Étienne de Silhouette, inventeur de l’I.S.F

Si son nom est devenu commun, l’homme et son œuvre sont pareillement oubliés. La biographie de Thierry Maugenest rend justice à Étienne de Silhouette, cet atypique ministre de Louis XV qui voulut prendre à la noblesse pour donner au peuple.

 

Une impasse à Limoges, sa ville natale, et une modeste avenue à Bry-sur-Marne où il mourut, sont les seules traces de celui qui fut en son temps l’un des hommes les plus célèbres de France. Retour à 1709, année de sa naissance marquée par un hiver glacial, début d’une période de conditions climatiques exceptionnelles que les climatologues ont appelé « le petit âge glaciaire » ! « A Paris, on avait même frôlé les moins trente ! En un mois, le froid avait fait des dizaines de milliers de victimes dans la capitale… », raconte Thierry Maugenest. « Les oiseaux tombaient du ciel, pétrifiés par le gel, les bœufs, les chevaux mouraient les uns après les autres dans les étables….. Le vin qui gelait dans les tonneaux, se débitait désormais à la hache ». S’ensuivirent inondations et épidémies. La misère du peuple est effroyable et le jeune Étienne en sera témoin lors d’un nouvel épisode glacial, alors qu’il est âgé de six ans. Il en sera marqué et restera concerné sa vie durant par les conditions de vie des plus démunis, alors que son propre père, de petite noblesse, est collecteur des impôts, fonction honnie par la population. D’ailleurs, comme le souligne Maugenest, « Arnaud de Silhouette n’ignore pas qu’en cas de soulèvement populaire à Limoges, lui, sa femme et ses fils seraient les premières cibles des pilleurs et des émeutiers ». En effet, la colère du peuple gronde déjà… Le jeune Étienne fait toute sa scolarité au Collège jésuite Sainte-Marie à Limoges où il excelle par une intelligence exceptionnelle et une capacité de travail hors norme, ainsi que de remarquables facultés de concentration et d’analyse. Tous ceux qui croiseront sa route en témoignent. La discipline de fer des jésuites ne le gêne pas, elle lui permet d’assouvir son immense soif de connaissances. Quant à la rigueur morale qui l’accompagne, elle lui laissera une empreinte durable, lui faisant honnir tout ce qui pourrait s’apparenter à un relâchement des mœurs jusqu’à la pudibonderie.

Déjà diplômé d’une licence ès lettres et sans abandonner la philosophie, le jeune Étienne ressent le besoin d’étudier le droit et sera reçu avocat du parlement en août 1727. Fort de ce bagage intellectuel nécessaire mais pas suffisant pour mettre en pratique ses idées, il entreprend comme tout jeune homme de la noblesse européenne à cette époque ce qu’on appelle « le grand Tour » ou « Tour du Chevalier ». Ce périple était censé permettre aux jeunes nobles de différents pays de nouer des liens pouvant servir ultérieurement leurs ambitions respectives. Dans son livre « Voyage de France, d’Espagne, de Portugal et d’Italie », Étienne contera le sien qui, loin d’être un simple récit de voyage, constitue un essai économique et politique. Sans négliger, bien au contraire, les contacts avec les élites locales de la noblesse, de l’intelligentsia ou du clergé (il rencontre notamment le pape Benoît XIII et le futur Clément XII), le jeune homme n’a de cesse de rechercher également le contact du peuple, ouvriers ou paysans. Par exemple, en visite dans le duché de Savoie, son biographe nous confirme qu’il « demande à visiter les manufactures situées au sein du massif montagneux de la Chartreuse » et précise qu’« Étienne met pied à terre et s’entretient avec les ouvriers. Il veut connaître le détail de leur condition de travail. Il note le salaire qu’ils touchent et s’enquiert du montant exact des impôts qui pèsent sur eux ». Révolté par le gouffre qui sépare les conditions de vie des riches souvent oisifs et des plus pauvres qui perdent leur vie à la gagner misérablement, il est conforté dans l’idée que cette situation est dangereuse pour le royaume. Il a écrit une étude sur Confucius et partage l’analyse du philosophe chinois, lorsqu’il écrit que « le moyen le plus sûr de s’attirer l’amour des peuples est de diminuer les impôts et le nombre de ceux qui vivent aux dépens du public ».

Pour mettre en pratique ses idées humanistes, il lui faudra atteindre rien moins que le poste de contrôleur général des Finances ! Ce Grand Argentier, comme on l’appelait, regroupe dans son ministère toute l’activité économique (agriculture, négoce et industrie) et financière (impôt, trésor et emprunt). Le chemin sera long, mais la patience et la ténacité du personnage sont à la hauteur de ses convictions et de sa noble ambition. Notre érudit, philosophe et historien ne cesse d’étudier et d’écrire : en 1730, il publie « Réflexions politiques de Baltasar Gracian », un philosophe jésuite dont il a traduit l’œuvre après avoir appris l’espagnol en quelques semaines… Bientôt, dans les salons parisiens les conversations bruissent autour du nom de ce jeune surdoué de vingt et un ans à qui l’on doit déjà plusieurs essais très pertinents, dont les thèses ne sont pas sans en inquiéter quelques uns ! Pourtant, Étienne de Silhouette est un légaliste, attaché par sa naissance au régime monarchique. Il pense peut-être, comme le suggère Olivier Doubre dans l’hebdomadaire Politis, à l’instar du Guépard de Visconti que « tout doit changer pour que rien ne change ». En fait, il voudrait sauver le royaume « d’une révolte de grande ampleur » en instaurant plus de justice sociale … Outre ses nombreux talents, il semble quelque peu visionnaire !

