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Uzeste, le village en fête

Jusqu’au 23/08, se déroule à Uzeste (33) la 48ème Hestejada. Un festival créé en 1978 par le musicien Bernard Lubat, une initiative artistique qui privilégie improvisation et convivialité. Loin de la culture standardisée, mêlant sans vergogne innovations musicales et palabres sociales en pays de Gascogne.

​Bientôt quinquagénaire, la 48ème Hestejada (fête au village, en gascon) bat de nouveau le rappel à soixante kilomètres de Bordeaux, dans la commune d’Uzeste. Coorganisé avec la CGT d’Aquitaine depuis le bicentenaire de la Révolution française en 1989, un festival qui ne ressemble à aucun autre, une « mine d’art à ciel ouvert » aussi déjantée que le dénommé Lubat Bernard, percussionniste de renommée internationale mais pas seulement, multi-instrumentiste et jazzman émérite, fondateur du festival et maître œuvrier de la compagnie Lubat de Jazzcogne…

Le signataire du Manifeste des œuvriers dévoile l’événement en un langage fleuri dont il est coutumier : « La Cie Lubat et ses artistes œuvriers associés ne perdent ni leur temps ni leur talent à la pro-duction de spectacles déclarés marchandisants télessivants ! Improètes distingués en libertés, esprits critiques en situation critique, ils risquent leur existence sur l’audacieux fil de l’inventé de l’exploré de l’expérimenté de l’exigé, minoritaires bien ou mal compris ! », commente le batteur-persifleur en son propos « jazzgasconnant » et cognant fort singulier, à jamais déroutant pour les non-initiés ! Rien que çà au programme mais pas seulement, avec une féérie d’étoiles musiciennes, conteuses, chanteuses ou débatteuses dans le ciel de Gascogne jusqu’au 23 août : André Minvielle, Juliette Caplat Dite Kapla, Zabou Guérin, Lucile Marmignon, Louis Sclavis et Benjamin Moussay, Marc Perrone, Margot Auzier, François Corneloup, Fabrice Vieira… Sans oublier, le 22/08, l’hommage à Eddy Louiss !

« C’est quoi l’art ? C’est ce qui n’existe pas, c’est pour ça qu’il faut l’inventer », ose proclamer le musicien émérite, multi instrumentiste à tout vent et contre courant, génial producteur de sons et rimeur de mots.

Qui m’aime se suive Urgent créer, criait l’autre
Sauve qui veut la vie…
À la recherche du contre-temps perdu
Et comme disait Thélonius Monk,
compositeurimprovisionnaire d’en base
« Le jazz c’est la liberté… pensez-y ! »

Bernard Lubat

Outre représentations théâtrales, récitals chansonniers et concerts de jazz (de la clarinette aux percussions, de la trompette à l’accordéon…), avec Alain Delmas (un entretien en date de 2023) à la baguette, l’un des responsables régionaux de la CGT et président d’Uzeste musical, comme de coutume temps forts et débats sont à l’affiche de cette 48ème Hestejada : l’exposition des dessins du regretté Gilles Defacque (« Pour l’exposition tu leur diras bien (…) que c’est pas morbide, bien sûr il y a l’hôpital, il y a la mort mais c’est le processus créatif qui ne peut pas s’arrêter. C’est pas morbide. C’est pas un hommage« ), clown poétique et fondateur du Prato à Lille, cet incroyable Théâtre international de Quartier. Sans oublier les diverses rencontres autour de la guerre en Ukraine et en Palestine, la conférence-débat sur Syndicalisme européen et extrême droite à l’ombre de la traditionnelle cabane du gemmeur (ouvrier chargé de récolter la sève des pins), l’hommage rendu au cinéaste Jean-Pierre Thorn, infatigable filmeur des réalités et luttes sociales, des usines et des immigrés ainsi que celui à Jack Ralite autour de Mon alphabet d’existence, son ultime ouvrage publié aux éditions Arcane 17.

D’ici d’en poètes et paysans cultivateurs de culture artistisans techniciens œuvriers
chercheurs créateurs pionniers passeurs transformateurs faux menteurs…
Pour une colère joyeuse dans un océan d’indifférence généreuse…
Le village comme écrin et ses habitants comme partenaires solidaires salutaires
Humour humeur humanité humidité !

Pour une lutte à vie à vivre éperdue d’avance d’enfance…
Ni d’avant ni d’arrière-garde mais bien plus tôt d’avant les gardes…
Bio diversité créatrice artistique culturelle sociale éducative…
Ne pas confondre éducation populaire et démagogie participative
Ne nous laissons pas simplifier, enfumer, entuber, marchandiser !

Musique, cinéma, théâtre mais aussi réflexion-question-confrontation… Uzeste ? Un lieu privilégié, unique en son genre, où se croisent artistes et chercheurs, universitaires et travailleurs : un festival vraiment pas comme les autres ! Yonnel Liégeois

La 48ème Hestejada : du 17 au 23/08. Uzeste Musical visages villages des arts à l’œuvre, 18 rue Faza, 33730 Uzeste (Tél. : 05.56.25.38.46) – uzeste.musical@uzeste.org).

