Au théâtre de L’épée de bois (75) à la Cartoucherie, Alexandre Martin-Varroy présente les Sonnets de Shakespeare. Un spectacle musical de belle facture qui magnifie le propos du natif de Stratford. Avec Julia Sinoimeri, accordéoniste virtuose et Théodore Vibert, musicien expert en électroacoustique.
Alexandre Martin-Varroy a réalisé un spectacle musical autour des Sonnets de Shakespeare. Il en a retenu 30 sur les 154 qu’implique ce recueil, composé de longue haleine et dûment célébré comme né d’un génie poétique infiniment supérieur. C’est sous le titreIf Music Be the Food of Loveque s’offre généreusement cet objet théâtral, d’un tel raffinement qu’il en est peu d’exemples ces temps-ci. Alexandre Martin-Varroy est acteur et chanteur. Baryton à la voix ardente et sûre, il incarne le poète, dans la parole censée être adressée à un jeune homme aimé (irréprochable traduction de Jean-Michel Désprats, en alexandrins) qu’il alterne subtilement avec le chant, en langue anglaise, à partir de chansons de Shakespeare issues de maintes pièces, de Hamlet à la Nuit des rois, de Cymbeline à Comme il vous plaira et le Songe d’une nuit d’été…
Le répertoire vocal, mis en musique par de grands compositeurs, magnifie littéralement la gravité essentielle de l’enjeu. Julia Sinoimeri, accordéoniste virtuose, vêtue de noir sous une haute couronne de cheveux roux, va et vient mélodieusement sur la scène où, côté jardin, Théodore Vibert, musicien expert en électroacoustique, semble inventer à vue des sons inouïs. Ce qui ne l’empêche pas, à point nommé, de prendre place dans le cadre doré où il figure « le frais ornement du monde », soit l’élu du poète. Cela se joue dans une scénographie (Aurélie Thomas) baignée d’une aura de mélancolie, sous de savantes lumières de clair-obscur (Olivier Oudiou), avec un lit où peut s’étendre le poète, ce rêveur sans trêve éveillé.
Une rare conjonction de talents a donc concouru à faire d’If Music Be the Food of Love un enchantement sombre, dans lequel l’amour en énigme frôle sans fin le désir de mort, ce dans un monde de tout temps irrespirable. Le souffle de William Shakespeare parvient encore à lui faire rendre gorge, par sa grâce éternelle, à toujours explorer. Hugo disait : « Shakespeare ne ment pas… Il est tout le premier saisi par sa création. Il est son propre prisonnier. Il frissonne de son fantôme et il vous en fait frissonner. (…) Shakespeare incarne toute la nature. (…) Il a l’émotion, l’instinct, le cri vrai, l’accent juste, toute la multitude humaine avec sa rumeur. Sa poésie, c’est lui, et en même temps, c’est vous ». On ne saurait mieux dire. Jean-Pierre Léonardini
If Music Be the Food of Love, Alexandre Martin-Varroy (spectacle musical en français) : Du 04/12 au 21/12, du jeudi au samedi à 21h, le dimanche à 16h30. Théâtre de l’Épée de bois, Route du Champ de Manœuvre, 75012 Paris (Tél. : 01.48.08.39.74). Les 08 et 09/12, 20h30, au Théâtre Montansier, 13 rue des Réservoirs, 78000 Versailles, (Tél. : 01.39.20.16.00).
En 1986, l’ONU institue le 2 décembre Journée internationale pour l’abolition de l’esclavage. De la traite négrière d’hier à l’esclavagisme contemporain, l’asservissement de millions d’hommes, femmes et enfants a sévi et perdure. Historiens et chercheurs, écrivains et poètes en rendent compte.
Avec Travail, capitalisme et société esclavagiste, l’historienne Caroline Oudin-Bastide prend d’emblée son lecteur à contre-pied. Documents à l’appui et bilan de recherches extrêmement fines l’autorisent à affirmer que la valeur travail, à l’œuvre dans les sociétés esclavagistes de Guadeloupe et de Martinique, ne peut être analysée sur le même mode que celui en germe de la modernité capitaliste dans les sociétés occidentales. En Europe, Angleterre et France d’abord, non seulement la bourgeoisie industrielle voit dans le travail le meilleur moyen d’asseoir ses profits mais surtout exploiteurs et exploités, au fil du temps, pensent le travail comme source d’émancipation individuelle et collective. Un regard radicalement différent de celui posé par les planteurs et colons des Antilles, ne partageant en rien « l’esprit du capitalisme » : il leur faut d’abord assujettir d’autres hommes à la tâche pour mieux « cultiver l’oisiveté, s’adonner au jeu et aux plaisir », ensuite pour faire échec à cette « paresse naturelle » qui, selon eux, détermine l’homme noir. Aucune volonté donc de valoriser le travail, d’autant qu’ici il est synonyme de violences, de privations et de mort.
Un tel regard n’incite cependant pas l’historienne à nier les enjeux économiques ni le poids des richesses accumulées grâce au travail des esclaves. Pour preuve, le magistral « essai d’histoire globale » d’Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières, qui parvient à rendre intelligible et clair « la complexité d’un des phénomènes mondiaux à l’origine du monde moderne » : « l’infâme trafic » d’hommes noirs, monstrueux par son étendue géographique (Afrique, Amérique, Orient) et son amplitude dans le temps (près de quatorze siècles)… L’historien n’hésite d’ailleurs pas à bousculer les tabous en ce qui concerne d’abord l’esclavage dans les sociétés africaines et orientales, en invitant ensuite son lecteur à faire la distinction entre l’histoire de l’esclavage et celle des traites négrières… Couronné par de nombreux prix, le livre de Pétré-Grenouilleau s’impose, vraiment « la » référence en la matière : une matière d’ailleurs « houleuse » dont fut victime l’universitaire de Lorient lorsque devoir mémoriel et recherche historique ne s’estiment plus complémentaires mais adversaires. Qui n’en a cure et récidive avec La révolution abolitionniste : une somme qui rend compte de la longue marche du projet abolitionniste sous ses trois dimensions, chronologique (de l’Antiquité au XIXème siècle) – géographique (de la Chine aux mondes musulmans) – thématique (de l’histoire des religions à l’analyse des pratiques politiques), pour basculer « d’un combat solitaire de quelques individus à un phénomène global inaugurant une liste ininterrompue de conquêtes au nom des droits de l’homme ». Un document de longue haleine, près de 500 pages, pourtant édifiant et captivant, érudit mais pas savant !
Pour mesurer véritablement ce que fut l’horreur du génocide négrier et de la colonisation, par exemple sous le règne de Léopold II, rien de tel que la lecture bouleversante de Congod’Éric Vuillard (prix Goncourt 2017 pour L’ordre du jour) ! À la conférence de Berlin en 1884, les puissances d’Europe se partagent l’Afrique et le Congo devient propriété personnelle du roi des Belges : posséder huit fois la Belgique, c’est tout de même quelque chose ! Et de faire fortune avec l’ivoire et le caoutchouc… Du nègre récalcitrant à la tâche, avec la miséricorde bienveillante des missionnaires, on coupe les mains, des paniers de mains en fin de journée que le colon exhibe et immortalise fièrement sur photo sépia. « L’effroi nous saisit en regardant ces photographies d’enfants aux mains coupées », écrit Éric Vuillard, « les cadavres, les petits paniers pleins de phalanges, les tas de paumes ». Sans masquer non plus cette face si longtemps cachée, et parfois toujours niée par les États concernés : la traite des Noirs d’Afrique par le monde arabo-musulman ! « Qui a concerné dix-sept millions de victimes pendant plus de treize siècles sans interruption », précise l’anthropologue franco-sénégalais Tidiane N’Diaye dans Le génocide voilé. Une traite minimisée, contrairement à la traite occidentale vers l’Amérique…
Sur un autre mode narratif, se révèle formidablement passionnante et réjouissante la lecture du « Nègre de personne » de l’écrivain martiniquais Roland Brival ! Le voyage romancé d’un jeune homme en 1939 sur le pont du paquebot Normandie, en route vers l’Amérique… « Il s’appelle Léon-Gontran Damas, il vient de publier à Paris son premier recueil, Pigments, préfacé par Robert Desnos », précise Roland Brival, « il est, avec Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, l’un des fondateurs du mouvement de la Négritude ». Le natif de Cayenne part à la rencontre des intellectuels noirs américains de la « Harlem Renaissance ». Il y rencontre surtout le racisme quotidien, l’apartheid au jour le jour, mais aussi les grands leaders de la cause noire, Harlem, le jazz et l’amour… Une désullision cependant, au regard de l’idéologie véhiculée, lançant « je ne crois pas à la guerre des races ni des cultures » et plaidant pour une société métissée, « je me sens plus métisse que nègre ». Quant au livre de la juriste Georgina Vaz Cabral spécialisée sur la question des droits de l’homme, La traite des êtres humains, c’est une plongée hallucinante dans ce qu’il est coutume d’appeler « l’esclavage contemporain» : travail des enfants et enfants-soldats, faux mariage, ateliers clandestins, prostitution, gens de maison séquestrés… Des beaux quartiers parisiens à l’Arabie Saoudite, des riches hôtels particuliers au Qatar, la même réalité sordide : employées et ouvriers surexploités, passeports confisqués, sévices journaliers. Il ne s’agit plus là d’un trafic humain réglementé par des lois ou des codes étatiques, nous sommes en face d’un capitalisme sans morale ni raison, voire de réseaux mafieux à l’échelle intercontinentale. L’esclavage moderne est un fléau qui concerne 50 millions de personnes à travers le monde selon l’O.I.T., l’Organisation internationale du travail.
Une barbarie moderne face à laquelle les institutions internationales ont encore peine à s’opposer par la loi, à démasquer, à condamner et encore plus à prévenir. Pour le plus grand malheur d’êtres humains, femmes et enfants essentiellement. Yonnel Liégeois
L’Afrique, terre d’esclavage
Un continent, au temps de l’esclavage… Nous sommes à la Cour d’Abomey, capitale du Dahomey (le Bénin, de nos jours), sous le règne du jeune roi Guézo. Qui confie au jeune Timothée une mission de la plus haute importance : ramener au pays la reine-mère, vendue comme esclave au Brésil suite à de sombres guerres intestines ! Le chant des cannes à sucre, plus qu’un roman d’aventures, est un hymne à la terre patrie, ses pistes couleur ocre et sa culture ancestrale. Une prise de conscience, en cette année 1822, de l’inanité de l’esclavage qui enrichit les colons européens coulant des jours heureux à Ouidah, ultime étape pour les populations indigènes embarquées en des contrées hostiles, une révélation pour le jeune matelot qui rejette cette économie de l’asservissement au nom de l’amour de sa belle. Au pays natal du vaudou, le regretté Barnabé Laye, béninois d’origine, cultive une plume qui caracole de vague en vague avec chatoyance, plongeant son lecteur dans les chaleurs et la torpeur de l’Afrique profonde, une plume aux mille couleurs et senteurs loin de la traditionnelle carte postale.
