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Beckett, un premier amour

Jusqu’au 19/04, à la Scala, Alain Françon met en scène Premier amour. Une nouvelle de Samuel Beckett, écrite en 1946, avec une brillante Dominique Valadié dans la peau du paumé redoutable.

Dans la lumière endormie, une chaise se dessine, petite, en bois peint. Pas loin, une valise à roulettes. Et sur le sol, disposé comme un mannequin lors d’une reconstitution policière, une tenue d’homme, banale, terne, plutôt moche, sans âge véritable. Enfin, plutôt datée en vérité, par le chapeau, de feutre noir, et rond. Les bottines n’ont plus d’allure, le reste est à l’avenant. Dans la Piccola, la petite salle de la Scala, profondément cachée sous la grande avec ses fauteuils de velours bleu sombre, des bancs de bois font l’affaire. Un peu comme au cirque. La disposition en trois quarts de cercle le confirme. La mise en scène d’Alain Françon s’adapte à merveille à ce petit espace qui assure une parfaite proximité entre le public et les acteurs. Lesquels, cette fois, se conjuguent au singulier dans ce Premier amour. Et puis c’est une comédienne qui arrive, presque en douce dans la pénombre, pour interpréter un rôle d’homme, dans ce qui n’est de toute façon pas une pièce.

Premier Amour est effectivement une nouvelle, un des premiers textes que Samuel Beckett ait écrits en français (en 1946, mais qui n’a été publiée qu’en 1970, aux éditions de Minuit et en « Folio » Gallimard). Alain Françon a imaginé un jeu minimal, l’espace ne permettant guère plus. Et il a installé face au plateau, sur le mur, deux écrans, sortes de prompteurs, visibles par la comédienne et seulement une partie du public. En lettres lumineuses défile le texte et en rouge sont mentionnées les didascalies, soit les indications techniques de l’auteur, comme « chaise à la main » ou « faire rouler la valise ». Ce qui est à la fois drôle et un peu déroutant. Sous les mots de Premier Amour, le narrateur et personnage essentiel est plus sombre, moins lunaire, plus mordant que les deux vagabonds d’En attendant Godot (publié en 1948), monté en ce même lieu par Françon.

Là, le metteur en scène évoque un homme qui « devient dérisoire, comique, jubilatoire à entendre ». Cela est bien vu, et il appartient à Dominique Valadié de donner chair au rôle. Ce qu’elle fait de façon remarquable. Elle est lui. Et quand le bonhomme raconte son aventure amoureuse avec la femme rencontrée sur le banc où il croyait avoir pu trouver un refuge solitaire, elle est toujours lui. « L’amour vous rend mauvais, c’est un fait certain. » Quand il raconte qu’il préfère dans les cimetières l’odeur des cadavres « un peu sucrée peut être, un peu entêtante » à celle des vivants, qui « ont beau se laver, se parfumer, ils puent », même chose. Et ce n’en est que plus troublant. Le genre s’efface devant le personnage. Le texte de Beckett est cru, décharné, pessimiste, désespéré, mais aussi effectivement très drôle. Dominique Valadié, toujours mesurée, parvient à en rendre toutes les couleurs, les vernis et les sous-couches. Et c’est un petit bonheur de printemps. Gérald Rossi

Premier Amour : jusqu’au 19/04,  à la Scala (13, boulevard de Strasbourg, 75010  Paris. Rens. : 01.40. 03.44.30).

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Montreuil, la cité des monstres

Jusqu’au 30/04, au Théâtre Public de Montreuil (93), Pauline Bayle, la nouvelle directrice, inaugure ses « Quartiers d’artistes ». Avec une carte blanche offerte au Munstrum Théâtre, la compagnie de Louis Arene et Lionel Lingelser qui présentent trois de leurs spectacles : Zypher Zles Possédés d’Illfurth et Clownstrum.

Onze ans après avoir créé leur compagnie à Mulhouse, Louis Arene et Lionel Lingelser posent leurs valises, leurs décors, leurs rêves, leurs envies et leurs faux nez tout un mois à Montreuil, en Seine-Saint-Denis. Avec leur Munstrum Théâtre, ils sont invités par Pauline Bayle, désormais directrice du TPM, le Théâtre public de Montreuil. Les voilà premiers artistes associés de cette grande maison fièrement dressée sur la place Jean-Jaurès, au centre de la cité, en face de l’hôtel de ville. Ils inaugurent un rendez-vous qui sera annuel, une carte blanche à une équipe artistique dénommée Quartiers d’artistes.

