Bailly, un voyageur dépaysé…

Même en des temps obscurcis, il existe des lectures lumineuses, tel Le dépaysement que publie Jean-Christophe Bailly au Seuil. Sous-titré Voyages en France, l’entreprise n’était pourtant pas sans risque. Son sujet en effet n’est rien moins que la France.

« Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs. » La question est donc clairement celle de l’identité que l’actualité politique la plus récente ne cesse de faire resurgir. Pour démêler l’écheveau de signes enchevêtrés formé par la géographie et l’histoire, les paysages et les gens, Jean-Christophe Bailly a décidé de visiter ou de revisiter le pays. Dans Le dépaysement, voyages en France (Points-Seuil, 494 p., 8€10) il se fait donc voyageur sensible, renonçant à l’abstraction pour ne se fier qu’à ses impressions et au terrain où elles prennent naissance. Ici, les terres à betteraves du Nord, le cimetière de Toul, la synagogue de Delme, les jardins ouvriers de Saint-Étienne, la gare de Culoz ou le familistère de Guise. Là, la Bretagne et son avancée téméraire dans l’océan, ailleurs, les Pyrénées qui, on le sait depuis Pascal – vérité en deçà, erreur au-delà ‑, sont une barrière pas seulement géographique…

9782020974936La méthode est vagabonde et le regard engagé. L’auteur éprouve la porosité des frontières, l’incertitude des limites, les écarts entre Nord et Midi, explore les couches de sédimentation de la conscience historique, brasse quantité de lieux, de noms et d’histoires, relève les traces multiples et contrastées qu’y ont laissées tous ceux qui y ont vécu. Ces variations sur le motif ne prétendent pas épuiser les lieux, mais sont portées par ce qu’ils offrent comme prise, comme support à la rêverie, aux sensations, à la réflexion quitte à ce que ceux-là comme celle-ci nous emmènent très loin de l’endroit qui les a vus naître. On y voit donc la pensée à l’œuvre : comment elle surgit, puis se déploie, bifurque, embrasse, questionne. Et tâche de trouver des réponses. A cette question simple d’abord : comment rassembler sous le même nom des ensembles aux tonalités aussi extraordinairement divergentes ? Les réponses sont aussi stimulantes que les découvertes. Contentons-nous de dire qu’elles sont aux antipodes de la vulgate régressive qui voudrait imposer une vision univoque de la France : « Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir d’identité française arrêtée et délimitable ». Pour le voyageur en effet le dépaysement est la règle. Aucun lieu n’enserre parfaitement ce qu’il semble circonscrire, chaque espace est toujours débordé par ce qu’il contient en apparence. Parfaitement localisable, il reste insaisissable en termes d’essence et d’identité.

Ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait plus rien derrière le mot « France » qui ne serait qu’un signe survivant d’un signifié volatilisé. « Au fond, la France serait d’abord une habitude prise par ceux que l’on appelle les Français », nous dit Bailly : « un corps de comportements, un corpus de références et de schèmes récurrents inscrits dans une langue qui les énonce et les renouvelle, mais rien de plus, rien qui serait comme une essence configurant un destin. » Ce qui est loin d’être un amenuisement mais bien plutôt une ouverture : « l’ouverture même dont le national pourrait être le seuil, en France et partout ailleurs ». Cette pensée du « seuil » qui ne nie ni le dedans ni le dehors mais qui ouvre l’un sur l’autre n’est-elle pas, en ces temps de repli, la plus juste et la plus prometteuse définition que nous puissions donner du politique ?

C’est plus frais qu’Onfray et c’est à lire d’urgence. Jean-François Jousselin

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