Il y a près de vingt-cinq ans déjà, c’était le 15 avril 1989, Bernard-Marie Koltès quittait le devant de la scène… Un grand dramaturge, trop tôt disparu, dont les planches françaises et internationales ne cessent de monter les œuvres.
Emporté par le sida à l’âge de 41 ans, au sommet d’une notoriété enfin reconnue par ses pairs, le dramaturge aurait sûrement été surpris de l’ampleur de l’événement qui fut organisé en 2009 par sa ville natale : l’intégralité de ses textes lus ou joués par les plus grands noms de la scène française et européenne ! Si Koltès ne fut jamais un fervent défenseur de sa terre de naissance, c’est peu dire combien son œuvre rayonne aujourd’hui bien au-delà de Metz, au-delà de la ville – citadelle ou de la ville – garnison selon les clichés en usage. Venues d’Europe de l’Est, d’Espagne et de France, mais aussi d’Afrique, de multiples compagnies s’étaient à l’époque donné rendez-vous en ce lieu, sous la houlette de Michel Didym, le directeur artistique de l’événement et aujourd’hui directeur du CDN Nancy-Lorraine, pour faire entendre en de multiples langues colorées le verbe “ koltésien ” déjà largement ouvert au mélange des idiomes.
En 1999 déjà, Michel Didym avait tenté et osé un premier hommage à l’enfant de Metz en proposant cinq textes du “ poète des marges ”, comme certains commentateurs surnomment Bernard-Marie Koltès. “ Metz et Koltès, c’est une grande histoire, presque une histoire de légende ”, souligne le metteur en scène, “ puisque d’aucuns ont pu affirmer que Metz le détestait, et réciproquement ”. Était-il le “ Messin malgré lui ” ? Koltès a vécu plein de belles choses ici, plein d’expériences théâtrales durant sa jeunesse, il ne faut jamais l’oublier. Avant sa rencontre avec Maria Casarès, prodigieuse dans la Médée mise en scène par Jorge Lavelli à Strasbourg… Certes un père militaire, de droite évidemment, des études dans un lycée, de droite évidemment : c’est la vie de province en fait, et qui aime bien châtie bien ”, commente sans fioriture Michel Didym.
De l’Est étouffant sous les conformismes sociaux et familiaux, Koltès tourne très vite son regard ailleurs, vers le grand Ouest, celui de l’Afrique puis des Amériques. Au traumatisme des guerres d’Indochine et d’Algérie vécues par un père officier, s’ajoutent au fil de ses voyages la critique acérée d’une société dont le fils honnit les codes, un regard toujours plus exacerbé sur ces colons et blancs, “ exploiteurs et racistes ”. De cette expérience, surgiront deux textes flamboyants, éblouissants dans leur âpreté et leur radicalisme, “ Le retour au désert ” et “ Combat de Nègre et de chiens ”. Une pièce qui fait fureur en 1983 sur le plateau du théâtre de Nanterre-Les Amandiers : pour inaugurer sa prise de fonction à la direction du lieu, Patrice Chéreau a décidé d’ouvrir la saison avec cette œuvre et cet auteur méconnu des spécialistes et du grand public. Un triomphe qui attire les foules et divise la critique dans une nouvelle bataille d’Hernani… En tout cas, le “ Combat ” ne laisse personne indifférent et fait rage en coulisses. D’emblée, Koltès imposait sur scène les personnages récurrents à l’ensemble de son théâtre : les noirs et les arabes, les exploités et les prolétaires, les parias et les exclus de la société, les truands et les prostituées, les “ serial killer ” et les dealers. “ Une œuvre scandaleuse ”, selon François Koltès, le frère de l’écrivain qui veille sur l’héritage littéraire, “ parce qu’elle évoque tous ceux qui n’ont pas leur place dans ce monde ”.
