Le 20 juillet 1925, à Fort-de-France en Martinique, naissait Frantz Fanon. Le centenaire de la naissance d’une figure majeure du tiers-mondisme et de l’anticolonialisme, solidaire du combat du FLN en Algérie. Un personnage historique, médecin et essayiste, mis en lumière par le street artiste JBC avec sa fresque spectaculaire réalisée à Montreuil (93) ! Sans oublier le roman graphique Frantz Fanon signé Frédéric Ciriez et Romain Lamy, ainsi que la biographie Frantz Fanon, une vie en révolutions d’Adam Shatz.

Il fut l’ancêtre des « french doctors » en leur ajoutant une dimension révolutionnaire et littéraire. Un Français qui partage avec Jacques Derrida le paradoxe d’être davantage étudié dans les universités américaines que françaises. Il est vrai que Fanon, né Frantz à Fort-de France et enterré Omar Fanon à Aïn Kerma en Algérie, aura du attendre que soient à peu près cicatrisées les séquelles de la guerre d’Algérie pour retrouver droit de cité dans les facultés de l’hexagone.

Autant qu’un petit français de Martinique, c’est un futur républicain forcené qui naît en 1925, fils d’un fonctionnaire des douanes, franc-maçon comme l’est à l’époque la petite bourgeoise radicale-socialiste de l’île. L’élève du Lycée Victor-Schoelcher de Fort-de-France est aussi brillant que le sera l’étudiant, quelques années plus tard, de la Faculté de Médecine de Lyon. Entretenu pour expliquer son évolution, un mythe est à détricoter : il ne fut pas l’élève d’Aimé Césaire, poète et chantre de la négritude. En revanche, le lycéen de 17 ans, pas encore bachelier, rejoint clandestinement la Dominique en 1942 pour s’enrôler dans les Forces de la France Libre. Fanon entend défendre cette République qui, en 1848, a aboli l’esclavage. Le débarquement de l’Amiral Robert quelques mois plus tôt, avec 10 000 marins pour appliquer les lois de Vichy, achève de le convaincre. Sa candidature rejetée, il regagne le Lycée Schoelcher jusqu’en 1944.
À 19 ans, il peut intégrer le 5ème Bataillon de Marche des Antilles et arrive à Casablanca pour y attendre le débarquement de Provence. Au commencement, les notes du livret militaire ne sont guère brillantes. On passe de « soldat quelconque au mauvais esprit » à « élève brillant mais esprit militaire douteux » avant d’atteindre en avril 1944 « s’est révélé courageux et de sang-froid. Fait l’admiration de ses camarades. Blessé et cité ». C’est à Casablanca qu’il prend conscience de la société racialisée dans laquelle il est appelé à évoluer. Le camp y est divisé en trois sections : les Européens auxquels sont assimilés les 500 Antillais parce que citoyens français, les Arabes « indigènes » et enfin les « Sénégalais » qui regroupent tous les ressortissants de l’Afrique noire française. Son bataillon remonte le Rhône, atteint le Doubs en plein hiver avant Strasbourg qu’il est chargé de libérer. La propagande hitlérienne usant du « nègre qui violera vos femmes s’il n’est pas cannibale » a fait son œuvre. La population libérée craint ses soldats « de couleur ». Et l’attitude de la hiérarchie militaire, forcément blanche, en ajoute au désappointement dont il fait part à ses parents dans une lettre du 12 avril 1945 : « Aujourd’hui, il y a un an que j’ai quitté Fort-de-France. Pourquoi ? Pour défendre un idéal obsolète. Je doute de tout, même de moi… Je me suis trompé ». Cette confrontation à la vision du noir, même antillais, par le Français de métropole, l’ouvre à la réalité du fait colonial.
Retour à Fort-de-France en 1945, il y passe son bac. Lecture passionnée des philosophes Maurice Merleau-Ponty et Jean-Paul Sartre. Actif soutien à la candidature d’Aimé Césaire aux législatives. Il entre ensuite à la Faculté de Médecine de Lyon avant d’intégrer l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban en Lozère où il rencontre son maître de stage André Tosquelles et des pratiques de traitement en décalage avec la doxa de l’époque. En 1952, Frantz Fanon publie Peau noire, masques blancs : un essai vigoureux et volontiers satirique, dans lequel il interroge l’aliénation et les relations Noirs-Blancs. Nommé en 1953 médecin-chef d’une division psychiatrique de l’hôpital de Blida-Joinville en Algérie, il découvre un univers psychiatrique conformiste, mâtiné d’esprit colonialiste, ségrégant Européens et « indigènes ». Sa prise de conscience du fait colonial continue de se parfaire lorsqu’il doit traiter des tortionnaires de la police française. L’hôpital ayant hébergé clandestinement des combattants des deux organisations indépendantistes, l’Armée de libération nationale (ALN) et le Front de libération nationale (FLN), Robert Lacoste, gouverneur du territoire, expulse Fanon, croit-il, vers Paris.