Œuvriers et Ouvriers

Le swing des œuvriers, de Jean-Michel Leterrier avec la complicité d’Alain Delmas (coédition NVO/IN8, 248 p., 25€), est un bel ouvrage, tant par la photographie que par le texte, qui relate les trois décennies de fréquentation/création entre le festival d’Uzeste et la CGT de la Gironde ! « Le compagnonnage s’est vivifié année après année, les artistes se conjuguant aux ouvriers pour donner naissance aux œuvriers, fabuleux exemples de créolisation », soulignent les deux auteurs. De chapitre en chapitre, entrecoupés de portraits aussi savoureux que cocasses des têtes d’affiche comme des « petites mains » à la réussite du chantier, Jean-Michel Leterrier et Alain Delmas dressent avec allégresse l’aventure culturelle de l’organisation syndicale. Des bourses du travail en 1892 jusqu’à l’élaboration de la « Charte de la lecture à l’entreprise » en 1981…

Plus tard, lancée conjointement par l’UD CGT des Vosges et l’hebdomadaire La Vie Ouvrière, il y aura l’invitation d’un « Grand Témoin » aux représentations du Théâtre du Peuple à Bussang (88) dans les années 2000… Sans oublier les initiatives à chaque festival d’Avignon (84) et à celui de la BD d’Angoulême (16), la présence forte de la CGT des Ardennes au Mondial des Marionnettes de Charleville-Mézières (08), la participation au Printemps des Poètes à Paris et au festival de la poésie de Lodève (34) « Les voix de la Méditerranée »… Sans compter les multiples invitations au siège de la centrale syndicale à Montreuil (93) à des rencontres-débats avec écrivains-comédiens ou plasticiens, l’organisation de plusieurs colloques « Travail-Culture-Syndicat » sous l’égide de la Commission confédérale Culture animée en son temps par Jean-Pierre Burdin puis Serge le Glaunec, eux-aussi singuliers œuvriers d’Uzeste et d’ailleurs dont les portraits manquent à l’appel ! En supplément d’âme, le livre s’enrichit d’un DVD symbolisant le mariage heureux entre texte-image et son !

Le manifeste des œuvriers, de Roland Gori/Bernard Lubat/Charles Sylvestre (coédition Actes Sud/Les liens qui libèrent, 80 p., 9€50), affiche et décline le retour à l’œuvre du désir sous toutes ses formes lorsqu’il sonne aux portes de l’existence : la vie de l’humain qu’on soigne, qu’on éduque, à qui on rend justice, qui s’informe, qui se cultive, qui joue, qui s’associe, qui se bat, fort de la solidarité qui s’offre à qui sait la chercher. Ce manifeste revendique la place de l’homme au centre des activités de production et de création pour lutter contre la normalisation technocratique et financière.

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Bussang, la belle et la bête

Au Théâtre du Peuple, à Bussang (88), Julie Delille présente Je suis la bête à l’affiche du 130ème anniversaire de ce lieu emblématique. Superbement réussie, l’adaptation du livre d’Anne Sibran : entre imaginaire et naturalisme, une aventure théâtrale déroutante.

Entre rêve et réalité, une lumière de lune en la profondeur de la nuit… Dans le clair obscur, le silence… Profond, long, très long ! Noirceur et silence s’allongent, se prolongent dans l’univers singulier du Théâtre du Peuple. Pour se propager et s’immiscer, énigmatiques, dans la tête des spectateurs. Jusqu’à ce que s’élève une voix, enfantine semble-t-il, presque inaudible. Les mots surgissent, tout à la fois doux et violents, pénétrants. Pour nous conter une étrange histoire quand, à l’âge de deux ans, « celle qui l’avait portée dans son ventre et l’homme qui la portait parfois l’ont laissée », enfermée dans un placard avant de quitter la maison ! Par intermittence, lucioles éphémères, éclosent alors d’infimes traits de lumière : une patte, une main ? Le mystère.

Durant plus d’une heure, il en sera toujours ainsi. Une expérience déroutante, à en perdre nombre de repères, Je suis la bête nous plonge dans une aventure théâtrale d’une originalité absolue entre imaginaire et naturalisme. Pour Julie Delille, la directrice du lieu, metteure en scène et interprète, la cause est entendue : il ne fut jamais question de reproduire l’identique, « c’est à moi de me plier aux exigences de ce lieu emblématique, non l’inverse ». Dans cette version scénique revisitée pour le 130ème anniversaire de l’utopie Maurice Pottecher et Tante Cam, son épouse, lumière et son, volutes blanches et piaillements de la nature, participent grandement à la qualité de la représentation : l’osmose totale. Deux ans tout juste lorsqu’elle est abandonnée, allaitée aux tétons d’une chatte, nourrie de la chair fade des chatons morts-nés… Elle se souvient, ses petites mains rappant la porte du placard jusqu’au sang, ses ongles devenus rouges griffes avant que ses yeux, prunelles comme celles de la chatte, découvrent l’infime orifice pour s’évader et se fondre dans la forêt.

