dans sa chair et son cœur, ce que signifient pour des milliers d’hommes et femmes déshérités et sans-papiers les termes exil et frontière. « Un jour, en 2000, je découvre dans la presse l’image spectrale et verdâtre d’un groupe de clandestins, elle me bouleverse ». La même année, décède la maman de l’artiste. Qui, les dernières semaines de son existence, se remit à parler russe, elle qui sa vie durant avait enfoui sa langue natale et n’avait de cesse de s’intégrer à la culture de son pays d’accueil : un choc pour le fils, « la vie d’exil de ma mère remontait à la surface » ! Deux événements qui incitent le photographe, à l’instar des policiers et douaniers qui traquent les clandestins de leur caméra infra-rouge dans les bois ou sur les quais, a usé du même procédé pour narrer en images leur quête d’un ailleurs. La nuit toujours, à la chaleur des corps qui imprègne l’objectif… Des images sensibles, où se découpent des silhouettes entre vie et mort, espoir et douleur, rêves et cauchemars. « La clef des mers reste à trouver. Une porte ouverte, une main tendue, c’est si difficile ? », s’interroge l’écrivaine Louise L. Lambrichs dans le texte qui scande les images. Séméniako tend la sienne, au quotidien. Membre de Réseau sans frontières, l’ancien maître de conférences en photographie à l’université d’Amiens parraine avec son épouse une jeune lycéenne immigrée.

841_db68d299a0f66c24dd7dd5a446ee938fUn étonnant voyage aujourd’hui dans le paysage urbain de la ville de Sevran (93), hier de surprenants paysages industriels colorés ou de fantomatiques hommes en fuite vers un ailleurs, Michel Séméniako transfigure la réalité au moyen de ses multiples faisceaux lumineux projetés sur tel ou tel élément, au gré de ses torches graphiques et de son imaginaire. Tel un peintre réinventant et découpant le réel pour donner à voir son expérience du monde où les temps de pose se comptent parfois en heures… « Mon travail se veut invitation à nous réapproprier notre propre regard, loin de ceux-là programmés et standardisés qui nous privent de l’expérience du monde et en abolissent même le désir. Pour que chacun puisse se dire : moi-aussi, j’ai pouvoir de repeindre le monde en couleurs ! » Yonnel Liégeois

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Moulène ? Putain d’artiste…

Jean-Luc Moulène ? Un plasticien inclassable, un visionnaire au regard lucide sur la société qui l’environne. De ses « Objets de grève » lors du congrès de la CGT à Montpellier aux prostituées hollandaises dans la prestigieuse salle du Jeu de Paume, l’homme étonne et s’explique.

 

 

« Putain d’artiste », aurait pu s’exclamer le visiteur égaré au Jeu de Paume ! En mai 2006, la salle d’exposition parisienne accrochait sur ses murs treize photographies de femmes, grandeur nature. Treize photos de prostituées d’Amsterdam, jambes écartées et sexe épilé… Nulle envie de provocation gratuite dans le regard de Jean-Luc Moulène, juste la mise à nu de la misère affective et sociale du « voyeur-spectateur-consommateur » autant que celle de cet obscur objet de désir…

 

Moulène2Entre le statut de la prostituée et celui de l’artiste, le plasticien ne fait d’ailleurs pas grande différence, les deux se vendent et s’achètent ! Moulène n’est pas homme à manier la langue de bois… « Dans la mentalité française, il y a ce rapport intime du citoyen à l’art et à l’artiste. Il subsiste ce fonds de mélancolie pour un art prétendument authentique et pur, pour l’artiste maudit. Que l’art soit en rapport étroit avec l’argent ? Cessons de rêver et de faire semblant de le découvrir, il en a toujours été ainsi. Hier, avec les rois et les princes qui passaient commande et assuraient la subsistance des artistes, aujourd’hui avec l’État qui a instrumentalisé l’art et la culture ».

Photographe, dessinateur, peintre, sculpteur, l’oeuvrier d’art recèle cet incomparable avantage de n’être point prisonnier d’une seule culture. Né à Reims mais rapidement émigré en Espagne et au Maroc dans les années cinquante, il ne se frotte à la culture française qu’à l’âge de 14 ans. « Il m’a fallu découvrir et assimiler de nouvelles façons de voir et de penser ». Une chance. D’où cet éclectisme peut-être, cet engagement multiforme dans l’expression artistique qui le caractérise, tant par le support que dans l’usage des matériaux : un caillou égaré sur la plage, un camion d’enfant en papier, un graffiti sous un tunnel, une plante sauvage poussant entre les fissures du béton de Bercy, des « objets de grève »… Son outil privilégié ? La photographie, mais l’artiste manie avec autant d’originalité le béton ou la mousse polyuréthane. Le gamin se rêvait en vétérinaire, à défaut de soigner les bêtes il s’autorise à révéler les troubles enfouis en chacun lorsque notre regard croise l’une de ses créations.

L’homme ne se veut pourtant pas donneur de leçons. Après avoir travaillé douze ans dans les bureaux d’études de Thomson à la présentation des projets, il sait ce que veut dire bousculer les conventions, sociales et autres, ou en rester prisonnier. Lui a préféré quitter l’entreprise, sans vrai plan de carrière en tête. Un souvenir marquant, sa première expo en 1985 avec des peintures monochromes. « À la galerie Donguy rue de la Roquette, que j’avais investie comme un squatt en plein mois d’août. Un lieu qui a vraiment compté pour la reconnaissance de l’art contemporain » et pour l’enseignant aux Beaux-Arts jusque dans les années 2000…

 

MoulèneFaire œuvre d’art implique pour l’artiste, selon Jean-Luc Moulène, d’intégrer désormais tous les paramètres, toutes les conditions : la couleur, la forme mais aussi le marché. Ce fameux marché de l’art qui fait exploser la côte de tel ou tel plasticien au gré des modes parfois, pas toujours pour le bonheur des galiéristes qui prennent des risques, souvent dans l’intérêt des marchands qui négocient le « produit » comme n’importe quelle autre denrée… Moulène n’est pas dupe, l’aventurier des formules choc est surtout lucide : « il n’y a pas d’artistes libres, il n’y a que des artistes qui se libèrent » ! De la parole au geste, il n’y a qu’un pas qu’il franchit allègrement. Le musée du Louvre l’invite-t-il en résidence en 2005 ? « Banco, mais pas question de rester dans les murs, faisons sortir le Louvre de sa carapace », répond le plasticien choisissant 14 œuvres qu’il photographie en faisant exploser l’ordre historique et en déconstruisant les corps. Résultat ? Un cahier photographique, format Le Monde et tiré sur les rotatives du grand quotidien, qui donne à voir les richesses du musée ailleurs et autrement…

« Jamais, autant que dans un musée, le pouvoir ne se donne aussi bien à voir », affirme Jean-Luc Moulène, « il est le lieu par excellence où se met en scène la fabrication de l’histoire, où se transmet une culture dominante. Rendre visibles les rouages du pouvoir, tel est aussi l’enjeu de l’art ». Et la mission première de l’artiste, alors ? « Travailler le « non » dans une société de contraintes généralisées ». Propos recueillis par Yonnel Liégeois

Jean-Luc Moulène expose régulièrement à la galerie parisienne Chantal Crousel.

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