Si un soir ça vous fait « d’un coup mal de devoir toujours renfermer en vous-même ce que vous avez sur le cœur, prenez du papier et une plume »… Telle est, dans « La condition ouvrière », l’invitation lancée par Simone Weil, l’une des premières intellectuelles, philosophe, à s’établir à l’usine pour en écrire les conditions de l’intérieur. Dans « Le corps à l’ouvrage », Thierry Pillon tire instruction d’un large corpus de textes relevant de cette dynamique d’écriture.
Des textes d’ouvriers mais aussi ceux de femmes et d’hommes venant d’autres horizons et qui, comme Simone Weill, témoigneront de façon poignante de la vie ouvrière et qu’on appellera « les établis » à la suite du récit de Robert Linhart. Animés de convictions politiques, sociales, philosophiques ou religieuses fortes, ils partageront l’expérience du travail ouvrier, éprouveront physiquement son évidence pour quelques mois durant, parfois plusieurs années voire leur vie entière. Les textes retenus courent sur l’ensemble du XXe siècle, qui n’est pas si loin derrière nous. Certains sont peu connus ou oubliés, ils proviennent du travail usinier ou minier, l’écriture féminine y tient bonne et très souvent belle place. Ces écrits sont pris comme une source documentaire. L’auteur ne cherche pas tant à y retrouver le descriptif des conditions de travail qu’à y débusquer les notations sensibles. C’est là l’apport essentiel et la richesse de son étude.
Il ne s’agit pas d’une compilation faisant recueil exhaustif. Nous sommes face à des extraits courts, vifs, suggestifs. Se juxtaposant, s’imbriquant comme dans un puzzle et faisant dès lors comme un texte unique, collectif, se tissant de la subjectivité des témoins sans rien perdre de la singularité des sensibilités et des écritures, selon la spécificité des métiers et des époques.Cette mise en regard des récits permet de lire ce qui se transforme à chacune des périodes du développement industriel, ce qui perdure tout du long. Gestes et postures, rêves, chaleur, bruits, attention, vitesse, intimité avec les outils, silence, milieu, odeurs, plaisanteries, désirs, initiations, plaisirs : tels sont quelques-uns des thèmes qui se font écho pour brosser comme une sorte de lexique du sensible des corps à l’ouvrage.
Tous ceux qui cherchent à comprendre vraiment ce qu’il en est profondément de l’être au travail, dans le « corps-propre » des travaillants, se plongeront avec passion dans cet ouvrage qu’ils liront sans perdre haleine. Jean-Pierre Burdin
« Le corps à l’ouvrage », de Thierry Pillon (Ed. Stock, 198 p., 19€).