Aimé Césaire, quelques décennies plus tôt, s’était plongé à corps perdu dans l’écriture duCahier d’un retour au pays natal. Prise de conscience d’une couleur, d’une histoire, d’une culture qui unifie dans un même souffle racines africaines et déportation négrière. Outre la luxuriance de la langue, surgit entre les lignes la force du retournement intérieur dont est agité le poète à l’évocation de la cellule de Toussaint Louverture et de « Haïti où la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité ». Pourquoi ce cri d’un Nègre eut alors tant d’échos ? Parce qu’il entend de la cale « monter les malédictions enchaînées, les hoquettements des mourants, le bruit d’un qu’on jette à la mer… ». Parce que, proclame-t-il alors en 1939, à la face de la puissance coloniale et à la veille d’une autre barbarie, celle des camps nazis, « ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes, que les pulsations de l’humanité s’arrêtent aux portes de la négrerie, que nous sommes un fumier ambulant hideusement prometteur de cannes tendres et de coton soyeux et l’on nous marquait au fer rouge et nous dormions dans nos excréments et l’on nous vendait sur les places et l’aune de drap anglais et la viande salée d’Irlande coûtaient moins cher que nous, et ce pays était calme, tranquille, disant que l’esprit de Dieu était dans ses actes ».
Un Cahier dont un autre gamin de Martinique, Édouard Glissant, s’abreuvera, se nourrira ! Pour lui, l’expérience de la cale négrière est fondamentale. Comme le rappelle le rituel de la Route aux esclaves, à Ouidah au Bénin, longue de quatre kilomètres jusqu’à la mer… Elle nous raconte, sans chaînes aux pieds, le tragique destin de deux millions d’hommes, de femmes et d’enfants arrachés à leurs terres au temps de la traite négrière. Deux millions d’humains, selon les estimations les plus sérieuses… Avec une cérémonie obligée pour tous, enchaînés les uns aux autres, fers aux mains et aux pieds : avant d’être enfermés dans des cases pendant de longues semaines dans l’obscurité la plus totale, un test de résistance à ce qu’ils allaient subir ensuite dans les cales de bateaux, faire neuf fois le tour de l’Arbre de l’oubli pour les hommes, sept fois pour les femmes, afin de gommer tout souvenir de leur vie d’Africain… Pour Glissant, une étape fondamentale, déterminante pour ces milliers d’humains dans leur manière de faire humanité lorsqu’ils échouèrent ensuite sur les côtes des Amériques ou des Antilles ! Eux à qui on voulait même effacer toute mémoire individuelle, eux qui furent contraints d’abandonner de force terre-culture-croyance-origine, ceux-là même furent conduits par la force des choses à se reconstruire, à réinventer leur identité par la seule force de leur imaginaire. « La même douleur de l’arrachement, et la même totale spoliation », écrit le regretté Édouard Glissant dans Mémoires des esclavages. « L’Africain déporté est dépouillé de ses langues, de ses dieux, de ses outils, de ses instruments quotidiens, de son savoir, de sa mesure du temps, de son imaginaire des paysages, tout cela s’est englouti et a été digéré dans le ventre du bateau négrier ». Des paroles fortes, émouvantes. Qui pourraient déboucher sur la plainte, l’exigence de réparation. Certes, mais pas seulement, explique le philosophe, la figure de l’Africain comme Migrant absolument et totalement nu « va permettre à l’Africain déporté, quel que soit l’endroit du continent où il aura été débarqué puis trafiqué, de recomposer, avec la toute-puissance de la mémoire désolée, les traces de ses cultures d’origine, et de les mettre en connivence avec les outils et les instruments nouveaux dont on lui aura imposé l’usage, et ainsi de créer, de faire surgir… des cultures de créolisation parmi les plus considérables qui soient, à la fois fécondes d’une richesse de vérité toute particulière et riches d’être valables pour tous dans l’actuel panorama du monde ».
Patrick Chamoiseau reprend à sa façon le flambeau des mains de Glissant. Qui, dans l’un de ses derniers ouvrages,Frères migrants, se fait l’héritier de sa pensée. « La mondialisation n’a pas prévu le surgissement de l’humain, elle n’a prévu que des consommateurs », écrit-il. La mondialisation se veut marché, la mondialité se vit partage ! En particulier le partage du monde et de ses richesses… Des cales négrières, nous sommes passés aux errances transfrontalières, aux naufrages en mer par notre refus de partager le monde et ses richesses. Par notre refus de nous ouvrir à l’autre, à son humanité alors que le migrant nous invite à migrer de notre confort, de nos certitudes, de notre tranquillité, de nos marchés en tout genre qui ne sont qu’accumulation de profits et non prolifération de désirs ! « Les États-nations d’Europe qui ont tant migré, tant brisé de frontières, tant conquis, dominé, et qui dominent encore », écrit Chamoiseau, « ceux-là mêmes veulent enchouker à résidence misères, terreurs et pauvretés humaines. Ils prétendent que le monde d’au-delà de leurs seules frontières n’a rien à voir avec leur monde ». Voilà pourquoi, aujourd’hui, l’image du migrant nous est insupportable : elle alimente l’intranquillité de nos consciences au regard de ce que nous avons fait de ce monde. Y.L.
Aux éditions du Seuil, François Dubet publie Le mépris, émotion collective, passion politique. Le sociologue s’alerte de la diffusion de ce mal multiforme et insidieux qui fait le terreau du populisme et menace les fondements de la démocratie. Le remède ? Relancer le contrat social. Paru dans le mensuel Sciences humaines (N°383, novembre 2025), un article de Frédéric Manzini.
Le mépris est-il le nouveau mal du siècle ? Qu’on soit enseignant, agriculteur ou habitant des quartiers populaires, surdiplômé ou sous-diplômé, électeur ou abstentionniste, jeune ou vieux, homme ou femme, chacun s’estime aujourd’hui, à un titre ou à un autre, méprisé. Dans le droit fil de La Société du mépris (2006) d’Axel Honneth, le sociologue François Dubet s’alerte de la diffusion de ce mal multiforme et insidieux qui ronge les relations sociales, nourrissant la colère, faisant le terreau du populisme et menaçant les fondements mêmes de la démocratie. Être victime de mépris n’empêche d’ailleurs pas d’être soi-même méprisant dès lors que « tout le monde est sujet potentiel de mépris, et les majorités elles-mêmes se sentent méprisées ou victimes de racisme social ».
Qui méprise qui ? Les accusés ne manquent pas : qu’il soit imputé aux arrogantes élites, aux « intellos », aux riches, à Emmanuel Macron lui-même, à l’institution ou au « système », le mépris n’a pas d’autre visage que celui de l’effondrement des repères traditionnels qui laisse les gens avec le sentiment d’être perdus, trahis, abandonnés à leur sort. « Dans un monde qui se transforme rapidement, explique le sociologue, [les perdants du changement social] se sentent méprisés parce que l’histoire se fait sans eux et contre eux. » La question du mépris déborde largement celle des inégalités sociales et des injustices, car, si les rapports de domination et de discrimination ont toujours existé, ils se conjuguent dorénavant avec un individualisme toujours croissant.
Certes, au cours des siècles passés, la lutte des classes était brutale, mais du moins était-elle vécue de façon collective, alors que désormais chacun, reconnu dans sa singularité, apparaît comme le principal responsable de son identité et de sa vie. Devant cette vague de fond qui met notre espace public en péril, François Dubet en appelle au renouveau du contrat social, pour mieux « construire un commun » en réintroduisant de la raison politique comme remède à la passion du ressentiment. Frédéric Manzini
Le mépris, émotion collective, passion politique, de François Dubet (Le Seuil, 128 p., 12€90).
« Faire de Sciences Humainesun lien de savoir à un moment où l’histoire s’opacifie et où les discours informés se trouvent recouverts par un brouhaha permanent », Héloïse Lhérété, la directrice de la rédaction, s’en réjouit ! Au sommaire du numéro 383, un dossier sur Pourquoi tombons-nous (encore) amoureux ? et deux passionnants sujets (un entretien avec Astrid von Busekist sur les impostures identitaires, un surprenant reportage sur les catacombes de Palerme). Dès sa création, Chantiers de culture a inscrit le mensuel sur sa page d’ouverture au titre des Sites amis. Un magazine dont nous conseillons vivement la lecture. Yonnel Liégeois
Le 01/12, au théâtre du Vieux-Colombier (75), la Comédie Française s’associe à la célébration du centenaire des Copiaux ! Créateur du théâtre parisien en 1913, Jacques Copeau fonde la troupe des Copiaus en 1925. La même année, il achète une maison à Pernand-Vergelesses (21) qui devient lieu de rencontres. Une soirée pour une levée de fonds en vue de la restauration de la demeure.
En 1913, lançant un « appel à la jeunesse», Jacques Copeau rassemble autour de lui une troupe engagée, comprenant Charles Dullin et Louis Jouvet, et propose une programmation extrêmement riche, avec une alternance de quinze pièces en huit mois. Au retour d’un long séjour à New-York de 1917 à 1919, le Vieux-Colombier reprend une intense activité, marquée par la fondation d’une école novatrice. Mais, en 1924, Jacques Copeau décide de s’éloigner de Paris et installe en Bourgogne sa « communauté théâtrale ». Formée d’une partie de sa troupe et des élèves de l’école, elle sera en 1925 à l’origine de la troupe des Copiaus, ainsi surnommée par le public bourguignon. Cette année-là, Copeau achète une maison familiale à Pernand-Vergelesses, un village vigneron qui devient le camp de base de la troupe, pionnière de la décentralisation.
2025 marque ainsi le centenaire des Copiaus et de la maison Jacques Copeau, qui organise une série d’événements mettant en avant l’identité de ce lieu unique au croisement de la création, de la transmission et du patrimoine. Monument historique, labellisée Maison des Illustres, elle participe au travail de mémoire et à la connaissance critique de l’œuvre de Copeau et de ses filiations multiples, en France et dans le monde. La Comédie-Française s’associe à ce centenaire lors d’une soirée, le 01/12, au Théâtre du Vieux-Colombier avec des prises de parole, des lectures et des chansons en présence de multiples personnalités du monde du théâtre : Cécile Suzzarini, présidente de la Maison Jacques Copeau, Jean-Louis Hourdin et Cyril Teste, ses actuels conseillers artistiques, des membres de la Comédie-Française, dont l’administrateur général Clément Hervieu-Léger et le doyen Thierry Hancisse, ou encore Marcel Bozonnet, François Chattot, Anne Duverneuil, Hervé Pierre, Jean-Marc Roulot, Daniel Scalliet, Mathilde Sotiras, Hélène Vincent, Mathias Zakhar…
Cette soirée anniversaire est également l’occasion d’une levée de fonds pour ce grand chantier de réhabilitation de la maison de Pernand-Vergelesses. La demeure est située au cœur des Climats du vignoble de Bourgogne, inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco. L’association Maison Jacques Copeau a pour mission de préserver et mettre en valeur ce patrimoine. L’ensemble des bâtiments qui composent le site va faire peau neuve. Ils s’organisent autour d’une belle demeure bourguignonne du XVIIIe siècle surplombant des jardins en terrasse, entourée de bâtiments plus modestes d’époques diverses, des appartements occupés par les artistes en résidence au bureau construit en 1984 par Paul Chemetov.
Jean-Louis Hourdin, la demeure au label Maison des Illustres
La restauration de la maison principale est au cœur du projet : la présence de Jacques Copeau, de sa famille et de la troupe des Copiaus y sera magnifiée. La chambre-bureau de Copeau et celle de son épouse, témoins préservés de leur présence, retrouveront leur aspect authentique. Trois extensions contemporaines, inspirées des rustiques cabotes bourguignonnes (ancien abri de pierre pour vignerons), offriront de nouveaux espaces aux artistes en résidence pour leur travail de création. Un autre chantier de culture ! Yonnel Liégeois
Maison Copeau, 4 rue Jacques Copeau, 21420 Pernand-Vergelesses (Tél. : 03.80.22.17.01). Courriel : contact@maisonjacquescopeau.fr
Copeau et les Copiaux : 100 ans d’une aventure théâtrale fondatrice. Le lundi 01/12 à 19h, entrée libre sur réservation.Deuxième salle de la Comédie-Française depuis 1993, le Théâtre du Vieux-Colombier, 21 rue du Vieux-Colombier, 75006 Paris (Tél. : 01.44.58.15.15).