 De toute façon, le théâtre est la maison des monstres

Trois spectacles sont à l’affiche : Zypher Z, Les possédés d’Illfurth et Clownstrum. Les trois résument un peu le travail de cette compagnie qui, au fil du temps, cultive des univers aussi étranges que son nom. « Un jour, se souvient Lionel Lingelser, c’était dans sa cuisine, j’ai demandé à ma grand-mère comment se disait “monstre” en alsacien. Elle a prononcé un mot impossible, mais, à la sonorité, on s’est dit de suite : voilà, ce sera Munstrum. C’était évident autant que poétique ». Et puis, comme le dit Pauline Bayle, « de toute façon, le théâtre est la maison des monstres. D’ailleurs, qu’est-ce qu’un monstre » ?

« C’est notre fil rouge, poursuit Louis Arene. Nous le déclinons poétiquement, prenant en compte les angoisses contemporaines, notamment dans la jeunesse, de l’effondrement de nos civilisations. Il faut se sortir de ce climat anxiogène, des représentations mortifères qui nous sont souvent imposées, en se posant la question : qu’est-ce qu’on invente pour après ? » Point de vue que précise encore Lionel Lingelser : « Il nous appartient de prendre à bras-le-corps cette situation, et aussi de lui insuffler de l’humour. C’est capital. N’oublions jamais que la figure du monstre est un catalyseur d’émotion, comme une loupe pointée sur ce que nous sommes tous, sur ce que nous sommes en train de vivre. Nos fables se situent toujours dans ces univers partagés, sur fond de fable écologique. Dans Clownstrum, ces personnages qui cherchent de l’eau sont à fond dans l’actualité… » À Montreuil, le Munstrum Théâtre veut toucher « tous les publics, notamment jeunes », et entend faire partager son univers à tous, à travers ses spectacles, mais aussi avec une exposition, des rencontres ou encore toute une nuit « de fête et de musiques » avec le collectif parisien queer Aïe.

Changer d’âge comme de genre

Formés au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris, Louis Arene et Lionel Lingelser ont l’habitude, avec l’ensemble de la compagnie, de faire intervenir dans leurs créations la musique aussi bien que la danse, les arts plastiques, avec une constante formidable, les masques. « Ils sont un des plaisirs du comédien, affirme Louis. Ils permettent de changer d’âge comme de genre. En même temps, ils sont un mystère, une fascination pour le spectateur. Cette seconde peau permet de réaliser de grands écarts entre le comique et le tragique, le sacré et le profane, le kitsch et le sublime, que ce soit un masque neutre ou un nez de clown ». Tous sont fabriqués par Louis Arene. Au sortir du Conservatoire, disent-ils ensemble, « nous étions très avides d’aller vers un théâtre physique ; le masque nous a permis d’aller vers cette énergie particulière au plateau ».

Depuis 2017, ils sont artistes associés à la Filature, scène nationale de Mulhouse. À compter de septembre 2023, le Munstrum entamera aussi un compagnonnage avec les Célestins, un théâtre de Lyon. Même chose l’an prochain avec le TJP, le théâtre Jeune public de Strasbourg. « Cela nous permet de travailler sur de nouveaux territoires, et de faire tourner nos créations ». La saison prochaine la troupe doit reprendre  40 Degrés sous zéro, une farce glaçante à partir de  l’Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer et des  Quatre Jumelles, contes inspirés à Copi par les années de dictature péroniste. Le Munstrum envisage aussi de reprendre un classique, le Mariage forcé, de Molière, créé en 2022 à la Comédie-Française à la demande d’Éric Ruf, l’administrateur.

Et les monstres n’ont pas fini de chatouiller les orteils des classiques ! « Nous travaillons, sans doute pour 2025, avec le maître incontesté du théâtre, celui qui parle aux étoiles, William Shakespeare », précise Louis Arene. Et ce sera Makbeth. Volontairement avec un K. Louis et Lionel affirment leur « envie de retrouver là toute la troupe au plateau, dans une démarche qui sera forcément artisanale, mais avec une machinerie très importante. Dans les temps difficiles qui sont les nôtres, nous voulons toujours animer la flamme de la joie ». Avec quelques monstres ? Même pas peur. Gérald Rossi

Quartiers d’artistes : Jusqu’au 30/04 au TPM, trois spectacles du Munstrum Théâtre. Avec exposition, projections, rencontres-débats.