Sauvage, obscure, impénétrable, exhalant fureurs et senteurs. Sur la scène inclinée de Bussang, herbes et feuilles foulées, sons et sifflements feutrés, se tapissent et rôdent les vivants de la forêt qui l’agressent et la blessent, dont se repaît aussi la gamine carnassière durant des années. Bête parmi les bêtes, femme enfant à l’unisson de la nature, tantôt apaisante tantôt menaçante. Jusqu’au jour où les abeilles, fuyant leur « boîte », la recouvrent et lui fassent manteau. « Ça fait un bourdonnement qui me berce, me console, avec parfois des explosions d’étoiles. Jusqu’à ce moment où je m’endors enfin », nous confie-t-elle en mots chuchotés. Jusqu’à ce moment où une « bête blanche au regard d’homme », d’un jet de fumée, disperse les butineuses et la conduise dans une maison dont elle reconnaît l’odeur. L’horreur.

Il lui faut apprendre à oublier, à effacer ce que la forêt lui a révélé, à prononcer des paroles dont elle ignore le sens et qu’elle ne fait que répéter, à invoquer les cieux et un « père transfiguré ». La nuit, elle court l’aventure en quête de viande, le jour elle est contrainte de « nettoyer sa parole qui avait trop traîné sur la terre noire de la forêt ». Sur le plateau, la lumière devient un peu plus vivace, quoique toujours volatile, éphémère. Un visage apparaît, une longue chevelure aussi. Tantôt debout, immobile, tantôt à quatre pattes, fuyant pour toujours, à jamais… L’appel de la forêt est trop pressant.

Femme et bête, Julie Delille épouse sans faillir les contours de l’une et l’autre, nous invitant à cerner et discerner de quel côté avance, masquée, la sauvagerie. L’instinct ou l’intellect, la nature dénaturée ou l’humanité déshumanisée ? Un spectacle d’une incroyable beauté quand la voix, couplée à la lumière et au son, se révèle plus qu’un mariage de raison, d’une « extra-ordinaire » puissance à nourrir notre imaginaire et à interpeller nos habitudes et certitudes. La comédienne libère force images poétiques pour raviver le dialogue interrompu entre l’humain et sa conscience égarée. Désormais à la direction du Théâtre du Peuple de Bussang, nul doute que la metteure en scène a songé à quelques fulgurances enchantées en lisière de l’envoûtante forêt vosgienne ! Yonnel Liégeois

Je suis la bête, texte et adaptation Anne Sibran, mise en scène et interprétation Julie Delille : jusqu’au 30/08, du jeudi au samedi à 20h. Théâtre du peuple, 40 rue du Théâtre, 88540 Bussang (Tél. : 03.29.61.50.48). L’ouvrage d’Anne Sibran est disponible dans la collection Haute enfance – Gallimard.

130 ans : jubilez, jubilons !

Outre Le Roi nu et Je suis la bête, moult événements sont à l’affiche de ce 130ème anniversaire ! D’autant que la conviction de Julie Dellile, directrice du lieu depuis 2024, est clairement affirmée : renouveler, voire renouer, le lien entre le peuple bussenet et son théâtre. « L’enjeu est de mettre le Théâtre du Peuple au cœur de ce qui ferait son territoire, il ne s’agit pas seulement d’en faire un lieu de référence culturel mais bien de l’inscrire comme un incontournable espace de rencontre, de lien social répondant aux besoins et produisant de la pensée en résonance avec les impulsions poétiques et de transmission. Le Théâtre du Peuple s’est fait à Bussang avec les Bussenets, pour elles et eux mais aussi pour toutes celles et ceux qui voudraient sincèrement s’y impliquer ». D’où deux propositions innovantes :

Depuis octobre 2023, la sociologue Anne Labit est partie à la rencontre des habitants et artistes locaux pour réinventer ensemble les liens entre le théâtre et son territoire. Le « Bourgeon bussenet » est une expérimentation faisant dialoguer arts, sciences et citoyenneté. D’où une phase d’enquête pour mieux reconnaître les lieux, le ressenti des habitants ainsi que les grandes caractéristiques (démographiques, sociologiques, géographiques) de ce coin des Vosges. De premières investigations sont déjà disponibles à la lecture, qui déboucheront prochainement à la mise en œuvre de nouvelles initiatives : conférences, expositions, débats, concerts…

« Recevons du passé l’héritage qu’il nous transmet. Cherchons dans le passé des inspirations, des leçons et même des modèles. Mais que l’être nouveau vive d’une vie nouvelle ».

Maurice Pottecher, fondateur du Théâtre du Peuple

Hériter des brumes, la folle histoire du Théâtre du peuple : né d’une commande à Alix Fournier-Pittaluga et Paul Francesconi, mis en scène par Julie Delille avec huit comédiens et comédiennes mêlant professionnels et amateurs, le texte conte l’aventure du Théâtre du Peuple, d’hier à aujourd’hui. Un feuilleton théâtral en six épisodes, pour comprendre ce que veut dire utopie entre créations et passions, amours et amitiés, crises de croissance et réconciliations, conflits familiaux et deux guerres mondiales… Du 20 au 30/08, une folle et belle histoire entre humour et émotion, pour jubiler ensemble ! Yonnel Liégeois

Hériter des brumes, la folle histoire du Théâtre du Peuple, Alix Fournier-Pittaluga et Paul Francesconi (éd. Esse que, 352 p., 20€).