La maison en chantier
En juillet 2025, la maison Jacques Copeau a fermé ses portes pour se réparer, se réinventer, s’embellir. Le chantier de réhabilitation mêle intimement l’indispensable restauration patrimoniale (monument historique oblige !) et les transformations qui apporteront au projet de la maison un nouveau souffle : mieux accueillir les artistes et les visiteurs, aménager de nouveaux espaces de travail, prendre soin des jardins, répondre aux défis climatiques…
L’association Copeau a besoin de soutien, elle lance une grande collecte via la Fondation du patrimoine pour boucler le financement. Chaque euro récolté se changera demain en traverses de charpente pour durer, en tavaillons de châtaigner pour dialoguer avec la pierre, en laine de bois pour isoler, en enduits à la chaux pour faire respirer les murs, en papiers peints ressuscités… Grâce à chacune et chacun, citoyenne et citoyen, une nouvelle page de l’histoire de la maison Jacques Copeau va s’ouvrir !
Jusqu’au 1er décembre, se tient à Montreuil (93) la 41e édition du Salon du livre et de la presse jeunesse qui ouvre ses portes sous le signe de l’empathie et de « L’art de l’autre ». Rencontre avec Alain Serres, auteur et fondateur des éditions Rue du monde.
En 2026, Rue du monde fêtera ses 30 printemps. Maison consacrée à la littérature jeunesse, elle publie inlassablement, malgré les zones de turbulence qu’une maison d’édition indépendante rencontre, des albums illustrés, des récits historiques, des livres scientifiques, de la poésie, des contes, des romans… Avec 650 titres à son actif, elle n’hésite pas à faire appel à des auteurs et autrices, des illustrateurs et illustratrices du monde entier. Certains livres sont devenus des classiques, des incontournables de la littérature jeunesse.
Marie-José Sirach – « Les oiseaux ont des ailes, les enfants ont des livres ! », peut-on lire sur la page d’accueil de votre site. Une phrase qui résume votre projet éditorial ?
Alain Serres – La formule magique nous accompagne depuis que nous sommes sortis de l’œuf, en 1996. Le défi était de bâtir une maison indépendante autour de l’enfant considéré comme être social, acteur et rêveur. Faire des livres nourris de chacun des droits des enfants, dont celui de tout découvrir, l’art et les sciences, le monde naturel et l’histoire… plus l’imagination et la pensée critique, ces vitamines que l’école néglige tant dans ses programmes. Je suis convaincu que, dans la tourmente déstabilisante de ce siècle, le compagnonnage des livres et des enfants est la chance de leur liberté, tout autant que la nôtre. Alors on s’applique encore…
M-J.S. – Dès le départ, vous avez mis en place un réseau qui passe par les bibliothèques et les librairies, les enseignants et les éducateurs. Pourquoi ce choix ?
A.S. – J’aime déjà l’idée que les enfants se tissent des petits réseaux de livres qui résonneront longtemps en eux, loin des pièges de ces autres réseaux prétendument sociaux. Je n’ai jamais perdu de vue l’« Apoutsiak » de Paul-Émile Victor, de mes 5 ans : le petit Inuit m’aide toujours à regarder les autres. Et, un peu en miroir, oui, les réseaux professionnels de l’enfance, de la culture et de l’éducation populaire ont été décisifs pour nous. On a pu commencer à dérouler notre rue de papier grâce à un millier d’écoles et de bibliothèques, qui ont préacheté les premiers livres, les rendant possibles. Ça coûte cher de faire des albums de belle facture. Et je voulais faire du beau.
M.-J.S. – Comment se porte cette chaîne du livre aujourd’hui ?
A.S. – Tant de bonheurs éditoriaux ! Des centaines de rencontres, de débats, de sourires. Mais, aujourd’hui, la situation est violente.… La chaîne du livre bat de l’aile. Quand on touche à la culture, aux services publics, forcément des chaînons se disloquent et les enfants trinquent. Même si, dans ces domaines, les plaies ne se voient pas immédiatement.
M.-J.S. – Comment le vivez-vous au quotidien ?
A.S. – Il faut éliminer, s’empêcher de réimprimer, lutter pour surnager… Dans les familles, il y a beaucoup moins de moyens pour acheter des livres, il y a tellement plus urgent. Les ventes globales en librairies se tassent donc, mais les chiffres dissimulent une autre réalité. Les piles de titres très séducteurs invisibilisent de plus en plus de livres audacieux. Désormais certains livres naissent mort-nés. Et ce sont peut-être les meilleurs ! Les écoles et les bibliothèques manquent aussi dramatiquement de moyens, de formation, de perspectives… Pourvu que les bonnes librairies tiennent le choc, que les auteurs survivent, que les professionnels de l’enfance, dès la crèche et la maternelle, ne désespèrent pas !
M.-J.S. – Des maisons comme la vôtre ont-elles la force de résister ?
A.S. – Nous sommes nombreux à ne tenir qu’à un fil. Comment accepter que l’on ne touche pas aux trésors accumulés des grandes fortunes et qu’on pioche dans les menus trésors culturels que les enfants ont en poche, le passe culture, par exemple ? Comment tolérer que des bulles opaques comme les holdings puissent légalement détourner les richesses produites par nos intelligences vers des placements financiers stériles ? Et, oui, Rue du monde est en danger. Mais on sait que l’on peut compter sur beaucoup d’énergies, le public, mais aussi des syndicats, des associations, des personnalités. On va tout faire pour tenir alors que débute l’année de nos 30 ans !
M.-J.S. – Vous êtes partenaire du Secours populaire. Depuis 2003, 125 000 ouvrages ont été offerts aux enfants. Vous êtes aussi associé au Printemps des poètes. En quoi ces initiatives sont-elles constitutives de votre ligne éditoriale ?
A.S. – J’ai grandi dans une modeste famille de cheminots, mais il y avait toujours un billet pour le Secours populaire ou une petite ambulance à vendre pour aider le peuple vietnamien. Alors, aujourd’hui, Rue du monde tient naturellement sa place côté solidarité, et avec le Secours populaire qui a toujours inclus les droits culturels des enfants parmi leurs nourritures vitales. Quant à la poésie, elle est un point fort de notre maison. Avec, chaque année, trois ou quatre nouveautés, au printemps. Comment les enfants pourraient-ils espérer vivre libres et heureux sans apprendre à ouvrir cette porte en eux ?
M.-J.S. – Vous publiez des livres devenus des classiques, des signatures incontournables comme Daeninckx, Siméon, Pef, Place, Zaü, et de nombreux auteurs venus d’Argentine, du Japon… C’est un signe d’hospitalité offerte au monde ?
A.S. – Notre Rue veut être celle des rencontres heureuses. On dit aux jeunes, et à leurs familles, voilà ce qui se crée là-bas en Finlande, en Iran… Ça te ressemble et tu ne t’en doutais pas. On a même un livre-CD qui fait découvrir 20 langues. Si Trump l’avait lu, gamin, peut-être que ça l’aurait sauvé !
M.-J.S. – Le Salon du livre et de la presse jeunesse à Montreuil est un rendez-vous incontournable pour le public mais aussi les professionnels. En quoi est-il un marqueur de l’édition jeunesse ?
A.S. –C’est la plus grande manifestation publique en Europe autour du livre jeunesse, pour tous les dévoreurs de bouquins, mais aussi pour ceux qui ne savent pas encore qu’ils vont le devenir. C’est festif, revigorant. On y parlera aussi beaucoup de ce qui nous tire vers le bas, cette année. Au-delà de nos grandes signatures, nous recevons Gee-eun Lee, venue de Corée, et le duo Romanyshyn-Lesiv, de Lviv, en Ukraine, pour la sortie de leur documentaire événement « Tout le monde se parle ! », qui raconte en images l’aventure de la communication chez les humains et les espèces vivantes.
M.-J.S. – Si vous aviez trois livres à conseiller ?
A.S. – Sûrement Loup noir, loup blanc, la haine et la bienveillance qui s’opposent dans le monde et parfois en nous. Les images d’Aurélia Fronty nous transportent aux sources cherokees de ce conte. C’est puissant, et important d’en parler ensemble. Peut-être aussi ces Fables pour le pays de Demain !, toutes écrites au futur et réalisées pour les 80 ans du Secours populaire, avec le peintre Laurent Corvaisier. À apporter à l’école… pour rafraîchir La Fontaine ! Et, pour les plus petits,la Cité des lettres, un album signé par deux jeunes architectes suédois qui transforment chaque lettre de l’alphabet en une maison ouverte aux mille découvertes. Un bel ouvrage qui donne envie d’apprendre à lire et à créer, à son tour. Là encore, c’est aussi la force de la littérature jeunesse. Propos recueillis par Marie-José Sirach
41ème Salon du livre et de la presse jeunesse, 400 éditeurs – 2000 auteurs et illustrateurs, du 26/11 au 01/12 (entrée libre, avec présentation obligatoire d’un billet) : Paris Montreuil expo, 128 rue de Paris, 93100 Montreuil.Les éditions Rue du Monde, 5 rue de Port Royal, 78960 Voisins-Le-Bretonneux (Tél. : 01.30.48.08.38).
Une quadruple sélection
– Mais qui est donc Naruhito Tanaka ? Autrefois ancien samouraï, désormais arboriculteur bonsaïka, sa reconversion est le fruit d’une prise de conscience : trop de morts sur les champs de bataille. L’ancien guerrier devient jardinier pacifiste, sculpte désormais les bonzaïs à l’aide de son katana. Sa réputation parvient aux oreilles de l’empereur… À partir de photographies d’intérieurs miniatures, Thierry Dedieu reconstitue chaque scène avec un soin précieux et sculpte personnages et objets, en pâte à modeler. Un album photo très zen.
Naruhito Tanaka, de Thierry Dedieu. Seuil jeunesse, 14€. À partir de 4 ans.
– Un livre poème dédié à « tous les enfants rêveurs et aux bénévoles du Secours populaire ». Trente petites fables écrites au futur et à lire au présent, un pied de nez salutaire et joyeux à tous les racistes et obscurantistes. Quand l’amitié, la fraternité et la solidarité l’emportent sur la bêtise, la violence et la peur… Les mots d’Alain Serres font mouche et les dessins, vifs et colorés, de Laurent Corvaisier participent de cet enchantement. Un album à lire en famille.
Fables pour le pays de demain, Alain Serres-Laurent Corvaisier. Rue du monde, 16€. À partir de 6 ans.
– Le troll hante les forêts et attaque les promeneurs solitaires ; le phooka est un gnome qui dévore les enfants mais épargne les nains et les elfes ; le korrigan est un lutin qui vit dans les dolmens et danse jusqu’au bout de la nuit ; le farfadet, un esprit malin qui adore faire des blagues ; le dyona se transforme en monstre et dévore les hommes, mais le djinn, lui, peut vous rendre heureux… Depuis la nuit des temps, ces créatures hantent les légendes. Imaginés et dessinés par Nadja, ces monstres constituent un bestiaire passionnant et même amusant. À lire pour conjurer toutes les peurs.
