Les rideaux de la boulangerie de la rue des Roses sont baissés. C’est jour de fermeture. Le silence règne dans la boutique. Au fond, dans l’arrière salle, assise derrière une table, une femme pleure. Sans bruit. Face à elle, un homme debout, le visage crispé.
– « C’est inutile de t’obstiner Françoise. Ma décision est prise », répond doucement Christophe.
– « Tu pourrais réfléchir encore un peu. Il y a peut-être une autre solution, tu ne peux pas savoir. Parfois, les choses s’arrangent »
– « Tu sais très bien que non »
– « Je suis sûre que tu ne mesures pas réellement ce que tu fais. Tu ne peux pas me laisser ainsi, Christophe »
– « Je t’en prie, ne me complique pas la vie. C’est suffisamment difficile comme ça »
Lentement, il saisit un sac de voyage posé sur la table. Sans un mot, il se retourne et quitte la pièce. Une minute plus tard il est dehors, traverse la rue, entre dans le square de la Madone, longe le bac à sable et l’espace jeux. En passant, machinalement, il tapote le rebord d’un petit toboggan, marque un temps d’arrêt, inspire profondément puis poursuit son chemin.
L’horloge de l’église d’Ornans sonne les douze coups de midi. Christophe déambule dans les ruelles désertes de la cité franc-comtoise. Il laisse son regard se promener sur les façades des maisons bordant les voies, sur les forêts qui couvrent les collines. D’un pas lent, il marche ainsi depuis le milieu de la matinée. Il franchit le grand pont qui enjambe la Loue et s’arrête quelques secondes, le temps d’apprécier cette vue qu’il connait si bien : toutes ces bâtisses, les pieds dans l’eau, qui se mirent dans la rivière, ces restaurants offrant aux clients une sensation de quiétude.
Grande rue commerçante d’Ornans, le centre-ville n’est pas loin. Le voilà maintenant à deux pas de la mairie et de l’église, sur la place du monument aux morts déjà bien fréquentée en ces premiers jours de juillet. Les branches feuillues de chênes majestueux protègent des touristes attablés à la terrasse d’un restaurant. Elles apportent un peu de fraicheur aux jeunes qui se prélassent sur les bancs et aux retraités qui jouent à la pétanque. Il avance pourtant sans marquer de temps d’arrêt, arrive sur la place Courbet et se dirige directement vers la brasserie.
– « Juliette n’est pas là ? », demande Christophe à un jeune serveur
– « Non, elle prend son service dans une heure »
– « C’est bon, je vais l’attendre à la terrasse »
– « Pas de souci, vous prenez quoi ? »
– « Un demi, s’il vous plait »
Vers 13h30, une femme d’une cinquantaine d’année apparait à l’angle de la place. La taille fine, brune, les cheveux courts, le teint mat. Sa silhouette d’adolescente se déplace avec grâce jusqu’à l’entrée de la terrasse. Elle s’arrête net lorsqu’elle voit Christophe assis, le nez plongé dans un journal.
– « Christophe, quelle surprise ! »
– « Bonjour »
– « Mais qu’est-ce-que tu fais là ? »
– « Tu n’es pas contente de me voir ? »
– « Si bien sûr, mais c’est tellement incroyable ! »
– « Et bien, tu vois, je reviens sur les lieux de mon enfance. Assied-toi deux minutes »
– « Non, impossible, je suis déjà à la bourre »
– « Alors ce soir, après ton service, tu dînes avec moi ? »
– « Euh, oui, pourquoi pas. Je finis à 21 heures. Ah, je n’en reviens pas, après tant d’années ! Bon, excuse-moi, je dois y aller. À ce soir »
Juliette et Christophe sont confortablement installés dans l’un de ces beaux restaurants avec vue sur la Loue. Depuis le début du repas, Christophe parle du passé. De son bonheur à se retrouver là par cette belle journée d’été, de tous ses souvenirs d’enfance dont il se délecte en flânant aux quatre coins de cette ville si charmante.
– « J’en ai terriblement besoin. Toutes ces années à travailler sans compter mes heures, je suis au bout du rouleau. Ce retour aux sources me fait un bien immense », répète-t-il.
Juliette l’écoute incrédule. Le récit sonne faux. Ce n’est pas dans le tempérament de Christophe de partir comme ça. Elle sait qu’il y a autre chose. Après avoir commandé les cafés, elle le questionne pour en avoir le cœur net.
– « Christophe, on se connait trop bien. Je ne crois pas à ton histoire. Même si cela fait longtemps que l’on ne se voit plus, il y a depuis toujours nos lettres et maintenant nos courriels. Tout ça ne te ressemble pas. Dis-moi, sincèrement, pourquoi es-tu- revenu ici ? »
Elle plonge son regard dans le sien. Ils restent ainsi de longues secondes à se fixer. Christophe se trouble, sourit nerveusement, murmure un timide « pour me reposer ».