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Rousseau, prénom Jean-Jacques !

En tournée nationale, ensuite au théâtre Mouffetard (75), Marjorie Nakache propose Rousseau et Jean-Jacques. Par la metteure en scène du Studio-Théâtre de Stains (93) et sur une adaptation des Confessions de Xavier Marcheschi, un portrait drôle et passionnant du philosophe du XVIIIe siècle. Avec marionnettes à l’appui.

Jean-Jacques Rousseau a lui aussi été un gamin. Ce philosophe des Lumières, mort en 1778, repose depuis 1794 au Panthéon. Présidant la cérémonie du transfert de sa dépouille, Cambacérès, au nom de la  de la Convention, évoqua alors devant la foule un « moraliste profond, apôtre de la liberté et de l’égalité, le précurseur qui a appelé la nation dans les routes de la gloire et du bonheur… ». Il repose désormais à proximité de Voltaire. Ce n’est pas cependant cette période qu’a retenue Marjorie Nakache pour mettre en scène Rousseau et Jean-Jacques, mais les vingt premières années de l’auteur du Contrat social pour citer une de ses œuvres, sans doute la plus célèbre.

Le comédien Xavier Marcheschi signe le texte établi à partir des Confessions, publiées à titre posthume. Dans cette pièce, créée en 2020 au Studio Théâtre de Stains (93) et qui entame une nouvelle tournée, il est entouré sur la scène par Sandrine Furrer, Martine Palmer, et Sonja Mazouz. La scénographie et les marionnettes sont de Einat Landais. Le parti pris de Marjorie Nakache ? Ne pas créer un spectacle de figurines, mais les inclure pour réaliser une pièce en miroir. Ce qui permet, autrement dit, de découvrir sur scène un Rousseau adulte, donnant la réplique à son double en jeune homme.

Des trucages, réussis, il faut le dire, font apparaitre les marionnettes là où on ne les attend pas, et c’est souvent très drôle. Ce parti pris fait que ce Rousseau et Jean-Jacques est destiné aussi bien au jeune public qu’aux adultes, sans limite d’âge. « Il s’agit de déterminer à partir de quel moment l’enfant casse sa marionnette et devient un adulte », explique la metteure en scène, « possédant son libre arbitre, un contrat social, qui lui permettra de s’épanouir dans une société épanouie ».

Dans sa jeunesse, Rousseau, qui fut souffre-douleur d’un graveur censé lui apprendre le métier, laquais, ou encore humble secrétaire, a découvert puis  analysé les mécanismes de l’exploitation et de la domination. Ce qui fait que la bourgeoisie n’a jamais raté une occasion pour le dénigrer. A contrario, il a été récemment associé aux combats menés par des Gilets Jaunes. Selon l’historien Henri Guillemin, « Rousseau, au XVIIIe siècle, c’est l’homme qui dit ouvertement, sur la société telle qu’elle est, tout ce qu’on ne doit pas dire lorsqu’on est bien élevé et qu’on veut faire carrière ». La parole de Rousseau est toujours vive. Gérald Rossi

Les 23 et 24/03  à Villeneuve sur Lot. Le 26/03 à Montmorency. Le 30/03 au Blanc-Mesnil. Le 06/04 à Brunoy. Le 14/04 à Villiers-sur-Marne. Les 30/05 et 01/06 au théâtre Mouffetard à Paris, dans le cadre de la 11ème Biennale des arts de la marionnette (Biam).

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De l’usine au pissenlit

Jusqu’au 18 mars, au Théâtre de la Ville-Paris (Les Abbesses), Olivier Letellier propose  Le théorème du pissenlit. Un conte pour les jeunes et les autres, signé de Yann Verburgh et mis en scène par le nouveau directeur du Centre dramatique national Les Tréteaux de France.

Là-bas, quelque part, « au pays-de-la-fabrique-des-objets-du-monde  », dans de grandes usines où règne une discipline oppressante, de petites mains fabriquent une foule de produits de consommation ordinaires, destinés aux supermarchés de la planète. Ces petits bonshommes, garçons et filles, n’ont souvent pas plus de 12 ans, le même âge que ceux à qui sont destinés les jouets qu’ils assemblent. À partir de ce récit, dont on trouve les racines dans l’histoire vraie des enfants exploités en Chine, évoquée dans plusieurs reportages, Yann Verburgh a écrit Le théorème du pissenlit, un conte destiné aussi bien au jeune public qu’aux adultes. Et pour cause, il n’y a pas d’âge pour être jeune.