Le Livre des créatures, de Nadja. Actes Sud jeunesse, 25€. À partir de 6 ans.
– Dans la ville grise, un rayon de soleil : le bus jaune, celui qui transporte les enfants à l’école, emmène les anciens se balader à la campagne. Un jour, on le remise à l’écart de la ville ; plus tard, on le laisse encore plus loin, aux pieds des montagnes. Cette histoire réserve de belles surprises. Jamais le bus jaune n’est abandonné à son sort, il va servir d’aire de jeu pour les gamins, de refuge aux sans-abri, aux animaux… Les dessins au crayon, réalisés à partir de maquettes minutieuses, évoquent tous les paysages de ce conte fantastique et fantaisiste, illuminés par le jaune vif du bus.
Le Bus jaune, de Loren Long. HongFei, 16,90€. À partir de 5 ans.
Au Quai d’Angers (49), Marcial Di Fonzo Bo propose Au Bon Pasteur, peines mineures. L’histoire poignante de « mauvaises filles » placées par la justice dans les couvents de l’institution religieuse, un « seule » en scène d’Inès Quaireau d’une incroyable puissance.
En ce jour de septembre 1954, plaisir et joie ont déserté la vie d’Annette, 16 ans, gamine d’Aubervilliers (93). Son père l’a signalée à la protection de l’enfance, elle franchit la porte de la maison du Bon Pasteur d’Angers, tenue par les religieuses de la congrégation de Notre-Dame de Charité. Nue dans le grand couloir, fouillée, examinée par un gynécologue qui a « introduit ses doigts dans mon sexe, sans gant », elle s’est vue remettre trois robes : une pour le travail, l’autre pour les sorties et la troisième pour la prière. Une ambiance carcérale qui ne dit pas son nom, des centaines de jeunes filles « rebelles, aguicheuses, vicieuses » placées par décision de justice ou à la demande des familles en vue de modeler corps et esprit dans le respect de la norme sociale. Au programme d’Au bon Pasteur, peines mineures, travail, prière et pénitence. Le texte de Sonia Chiambretto est puissant, poignant. Au Bon Pasteur d’Angers et d’ailleurs, de prétendues « mauvaises filles » à d’authentiques mauvaises sœurs…
Avec force réalisme et conviction, Inès Quaireau narre le quotidien de ces filles en rébellion, exploitées et humiliées, qui n’espèrent qu’en la fuite… Bouillonnante de vie et d’espoir, vivace et alerte, la jeune comédienne vitupère contre un système qui avilit plus qu’il ne libère. Qui partage aussi les projets d’avenir de gamines victimes de la précarité, de conditions familiales et sociales indignes d’une société prospère. Le principe des gouvernants d’alors ? Rendre cette population invisible plutôt que favoriser leur insertion, une supposée protection qui se mue en punition et condamnation… Dans une mise en scène alerte et colorée de Marcial Di Fonzo Bo pour chasser le pathos, une interprète qui prête langue et corps à ces filles presque du même âge qu’elle. Un spectacle d’une profonde intensité où, avec humour et ironie souvent, elle salue leur combativité et leur soif d’existence, dénonce des principes éducatifs hors d’âge, propices aux pires dérives. Un vrai cri du cœur, la foi en la jeunesse ! Yonnel Liégeois
Au Bon Pasteur, peines mineures : les 24 et 25/11 au Qu4tre-Université d’Angers, les 29 et 30/01/26 au Quai-CDN d’Angers, Cale de la Savatte, 49100 Angers (Tél. : 02.41.22.20.20).
Disponible sur France.TV jusqu’au 23/12, Affaires sensibles : Fabrice Drouelle consacre son émission auxFilles oubliées du Bon Pasteur. Des années 40 jusqu’en 1980, 40 000 jeunes filles ont été placées par la justice dans les couvents de la Congrégation du Bon Pasteur. Une institution qui faisait office de « maison de redressement ». Des centaines d’anciennes pensionnaires se battent aujourd’hui pour dénoncer les mauvais traitements infligés par les religieuses. Auditionnées lors de l’affaire Bétharram par la Commission d’enquête parlementaire sur les violences dans les établissements scolaires, avec leur association Les filles du Bon Pasteur, elles demandent des excuses officielles de l’État et la reconnaissance de leur statut de victime. Pays plus prompts que la France, Irlande et Pays-Bas ont agi en conséquence : excuses des gouvernants et versement d’indemnités réparatrices.
À lire, pour découvrir principes et dérives du Bon Pasteur : Mauvaises filles incorrigibles et rebelles (Véronique Blanchard et David Niget, éditions Textuel), Cloîtrées, filles et religieuses dans les internats de rééducation du Bon Pasteur d’Angers, 1940-1990 (David Niget, Presses universitaires de Rennes).
À voir, le film remarquable de Peter Mullan : Les Magdalene Sisters. Couronné du Lion d’or à la Mostra de Venise 2002, il narre l’histoire authentique de ces institutions religieuses chargées de punir les femmes « déchues » d’Irlande. La pénibilité du travail de blanchisserie symbolisait la purification morale et physique dont les femmes devaient s’acquitter pour faire acte de pénitence. Quatre congrégations religieuses féminines (les Sœurs de la Miséricorde, les Sœurs du Bon Pasteur, les Sœurs de la Charité et les Sœurs de Notre-Dame de la Charité du Refuge) avaient la main sur les nombreuses Magdalene laundries réparties sur l’ensemble du pays (Dublin, Galway, Cork, Limerick, Waterford, New Ross, Tralee, et Belfast). À voir aussi Mauvaises filles, le film d’Émérance Dubas, l’histoire secrète des Magdalene Sisters françaises.
Au théâtre du Rond-Point (75),le Munstrum théâtre présente Makbeth. Avec un K à la place du C, une version délirante d’une des plus célèbres pièces de Shakespeare… À partir d’un travail artistique méticuleux, d’un jeu d’acteur grand-guignol, se construit un spectacle gore où l’hémoglobine coule à flot. Paru sur le site Arts-chipels, l’article de notre consœur et contributrice Mireille Davidovici.
Sur la lande brumeuse, les combats font rage. Corps à corps sanglants, jets de grenades, explosions, incendies… Ambiance guerre de tranchée et film de cape et d’épée, avec costumes moyenâgeux, dans l’esthétique de la série Games of Throne. Un corps est planté dans la terre, tête en bas, pieds au ciel. Des bras volent dans les airs. Un soldat agonise tripes à l’air, le tout enveloppé de généreuses volutes de fumée… Certaines scènes rappellent les Désastres de la guerre de Goya. Une vision essentiellement picturale, à l’instar de tout le spectacle, succession de tableaux magnifiques. Quand les armes se sont tues, commence la pièce — que la superstition veut « maudite » — de Shakespeare, avec l’apparition, sur la route de Macbeth et Banquo, d’une créature surnaturelle indéterminée. Elle annonce au premier qu’il sera général puis roi, au second qu’il sera père de rois. La prophétie réjouit Lady Macbeth mais angoisse déjà son époux, saisi de mauvais pressentiments : « Macbeth a tué le sommeil ! ». On connaît la suite : le couple n’épargnera personne, l’assassinat de Duncan, roi d’Écosse étant le prélude à une sauvagerie en chaîne et un délire paranoïaque qui atteindront, dans cette adaptation, des sommets apocalyptiques.
Entre tragédie et parodie
Ionesco avait modifié la graphie de son adaptation avec un double « t » final, ici c’est un « K » qui s’introduit dans le titre. Pour Louis Arene, qui signe la mise en scène, cette incongruité indique un décalage par rapport à l’œuvre originelle, une distanciation qu’opère aussi la traduction de Lucas Samain. On peut y voir aussi une allusion à Kafka ou encore un respect de l’orthographe du vieil anglais, qu’on trouve dans les Chroniques de l’historien anglais Raphael Holinshed, publiées en 1577, source majeure des pièces de Marlowe et de Shakespeare dont Macbeth, Le Roi Lear et Cymbeline. Pour insuffler une dimension comique à cette tragédie, l’une des plus sombres de l’auteur élisabéthain, l’adaptation se nourrit d’anachronismes, de situations et de personnages nouveaux. En particulier le fou qui traverse la pièce, sorte de transfuge du Roi Lear, personnage ambigu, sage, sarcastique et assassin à ses heures. Acrobate hors pair,Erwan Tarlet virevolte, en tutu et basket et, entre deux pirouettes, va même s’adresser, dans un mélange de français et mauvais anglais, aux universitaires spécialistes de Shakespeare qui se seraient fourvoyés dans cette salle : « Vous n’êtes pas au bout de vos peines ! » « C’est un spectacle triste ! » conclut-il.
Louis Arene et Lionel Lingelser, directeurs de la compagnie alsacienne, se taillent la part du lion en jouant Makbeth et sa Lady. Celle-ci n’apparaît pas en drag-queen, mais en reine d’une élégance débraillée : elle déambule, affublée d’une tente Quechua en guise de traîne, sous laquelle se réfugie son timoré d’époux. La troupe, comme d’habitude, nourrit son imagerie foisonnante, par une recherche esthétique sur les costumes, postiches, et ne lésine pas sur les effets spéciaux. Dans ce spectacle monstre, les masques permettent de naviguer entre le rire et l’effroi avec une grande souplesse. Ainsi, le roi Macdunn n’est qu’un tyran obèse, affublé d’un ventre en mousse flasque. Sous ses allures de baudruche, il est aussi redoutable que stupide, à la manière du Père Ubu.
Une mascarade grandiose
De même qu’il y a confusion des esthétiques, le spectacle joue sur la confusion des genres : coiffes et maquillages outrés gomment les différences entre les sexes. Les interprètes, avec leurs prothèses ont une neutralité marionnettique. Les corps se démembrent, les viscères et le sang gicle avec effets grand-guignolesques. Les mains rouges du couple maudit maculent leur corps entier, souillent leurs vêtements. Au comble de la fureur meurtrière des protagonistes, l’hémoglobine coule à flot. Et au final, Makbeth plonge littéralement dans un bain de sang, avant d’être pendu, tête en bas, comme un vulgaire quartier de bœuf, par des créatures maléfiques, émanation tentaculaire de l’être prophétique apparu au début de la pièce. Devenu meurtrier par un concours de circonstances, le Makbeth du Monstrum devient une bête sanguinaire, un assassin en série. Les acteurs à l’énergie sans limites nous entraînent dans un univers cauchemardesque et fantasmagorique. Ils donnent un élan joyeux à la noirceur shakespearienne en mêlant au-delà de l’absurde, kitch, cruauté et exhibitionnisme. Ce sordide délirant et poétique, loin de toute vulgarité, force sur la veine comique, qui n’est nullement dans la pièce d’origine mais lui donne une résonance contemporaine. On peut cependant regretter l’excès d’effets spéciaux, les scènes répétitives, qui alourdissent la représentation.
Dans une transe joyeuse, un chaos dévastateur, ce théâtre de la cruauté transforme la catastrophe en rire. Sous cette avalanche d’images et de gags forcenés s’ouvrent les portes d’un enfer : celui de la guerre et du crime, l’antichambre du pouvoir qu’a si bien montrée William Shakespeare. Tout comme ses personnages, les puissants d’aujourd’hui commettent des massacres de masse, parfois au nom de la civilisation et de la démocratie.