– « Ce n’est pas vrai, tu mens très mal »
– « Si, si je t’assure », répond-t-il.
– « Ta vie c’est ta femme, ton fils et ta boulangerie. Tu travailles 12 heures par jour depuis 15 ans. Depuis que tu as pris ce commerce, les rares congés que tu t’es accordés, tu les as toujours passés avec Françoise et Jonathan. Te consacrer à eux, c’est ta fierté, ta raison d’être. Et tu veux me faire croire que tu les quittes, même quelques jours, à cause d’un surmenage ! Parce que tu aurais besoin de revenir sur les lieux de ton enfance que tu n’as pas vu depuis 20 ans. Dis-moi la vérité, Christophe. Que se passe-t-il ? »
– « Je voulais te revoir »
– « Pourquoi ? »
– « Tu es ma seule amie. Tu le sais. Tout jeune, j’étais même secrètement amoureux de toi. Je te l’ai déjà dit »
– « Et c’est pour me parler de tes amours d’enfance que tu es venu de Paris ? », lâche Juliette d’un ton cassant.
– « C’est juste pour que tu comprennes que j’avais besoin de te revoir »
Christophe, tête baissée, lâche ces derniers mots un sanglot dans la voix.
– « J’avais besoin de te revoir », souffle-t-il de nouveau.
Juliette lui prend doucement la main. Elle pose un doigt sous le menton de Christophe et soulève son visage. Ses yeux sont baignés de larmes. Elle le regarde encore quelques secondes. Elle se rapproche de lui.
– « Christophe, qu’est-ce qui t’arrive ? »
– « J’ai la maladie d’Alzheimer. J’ai décidé de recourir au suicide assisté. J’ai rendez-vous en Suisse après-demain. Je ne voulais pas te le dire, juste te revoir avant de mourir »
L’aveu de Christophe assomme Juliette. Plusieurs minutes s’écoulent. Sans parole. Sortis du restaurant, ils marchent en silence. Juliette invite Christophe à boire un verre chez elle. Ils parleront une bonne partie de la nuit. Elle, pour le persuader qu’il est tout au début de sa maladie, qu’il existe des soins, que les recherches se poursuivent, qu’il est insensé d’abandonner si tôt, qu’il l’avait habituée à être plus combatif. Lui, pour la convaincre qu’il n’y a pas de guérison possible, que les traitements accompagnent le malade, retardent l’échéance sans plus, qu’il s’affaiblira inexorablement, que sa vie perdra son sens, qu’il vaut mieux partir tout de suite. Après les pleurs, les cris, les supplications, Juliette s’endort. Elle sait qu’il ne changera pas d’avis.
Le lendemain, Christophe accompagne Juliette à son travail. Ils se disent adieu, s’enlacent longuement. Juliette lève la tête, prend le visage de Christophe dans ses mains. Elle lui murmure qu’il doit partir, qu’elle fera ce qu’il lui a demandé. Ils se regardent une dernière fois et se séparent.
Françoise est assise sur un banc du square de la Madone. Une lettre posée à côté d’elle. Elle la relit pour la énième fois.
« Très chère Françoise,
Je t’écris ces quelques mots pour t’exprimer toute ma tristesse et mon soutien. Je sais que tu pourras compter sur ton fils pour tenter de surmonter cette terrible épreuve. Je voulais surtout te transmettre les dernières confidences de Christophe. Sa décision était guidée par une obsession : préserver sa femme et son fils d’une souffrance trop longue due à la déchéance. « Je vais devenir un poids insupportable », m’a-t-il dit. « Cela peut durer des années. Les malades comme moi deviennent un jour ou l’autre dangereux pour eux-mêmes et leur entourage. J’aime trop Françoise et Jonathan pour leur imposer un tel cauchemar. Je n’ai pas su leur dire, j’en suis conscient. Il y a des choses que je n’ai jamais su dire ». Alors surtout, a-t-il insisté, qu’ils sachent que mon suicide est le contraire d’un acte égoïste. J’espère qu’ils le comprendront.
L’écriture n’a jamais été mon fort. C’est difficile pour moi de traduire en quelques mots tout ce que Christophe m’a dit à votre sujet. J’espère que le principal y figure. Bien sûr, je suis disponible si tu souhaites me rencontrer.
Je t’embrasse, ainsi que Jonathan. Juliette »
Françoise se redresse, penche la tête en arrière. Entre les mains la lettre posée sur sa poitrine, elle étouffe un sanglot. Philippe Gitton