Quoi qu’il lui en coûte, notre jeune homme vertueux et studieux doit faire carrière s’il veut avoir une chance d’être introduit à la Cour et d’approcher le souverain. Il devient d’abord banquier (bien connaître l’ennemi pour mieux le combattre, selon Machiavel), très intéressé par le système fiscal anglais. En 1731, il entre au service de l’ambassadeur de France à Londres où il remplit plus ou moins un rôle d’agent secret se rapprochant ainsi de la Cour de France. Après dix ans de transit entre les deux pays, il est nommé ambassadeur de France en 1741 et publie notamment « Observations sur les finances, le commerce et la navigation d’Angleterre ». Ses écrits circulent à la Cour et il devient un personnage incontournable. Son érudition et son patriotisme lui valent l’intérêt de certains conseillers royaux, mais il reste à approcher celle qui au sommet de l’État fait et défait carrières et réputations : la marquise de Pompadour. Pour cela, notre héros devra davantage compter sur ses talents d’écrivain et ses qualités de penseur. Or, ses écrits le placent au niveau des philosophes des Lumières, Diderot et d’Alembert, et sont fort appréciés par  Montesquieu, Rousseau et Voltaire (ce dernier l’abandonnera lâchement au moment de sa disgrâce…). Comme le rappelle Maugenest, « avant même d’être la maitresse de Louis XV, la marquise s’entoure des plus grands noms de la littérature, qu’elle réunit dans son salon. Par la suite, elle ne cessera d’user de son influence pour défendre les amitiés qu’elle a nouées au sein des cercles littéraires ».  Grâce à sa bienveillante complicité, et en dépit de l’hostilité farouche de certains, « empêcher l’ambitieux philosophe de devenir ministre tourne à l’obsession chez le marquis d’Argenson » selon Maugenest , Étienne de Silhouette obtient d’abord le poste de Commissaire général auprès de la Compagnie des Indes en 1751 puis, quelques années plus tard, le 4 mars 1759 il est enfin nommé contrôleur général des Finances.

Reste à appliquer son programme, qu’il n’a d’ailleurs pas complètement dévoilé par prudence, les pensions des aristocrates faisant partie des dépenses inutiles à supprimer ! 12.000 pensions seront examinées une par une. Par ailleurs, il a l’idée originale de différencier les biens et produits manufacturés : d’un côté  les « nécessités » et de l’autre les « arts frivoles », ces derniers devant être plus taxés que les autres. Les denrées alimentaires sont exemptées. Enfin, il est le précurseur de cet impôt moderne, bien que remis en question par notre « monarque » actuel, l’I.S.F. Il taxe les nobles sur leurs signes extérieurs de richesse. C’est-à-dire, à l’époque : carrosses et équipages, domesticité, bijoux… Cela fit grand bruit dans le Landerneau ! Outre sa ferme intention de mettre en œuvre une meilleure redistribution, notre très intègre ministre veut lutter contre la corruption qu’il a constatée à tous les niveaux de l’État et qui le scandalise, particulièrement chez les fermiers généraux qui ont la charge de récolter taxes et impôts pour la couronne mais s’enrichissent en en détournant une partie. Autre preuve de la modernité de pensée de cet homme d’état, comme l’explique son biographe, « il donne une publicité maximale à ses réformes. Avec un siècle d’avance, il compte sur le poids de l’opinion publique et organise de véritables campagnes de communication auprès du peuple. Il fait le pari que des millions de sujets satisfaits feront taire les lamentations des plus riches. Ainsi, le cabinet du ministre fait publier le détail de ses réformes dans toutes les gazettes ».  Que Nenni ! Silhouette est arrivé dans ce ministère à la plus mauvaise période. Le royaume est entré en guerre avec la couronne britannique, toutes les espèces sonnantes et trébuchantes que le grand argentier a fait rentrer dans les caisses de l’état sont dilapidées dans l’effort de guerre. La noblesse est folle de rage, il s’est mis à dos également la finance et le parti dévot. Après la gloire, la disgrâce…. Les aristocrates se déchainent, affichent dans Paris des pamphlets et distribuent des livres satiriques, parfois mis en musique, qui deviennent  des chansons populaires.

Non contents de le ridiculiser ainsi, ils accoleront peu à peu de façon péjorative son patronyme à des objets sans intérêt jusqu’à l’absorber dans le langage commun.  D’abord, ce furent des tenues « à la Silhouette » car sans poches puisque plus rien à y mettre, puis les croquis découpés de profil que l’on baptisât de son nom. D’après Maugenest, « cette technique connut un tel succès que toutes les foires et bals publics ont leur « découpeur de silhouette ». Pendant ce temps, la faillite du royaume est imminente, la position du ministre des Finances de plus en plus intenable. Étienne de Silhouette remet sa démission le 21 novembre 1759, notre honnête homme n’aura tenu qu’un peu plus de huit mois. Parfois le ridicule tue… En l’occurrence, il a fait disparaître Étienne de Silhouette de l’histoire de France. En effet, à peine trente ans après son éviction, en 1788 son nom entre dans le dictionnaire des… noms communs ! En guise de conclusion, voire d’épitaphe, ces mots de Jean-Jacques Rousseau : « Vous avez bravé les cris des gagneurs d’argent. En vous voyant écraser ces misérables, je vous enviais votre place. En vous la voyant quitter sans vous être démenti, je vous admire ». Chantal Langeard

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