Un Makbeth d’aujourd’hui
« Nous montons Makbeth, car la douleur de ce monde est insupportable. […] Au-delà de la fable politique, c’est aussi nos ténèbres individuelles que la pièce nous incite à contempler », écrit Louis Arene. « La catharsis nous permet l’empathie, la consolation, nous donne la force de regarder les monstres en face […] mais nous montons aussi Makbeth car au Munstrum, notre quête est celle de la Joie », poursuit le metteur en scène. Le public ne s’y trompe pas. Saisi de rire et d’horreur, il réagit au quart de tour à ce théâtre de genre, il remercie la troupe en se levant dans un tonnerre d’applaudissements. Mireille Davidovici, photos Jean-Louis Fernandez
Makbeth, le Munstrum théâtre : jusqu’au 13/12 au Théâtre du Rond-Point, du mercredi au vendredi à 19h30, le samedi à 18h30 et le dimanche à 15h. Les 5 et 6/03/26 au Carreau, Scène nationale de Forbach et de l’Est mosellan. Les 11 et 12/03 à la MC2 de Grenoble.
Sur grand écran, sort le long métrage On vous croit. Charlotte Devillers et Arnaud Dufeys ont reconstitué une audience au sein du tribunal de la jeunesse de Belgique. Une plongée glaçante dans les rouages de la justice face à l’inceste, un film au réalisme troublant. Disponible sur le site de France Info, un article de Lison Chambe
Qui écoute les enfants ? Qui les écoute lorsqu’ils racontent des choses atroces, inimaginables ? Qui les croit quand leur récit est trop insupportable ? Peu à peu, le tabou qui pèse sur l’inceste se lève. En France, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) a conclu en 2023 que dans 81% des cas de violences sexuelles sur mineur, il s’agit d’un membre de la famille de l’enfant, le plus souvent, le père, à 27%. Le même rapport souligne qu’une plainte n’est déposée que dans 12% des cas. Parmi celles-ci, seule 1 sur 100 aboutit à une condamnation de l’agresseur.
Le décor est planté, et la réalité difficile à ignorer. Alors dans un souci de réalisme presque documentaire, Charlotte Devillers et Arnaud Dufeys exposent, dans On vous croit, ce pan méconnu de l’inceste : l’épreuve du passage au tribunal, dans un système judiciaire parfois traumatisant, où la parole des enfants est seule face à celle des adultes. Alice est nerveuse. Elle a les traits tirés, l’œil anxieux. Elle est mère de deux enfants : Lila, adolescente renfermée et colérique et Étienne, au comportement mutique ponctué d’excès de violence. Tous les trois sont convoqués au tribunal de la jeunesse de Belgique. Leur père réclame son droit de garde alors qu’Alice et ses enfants ont volontairement choisi de couper tout contact il y a deux ans.
Au cœur du film : une scène de 55 minutes, une audience à huis clos. Face à la juge de la jeunesse, la mère, le père, leurs deux avocates respectives ainsi qu’un troisième, représentant l’intérêt des enfants. À l’issue de cette audience, la juge devra trancher : les enfants seront-ils contraints de revoir leur père ? Pour Alice, c’est inimaginable : le père est un violeur. Il a abusé de leur fils, elle en est sûre.
Un récit naturaliste
Pour construire ce récit, Charlotte Devillers et Arnaud Dufeys se sont appuyés sur plusieurs témoignages et sur les constantes qui en ressortaient : les procédures juridiques sinueuses, longues et faites d’allers-retours, les audiences à répétition, les questions traumatisantes quant aux récits des agressions, répétées encore et encore. Infirmière de profession, Charlotte Devillers s’est notamment appuyée sur son expérience personnelle d’accompagnement des patients. Le film touche du doigt une réalité que les réalisateurs ont voulu représenter dans les moindres détails. Aux côtés des acteurs belges Myriem Akheddiou (la mère) et Laurent Capelluto (le père), au jeu millimétré et d’une justesse impressionnante, des professionnels du barreau interprètent les rôles des avocats. Il en ressort une performance troublante, plus vraie que nature.
La mise en scène est minimaliste. Filmés sans profondeur de champ, les acteurs évoluent souvent seuls à l’écran, laissant apparaître la moindre expression de leur visage, la moindre rougeur dans leurs yeux. Derrière eux, les murs blancs, glaciaux et austères du tribunal de la jeunesse. Comme au théâtre, les protagonistes de l’audience prennent la parole à tour de rôle. Voici l’avocate du père défendant son client, qui prétend ne plus avoir de contact avec sa famille depuis deux ans. Il n’a rien fait, affirme-t-il, il n’a rien à se reprocher. Progressivement, dans le bureau de la juge, on accule Alice. On dresse le portrait d’une mère surprotectrice, paranoïaque. On fait d’Étienne un fils étouffé, manipulé par les psychoses de sa mère, qu’importe son témoignage pourtant éloquent. Un récit familial se tisse. La tension monte, comme un piège qui se referme sur la mère.
L’inversion de la faute
Charlotte Devillers et Arnaud Dufeys parviennent à construire avec finesse l’inversion de la culpabilité, la mise en doute des victimes, quoi qu’elles disent, peu importent les preuves. « J’ai l’impression que la plupart des gens préfèrent croire que nous mentons, plutôt que de croire ce que nous avons vécu« , s’effondre Alice. D’une mère qui tente de protéger ses enfants, la défense fait une mère qui les détruirait. Pourtant court, le film est une longue traversée de l’enfer kafkaïen des procédures judiciaires dans les cas d’inceste, qui finissent par ajouter du traumatisme à une situation déjà à vif. Lison Chambe
On vous croit, Charlotte Devillers, Arnaud Dufeys : Drame, 1h18. Avec Myriem Akheddiou, Laurent Capelluto, Natali Broods (Belgique, sortie le 12/11).
À la Manufacture des œillets d’Ivry (94), Nasser Djemaï présente Vertiges. L’histoire d’une famille française d’origine maghrébine, à l’heure où Nadir revient à la maison après une longue absence. Une chronique sociale et politique, à la fois sensible et drôle, au ton juste, qui le rappelle à chacun : tous, nous sommes nés quelque part !
Nasser Djemaï, l’auteur et metteur en scène de Vertiges, nous raconte simplement, et d’abord, l’histoire de Nadir qui, après une longue absence, revient voir ses parents. Il décide de rester quelques jours pour remettre de l’ordre dans les affaires de la famille. Les factures en souffrance, le père malade des poumons, le petit frère au chômage qui passe le plus clair de son temps sur les réseaux sociaux, la sœur cadette employée de cantine un peu frivole, la voisine du dessus qui erre comme un fantôme dans l’appartement de jour comme de nuit… Au plan médical, le vertige, c’est la peur ou le malaise ressenti au-dessus du vide, ou la sensation que les corps et les objets tournent autour de soi. Aîné d’une fratrie de trois, Nadir est respecté et écouté. Tout semble lui avoir réussi : propriétaire, chef d’entreprise, marié, deux enfants.
Dans la cité où il a grandi, les choses ne sont plus comme avant. Les gamins qui squattent au pied de l’immeuble, la présence marquée des barbus, l’ascenseur en panne… À bien y regarder, la vie de Nadir, non plus, n’est pas aussi limpide qu’il n’y paraît. Son épouse a demandé le divorce, les sourires de sa petite sœur sont de plus en plus forcés, derrière les paroles bienveillantes de sa mère et de son frère pointent l’amertume et les reproches. Progressivement, tout se dérobe. Il a beau se débattre, vitupérer, réclamer de l’ordre, il est hors de lui, comme s’il ne s’était jamais appartenu. Enfant d’un pays qui n’est pas celui de ses parents, Nadir ne cultive pas le mythe du retour. Lassé des faux-semblants et des chimères, il lance à son père : « Qu’est-ce qu’il t’a donné ton pays, à part l’envie de fuir ? ». À travers l’histoire d’une famille française d’origine maghrébine, Nasser Djemaï parle d’identité, de quête intérieure. Il montre sans volonté de démontrer, d’imposer un discours. « Vertiges nous invite simplement à prendre place dans la vie d’une famille orpheline de sa propre histoire, essayant de colmater les fissures d’un navire en plein naufrage », confie le metteur en scène. Un huis-clos familial parfois doux-amer où l’humour, l’amour, la poésie ne sont jamais absents.
Vertiges, c’est un double retour ! Celui de Nadir après une longue absence, celui d’une pièce originellement créée en 2017. Près de dix ans plus tard, Nasser Djemaï en donne une version enrichie d’intuitions nouvelles qui ouvrent le texte à de nouveaux imaginaires. Fable contemporaine, une re-création comme une mise en perspective pour raconter au temps présent cette odyssée intime où s’invitent les chimères, où le réel se teinte de fantastique. Yonnel Liégeois, photos Christophe Raynaud de Lage
Vertiges, Nasser Djemaï : jusqu’au 30/11. Du mardi au vendredi à 20h, le samedi à 18h et le dimanche à 16h. La Manufacture des œillets, Centre dramatique national du Val de Marne, 1 place Pierre Gosnat, 94200 Ivry-sur-Seine (Tél. : 01.43.90.11.11).
Aux Presses du réel, Yannick Butel publie Le gai théâtre, essai d’histoire sociale et politique du phénomène théâtral contemporain. Un diagnostic aigu sur le théâtre dans la société ultralibérale propre à la « postmodernie ». Une sensibilité frémissante, doublée de l’emportement d’une auscultation théorique étayée.
Yannick Butel est professeur en arts de la scène à l’université d’Aix-Marseille. En 2008, il fonde le site insense-scenes.net, où il est affirmé, sans ambages, que « le théâtre facile est objectivement bourgeois, le théâtre difficile est pour les élites bourgeoises, le théâtre très difficile est le seul théâtre démocratique ». Dans la foulée de ce stimulant paradoxe paraît son dernier ouvrage, le Gai Théâtre, sous-titré Pour un théâtre de la contre-addiction, avec, pour précision : Essai d’histoire sociale et politique du phénomène théâtral contemporain. On saisit d’emblée que l’auteur va passer au crible un diagnostic aigu – comme obtenu par scanner – sur un impensé d’assez longue date quant aux tenants et aboutissants du théâtre et de ses spectateurs, réels ou putatifs, dans la société ultralibérale propre à la « postmodernie ».
Au long cours d’une réflexion constamment dialectique, Yannik Butel, fort d’une culture philosophique fertile, dialogue à distance avec Olivier Neveux et Dany-Robert Dufour, à qui l’on doit, respectivement, Politiques du spectateur. Les enjeux du théâtre politique aujourd’hui et le Divin Marché. La révolution culturelle libérale.Le livre tout entier est d’ailleurs placé sous le sceau d’un entretien infini où prennent part, à l’improviste, aussi bien Nietzsche que Bernard Noël, Jean-François Lyotard, Bernard Stiegler, Deleuze, Heiner Müller, Herbert Marcuse, Derrida, Foucault et tant d’autres fiers irréguliers de la pensée. Impossible, avec la meilleure volonté du monde, de rendre compte de façon exhaustive, en si peu d’espace, d’un ouvrage aussi dense, écrit d’une main sûre qui sait jouer sur les mots et qui, finalement, a valeur de manifeste, pour ne pas dire de brûlot.