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Art brut, la folie du monde

Jusqu’au 21/09 à Paris, le Grand Palais donne à voir un échantillon de la donation d’art brut de Bruno Decharme au Centre Pompidou. Sur plus de 1000 œuvres de 242 artistes, un choix de 400 peintures et sculptures qui invite à un périple émouvant. Un itinéraire en treize stations à travers ces créations inclassables, miroirs grossissants tendus à notre société en souffrance.

Dans leur Lettre aux Médecins-chefs des asiles de fous du 15 avril 1925, les surréalistes écrivaient « Les fous sont les victimes par excellence de la dictature sociale » et concluaient « Nous réclamons qu’on libère ces forçats de la sensibilité ». Jean Dubuffet fut l’un des premiers à répondre à l’appel, en inventant le concept d’art brut, un art hors normes « insaisissable, farouche et furtif comme une biche », éloigné des codes élitistes et de l’enseignement académique et qui, par son inventivité poétique, s’émancipe de son contexte pathologique. Associé un temps à André Breton et Jean Paulhan, puis à Raymond Queneau, le peintre et sculpteur fonda la Compagnie de l’art brut et rassembla, dès 1945 jusqu’à sa mort en 1985, une impressionnante collection issue de l’art asilaire : des œuvres aujourd’hui reconnues, au même titre que d’autres formes contemporaines.

Sur les pas de l’artiste, en collectionneur passionné, le cinéaste Bruno Decharme écluse depuis quarante-cinq ans les lieux les plus variés en Europe, au Brésil et au Japon, à la recherche de ces productions issues de la marge, souvent sauvées in extremis de l’oubli. À ce jour, il a rassemblé près de 6 000 pièces qu’il a rendues accessibles en créant l’association abcd (art brut connaissance & diffusion), un pôle de recherche dirigé par Barbara Safarova, qui a pour objet de populariser cet art en France et à l’étranger. L’exposition du Grand Palais offre, à côté des grands « classiques », des œuvres « contemporaines », pour partie inconnues du grand public. 

Ce n’est pas la chronologie qui a guidé l’agencement de ce périple, mais ce que ces œuvres ont à dire sur les questionnements communs entre ces artistes et nous. Ils sont, selon Bruno Decharme, « des éponges du monde » car, bien que marginalisés socialement ou psychiquement, ils entretiennent avec le monde une proximité réelle. Ils en donnent une lecture souvent radicale, à fleur de peau : ils inventent des langues, redéfinissent l’histoire, la géographie, la science à l’aune de leur sensibilité. Tous les moyens sont bons pour s’exprimer : écriture, griffonnage, bricolage, dessin, sculpture ou peinture, parfois sur des supports ou avec des matériaux de fortune. Leur créativité, comme on peut le voir ici, est sans borne. Dans chaque salle, de petits films présentent rapidement les artistes et resitue leurs œuvres. Un éclairage utile.

Dès l’entrée, sous la rubrique Réparer le monde, on découvre les tentatives de conjurer le chaos qui hante ces esprits dérangés. L’Américain J.B. Murray (1908-1988) rédige en lettres de feu des messages de l’au-delà, dictés par une voix divine. Zdenek Kosek, lui, dans son asile de Prague, tente de « résoudre les problèmes de l’humanité » en restituant sur le papier des informations reçues de la Galaxie : ses cartographies fourmillent de traits, de signes et grouillent de chiffres pour proposer un nouvel ordre salvateur. Il y a aussi les devins qui nous préviennent de catastrophes. George Widener, atteint d’une forme légère d’autisme qui se caractérise par une capacité de calcul et une mémoire extraordinaires, nous explique, sur un calendrier de son invention (Sunday’s crash), pourquoi il ne faut jamais prendre l’avion un dimanche, de nombreux accidents s’étant produits ce jour-là. De même, les lundis sont propices aux naufrages, comme l’indique son tableau bleu couvert de chiffres et de lettres, où est immergé un bateau (Blauer Montag).

À moi les langues de feu qui embrasent ! est le titre du second chapitre, emprunté à la medium britannique Madge Gill (1882-1961). Elle brode ou dessine, au fil de nuits sans sommeil, des compositions complexes inspirées par Myrninerest, nom dérivé de My inner Rest (ma paix intérieure). Dans un enchevêtrement d’ornementations, une figure féminine insolite portant un chapeau se répète. Des « visiteurs » enjoignent Augustin Lesage à peindre, ce qu’il fera avec un soin méticuleux.  Malgré une mauvaise vue, il peindra jusqu’à sa mort. Les esprits, par leurs voix et leurs cloches, font vibrer les couleurs de ses grandes huiles, dignes d’un miniaturiste, qu’il peaufine pendant des mois. D’autres inventent des langues, dans des écrits énigmatiques fascinants, ainsi la lettre adressée de Hambourg par Harald Stoffers à sa « chère maman ». Calligraphiées comme une succession de partitions collées sur un rouleau long de plusieurs mètres, ses phrases commencent toutes par « Meine Liebe Mutti ». Au détour de la visite, on s’arrête sur les figures colorées, multipliées à l’infini, de princesses, cantatrices, militaires ou entités mythologiques, d’Aloïse Corbaz. Internée toute sa vie à Lausanne elle a produit, dès 1918, un peuple foisonnant, sur des rouleaux de papier.