Sur la scène, dans les belles lumières de Jean-Christophe Planchenault, des dizaines de grandes caisses de plastique gris, semblables à celles destinées au transport des bouteilles de limonade, sont empilées et emboîtées les unes dans les autres. Décor unique, elles sont aussi boîtes à malice contenant quelques accessoires. Notamment des diabolos, objets prisés des jongleurs qui les font tourbillonner dans les airs et danser sur un fil comme de gros bourdons, qu’ils ne sont pas.

Un voyage entre réel et imaginaire

Le Théorème du pissenlit est un voyage poétique, sensible, drôle et rugueux que met en scène avec précision et tendresse Olivier Letellier. Nommé en juillet 2022 à la tête des Tréteaux de France, Centre dramatique national itinérant, il succède à Robin Renucci parti à la Criée, sur le vieux-port de Marseille. Il revendique sa sensibilité « pour le spectacle jeune public », mais pas que. « J’ambitionne un CDN ancré dans le présent, qui puisse aider à construire les citoyens de demain », avance Olivier Letellier. Dans une forme mélangeant réel et imaginaire, les cinq comédiens – Fiona Chauvin, Anton Euzenat, Perrine Livache, Alexandre Prince, Antoine Prud’homme de La Boussinière, avec la voix de Marion Lubat (également assistante à la mise en scène) – sont les personnages de l’aventure, chacun endossant plusieurs rôles, aucun n’étant attribué à un seul. Pas question pour autant de brouiller les pistes. Au contraire, le propos n’en est que plus vaste.

Tao, né au village du Rocher, doit, le jour de ses 13 ans, se rendre à la grande ville. Li-Na, partie à sa recherche, finira par retrouver sa piste… sur la chaîne de montage, dans l’usine géante et effrayante. Mais, parce que l’avenir appartient aux enfants, quoi qu’en pensent quelques vieilles barbes confites dans leurs privilèges et leur fortune, le désespoir vole en éclats. La colère gronde, l’action s’organise, un vent violent se lève. Si fort que l’usine sera dispersée, envolée. Finies les cadences, l’épuisement, les violences. Les petites fleurs jaunes, qui poussent dans les creux les plus improbables, brillent à nouveau comme des soleils. Gérald Rossi

Le théorème du pissenlit : du 23 au 25/03 au Théâtre de La Manufacture, Nancy. Les 29 et 30/03 à l’Espace des Arts, Chalon-Sur-Saône. Du 5 au 7/04 au Grand T, Nantes. Du 12 au 14/04 à La Maison des Arts, Créteil. Du 19 au 21/04 au Théâtre de Sartrouville. Les 4 et 5/05 au Quai d’Angers. Les 11 et 12/05 au Canal, Redon. Les 15 et 16/05 à la Scène nationale Bayonne Sud-Aquitaine. Les 25 et 26/05 au Théâtre d’Angoulême. Du 1er au 3/06 au Théâtre de Lorient.

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Ranger ou perdre son sac ?

Au théâtre des Bouffes du Nord (75), et désormais en tournée, Pascal Rambert propose Perdre son sac et Ranger. Deux de ses textes qu’il met en scène, chacun parlant d’amour et de désespoir. Avec Lyna Khoudry et Jacques Weber, deux comédiens au bon tempo.

Face public, au centre d’une immense bâche de plastique bleu, elle parle, se raconte, dit ses espoirs et ses colères. Surtout ses colères. Elle ne quitte guère un espace limité, une planche carrée, d’un mètre de coté seulement, ou d’à peine un peu plus, qui résonne, claque sous les talons de ses bottines. Avec son « bac plus cinq » comme elle le répète, elle lave des vitrines, enfin celles des commerces qui veulent bien payer quelques euros en échange. Jeune fille, sans doute venue de loin, elle survit. Voyage aussi avec son père. Avec qui elle partage plus de rancœur, de haine même que d’amour, puis elle tombe amoureuse folle de Sandrine, une des vendeuses d’un magasin de cosmétiques.