Au sein de ce vaste panorama où s’analyse sans merci le rôle des industries culturelles dans le décervelage généralisé, Yannick Butel, fin critique, fait part de ses préférences de spectateur assermenté. Où l’on rencontre notamment le Théâtre du Radeau de François Tanguy, le groupe T’Chang de Didier-Georges Gabily, les Marchands de Joël Pommerat, Beckett, Claude Régy, Gatti, etc., ainsi que la figure essentielle d’Hamlet auquel il a jadis consacré une thèse mémorable. Une sensibilité frémissante, doublée de l’emportement d’une auscultation théorique étayée, caractérise ce livre, dont l’élaboration court au moins sur plus d’une dizaine d’années d’observations assidues, rapportées avec un ton de voix extrêmement personnel. Raison de plus de s’y confronter en toute spontanéité, en faisant fi de son apparente complexité. Jean-Pierre Léonardini
Le gai théâtre, Yannick Butel (Les Presses du réel, col. « Al Dante », 248 p., 18€). Un précédent ouvrage : Regard critique (Les solitaires intempestifs, 128 p., 13€).
À titre posthume,les éditions P.O.L. publient Mes meilleures années, le onzième et ultime tome du Journal de Charles Juliet. Il évoque ses lectures, ses rencontres, revient sur son parcours et surtout sur l’histoire douloureuse de sa vocation littéraire qui a fait de lui un auteur majeur. L’écrivain et poète est décédé le 26 juillet 2024.
« Charles Juliet en avait décidé le titre : Mes meilleures années. Nous publions aujourd’hui ce volume qui était encore en chantier avant sa disparition. Avec les textes inédits qu’il avait sélectionnés, qui peuvent être lus aujourd’hui comme sa volonté de rencontrer « ce qui appartient à tous, là où j’ai chance d’accéder au permanent, à l’intemporel », écrivait-il ». Les éditions P.O.L.
Pour l’occasion, Chantiers de culture remet son portrait en ligne, brossé lors de l’adaptation théâtrale de ses pudiques Lambeaux : la bouleversante déclaration d’amour à sa mère disparue. Ancien enfant de troupe, l’homme a surmonté doutes et affres de l’existence avant de publier en 1989 L’année de l’éveil, son premier texte. Un écrivain singulier, un auteur discret pour qui intimité et vérité se conjuguaient entre les lignes. Une rencontre fort marquante avec un être d’une profonde humanité, d’une extrême écoute de l’autre. Yonnel Liégeois
À vingt-trois ans, c’est la rupture. Irrémédiable, terrible de conséquences. Un acte insensé, un pari de fou qui hypothèque à jamais l’avenir devant une vie toute tracée : en 1957, en pleine guerre d’Algérie, l’ancien enfant de troupe décide de quitter l’école du Service de santé militaire de Lyon. Alors qu’il n’a pour ainsi dire encore jamais ouvert un livre, sinon des ouvrages scolaires, le jeune Charles Juliet réussit à se faire réformer, sous couvert d’une intime conviction : écrire, écrire, consacrer sa vie à l’écriture !
Un pari fou et insensé pour l’homme désœuvré qui se retrouve alors sans revenu et sans travail, sans perspective. Qui ne compte plus les heures devant la feuille blanche sans aligner un mot ou, insatisfait et désemparé, déchire le lendemain ce qu’il a laborieusement couché sur le papier la veille… « Je passais le plus clair de la journée à rattraper le temps perdu : lire, lire. J’étais pris d’une véritable boulimie de lecture, entrecoupée de moments d’errance et de doute profond sur mes capacités à tenir la plume ». Et de poursuivre : « en ces années-là, je vivais dans l’insatisfaction permanente, vraiment dans le dégoût de moi-même. Entre immense confusion et désespoir absolu. Ce qui m’a sauvé ? Le bon sens et une bonne santé, physique et mentale ! ».
Une vérité au relent suicidaire que Charles Juliet exprime aujourd’hui avec une lucidité et une sincérité étonnantes. À n’en pas douter, au sortir d’une épreuve vitale au sens fort du terme, l’homme semble avoir conquis une sérénité intérieure presque déroutante pour son interlocuteur. Rencontrer Charles Juliet, ce n’est point seulement s’entretenir avec un écrivain et poète à la plume singulière, c’est aussi et surtout, avant tout peut-être, dialoguer avec un être d’une humanité à fleur de peau, d’une attention extrême à l’écoute de l’autre, l’enveloppant d’un regard profond et libérant sa parole d’une voix comme surgie des profondeurs. « Comme l’aveu d’une infinie précaution à l’instant d’approuver ou de dénier, une intime prudence devant l’idée, prudence nourrie de longues années d’incertitude, d’inquiétude, d’exigence dans l’ajustement de la pensée », commente Jean-Pierre Siméon dans l’ouvrage* qu’il consacre à l’auteur de L’année de l’éveil, L’inattenduou Attente en automne. Pour quiconque revient de l’enfer, il est vrai que goûter enfin au bonheur de la vie, et de l’écriture, relève presque du miracle !
Anne de Boissy dans Lambeaux, mise en scène de Sylvie Mongin-Algan. Photo Lorenzo Papace
Une vie en Lambeaux … Il suffit de lire l’ouvrage de Charles Juliet au titre éponyme pour saisir le sens et la portée du mot. À peine né et déjà séparé de sa mère qu’il ne connaîtra jamais, placé dans une famille d’accueil, l’adulte qui advient mettra longtemps, très longtemps, à se connaître et se reconnaître, à panser les maux et mettre des mots sur cette déchirure première. « L’écriture de ce livre fut décisive. Sans détour, je puis affirmer qu’il y a un avant et un après, jusqu’alors je m’interdisais d’être heureux ». Avec cette révélation surprenante : « douze ans d’intervalle séparent les vingt premières pages du manuscrit du point final. Il m’a fallu faire retour sur le traumatisme inconscient de cette rupture, me libérer de mon enfance et de mon éducation militaire pour qu’advienne cet inconnu que j’étais à moi-même ». Un ouvrage où le petit d’homme devenu grand chante l’amour de ses deux mères, l’inconnue dont il reconstruit le paysage intime avec des mots poignants et bouleversants et l’autre, cette paysanne à l’amour débordant pour l’enfant recueilli…
Fort d’une éblouissante maîtrise du verbe, l’auteur nous embarque sur ces flots insoupçonnés de l’inconscient où luit, au plus profond de la noirceur, l’étincelle de vie qui change tout. Celle de l’espoir. Auparavant, il en avait expérimenté quelques bribes. Au travers d’émois esthétiques et poétiques : la peinture de Cézanne et la rencontre du plasticien Bram Van Velde, la découverte des poètes Blas de Otero et Machado… Charles Juliet, un écrivain de l’intime ? Le diseur de l’insondable, plutôt. Pour s’en convaincre, il suffit de plonger dans L’année de l’éveil, un authentique récit d’initiation à la vie et à l’amour. L’auteur y conte ses longues années d’enfant de troupe, la dure loi de la vie en collectivité, les corvées et contraintes de la règle militaire, la découverte de la femme et de la tendresse.
Étonnamment, celui que l’on imaginait solitaire et contemplatif, l’écrivain à la plume si finement léchée et au verbe se jouant d’une si lancinante musique intérieure, Charles Juliet se révèle pleinement présent en son temps. Qui pose un regard acéré sur la vie de la cité, qui décrit avec justesse la société dans laquelle il est immergé. Obsédé par ces injustices dont il est témoin au quotidien, révolté par l’état de cette planète riche qui n’a jamais autant fabriqué de pauvreté, plaidant avec vigueur pour un sursaut de conscience et d’éthique…
« La question de la jeunesse me hante, me désespère parfois, elle ne me quitte jamais : qui peut se satisfaire de la vision d’une jeunesse perdue ?». Aussi, accepte-t-il fréquemment de dialoguer avec les lycéens. « Pour rejoindre leur angoisse et leur dire : étonnez-vous de vous-mêmes et de la vie, ne partez pas battus. Je souhaite aussi qu’ils comprennent que l’acte d’écrire n’est pas un geste dérisoire dans une société où règne la confusion la plus noire ». Éthique et morale ? Pas de vains mots pour un homme et un écrivain qui les couche chaque jour sur le papier en lignes de clarté. Propos recueillis par Yonnel Liégeois
Mes meilleures années, Charles Juliet (éditions P.O.L., 160 p., 18€).L’année de l’éveil (Folio Gallimard, 273 p., 7€70). Lambeaux (Folio Gallimard, 160 p., 6€), Attente en automne (Folio Gallimard, 208 p., 6€), L’inattendu (Folio Gallimard, 240 p., 7€70).
* La conquête dans l’obscur, Charles Juliet, de Jean-Pierre Siméon (JMP éditeur, 126 p., 11€).
Quand la lumière s’éteint…
En 2020 paraissait aux éditions P.O.L. Le jour baisse, le dixième volume du Journal de Charles Juliet. Une œuvre de longue haleine, débutée en l’an 2000 avec Ténèbres en terre froide qui couvre la période 1957-1964 ! « Le jour baisse, dixième volume de mon journal, couvre quatre années, de 2009 à 2012. Dans les volumes précédents, je veillais à peu parler de moi. Ici, je m’expose davantage, parle de ce que j’ai longtemps tu : mon épouse, sa famille, mes rapports avec celle-ci. Je relate ce que fut mon année préparatoire aux études de médecine (…) Arrêt des études et engagement dans l’armée. Pendant cette année, à mon école d’enfants de troupe, j’ai eu des rapports difficiles avec un capitaine. Plus le rugby, plus une ardente faim de vivre, plus des tentations, plus un grand désordre dans la tête et dans le cœur. ».
Charles Juliet ? Un diariste à la plume singulière, qui récuse complaisance et nombrilisme, couchant ainsi sur le papier le particulier de sa vie et de son quotidien pour mieux atteindre l’universel. Une langue limpide au mot léché, où la prose sans relâche affinée sur le papier prend couleur poétique, où le phrasé finement ciselé devient gouleyante peinture pour celui qui chérit celle de Cézanne. Prix Goncourt de la poésie en 2013, en 2017 Grand prix de littérature de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre, Charles Juliet est un auteur qu’il fait bon découvrir et rencontrer entre les lignes. Une sensibilité exacerbée par les soubresauts de l’existence, un homme aussi attachant que discret qui accompagne son lecteur dans les méandres les plus profonds de la conscience. Une grande plume se brise, une voix s’éteint. La mémoire est fidèle. Y.L.
Mathématicienne, écrivaine, Michèle Audin est décédée le 14 novembre, à 71 ans. Elle était la fille de Josette et Maurice Audin, assassiné en 1957 par l’armée française en Algérie. Membre de l’Oulipo, elle se fit historienne, passionnée par la Commune de Paris. Paru dans le quotidien L’Humanité, un article d’Aurélien Soucheyre.
Il y a les littéraires. Il y a les matheux. Et puis il y avait Michèle Audin, qui savait jouer avec brio de ces deux langues. Mêler les chiffres et les lettres, inventer des structures alliant rigueur, poésie et travail mémoriel était devenu son terrain d’art et d’expérimentation. Dans son équation personnelle, il y avait d’abord eu un gros manque, un moins l’infini même : son père, le mathématicien et militant communiste Maurice Audin, torturé et assassiné par l’armée française pendant la guerre d’Algérie, en 1957. Elle avait seulement trois ans. Il avait eu le temps de lui apprendre à lire, à écrire, et à compter, un peu.