Ce sont des êtres fantasmagoriques qui apparaissent dans la section Chimères, monstres et fantômes. Parmi ces cauchemars graphiques, le molosse blanc de l’Afro-américain Jimmy Lee Sudduth (1910-2007) nous menace face à la monture extravagante de l’Allemand Friedrich Schröder (1892-1982), Der Lebensspazierritt. Envelopper ses peurs et ses angoisses est une tactique connue. Le japonais Katsuya Kitano enferme ses soupirs, un syndrome irrépressible qui affecte son quotidien, dans de petites balles de coton entassées dans un coin. Et que cache la tornade graphique de la Britannique Georgiana Houghton (1814-1884) derrière ces lignes fluides et entremêlées ?  Des trouvailles de Judith Scott (1943-2005) nous ne verrons rien, elles sont protégées tels des trésors dans d’étranges sculptures de fils colorées. Des formes à la fois concrètes et abstraites apparaissent dans un écheveau de lignes composé par la Pragoise Anna Zemánková (1908-1986) ; selon un rituel immuable, chaque matin en état de transe, elle peint, dessine ou colle animaux, plantes, minéraux, grappes de fruits hybrides…

À l’étage, plusieurs sections sont consacrées aux ateliers de l’art brut. Il convient de les distinguer de l’art-thérapie pour laquelle le critère artistique est secondaire. Ce sont des lieux de création où interviennent souvent des plasticiens professionnels, qui ont pour but d’accompagner, de soutenir les artistes et d’aider à faire tomber les obstacles liés à leur handicap ou à leurs troubles mentaux. Parmi eux, le Creative Growth Art Center d’Oakland en Californie a soutenu de travail de l’américaine Judith Scott. Des productions issues de l’atelier du centre artistique de Guggingprès de Vienne en Autriche, révèlent des talents particuliers, notamment August Walla (1936-2001), qui invente des mots et les mêle à des personnages très colorés. Parfois un peu touffue, et malgré un découpage thématique assez arbitraire, l’exposition nous offre un panorama varié, dans lequel chaque visiteur pourra puiser selon sa propre sensibilité. Il est passionnant de s’attarder sur les productions des artistes cubains, en particulier les petites télévisions de Martinez Duran confectionnées sur des boites en carton avec des images d’actualité et l’omniprésence du Líder Máximo. Les Japonais nous réservent aussi de belles surprises dans ce tour du monde de l’Art brut.

Parmi les œuvres les plus saisissantes, il ne faut pas manquer l’épopée fantasmatique d’Henry Darger (1892-1973), déployée sur plusieurs tableaux, au format panoramique. Ce natif de l’Illinois, homme de ménage dans un hôpital, après une vie de solitude, a laissé derrière lui quinze volumes illustrés : The Story of the Vivian Girls, in What is known as the Realms of the Unreal, of the Glandeco-Angelinnian War Storm, Caused by the Child Slave Rebellion (l’histoire des Vivian Girls aux Royaumes de l’irréel, la guerre éclair Glaneco-Angelinnienne, provoquée par la révolte de l’enfant esclave). Un récit épique de 15.143 pages où il raconte les violents combats entre les Angéliques et les Glandeliniens. Plus de 300 illustrations (aquarelle, dessins, collages) l’accompagnent dont nous sont présentés ici quelques échantillons. L’artiste s’inspire de comics américains, les copie, les découpe puis les fait agrandir et démultiplier en différents formats, au rayon photographie du bazar local. Puis il les décalque et les colorie, pour former des compositions complexes, pourvues de nombreux plans. À certains endroits, il les rehausse de couleurs éclatantes, rouge sang ou jaune vif.

Dans un décor de paradis, les grandes images de Darger révèlent, avec une force troublante, l’innocence perdue et l’Éden ébranlé. Des paysages dans lesquels l’ombre de l’horreur plane, discrète mais persistante. Mireille Davidovici

Art Brut, dans l’intimité d’une collection : Donation Decharme au Centre Pompidou. Commissaires de l’exposition : Bruno Decharme (collectionneur et réalisateur), Barbara Safarova (enseignante à l’École du Louvre et chercheuse). Scénographie : Corinne Marchand (Centre Pompidou). Jusqu’au 21/09, du mardi au dimanche de 10h à 19h30, nocturne le vendredi jusqu’à 22h. Grand Palais, 17 avenue de Général Eisenhower, 75008 Paris.

En marge du parcours, il est proposé une immersion en réalité virtuelle librement inspirée de l’univers d’Henry Darger. Insider-Oursider mêle musique pop, animation hybride (2D/3D) avec une reconstitution fidèle de la chambre de l’artiste, à partir d’archives photographiques et de témoignages. Un projet transmédia porté par le musicien Philippe Cohen Solal (Gotan Project) mêlant musique pop, animations et performances artistiques.