Dans Perdre son sac tout cela défile dans le désordre, dans un tourbillon, une débauche de passions. Seule sur cette scène, entourée d’une poussette à provisions et de tout un attirail de ménage (raclettes, sceau, chiffons…), Lyna Khoudri interprète avec fougue et passion, désespoir et sensibilité, l’étrange texte de Pascal Rambert, à qui l’on doit aussi la mise en scène. C’est lui aussi qui a écrit pour Jacques Weber Ranger. La mise en scène est plus complexe, avec une chambre d’hôtel grandeur nature, qui occupe tout le plateau parisien des Bouffes du nord. Un univers très futuriste, tout de meubles et de murs blancs et d’acier brillant, dans lequel il soliloque autour de l’amour mort, de l’Asie et de la Chine. Des thèmes éloignés et proches à la fois dans ce théâtre parisien des Bouffes du Nord créé en 1876, fermé en 1952 et quasi oublié, puis rouvert en 1974 par Peter Brook et Micheline Rozan, conservé dans son jus et finalement classé monument historique en 1993.

Ranger est l’histoire d’un homme qui classerait sa vie, son histoire propre avant d’en finir avec l’existence. Il est presque vieux maintenant, passé les 70 ans, mais surtout il est seul. Auteur  à succès reconnu dans le petit monde des stratégies internationales, il évoque son passé, et surtout son amour, la femme avec qui il a partagé un demi siècle. Ce n’est pas  vraiment au public qu’il parle, mais à elle ou plus précisément à sa photo. Cette femme dont on ne saura pas le nom est morte depuis un an. Avec des traces d’humour, sous une lumière crue, blanche, blafarde, agressive, qui pique méchamment les yeux, Jacques Weber est cet homme. Entre le lit, la table, le bar réfrigéré, la vue imprenable dont il n’a que faire, avec quelques accessoires comme une gerbe de roses ou un petit ours en peluche, il fait partager son intimité, la vie de celui qui n’a jamais imaginé vivre seul.

Il le joue avec tendresse, angoisse, et assez de retenue aussi pour que l’on soit pris dans les mailles de la toile qu’il tisse. Sobre (façon de dire) ou égaré. Pas de pleurnicherie au coin du lavabo pourtant. Juste le souvenir, aussi des regrets, forcément éternels. Et l’on sort de cet étrange moment assez remué, avec encore au creux de l’oreille ou de l’estomac la toute dernière réplique : « et puis je t’ai aimée, ce n’est déjà pas si mal ». Gérald Rossi

Ranger, en tournée : le 24/02 à L’Octogone, théâtre de Pully en Suisse. Le 18/03 à L’Astrada, Marciac (32). Les 21 et 22/03 au Théâtre Saint-Louis, Pau (64). Le 24/03 au Théâtre Ducourneau, Agen (47). Du 28 au 31/03 à la Comédie, Béthune (62). Les 5 et 6/04, au Théâtre de Villefranche (69). Le 13/04  au Canal, Redon (35).

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Emmanuelle Laborit, l’élégance des signes

Du 07 au 18/02, à l’IVT (75), Emmanuelle Laborit reprend Dévaste-moi, un spectacle musical en chansigne. La comédienne, sourde de naissance, refuse le concept de handicap. Elle défend le droit à une culture et à une langue spécifiques.

La veille, elle était à Stockholm. Pour débattre avec les animateurs du Riksteatern, le Théâtre national de Suède, de projets de coopération. Ce matin, elle est de retour, tout sourire, dans sa « maison », l’International Visual Theatre (IVT), qu’elle codirige avec Jennifer Lesage-David. Ce lieu, blotti au bout de l’impasse Chaptal, dans le 9e arrondissement de Paris, est unique en son genre dans tout le pays. Avec sa salle de spectacle, jadis Théâtre 347 de l’école professionnelle de la rue Blanche et plus anciennement encore salle historique du Grand Guignol, IVT est désormais « centre ressource sur la langue des signes et la culture sourde ».

Seul un autre site de formation professionnelle aux métiers du spectacle pour les sourds existe depuis 2018 à Toulouse, grâce aux actions croisées du Théâtre du Grand-Rond, de l’École de théâtre universelle et de l’université Jean-Jaurès. Avec une constante, celle d’un projet « immédiatement artistique, prenant en compte de grandes questions comme la place de l’artiste sourd sur le plateau ». Depuis l’âge de 9 ans, quand elle a débuté sur les planches, dans des mises en scène de Ralph Robbins ou de Thierry Roisin, Emmanuelle Laborit est une militante.