Ce sont les chiffres qu’elle explore d’abord, brillante mathématicienne et spécialiste de la géométrie symplectique et professeure à l’Institut de recherche mathématique avancée de Strasbourg à partir de 1987. Pour sa « contribution à la recherche fondamentale en mathématique et à la popularisation de cette discipline », le président de la République Nicolas Sarkozy lui propose en 2008 la Légion d’honneur. Michèle Audin la refuse aussi sec. La raison ? Un an auparavant, sa mère Josette Audin avait écrit à l’Élysée, demandant que vérité soit faite sur le meurtre de Maurice Audin, dont le corps et les assassins n’ont jamais été retrouvés. Le chef de l’État n’avait même pas daigné répondre. Il faudra attendre 2018 pour qu’Emmanuel Macron reconnaisse enfin la responsabilité de l’État et de l’armée française dans ce crime colonial. Une victoire à l’issue de la si longue quête de la famille Audin pour la justice, même si bien des zones d’ombre demeurent.
Membre de l’Oulipo
Plus tôt, en 2013, Michèle Audin avait écrit Une vie brève (Gallimard – Collection l’Arbalète), récit pudique consacré à ce père assassiné à 25 ans, et ce qu’il reste de lui tel qu’il était. « Ni le martyr, ni sa mort, ni sa disparition ne sont le sujet de ce livre. C’est au contraire de la vie, de sa vie, dont toutes les traces n’ont pas disparu, que j’entends vous parler ici », racontait-elle.. Mais c’est son tout premier récit, sur Sofia Kovalevskaïa, grande mathématicienne victime de sexisme, qui lui vaut immédiatement d’être repérée par l’Oulipo, l’ouvroir de littérature potentielle fondé par Queneau, où elle est élue en 2009.
Dès lors, Michèle Audin s’autorise toutes les audaces, en croisant prose et arithmétique, en inventant la très géométrique contrainte littéraire de Pascal et en usant d’onzine et de sixtine, jusqu’au roman La formule de Stokes(Cassini, 2016), où l’héroïne est carrément une formule mathématique ! À l’entrelacement des disciplines, va très vite s’ajouter celui des époques. Passé, présent et futur sont des temps métissés. Michèle Audin, prise de passion par la Commune de Paris, y consacre à la fois des romans, des travaux d’historienne, et un blog passionnant, d’une érudition phénoménale, reprenant le fil de la révolution de 1871 en la racontant au jour le jour pour le cent-cinquantenaire de la Commune, en 2021. Une entreprise titanesque, qui avait trouvé écho sur le site de l’Humanité, avec une chronique quotidienne.
Avec le peuple de 1871
D’où lui venait cet intérêt ? D’elle-même, Michèle Audin faisait le lien avec ses parents et l’Algérie. « J’ai été élevée dans une famille communiste. Une certaine idée de la Commune de Paris faisait partie de la culture ! », nous lançait-elle en 2021. Ou encore : « Comme l’a dit l’homme responsable du massacre des communards : » Le sol de Paris est jonché de leurs cadavres. Ce spectacle affreux servira de leçon, il faut l’espérer, aux insurgés qui osaient se déclarer partisans de la Commune. «Il s’agissait de terroriser la population, pour interdire d’autres insurrections. C’est analogue, par exemple, aux massacres menés en Algérie, eux aussi par l’armée française, à Sétif et Guelma en mai 1945. »
C’est aussi le peuple révolutionnaire de 1871, son ambition démocratique et sociale qui happe Michèle Audin, ce peuple en mouvement du roman Comme une rivière bleue(Gallimard, 2017). Ce peuple vaincu qui se cache après la défaite dans Josée Meunier, 19 rue des Juifs (Gallimard, 2021), où l’écrivaine, à la manière de Georges Perec, « épuise » la litanie méticuleuse d’une perquisition, et décortique la vie d’un immeuble, d’un appartement à l’autre, et d’une révolution à l’autre : 1830, 1848, 1871… Ici, elle invente une histoire d’amour au sujet d’un personnage réel, Albert Theisz, délégué à la poste de la Commune de Paris, et témoin de mariage entre Charles Longuet et Jenny Marx.
Historienne de la Semaine sanglante
Sa rigueur toute mathématique la pousse parallèlement à devenir pleinement et très efficacement historienne. Michèle Audin avait déjà édité des textes d’Eugène Varlin, publiés en intégralité pour la première fois grâce à elle (Libertalia 2019). Elle avait aussi exhumé les lettres d’Alix Payen, ambulancière de la Commune (2020). Mais en 2021, elle se lance, avec l’ouvrage La semaine sanglante, dans un décompte précis des victimes. « Bizarrement, personne n’a fait cette histoire depuis Du Camp et Pelletan (1879-1880). À part une revitalisation des comptes de Du Camp par Tombs aussi tardivement qu’en 2010 », s’étonnait-elle alors.
La voilà plongée dans les archives, les registres de chaque cimetière, les documents des pompes funèbres. « On s’aperçoit vite qu’il n’est pas possible d’arrêter de « compter les morts » le 30 mai, comme l’ont fait Du Camp, puis Tombs. Par exemple, rien qu’au cimetière Montmartre, arrivent, le 31 mai, 492 nouveaux corps d’inconnus », signale-t-elle, avant de calculer, registres à l’appui, que 10 000 personnes ont été inhumées « pendant et après » la Semaine sanglante. À la fin, Michèle Audin est formelle : « il y a eu certainement 15 000 morts » lors de la répression versaillaise. Tout chiffre en dessous n’est pas sérieux.
Elle était la fois discrète, respectueuse et directe, sans filtre quand elle avait quelque chose à dire. Michèle Audin avait publié une belle géographie des luttes avec Paris, Boulevard Voltaire (Gallimard, L’arbalète) et s’était penchée sur le quotidien de Strasbourg sous l’Occupation, avec La maison hantée(Les éditions de minuit). Une capitale alsacienne qu’elle connaissait bien et où elle est morte. Elle avait 71 ans, 71 comme l’année de la Commune. Aurélien Soucheyre
À lire, paru dans L’Humanité, un autre article d’Aurélien Soucheyre : « Michèle Audin, l’une des plus justes continuatrices de Perec, l’hommage de son éditeur Thomas Simonnet ».
Lors de la publication d’une série d’articles sur La Commune de Paris ( du 22/03 au 31/05/2021), Chantiers de culture avait interrogé Michèle Audin sur les références et la pertinence de certains livres parus à l’occasion du 150ème anniversaire de l’événement. Elle avait répondu au courriel, le 16/04/21, avec le ton naturel et direct qui la caractérisait si bien : « Merci pour votre appréciation sur mon blog… Si vous n’avez rien trouvé sur ces livres, c’est simplement qu’il n’y a rien : je ne mentionne que les livres que j’ai utilisés dans tel ou tel article, et je n’utilise que des livres que j’ai lus. Mais je n’utilise pas tout ce que j’ai lu. Et, bien entendu, je n’ai pas tout lu ! Merci, en tout cas, pour les indications que vous me communiquez. Salut & égalité, Michèle Audin ». Une belle et grande figure des sciences et des lettres nous a quitté, une remarquable mathématicienne et flamboyanteécrivaine, une plume à l’écoute de l’Histoire et pétrie d’humanisme. Yonnel Liégeois
Sur France 4, le 16/11 à 22h20, la metteure en scène Catherine Schaub propose Le village des sourds. Sous la plume de Léonore Confino, un conte d’une naïveté déconcertante mais d’une puissance fulgurante ! Entre perte des mots et découverte des signes, une sourde histoire de langue en terre polaire.
Au pays d’Okionuk, village du bout du monde perdu dans la blanche froidure, une tradition perdure : pour braver les six mois de la longue nuit, les habitants ont coutume de se se réchauffer collés-serrés sous la yourte collective. Pour écouter histoires du jour et contes ancestraux, partager ces paroles qui fondent une communauté… Sur cette terre inconnue des routes commerciales, l’argent n’existe pas, le langage est seule richesse, les mots seule monnaie d’échange. Youma, une gamine de quatorze ans, s’étiole pourtant de tristesse, confinée dans la solitude et un silence mortifère : elle est sourde ! Jusqu’au jour où son grand-père, tendrement aimant et ému, parte à la conquête du langage des signes dans un village reculé et l’enseigne à sa petite-fille.
Bien emmitouflée et campée au faîte de l’igloo, Youma nous conte alors une bien étrange histoire. En langue des signes évidemment, hypnotique danse des mains et des lèvres, traduite par son complice lui-aussi hardiment perché : son bonheur d’abord de pouvoir communiquer sensations et émotions, sa douleur ensuite de voir son Village des sourds sombrer dans la violence et la cupidité. Un vil marchand d’illusions s’est installé depuis peu sur la place, proposant « marchandises inutiles mais indispensables » contre une liste de mots plus ou moins fournie. Cinquante « gros mots » payés par un enfant contre un train électrique, cent mots du quotidien en échange d’un grille-pain, deux cent mots compliqués mais peu usités contre un poêle de maison : avec interdiction de les prononcer à nouveau, sous peine de lourdes sanctions ! Et tout à l’avenant au point que les habitants, en manque de vocabulaire, ne parviennent plus à se parler. Pire, faute de mots, ils en viennent aux mains…
Formidables de regards complices à ne point devoir se quitter des yeux, Ariana-Suelen Rivoire et Jérôme Kircher nous comblent de plaisir en ce pays des trolls. Entre la comédienne sourde et son partenaire de jeu, du naturel glacé au feu des mots, le conte aussi naïf que déconcertant impose sa vérité, fulgurante, à l’oreille de l’auditoire : quel avenir pour une humanité en manque de dialogue ? Quel appauvrissement culturel pour un peuple qui perd sa langue et ses coutumes ancestrales ? Quel déclin de civilisation, lorsque la parole ne parvient plus à exorciser les conflits ? Des questions à forte teneur philosophique, à hauteur d’enfants, qui interpellent ô combien les grands… Créée en résidence à la Maison de la culture de Nevers (58), une mise en scène de Catherine Schaub joliment dessinée, un texte puissamment évocateur de Léonore Confino, l’une et l’autre solidaires pour enchanter et embrasser la différence : sourds ou entendants, d’ici ou d’ailleurs, florilège de peaux et de mots, frères et sœurs en humanité, la diversité nous enrichit ! Yonnel Liégeois
Le village des sourds, Catherine Schaub et Léonore Confino : Le 16/11 à 22h20, France 4. Disponible jusqu’au 30/05/26, sur le site france.tv. Le texte est publié aux éditions Actes Sud-Papiers (96 p., 15€).
Au studio des Mathurins (75), Ismaël Saidi présente Jérusalem. La pièce, mise en scène et interprétée par l’auteur, est un plaidoyer pour la paix. Dans la lignée de Djiad, son précédent spectacle à succès.
Sur le plateau nu, un homme se lamente. Il a perdu son procès, il doit dans quelques minutes remettre les clés de la demeure à sa nouvelle propriétaire. La vieille petite maison se trouve à Sheikh Jarrah, quartier de Jérusalem-Est. Shahid et Delphine Lachance (Ismaël Saidi et Inès Weill-Rochant en alternance avec Fiona Lévy) sont des inconnus l’un pour l’autre. Et chacun se dit convaincu de ses droits car il s’agit, clament-ils en chœur, de la maison de leurs ancêtres. Sur ce canevas souvent drôle, Ismaël Saidi a imaginé, à l’occasion d’une éclipse du soleil, une aventure assez fantastique. Le texte est de 2022, mais le drame actuel qui plonge cette partie du monde dans une actualité incertaine, dans le désespoir, lui confère une force supplémentaire.