Le militant anticolonialiste et tiers-mondiste rejoint en fait Tunis. Il y exerce son travail de psychiatre dans un hôpital déserté par les Français et devient ambassadeur du Gouvernement provisoire de la République algérienne. Il collabore à l’organe de presse du FLN, El Moudjahid, dont il devient l’un des principaux rédacteurs. En 1959, il publie L’an V de la révolution algérienne (aussi appelé Sociologie d’une révolution). En 1961, affaibli par une leucémie, il rencontre Jean-Paul Sartre à Rome pour trois jours de conversations ininterrompues. Dont le philosophe tirera la substance de la préface, tant souhaitée par Fanon, de son dernier ouvrage qui deviendra un classique mondial de la littérature politique de combat. Les damnés de la terre ? Un élément d’enseignement dans la plupart des universités américaines aujourd’hui. Frantz Fanon meurt aux États-Unis le 6 décembre 1961, quelques mois avant l’indépendance de l’Algérie. Alain Bradfer
Les écrits de Frantz Fanon : Œuvres (Peau noire, masques blancs / L’An V de la révolution algérienne / Les damnés de la terre / Pour la révolution africaine. La Découverte, 800 p., 30€00). Écrits sur l’aliénation et la liberté (La découverte, 832 p., 18€00).
La fresque (voir photo ci-dessus) : l’œuvre du street artiste JBC, réalisée à Montreuil (93), se donne à voir à l’angle du 160 Boulevard Théophile Sueur et de la rue Maurice Bouchor.
Le film de Jean-Claude Barny (2024) : Fanon, avec Alexandre Bouyer (Frantz Fanon), Déborah François (Josie Fanon), Olivier Gourmet (Darmain), Stanislas Merhar (le sergent Rolland), Mehdi Senoussi (Hocine).
Toujours disponible sur le site de Radio France, les Grandes Traversées de France Culture : Frantz Fanon l’indocile, le podcast d’Anaïs Kein en cinq épisodes.
FANON, CIRIEZ ET LAMY

Signé Frédéric Ciriez et Romain Lamy, un magnifique ouvrage d’une fulgurante audace qui nous plonge dans la vie et les combats du célèbre psychiatre martiniquais, durablement engagé en faveur de l’indépendance algérienne. D’un dessin l’autre, grâce à la couleur et au graphisme original, le décryptage à portée de chacun d’une réflexion souvent complexe. Les deux auteurs, de la plume et du crayon, nous projettent à Rome, lorsque Fanon rencontre Sartre le philosophe : le dialogue entre deux grands de la pensée, deux mondes et deux couleurs de peau. Ce roman graphique se donne à lire non seulement comme la biographie intellectuelle et politique de Frantz Fanon mais aussi comme une introduction originale à son œuvre, plus actuelle et décisive que jamais (La Découverte, 240 p., 28€). Yonnel Liégeois
Frantz Fanon, le damné
Aux éditions La Découverte, Adam Shatz a publié Frantz Fanon, une vie en révolutions. La biographie d’un « damné » auquel la France n’a pas pardonné son soutien à l’Algérie indépendante, un penseur éminemment reconnu aux États-Unis. Paru dans le mensuel Sciences Humaines (N°368, mai 2024), un article de Frédéric Manzini.

Même né il y a près d’un siècle, Frantz Fanon (1925-1961) reste notre contemporain. Remise au centre des débats de société par le mouvement Black Lives Matter notamment, son œuvre radicale interpelle et suscite encore des polémiques. Après tout, ne contient-elle pas, au nom de la lutte anticoloniale, une apologie du terrorisme ? Pour nous faire mieux comprendre ce qu’il appelle la « vie en révolutions » de Frantz Fanon (« revolutionary lives » dans la version originale anglaise), l’essayiste Adam Shatz, rédacteur en chef pour les États-Unis de la London Review of Books, brosse de lui un portrait tout en complexité et en nuances grâce aux témoignages de ceux qui l’ont intimement connu.
Révolutionnaire fervent, écrivain passionné
Pendant toute sa courte existence, l’auteur de Peau noire, masques blancs (1952) justifia le recours à une certaine forme de violence comme moyen pour les opprimés de regagner leur dignité et le respect d’eux-mêmes. Son expérience personnelle du racisme, sa pratique clinique auprès des malades dans les différents hôpitaux où il a exercé comme psychiatre, sa fréquentation des philosophes – notamment Jean-Paul Sartre –, son opposition à l’idée d’une « négritude » qui figerait l’homme noir dans une essence, son engagement corps et âme en faveur du FLN : tout l’a conduit à devenir ce révolutionnaire fervent et cet écrivain passionné, parfois lyrique, toujours animé par les idéaux républicains de liberté, d’égalité et de fraternité qu’il a tout fait pour traduire en actes.

Son combat pour l’indépendance de l’Algérie lui vaudrait, selon Adam Shatz, une certaine rancune en France, qui expliquerait qu’il n’occupe pas toute la place que sa pensée mérite sur la scène intellectuelle de ce côté-ci de l’Atlantique. « Près de six décennies après la perte de l’Algérie, la France n’a toujours pas pardonné la “trahison” de Fanon », écrit-il. Cette importante biographie contribuera peut-être à faire évoluer les choses. Frédéric Manzini
Frantz Fanon. Une vie en révolutions, d’Adam Shatz (La découverte, 512 p., 28€).
Dès sa création, Chantiers de culture a inscrit le mensuel Sciences Humaines sur sa page d’ouverture au titre des « Sites amis ». Un excellent magazine dont la lecture est vivement conseillée.








































































