Il est paru récemment un petit livre réjouissant et fort instructif quoique un peu inquiétant. Mystérieusement intitulé 6 et malicieusement « traduit du binaire par Ervin Karp », il est la confession d’une des vedettes du New York Stock Exchange (NYSE), la Bourse de New York.
Une star sans tête ni visage qui ne goûte guère les limousines et ne dîne pas dans les restaurants quatre étoiles. Accro au boulot, elle travaille sans relâche de 9 h 30 à 16 heures dans un bureau grand comme sept stades de football américain, situé au 1700 MacArthur Boulevard, à Mahwah, au nord-ouest de New York. Elle, c’est Sniper, un algorithme du Crédit suisse. C’est même le top du top des algorithmes, ces programmes informatiques sophistiqués qui exécutent automatiquement des millions de transactions par seconde et qui, depuis le début de la crise, envahissent les marchés financiers. Des machines hyper-performantes qui pourtant ne sont pas à l’abri d’un bug. Comme ce jour d’août 2012 qui vit Knight Capital, l’un des plus gros courtiers du NYSE – 15 % du marché à lui tout seul –, perdre quelque 440 millions de dollars et 70 % de sa valeur en Bourse en moins d’une heure à cause d’un robot fou qui, en phase de test, s’est mis à acheter au plus haut pour revendre au plus bas de vraies valeurs avec de vrais dollars… Le hasard ne fait pas toujours bien les choses.
Une loi minimaliste
Mais lisez et vous comprendrez vite que Sniper et ses compères Sumo, Guerrilla, Iceberg ou Shark ont encore de beaux jours devant eux. Et ce n’est pas la récente loi de régulation bancaire adoptée par l’Assemblée nationale qui risque de les mettre au chômage. Certes, la loi met un frein au trading haute fréquence. Elle interdit ainsi d’annuler une opération moins d’une demi-seconde après l’avoir passée comme elle interdit l’annulation de plus de 80 % des ordres passés dans une même journée. Le coup de frein est cependant tout relatif puisque ces interdictions ne concernent pas les activités dites de « tenue de marché » qui représentent près de 90 % des opérations de ces automates… Tout cela peut sembler anecdotique. Sauf que ces mesures sont emblématiques du caractère minimaliste d’une loi qui, prétendant « remettre la finance au service de l’économie réelle », ne touche à quasiment aucune des activités spéculatives des banques.
Humains contre algorithmes
Sans rentrer dans les détails, précisons que la loi dite de séparation ne sépare rien du tout. Elle se contente de « cantonner » dans une filiale un certain nombre d’activités risquées. Et quel est le critère utilisé pour juger si une activité doit être filialisée ou pas ? L’utilité. Et qu’est-ce qu’une activité utile ? C’est, nous dit le texte, une activité réalisée avec un client. Fort de quoi, ni la spéculation sur les produits dérivés, ni celle sur les matières premières agricoles n’auront besoin d’être cantonnées pourvu qu’elles soient effectuées pour le compte d’un tiers. Elles pourront donc continuer d’être alimentées par le crédit lié aux dépôts des usagers, la création monétaire et bénéficier de la garantie de l’État… Le gouvernement, bien sûr, n’ignore rien de la faiblesse de la loi. Bercy justifie même cette modération : « Une réforme d’ampleur aurait défavorisé les banques françaises ». L’argument est conforme à « l’empire de la nécessité », cet ultima ratio de toute politique, qui ne cesse d’étendre son ombre sur l’Europe. Mais gare. Comme les algorithmes vagabonds sont le signe de la révolte possible des machines, les résultats surprises d’élections ou de référendums indiquent assez clairement que les humains ne sont pas résignés à perdre la main. Jean-François Jousselin
« 6 », de Ervin Karp. Ed. Zones sensibles, 120 p., 12€06.