Elle n’a jamais admis, et l’on ne peut que la rejoindre, que le fait d’être sourd ou malentendant soit considéré d’abord comme un handicap. Pour elle, en revanche, la langue des signes (LSF), qui en France a été interdite pendant plus d’un siècle, est un moyen d’accès à la culture, à l’éducation et à la formation. Le théâtre en faisant partie. Et c’est ce qu’elle s’attache à démontrer dans ses créations. Le lien est direct avec la fondation d’IVT, il y a quarante-cinq ans, par l’artiste sourd américain Alfredo Corrado et le metteur en scène français Jean Grémion, militants de la première heure. Plus que jamais, IVT est aujourd’hui à la pointe de la transmission, « et de la défense d’une langue ».

« Leur volonté de départ était de créer une structure européenne, mais on parvient seulement à s’en approcher, d’où notre voyage en Suède », expliquent les deux codirectrices. « Il faut sortir de sa culture pour comprendre celle des autres, et faire société tous ensemble », souligne Emmanuelle Laborit, pour qui la LSF est un incontournable moyen de communication. Ce qui ne l’empêche pas d’explorer d’autres chemins, comme elle vient de le faire avec la Performance, créée à IVT en novembre dernier, après une présentation un mois plus tôt au Tron Theatre de Glasgow, en Écosse. « C’était vraiment une première pour moi, je suis sortie de ma zone de confort, pour dire les choses simplement », explique-t-elle. Mise en scène par Andy Arnold, cette Performance est jouée avec Ramesh Meyyappan, comédien d’origine singapourienne, mondialement reconnu, et lui aussi sourd de naissance. Le langage des signes n’est ici d’aucune utilité, car il s’agit davantage de mime. Cette histoire d’un amour impossible vécu sur scène et dans les coulisses du spectacle, avec un gros clin d’œil au cinéma des années 1930-1945, notamment aux Enfants du paradis, est de fait accessible à tous les publics. Entendants ou non.

C’est le cas aussi de Dévaste-moi, créé avant le Covid puis victime collatérale de l’épidémie. « Spectacle musical interprété en chansigne », il est à l’affiche d’IVT en ce mois de février pour lui faire « un bel au revoir ». Accompagnée sur scène par les musiciens du groupe The Delano Orchestra, Emmanuelle Laborit est mise en scène par Johanny Bert, avec le chorégraphe Yan Raballand. Plusieurs formes d’art s’y rejoignent : chanson en langue des signes, musique, marionnettes. « Le chansigne, c’est l’art de chanter en LFS, en respectant la rythmique. Les chansons sont empruntées à Nina Simone, Ferré, Beyoncé, Yvette Guilbert, Brigitte Fontaine, pour n’en citer que quelques-unes », poursuit Emmanuelle Laborit. Le spectacle parle du corps de la femme, de féminisme, d’avortement, de liberté, de sensualité, d’amour… Là encore, pointe Jennifer Lesage-David, « démonstration est faite que l’on est accessible à tous les publics, on n’ajoute pas la langue des signes a posteriori de la création, elle en fait partie intégrante ».

« Emmanuelle est fan de Mickaël Jackson, de Nina Hagen, d’Alain Bashung comme de la Callas », raconte Johanny Bert. Il se souvient d’un incident survenu pendant « la fabrication » de Dévaste-moi« On travaillait sur une chanson de Bashung, quand, comme cela arrive, un musicien démarre mal, mais tout s’arrange vite, personne ne montre rien mais moins de 30 secondes après Emmanuelle s’arrête, me regarde et dit : « C’est bizarre, j’ai le sentiment qu’on n’est pas ensemble ». Pourtant, elle n’entend rien, elle vit la musique seulement d’une façon intérieure. Alors là, je me suis dit : quelle élégance, il faut que l’on porte notre propre niveau le plus haut possible ». Propos recueillis par Gérald Rossi

Dévaste-moi : Du 7 au 18 février à IVT, 7 cité Chaptal, 75009 Paris (Tél. : 01 53 16 18 18).

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Samuel Gallet, hors les sentiers battus

Jusqu’au 29/07, au théâtre 11.Avignon, Samuel Gallet propose ses Visions d’Eskandar. La vie et les actes d’un collectif qui entend œuvrer « à la frontière entre théâtre et poésie, politique et onirisme, réel et surréel ». Sans oublier Premier amour au Théâtre des Halles et Journal de l’année de la peste au théâtre La condition des soies.