Koltès aujourd’hui, l’un des dramaturges français les plus traduits et les plus joués dans le monde ? c’est la “ déflagration ” selon le mot de Didym. “ À travers cette intégrale, je voulais montrer cette richesse inouïe et cet intérêt majeur à entendre un auteur dans ses balbutiements autant que dans sa complexité ”. Un dramaturge qui mêle les formes et les genres, du drame bourgeois au cantique des cantiques, de la tragédie à l’absurde, du pathétique au comique… Dans “ Une part de ma vie ”, le recueil des entretiens qu’il accorda à la presse écrite, Koltès manie la contradiction avec jubilation, exposant surtout son point de vue, sévère et parfois désabusé, sur l’état du monde et de notre société. Avec cependant cette conviction de fond qu’il ne reniera jamais : “ être capable toute ma vie de prendre des risques et ne jamais vouloir m’arrêter en chemin… ”. Et d’écrire à sa mère tant aimée, en 1968, alors qu’il est à la veille de se mettre au service du théâtre, “ je crois en avoir pesé tous les dangers, en avoir mesuré les “ inconvénients ”. Et pourtant, je prends ce risque avec bonheur, malgré le gouffre qui me guette si j’échoue… Je le sais. Mais pour cela, vais-je renoncer à l’espoir d’une vie pleine à déborder, d’une raison de vivre au sens plein du terme ? Renoncerai-je à tout ce que je peux apporter, si minimum cela soit-il, à tant de gens ? ”.
Koltès ne renoncera jamais. Malgré les difficultés du passage à l’écriture, malgré les soucis financiers et domestiques de l’existence, malgré les incompréhensions et contre-sens que suscite souvent son travail, soutenu au fil de son itinéraire par des hommes d’exception : Hubert Gignoux et le TNS de Strasbourg, Lucien Attoun et le Théâtre Ouvert à Paris, Patrice Chéreau et les Amandiers de Nanterre… Pour composer au final, d’une pièce à l’autre, cette symphonie tragique de l’existence qui touche autant au cœur qu’au ventre. Qui bouscule, interroge, provoque, pervertit et sublime tout à la fois et l’homme et son destin… Le théâtre de Koltès tient autant de la vie réelle que fantasmée. Une subversion des codes, donnant parfois l’illusion d’ennoblir la bassesse et d’engrosser les valeurs, pour placer chacun devant ses choix de vie. Tenant haut le beau et le pur au cœur de la noirceur absolue, presque une nouvelle mystique laïque, “ le tout porté par une langue magnifique, lyrique et sauvage comme peut l’être notre temps ”, ainsi que le note avec justesse Brigitte Salino dans la première biographie consacrée à Koltès. Du théâtre d’exception, autant à lire qu’à voir. Yonnel Liégeois
À lire : “ Une part de ma vie, entretiens (1983-1989) ”, de B.M. Koltès (Éd. De Minuit, 155 p., 11,45 €). “ Bernard-Marie Koltès ”, de Brigitte Salino (Stock, 352 p., 21,50 €). “ Pour Koltès ”, de François Bon (Les Solitaires Intempestifs, 76 p., 8,99 €).
Un homme, une ville
“ C’était la première fois, en 2009, que la ville de Metz célébrait l’enfant du pays avec une telle envergure ”, souligne Antoine Fonte, le maire-adjoint à la culture. Pour l’élu de gauche, ancien sidérurgiste et militant syndical à la CGT, l’événement marque une véritable rupture avec l’équipe municipale précédente et concrétise l’évolution de sa ville dans une politique de démocratisation culturelle. “ Koltès ? Un humaniste, un antiraciste, un subversif dans ses écrits et sa vie… En remettant un auteur aussi riche au devant de la scène, Metz bascule enfin dans une autre époque, celle de la modernité. Metz s’affiche comme une authentique ville ouverte : une ouverture au champ des possibles entre lien social et proposition culturelle, une ouverture au spectacle vivant et à l’art sous toutes ses formes ”. Y.L.