Sur la scène, le dialogue permet de se comprendre, de s’entendre. Et du passé jaillit la lumière du présent. Voilà que deux revenants prennent la parole. Ruth et Al Qodsi, par la bouche de Delphine et Shahid, donnent à comprendre le passé sombre qui d’une certaine façon les unit. Tous deux se souviennent de la bonne entente des hommes et des femmes d’alors, qui partageaient les mêmes terres à défaut d’avoir épousé la même religion. Mais le respect de chacun faisait que tous vivaient en bonne harmonie.
Shoah et Nakba
Ruth est une rescapée de la Shoah, et Al Qodsi un exilé de la Nakba (l’exode palestinien de 1948). Tous deux ont souffert, et espéré la paix et la fraternité humaine. À travers ces personnages, explique l’auteur, « deux douleurs s’affrontent mais ne se hiérarchisent pas ». Loin de toute « compétition victimaire ». Né en 1976 à Bruxelles, Ismaël Saidi a été policier avant de se laisser séduire par l’écriture. Son premier grand succès dans les pays francophones, Djihad en 2014, mettait en présence trois garçons enrôlés par des fanatiques et se retrouvant armes au poing à Homs en Syrie, sans comprendre grand-chose à leur aventure. Agissant au nom, tentaient-ils de dire, de la défense d’un coran… qu’ils n’avaient jamais lu.
Avec un humour dévastateur, Saïdi démontait la mécanique. Ont suivi d’autres temps forts de cette saga, comme Géhenne ou encore Tribulations d’un musulman d’ici. Avec Jérusalem, la visée est toujours la même : contribuer à dire avec conviction combien le dialogue et la connaissance sont nécessaires, mais aussi que « sans mémoire il ne peut y avoir de paix ». Gérald Rossi
Jérusalem, Ismaël Saidi : Jusqu’au 31/12, les mercredi et jeudi à 19h. Théâtre des Mathurins, 36 rue des Mathurins, 75008 Paris (Tél. : 01.42.65.90.00).
En diverses communes de la Somme, sous l’égide de la Maison de la culture d’Amiens (80),Jean-Pierre Bodin interprète Le banquet de la Sainte Cécile. En complicité avec François Chattot, l’histoire de la fanfare municipale de Chauvigny en Poitou-Charentes ! Entre humour et humanité, un spectacle hautement festif et hilarant.
Une grande table à la nappe blanche, quelques verres de bon rouge posés de-ci de-là, d’autres en attente d’être remplis : à n’en point douter, la soirée sera bien arrosée ! D’un concert l’autre, de pause en pause, l’évidence s’impose : outre un gosier souvent à sec, ils ont la descente facile, les membres de la fanfare de Chauvigny ! Ce n’est point un souci pour le chef de l’harmonie municipale. Son exigence première ? « Vous faîtes ce que vous voulez pendant le morceau, mais à la fin on s’arrête tous en même temps », les adjure-t-il ! Depuis la représentation du spectacle au festival d’Avignon en 1994, le temps a filé, crinière et barbe blanches désormais, Jean-Pierre Bodin n’a pourtant rien perdu de sa verve enjouée. Ni les souvenirs de sa jeunesse poitevine quand lui-même, sax alto au bec, déambulait dans les rues de Chauvigny (chef-lieu de canton, département de la Vienne, 7000 habitants) et jouait de concert, chaque 11 novembre, devant le monument aux morts… Une histoire fort patriotique, mais quelque peu éthylique entre fausses notes et vraies chienlits, dont il nous narre l’épopée collective à grandes rasades de rire. Pour fêter son trentième anniversaire, après plus de 1000 représentations à guichet fermé, le spectacle s’était posé en son lieu de création : le théâtre Charles Trenet de Chauvigny ! Un succès jamais démenti, c’est encore et toujours avec bonheur que le public trinque à cette randonnée musicale et langagière !
Ses copains d’avant, Jean-Pierre Bodin nous en dresse un portrait aussi hilarant qu’attachant. Le verbe cru, à défaut d’être bien bu (!), ne masquant aucune de leurs faiblesses mais tissant une belle bordée de camaraderie, tous fiers de défiler, tous derrière et lui devant, fiers de s’en venir répéter pour mieux picoler et rigoler. Manque juste à l’appel monsieur le curé… Se retrouvent là le boucher, le pharmacien, le boulanger, l’épicier et bien d’autres qui, sans oublier femmes et enfants, embellissent les amours et nourrissent les querelles entre citoyens d’une petite ville de province. Pour rien au monde pourtant, ils ne manqueraient le banquet de la Sainte Cécile, cette soirée festive en l’honneur de la patronne des musiciens ! L’occasion pour notre conteur émérite de s’épancher sur les dons incertains de ces compères instrumentistes à la technique douteuse et au solfège rebelle dont répétitions et prestations ressemblent à tout, sauf à un long concert tranquille ! Toutes générations entremêlées, un portrait de groupe qui sent bon le terroir : gilets jaunes au rond-point, rassemblement place de la mairie ou au champ de foire, voisins-voisines conviés à la salle des fêtes, « celle qui sert à tout, qui sert à rin » selon un autre conteur poitevin, Yannick Jaulin…
Perclus ou fringants, vieux croûtons ou jeunes enfants, pressez-vous à la table du banquet, une soirée mémorable entre humour et convivialité à l’écoute d’un comédien de haut vol ! Qui déploie sa folle partition du marais poitevin en baie de Somme avec une extrême tendresse, dévoilant une portée de rêves et délires qui est nourriture terrestre à tout humain, même s’il n’est pas musicien. Citadine ou rurale, une chronique des terres profondes. Fanfare locale sur le plateau pour clore les ébats, sans hésiter, un spectacle à déguster cul sec ! Yonnel Liégeois
Le banquet de la Sainte Cécile, Jean-Pierre Bodin : Jusqu’au 22/11. Glisy – Salle Saint Exupéry, le 13/11 · 20h30. Molliens-Dreuil, le 14/11 · 20h30. Nibas – Salle Pierre Wattebled, le 16/11 · 17h. Boves – salle des fêtes, le 18/11 · 20h. Albert – Zèbre, le 21/11 · 20h30. MCA/New Dreams, le 22/11 · 18h30. La MCA, 2 place Léon Gontier, 80000 Amiens (Tél. : 03.22.97.79.77).
Le banquet de la Sainte Cécile, de Jean-Pierre Bodin et François Chattot, préface de Jean-Louis Hourdin (Association des publications chauvinoises, 59 p., 9€90).
« Au début, nous croyions qu’il ne portait en lui qu’une génération de Chauvinois, l’ambiance d’une petite ville du Poitou, certes de belle manière. Aujourd’hui, nous savons que le monde de Jean-Pierre Bodin est universel, ses regards partagés par chaque harmonie du monde francophone. Il a réalisé dans son spectacle le rêve de tous les ethnologues : décrire, fixer le comportement d’une société. Le rêve de tous les poètes : donner à entendre un monde nouveau que chacun reconnaît. Le rêve de tous les comédiens : transporter ses sœurs et frères humains l’espace d’un moment, dans un temps hors du temps, celui de l’artiste. Nous devons à Bodin et Chattot un récit de bonheur, un regard amusé et sensible sur les joies et les peines estompées des musiciens du banquet de la Sainte-Cécile. L’humanisme dont se repaissent les politiques est ici montré et nourri avec simplicité, connivence, offert comme un cadeau aux lecteurs avides de joies simples ». Max Aubrun
« Conteur de génie et comédien généreux, Jean-Pierre Bodin dépeint avec plaisir le quotidien pittoresque de la fanfare municipale de son enfance. Saxophoniste, il était de toutes les fêtes, de tous les défilés, partageant l’amitié fraternelle et festive de ces musiciens au solfège approximatif. Le récit d’événements ordinaires racontés avec naïveté et sérieux, ingrédients d’un comique subtil, qui embarque le public jusqu’au bouquet final. Créé par l’auteur en 1994 sur des bases autobiographiques, Le Banquet de la Sainte-Cécile renoue avec une tradition orale, la mémoire d’une France dite profonde. Un spectacle tendre et cocasse, rempli d’une humanité bienfaitrice. Culte ! ».L’équinoxe, Scène nationale de Châteauroux
« Quelle malice pour ressusciter, avec verve et tendresse, ces figures villageoises rabelaisiennes. De l’humour rural. Cela existe. Avec quelle ruse ! […] Jean-Pierre Bodin a un charme fou, l’œil brillant, un sens irrésistible de l’effet dans l’art du conteur ».Jean-Pierre Léonardini – L’Humanité
« Jean-Pierre Bodin réussit parfaitement son solo riche en personnages attachants et agaçants (…) On est un peu de la famille, jamais tout à fait seul. De concert avec le destin peu ordinaire de ceux d’en bas et de ceux d’en haut ».Robert Migliorini –La Croix
« Quelle histoire ! Que Jean-Pierre Bodin égrène à merveille, lui qui tint réellement, de 6 à 26 ans, le saxo alto de l’harmonie de Chauvigny. Avec gourmandise, il se souvient de tout (…) Aller les rejoindre l’espace d’un soir réchauffe le cœur, réveille en chacun sa mémoire provinciale, ses racines familiales... » Fabienne Pascaud –Télérama
« Chaque personnage est campé avec courtoisie et insolence : une leçon de tolérance, voire de civisme, qui resserre les liens de la communauté de façon exquise ». Fabienne Arvers –L’Express
« Bodin, seul en scène et un verre de vin à la main, (…) a une façon aussi drôle que diabolique de nous croquer ces dizaines d’individus formant l’harmonie, chacun dans son jus. C’est merveilleusement écrit et joué ». Jean-Pierre Thibaudat – Médiapart
« Un théâtre pictural et champêtre. Bodin renoue avec une tradition orale, courroie de transmission de la mémoire d’une France dite profonde et surtout rurale. Les couacs de l’harmonie ne sont pas épargnés et rendent encore plus réjouissante la performance ». V. Klein – Les inrockuptibles
« Au banquet de l’harmonie municipale de Chauvigny, ils étaient tous là ! C’est un fragment d’humanité qui apparaît dans ce spectacle généreux, tendre et surtout terriblement cocasse (…) Jean-Pierre Bodin croque et raconte les gens qui ont rempli son enfance au détour des rues, au hasard des conversations de café, au sein de l’harmonie. Bref, ceux qui l’ont marqué en bonheur, en beauté ». Hugues Letanneur – Le Monde
« Bodin: le « raconteur » mirobolant. Il (Jean-Pierre Bodin) est au centre de l’histoire la plus incroyable qui se soit développée dans le monde du théâtre ces dernières années. Il est l’inventeur et l’acteur d’un spectacle culte ! »Armelle Héliot – Le Figaro
« Une merveilleuse et drolatique photographie de la France profonde. Tous ces gens-là, nous les connaissons, nous avons leurs doubles dans nos familles. Jean-Pierre Bodin brosse un tableau de la vie en province, dont le style oscille entre la gentillesse rieuse d’un Doisneau et la rosserie énorme d’un Dubout ».Gilles Costaz – Les Echos
« Le banquet de la Sainte Cécile avec l’ami Bodin, un grand moment de complicité, de tendresse, d’humour et de convivialité : l’histoire d’une fanfare dans un petit bourg, comme jamais elle ne vous sera narrée. Une soirée qui se termine habituellement en musique et autour d’un petit verre ! » Yonnel Liégeois – Chantiers de culture