Le nom d’Eskandar, qui sonne bien il est vrai, semble hanter son « inventeur », Samuel Gallet, qui a conçu un triptyque autour de cette appellation. Visions d’Eskandar est le deuxième volet de cette œuvre commencée avec La bataille d’Eskandar.Mieux, depuis 2015, c’est tout un collectif qui vit et agit sous cette dénomination d’Eskandar. Un collectif qui entend œuvrer « à la frontière entre théâtre et poésie, politique et onirisme, réel et surréel ». Vaste et ambitieux programme que réalise effectivement presqu’à la lettre Samuel Gallet. Aussi bien dans la Bataille que dans les Visions, paradoxalement, on navigue « paisiblement » d’un registre à l’autre, sans heurt, de manière presque naturelle. C’est sans doute l’une des qualités premières des spectacles de Samuel Gallet, leur extrême cohérence, de l’écriture à la mise en scène, de l’interprétation à la réalisation musicale de l’ensemble.

On retrouve bien de manière tangible ces qualités dans Visions d’Eskandar qui prend le prétexte de plonger le personnage principal, un architecte hanté lui aussi par la ville d’Eskandar, dans un coma profond à la suite d’un malaise cardiaque pour s’en aller fouailler ce qu’il y a de plus profondément enfoui au fond de sa conscience et de son imagination. Les espaces du dedans, c’est bien connu, sont infinis, même s’ils s’enracinent autour de la ville (de la cité ?) d’Eskandar. C’est néanmoins un paysage de ruines – celles de notre monde en butte à toutes les catastrophes – qui surgit. Autour de l’architecte d’autres personnages, la caissière de la piscine municipale-un amnésique, entrent dans l’étrange et triste ronde, dans la discrète scénographie de Magali Murbach qui a le mérite de laisser toute liberté de manœuvre aux comédiens et aux musiciens.

Jean-Christophe Laurier, l’architecte, Caroline Gonin, la caissière de la piscine, Pierre Morice, l’amnésique, accompagnés et soutenus musicalement par Mathieu Goulin et Aëla Gourvennec : les interprètes sont tous d’une réelle justesse, donnant corps et âme à la belle écriture de Samuel Gallet. La petite musique de l’écriture et du travail de l’auteur-metteur en scène (et interprète dans la Bataille) est discrète. Qui refuse le bruit et la fureur habituels, et souvent creux voire insincères, des productions qui se veulent en prise avec leur temps. On ne l’en apprécie que mieux. Jean-Pierre Han

Visions d’Eskandar, texte et mise en scène de Samuel Gallet. Jusqu’au 29/07, au Théâtre 11.Avignon, à 11h40 (Tél. : 04.84.52.20.10).

à voir aussi :

Premier amour : jusqu’au 30/07, au Théâtre des Halles à 11h00. Un texte de Samuel Beckett, dans une mise en scène de Jean-Michel Meyer avec Jean-Quentin Châtelain. L’un des premiers textes de Beckett écrit directement en français, l’histoire d’une double rencontre amoureuse : celle d’une langue, le français, autant que celle d’une femme ! « Pas de musique, pas de décor, pas de gesticulation », avait exigé, au moment de la création, Jérôme Lindon, directeur des Éditions de Minuit et exécuteur testamentaire de Samuel Beckett. Seuls accessoires du spectacle : une antique chaise de bureau et un vieux chapeau… Avec un Jean-Quentin Châtelain, l’acteur fétiche du regretté Claude Régy, toujours aussi juste et élégant du geste et de la voix. Yonnel Liégeois

Journal de l’année de la peste : jusqu’au 31/07, à La condition des soies à 13h35. D’après Daniel Defoe, dans une mise en scène de Cyril Le Grix avec Thibaut Corrion. 1665, la peste s’abat sur la Cité de Londres : châtiment divin ou mal venu du Levant ? Defoe a laissé de la pandémie une description digne des grands cliniciens du XIXe siècle. « Il parle d’absence de traitement connu, de la contagiosité, de confinement des malades (…) », commente Gérald Rossi dans les colonnes du quotidien L’Humanité. « Defoe précise aussi que les plus modestes sont les plus exposés à la maladie (…), il est encore question de laissez-passer et de certificat de bonne santé. C’est saisissant, remarquable de justesse », conclut notre confrère. Une pièce qui éclaire, avec une surprenante acuité, la crise que nous traversons. Yonnel Liégeois

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