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Aragon, Elsa et la maison

À Saint-Arnoult-en-Yvelines (78), le plasticien Lionel Sabatté investit la Maison Elsa Triolet-Aragon. Philosophe et professeur émérite à l’université de Grenoble, Daniel Bougnoux a dirigé l’édition des Œuvres romanesques complètes d’Aragon dans l’emblématique collection La Pléiade : 15 ans de travail pour 5 volumes.

Yonnel Liégeois – Disparu en 1982, Louis Aragon nous lègue une oeuvre considérable. Grâce à la chanson, sa poésie est mieux connue du grand public que son œuvre romanesque. Selon vous, un bienfait ou une injustice ?
Daniel Bougnoux – Les chansons tirées des poèmes d’Aragon (plus de deux-cents aujourd’hui) ont fait beaucoup pour la diffusion de son œuvre qui, pour moi-aussi, est d’abord entrée par les oreilles ! Cette mise en musique privilégie évidemment ses poèmes réguliers, et risque donc de donner de lui une image plus sage ou harmonieuse que d’autres textes, poétiques ou romanesques, qui se prêtent moins à la mise en chansons. Le chant constitue toujours pour Aragon le critère du bien écrire : il appelle poésie d’abord ce qui chante, et cette oralité heureuse traverse tous ses textes. Ce musicien avait l’oreille absolue !

Y.L. – A propos de Céline, on parle de révolution dans l’écriture romanesque. Qu’en est-il chez Aragon ?
D.B. – Si Aragon n’est pas repéré dans l’histoire littéraire comme un inventeur de formes, l’invention concerne en revanche chez lui les images dont fourmillent ses textes, les personnages ou les intrigues. C’est aussi quelqu’un qui toute sa vie s’est réinventé, ne réécrivant jamais le même livre, passant d’un genre à l’autre (la poésie, le roman, l’essai critique ou théorique, le journalisme…) avec une souveraineté déconcertante car il excelle dans tous, et il excelle surtout à les mêler, à les féconder les uns par les autres : Aragon ou la confusion des genres ! Le roman, terme qu’il inscrit dans quatre de ses titres, nomme justement cette orgie potentielle des mots, une sarabande de personnages et de situations telle qu’on risque, à première lecture, de perdre pied (dans « Les Communistes » ou « La Semaine sainte » par exemple) mais il faut perdre, « perdre vraiment pour laisser place à la trouvaille » comme dit Apollinaire, souvent cité par lui.

Y.L. – Selon vous, l’image du grand homme en littérature souffre-t-elle encore de celle de l’homme politique ?
D.B. – Il est certain que l’image et l’œuvre d’Aragon demeurent enfouies dans les décombres du communisme, dont il faut le désincarcérer pour lui rendre justice. Quel contre-sens d’en faire un apparatchik coupable d’avoir produit une littérature « aux ordres » ! Aragon n’a cessé de se battre, dans le surréalisme puis le PCF, pour élargir et renouveler la doctrine, pour faire entrer de l’air et du jeu là où les choses risquaient chaque fois de se figer en idéologie ou en recette. Son style autant que son personnage proposent, à chaque époque ou à chaque page, des leçons de non-conformisme, il est d’abord pour moi un professeur de liberté.

Y.L. – Quel premier roman conseilleriez-vous à un lecteur peu coutumier de l’écriture d’Aragon ?
D.B. – Il me semble qu’« Aurélien » (1944) ou « Les Voyageurs de l’impériale » (achevé en 1939) ont un charme prenant et irrésistible. A condition qu’on accepte, ou épouse, le temps de la rêverie c’est-à-dire de l’approfondissement d’une conscience qui se cherche, et médite, au fil de la plume : Aragon étudie par le roman la formation de la conscience dans l’homme, il s’en sert pour saisir « comment cela marche, une tête ». Admirable programme, toujours à reprendre !

Y.L. – En quoi Louis Aragon peut-il être encore parole d’avenir pour un lecteur du troisième millénaire ?
D.B. – Aragon a vécu avec le désir de l’avenir, c’est-à-dire de ce qui nous démentira, ou nous étonnera, et il met toute sa passion à guetter l’emploi que les hommes font du temps, et ce que le passage du temps nous fait en retour. Il n’y a donc pas prescription pour cela, non plus que pour des affects fondamentaux qui sont de tous les âges, l’amour, la jalousie, la fraternité, l’espoir ou le désespoir. Aragon est passé maître dans l’expression des sentiments, il sait fixer mieux que personne leurs délicates nuances. Or ces mondes charnels ou sentimentaux sont plus que jamais la chose à défendre dans une société où le profit et la consommation dominent.

