Prix du Livre « Ressources Humaines » 2014, l’ouvrage de Pierre-Yves Gomez, « Le travail invisible, enquête sur une disparition », replace le travail au cœur de l’économie et de la création de valeur. Mais aussi du développement de l’individu et du collectif. Entretien
Jean-Philippe Joseph – Dans votre livre, « Le travail invisible, enquête sur une disparition« , vous expliquez que la financiarisation de l’économie a fait disparaître le travail. Comment en est-on arrivé là ?
Pierre-Yves Gomez – Ce qui m’intéressait, c’était de montrer la façon dont la macroéconomique et la microéconomique sont liées, comment la recherche de profits réels ou fantasmés destinés à financer l’économie de la rente, et les fonds de pension en particulier, s’est traduite concrètement pour les salariés. L’orientation de l’épargne des ménages vers les marchés financiers et le capital des entreprises, il y a trente ans, a permis aux entreprises – surtout les plus grandes et les plus rentables – d’accéder à un financement non remboursable. Mais il a fallu en contrepartie rémunérer ce capital à un taux plus élevé que celui de la dette. C’est pourquoi l’organisation de l’entreprise s’est retrouvée toute entière tournée vers la production de profits et la création de valeur pour l’actionnaire. Et, progressivement, la finance a pris le pas sur l’économie réelle. On a multiplié les écrans, les critères de gestion, pour s’assurer que chaque étape du processus de production participe de cette création de profit. Au point que le travail réel, au sens de la connaissance du travail tel qu’il se fait, a fini par perdre son sens et disparaître, devenant invisible à ceux qui sont en charge de l’organiser.
J-P.J. – Comment est-ce possible ?
P-Y.G. – Il y a eu une survalorisation des critères de performance et une hypertrophie du travail objectif, réduit à sa quantification financière. La dimension subjective, celle qui fait le réel du travail, qui donne son sens au travail (le sens aussi bien au plan de la signification que de la direction), a été escamotée. Or, la subjectivité du travail est fondamentale, comme a pu le montrer Marx, dans les Manuscrits de 1844, notamment. C’est ce qui fait la vie, ce par quoi on s’exprime à la vie, on se réalise, à rebours de la conception doloriste inventée par la pensée libérale au 19ème siècle et des raccourcis étymologiques (1). L’évolution du rôle des managers fait qu’ils croient pouvoir tout contrôler. Ils sont devenus des spécialistes de l’organisation, fixant des objectifs et assignant des moyens. Mais ils n’ont pas la vision du réel du travail. A tout vouloir contrôler, on finit par empêcher le travail, à perdre en vitalité, en créativité. Dans le livre, je cite l’exemple d’opérateurs d’un centre d’appel dans le secteur de la téléphonie qui, de retour chez eux le soir, investissent les forums sur le Net pour renseigner les internautes sur les pannes plus spécifiques, ce qu’ils ne peuvent pas faire dans le cadre de l’entreprise, tant les questions et les réponses sont codifiées et normalisées. Ce n’est pas un hasard, je pense, si Internet, dont la culture est fondée sur la gratuité, le don et l’absence de contrôle, s’est développé au moment où l’entreprise a édicté toujours plus de normes, de ratios, de tableaux de bord. Empêché ou contraint, le travail finit toujours par se libérer et s’émanciper ailleurs. La richesse créée se retrouve à l’extérieur et cet extérieur menace de détruire l’entreprise. Aussi, les entreprises se retrouvent-elles à courir après Internet pour essayer de l’intégrer dans leur modèle d’affaires, ce qui est très compliqué…
J-P.J. – L’économie financiarisée serait arrivée, selon vous, au terme de son cycle.
P-Y.G. – La crise que traversent nos économies est celle d’un modèle de production. Au milieu des années 2000, l’intensification du travail est arrivée à un point tel qu’il a fallu faire des promesses sur des valeurs futures, la rentabilité, l’innovation… Et puis les promesses explosent comme des bulles car elles ne reposent que sur des spéculations. On peut dire ce qu’on veut, mais c’est le travail humain qui crée la valeur économique. Cependant, des signes de dé-financiarisation apparaissent dans les entreprises. Au Crédit Agricole, par exemple, un accord sur les conditions de travail a été signé en 2011 avec les syndicats visant à rendre sa place au travail et à permettre aux managers de se recentrer sur la réalité du travail. On présente aussi souvent les entreprises de la nouvelle économie comme des modèles, mais on oublie de dire que Google et les autres s’appuient sur la valorisation du travail humain, des compétences, des savoir-faire, de la créativité, pour grandir.
J-P.J. – Mais c’est au nom du marché que des dizaines de milliers d’emplois sont détruits chaque année. Et les pouvoirs publics ne semblent pas pouvoir y faire grand-chose…
P-Y.G. – Cela fait trente ans qu’on parle de mettre l’emploi et la lutte contre le chômage au cœur des politiques publiques… et ça ne marche pas. Peut-être parce que la question n’est pas celle de l’emploi, mais de la réappropriation du travail comme ce qui fait sens commun dans la société. Le capital a ses défenseurs, très bien. Mais qui parle du travail en tant qu’activité ? L’emploi ne parle pas vraiment du travail, il parle de la quantification abstraite du travail. Le salaire ne parle pas du travail, il parle de la rémunération du travail.
J-P.J. – On imagine que les organisations syndicales ont un rôle important à jouer ?
P-Y.G. – Les syndicats ont eux aussi besoin de se réapproprier la question du travail. Sciemment ou pas, ils se sont adaptés à la financiarisation. Ils ont trouvé leur place dans un nouvel équilibre social qui a fait d’eux des acteurs de la compensation face à l’intensification du travail, acceptant un compromis sur les loisirs, les primes, la réduction du temps de travail…
Oui, on a besoin des syndicats, parce qu’on voit bien que dans l’articulation capital/travail, ça a du sens de défendre le travail en tant que travail. Travailler ne se résume pas à toucher un salaire. Le travail représente une part importante de la vie, il joue un rôle émancipateur, encore faut-il pouvoir se l’approprier. La question n’est pas de le ré-enchanter, mais de retrouver cette dimension anthropologique qui fait la dignité de l’Homme. Propos recueillis par Jean-Philippe Joseph
(1) Le mot « travail » vient du latin Tripalium qui désignait un instrument à trois pieux destiné à la délivrance des animaux ou au ferrage, avant de prendre le sens, au Moyen Âge, non pas de la torture, mais d’un instrument de torture.
Parcours
1989 : Professeur associé à l’École de management de Lyon
1993 : Doctorat en sciences de Gestion (Université Lyon III)
2001 : Publie « La république des actionnaires : le gouvernement des entreprises entre démocratie et démagogie »
2003 : Dirige l’Institut Français de Gouvernement des Entreprises
2011 : Préside la Société française de management
2014 : Prix RH pour son ouvrage « Le Travail invisible, enquête sur une disparition »