Passant quelques jours en Bretagne et privé d’Internet (et de téléphone) par ces fameuses zones blanches dont la péninsule regorge, quoi de plus normal que d’y lire « La France périphérique« … Un ouvrage dont Marianne nous faisait l’éloge en septembre et que Laurent Joffrin dans un édito de Libération recommandait à « toute la gauche » de « lire d’urgence ». Sous-titré « Comment on a sacrifié les classes populaires », sa thèse principale est que le vrai peuple de France n’occupe plus les grandes villes ni leurs banlieues. Désormais relégué dans des zones périphériques et rurales, il est devenu invisible. Et délaissé par la gauche, il est aujourd’hui tenté par l’extrême droite.
Quitte à passer pour archaïque et dominé par un affreux et durable surmoi marxiste, relevons tout d’abord que cette « géographie de la misère » que nous propose le géographe Christophe Guilluy relève aussi d’une insondable « misère de la géographie ». La critique des inégalités, fussent-elles de territoires, doit en effet, pour être rigoureuse, s’appuyer sur la définition de catégories sociales pertinentes susceptibles d’asseoir ses démonstrations. Certes, Christophe Guilluy nous propose une nouvelle classification. Fondée sur la distinction entre ceux qui profitent de la mondialisation et ceux qui en sont les victimes, elle n’en débouche pas moins sur des ensembles bien flous. D’un côté, les habitants des métropoles, tous les habitants des métropoles ; de l’autre, tous les autres… Le premier ensemble, celui des profiteurs, est certes subdivisé en trois groupes apparemment distincts mais en fait complices : les élites dirigeantes, les « bobos » et les immigrés des banlieues… Quant au second, celui des victimes, il est composé de ce que l’auteur appelle les « nouvelles classes populaires ». Soit, pêle-mêle, les ouvriers et les employés, les petits paysans et les petits indépendants, les petits patrons et les petits fonctionnaires, les chômeurs et les retraités…
Sans rire, on dirait du Zemmour. La comparaison avec « Le suicide français » s’impose d’ailleurs d’autant plus que l’opposition spatiale entre le centre et la périphérie se double aussi chez Guilluy de ce qu’il faut bien appeler une opposition ethnique. Si les « profiteurs » partagent un mode de vie « hors sol » les « victimes » ont en commun d’être des Français, des vrais, qui se ré-enracinent pour ne pas « devenir minoritaires » face à la montée de l’islam… Toute description des divisions sociales – on le sait là aussi depuis Marx – engage toujours une orientation vers l’action, autrement dit une politique. La France périphérique n’échappe pas à la règle. Son auteur juge ainsi obsolète l’opposition entre la gauche et la droite, toutes deux aux mains d’une même élite qui entend promouvoir la « mixité » et le « multiculturalisme » au détriment du « modèle républicain ». Zemmour, vous dis-je…
Le problème est que « La France périphérique », censée nous apprendre pourquoi le Front National prospère, contribue assez largement, selon nous, à sa prospérité. Ce qui n’est pas sans soulever des questions quant à l’accueil que certains, à gauche, ont réservé à l’ouvrage. Comme si le projet d’unir toutes les victimes d’une exploitation, qu’elle qu’en soit la forme et quelle que soit la couleur de la peau ou la religion de ceux qui la subissent, était définitivement passé de mode. Et comme si on pouvait espérer endiguer la montée du FN en partageant, ne serait-ce que pour une part, sa vision du monde et ses catégories… Jean-François Jousselin