Y.L. – Vous avez signé aussi un décapant essai, « Aragon, la confusion des genres ». Qui pose un regard critique, mais bienveillant et érudit sur l’œuvre et l’homme…
D.B. – Je tenais, en marge des cinq volumes de l’édition de La Pléiade (qui m’a occupé une quinzaine d’années), à dire ma propre relation à cette œuvre et à cet homme, avec lequel j’aurai eu moi-même « un roman » ! Et puis parler aussi du poète, ou de l’essayiste, confronter par exemple Aragon avec Derrida, avec Althusser au destin autrement tragique, ou encore avec les peintres, ou avec Breton. Le titre choisi, « Aragon, la confusion des genres », pointait aussi la question du genre sexuel : Aragon brouille les frontières entre le masculin et le féminin, et cela entre pour beaucoup dans l’attirance ou la détestation qu’il suscite. Bref, ce petit livre est un peu le « making of » des cinq volumes de La Pléiade, on y croise un Aragon plus intime, parfois choquant mais toujours très touchant. Le principe de la collection « L’un et l’autre » imaginée par Jean-Bertrand Pontalis, où un auteur est invité à écrire ce que lui fait penser et dire un autre auteur, me convenait parfaitement. Propos recueillis par Yonnel Liégeois

Louis Aragon, l’intégrale des œuvres romanesques : cinq volumes. Édition publiée sous la direction de Daniel Bougnoux avec la collaboration de Philippe Forest, Raphaël Lafhail-Molino, Bernard Leuilliot, Nathalie Piégay-Gros.

Elsa Triolet, l’intégrale de ses œuvres : seize titres, avec ses traductions théâtrales de Tchékhov (La cerisaie, La mouette, Les méfaits du tabac et autres pièces en un acte, Platonov).

Sabatté, entre délicatesse et étrangeté

Lauréat du Prix Art Éco-Conception 2025 en partenariat avec le Palais de Tokyo et finaliste du Prix Marcel Duchamp 2025, Lionel Sabatté investit jusqu’au 31/08 la Maison Elsa Triolet-Aragon. Artiste convoquant tour à tour la peinture, le dessin, la sculpture et la photographie, il déploie un imaginaire protéiforme évoquant les phénomènes liés aux manifestations du vivant et à sa fragilité.

La meute, poussières sur structure métallique, FIAC hors les murs

L’artiste entame depuis plusieurs années un processus de récolte de matériaux qui portent en eux la trace d’un vécu : poussière, cendre, charbon, peaux mortes, souches d’arbres… Ces éléments sont combinés de manière inattendue et les œuvres ainsi créées portent en elles à la fois une délicatesse mais aussi une « inquiétante étrangeté », donnant vie à un bestiaire hybride. Les œuvres de Sabatté, maître des formes et des volumes, des valeurs et des matières, ont tôt fait de fasciner celui qui les regarde par cette singulière beauté tissée de contraires.

Exposition Lionel Sabatté : jusqu’au 31/08, tous les jours de 14h à 18h. Le moulin de Villeneuve, Maison Elsa Triolet-Aragon, Rue de Villeneuve, 78730 Saint-Arnoult-en-Yvelines (Tél. : 01.30.41.20.15).

Le  moulin de Villeneuve

Le moulin de Villeneuve, ou Maison Elsa Triolet-Aragon, est un ancien moulin à eau situé sur la Rémarde à Saint-Arnoult-en-Yvelines (78), entouré d’un parc de six hectares. Il fut construit au XIIᵉ siècle et remanié aux XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles. Acquis par le couple Aragon-Triolet en 1951, il affiche aujourd’hui une triple vocation : un lieu de mémoire avec les appartements et le tombeau des deux écrivains, un lieu de recherche avec une bibliothèque de plus de 30 000 volumes, un lieu de création artistique contemporaine. Régulièrement, une multitude d’événements sont programmés (conférences, concerts, expositions, spectacles…). Suite aux intempéries d’octobre 2024, la Maison a été durement touchée par les inondations. Plus d’un mètre d’eau a inondé les lieux : le rez-de-chaussée du musée (la cuisine du couple, le bureau d’Aragon et le grand salon), la librairie-boutique, les espaces d’expositions. L’association sollicite donc tous les soutiens, quel que soit leur montant, afin de préserver ce formidable legs et d’entamer au plus vite une nouvelle page de l’histoire du moulin de Villeneuve. Y.L.

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L’ouvrir, ne point se taire…

Au théâtre 11-Avignon (84), Morgan.e Janoir présente L’ouvrir. Un trio de femmes, interprètes et musicienne, pour narrer avec humour et sensibilité les choix de vie de chacun, libérer la parole de chacune. Une invitation au public à assumer préférences et engagements.

Elle sourit, la jeune femme, pleinement heureuse et épanouie ! Qui l’affirme, persiste et signe : un boulot durable, un appart à Paris, un petit ami qui l’invite à déménager et à le rejoindre pour une vie à deux… « La ville brille de mille feux, J’ai jamais été aussi heureu…se. Je me réjouis de commencer. Commencer ce qui m’est dû – commencer ma vie à Paris ». Alors, pourquoi cette hésitation, ce doute qui l’envahit à l’heure où son chéri lui fait si belle proposition ? Elle qui peine à mettre des mots sur les maux profonds qui la taraudent, sans trop comprendre encore, elle ose L’ouvrir. « Ouvrir sa gueule pour dire non, un cri hurlé du plus profond de ne pas faire ça, de ne pas dire oui et emménager avec chéri » !

