En date de mars 2021, la revue littéraire Europe consacre son dossier à Jean Genet. Fort de moult contributions, un numéro qui éclaire avec pertinence les diverses facettes du Captif amoureux. Une œuvre qui mêle poésie et théâtre à une vie solitaire et révoltée. Une œuvre irrécupérable surtout, affirme dans la préface Melina Balcázar, docteur en littérature française à la Sorbonne.
Irrécupérable, telle semble être l’œuvre de Jean Genet. Non seulement au regard des polémiques qu’elle a suscitées et suscite encore, mais plus profondément par son refus de s’apaiser, de pactiser, d’oublier. Ni l’humiliation, ni la souffrance, ni l’exclusion n’ont à aucun moment été oubliées. « Je conserverai en moi-même l’idée de moi-même mendiant », écrivait Jean Genet dans le Journal du voleur. L’ensemble de son œuvre pourrait ainsi être lue comme un refus radical de toute amnistie. Pas d’oubli, et donc pas de mesure ou de compromis : « J’emmerde tous ces cons qui croient me tenir parce qu’ils ont des flics et des barbelés ». Pas de résilience non plus. Refus aussi de se présenter comme victime puisque seul le choix de la révolte permet de toucher à cette beauté salvatrice, sans cesse recherchée dans les tableaux de Rembrandt ou les sculptures de Giacometti, dans les gestes de ses amants et des êtres en révolte : « J’aime ceux que j’aime, qui sont toujours beaux et quelquefois opprimés mais debout dans la révolte ».
De manière encore plus radicale, son œuvre demeure irrécupérable par cette douloureuse remise en question d’elle-même, de sa nécessité, voire de sa justesse. Genet a toujours écrit contre lui-même et n’a pas hésité à raturer, à détruire sa légende, élaborée « silencieusement, laborieusement, minutieusement, obsessionnellement, compulsivement », quand il pensait que ses textes sonnaient faux : « mes livres comme mes pièces, étaient écrits contre moi-même. […] Et si je ne réussis pas, par mon seul texte, à m’exposer, il faudrait m’aider. Contre moi-même, contre nous-mêmes, alors que ces représentations nous placent de je ne sais quel bon côté par où la poésie n’arrive pas ». L’exigence de s’écrire autrement s’imposait à lui non seulement pour s’opposer au Saint Genet de Sartre — « Toi et Sartre, reproche-t-il à Cocteau, vous m’avez statufié. Je suis un autre. Il faut que cet autre trouve quelque chose à dire » —, mais pour répondre au rêve d’une écriture capable de le contenir entièrement, lui donner un sens. « Les pages qui vont suivre ne sont pas extraites d’un poème, elles devraient y conduire. C’en serait l’approche, encore très lointaine, s’il ne s’agissait d’un des nombreux brouillons d’un texte qui sera démarche lente, mesurée vers le poème, justification de ce texte comme le texte le sera de ma vie ».
Une tâche qui exigeait de se tenir à l’écart du monde littéraire et intellectuel afin de préserver ces « images du langage » que l’on ne peut trouver sinon dans le désert. Une solitude qu’il a apprivoisée en prison et qu’il s’est ensuite infligée — « Je vis très seul et très triste » — mais aussi a vécue avec bonheur : « Je suis très vieux. Et très seul mais très heureux : d’être seul et vieux ? Peut-être ». Une solitude qui lui a permis toutes les audaces nécessaires pour (se) réinventer, demeurer libre de tout lien social, de toute compromission politique, retrouver alors la légèreté du rire et du jeu qui s’oppose à la gravité du deuil. Et atteindre cette grâce à travers l’erreur, le ridicule, la mise en danger de soi. Tel le dentier de Divine, transformé en couronne par l’audace de son geste qui, dans l’urgence, l’arrache de sa bouche et le pose sur sa tête. Tel ce tube de vaseline, signe de l’abjection et d’une grâce secrète : « misérable objet sale » devenu « veilleuse funéraire » qui réveille l’image de la mater dolorosa, qui hante cette œuvre construite autour de l’absence de la mère.
Mais cette remise en question de soi est celle de la littérature même. Qu’est-ce que la littérature ?, se demande Genet d’un texte à l’autre. La soumission à un style, à une manière de se situer dans le langage ? Une appartenance ? Même face à elle — cette « grandophilie » dont il craignait déjà les effets de « pédanterie » dans sa correspondance avec son amie Ibis — il tenait à rester libre. D’où ses réécritures constantes — environ quinze ans pour Le Bagne —, ses nombreux projets inachevés — le poème La Mort, les scénarios Le Langage de la muraille ou La Nuit venue —, la tentation de renoncer à la littérature : « Il m’a fait savoir hier, écrit Jacques Derrida, qu’il était à Beyrouth, chez les Palestiniens en guerre, les exclus encerclés. […] Il n’écrit plus, il a enterré la littérature comme pas un, il saute partout où ça saute dans le monde, partout où le savoir absolu de l’Europe en prend un coup, et ces histoires de glas, de seing, de fleur, de cheval doivent le faire chier ». Genet n’a en effet jamais arrêté d’écrire mais de publier, manière de résister encore à la compromission sociale que la publication a toujours pu représenter à ses yeux. C’est ce que ses valises, cet « atelier portatif », nous confirment aujourd’hui : elles témoignent, comme le souligne Albert Dichy, de « cette folie d’écriture qui veut échapper au livre, ce combat singulier entre un auteur qui s’est juré de ne plus jamais écrire, de garder, comme il le dit « la bouche cousue », et l’irrépressible propension qu’il a, malgré lui, à noter la moindre phrase, pensée ou réflexion qui le traverse », à griffonner en permanence sa vie. Ce vœu de silence, il semble l’avoir prononcé après le suicide de son amant Abdallah Bentaga en 1964.
L’œuvre de Genet rêve ainsi d’un autre avenir pour la politique et pour la littérature, et c’est dans leur articulation — toujours à inventer — que réside sa force. Car « la liberté n’existe, écrit-il, qu’à l’intérieur du jeu créatif individuel. […] rien ne permet aux hommes de connaître leur liberté autant que le travail créatif ». Retour à Genet qui esquisse un portrait de ce « blédard amoureux du plus loin », comme il se présentait déjà dès les années trente : à la pédérastie, au vol et à la trahison, trilogie par laquelle il s’est lui-même défini, s’ajoutent l’amour, le jeu et la joie dans leur dimension politique. Par-delà les distinctions entre un premier et un dernier Genet, chacune des contributions de ce dossier suit « la trace phosphorescente de [ses] gestes », interroge et façonne « la matière Genet », prend position devant ses engagements, se confronte à la résistance de cette œuvre qui a tout fait pour rendre l’écriture imprenable. Melina Balcázar