Ainsi parle Alex, alias Pauline Legoëdec convaincante de vérité et de sensibilité dans sa confession, ce dévoilement public. Accompagnée sur les planches par Valentine Gérinière à la flûte traversière, et de Morgan.e Janoir l’auteure de la pièce et confidente de l’héroïne… Qui libère enfin sa parole, non sans humour, pour annoncer la couleur. Une surprenante révélation depuis qu’elle a poussé un soir la porte d’un bar à l’ambiance particulière : Alex préfère et aime les filles ! Un « coming out », tout en finesse et tendresse, pour se libérer des interdits et non-dits, trouver et prendre sa place : être soi enfin, vivre en pleine liberté sans crainte du futur ni du regard des autres. Un trio lumineux qui invite chacune, chacun à ne jamais hésiter à emprunter le chemin qui lui convient, d’assumer son devenir quoi qu’il en coûte. Yonnel Liégeois, photos Thalie Alvesteguie

L’ouvrir, Morgan.e Janoir : jusqu’au 24/07, 11h45. Le 11-Avignon, 11 boulevard Raspail, 84000 Avignon (Tél. : 04.84.51.20.10).

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Audrey Vernon, en zone poétique

Au Balcon d’Avignon (84), Audrey Vernon propose Comment traverser les sombres temps ? Le cabaret de la dernière chance, une zone poétique où la comédienne convoque Hannah Arendt. Un « seule en scène » qui fait sens et pique notre intelligence.

C’est l’histoire d’une comédienne qui voulait monter une comédie musicale sur Diam’s, une sorte de biopic sur une artiste qui a bataillé sec dans le milieu très mâle du rap, avant de mettre les voiles, au pluriel comme au singulier, de passer de « l’ultra-célébrité à la religion, du capitalisme à la spiritualité ». Et puis… Il y a eu l’Ukraine, Nahel, le réchauffement climatique, le massacre du 7 octobre, le déluge de feu sur Gaza. Le philosophe Adorno estimait qu’on ne pouvait plus écrire après Auschwitz. Mais « on est après Auschwitz, Hiroshima, Nagasaki, l’Irak, l’Ukraine, le Soudan, le Rwanda, le Congo et pendant Gaza », constate Audrey Vernon.

De Chantal Goya à Hannah Arendt…

Faire ou ne pas faire du théâtre quand un génocide se déroule à quelques milliers de kilomètres ? Quand la planète brûle, quand la Méditerranée est un cimetière à ciel ouvert. Et oh, comment ça va, le monde ? Seule en scène, Audrey Vernon brave tout, la lâcheté, la couardise qui enveloppent le monde dans un linceul d’hypocrisie. Et cherche des points d’appui, histoire de ne pas crever « de faiblesse » comme aurait pu dire Romain Gary ; histoire de ne pas sombrer dans la sidération, le défaitisme. Dans une salopette bleu travail, elle va convoquer le Big Bazar et Hannah Arendt ; Chantal Goya et Hannah Arendt ; ses crises existentielles, environnementales ou féministes, les travaux dans sa cuisine et Hannah Arendt, toujours.

Pour « traverser les sombres temps », Audrey Vernon a imaginé une comédie musicale, où la figure de la philosophe allemande en serait l’épicentre. Un biopic comme en raffolent les studios de Hollywood – elle voit déjà Meryl Streep remporter l’Oscar. Une constellation Arendt qui trouverait sa place entre la Grande et la Petite Ourse. Dans cette nébuleuse aux ramifications solides, on y croise Günther Anders, Walter Benjamin, Brecht, Tolstoï, Kafka, Dostoïevski. Demandez le programme !

Un bras d’honneur à la médiocrité ambiante

Les idées fusent dans ce cabaret de la dernière chance, salutaire bouffée d’oxygène contre visions anxiogènes. Audrey Vernon transforme la scène en une Zone poétique à défendre. Elle a trouvé ce point d’équilibre qui conjugue rire et intelligence. Parce qu’on sort plus intelligent, plus armé de ce spectacle qui fait un joli bras d’honneur à la démagogie et la médiocrité ambiante. Une heure et demie durant laquelle on aura traversé les temps sombres du siècle passé, et les sombres temps d’aujourd’hui.

Son spectacle se clôt sur un poème du poète palestinien Refaat Alareer, mort à Gaza sous les bombes israéliennes le 6 décembre 2023 :

« S’il est écrit que je dois mourir/Il vous appartiendra alors de vivre/Pour raconter mon histoire/Pour vendre ces choses qui m’appartiennent/Et acheter une toile et des ficelles/Faites en sorte qu’elle soit bien blanche/Avec une longue traîne/Afin qu’un enfant quelque part à Gaza/ (…) Puisse voir ce cerf-volant/Mon cerf-volant à moi/Que vous aurez façonné/Qui volera/là-haut/Bien haut/Et que l’enfant puisse un instant penser/Qu’il s’agit là d’un ange/Revenu lui apporter de l’amour/S‘il était écrit que je dois mourir/Alors que ma mort apporte l’espoir/Que ma mort devienne une histoire » Marie-José Sirach, photos Laura Gilli / Hamza Djenat

Comment traverser les sombres temps ?, Audrey Vernon : jusqu’au 26/07, 15h10. Théâtre du Balcon, 38 rue Guillaume Puy, 84000 Avignon (Tél. : 04.90.85.00.80).

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Jean-Louis Hourdin, bouleversant

Au théâtre de l’Isle 80 d’Avignon (84), Jean-Louis Hourdin présente Le malheur innocent. Une « parlerie grave et joyeuse » où le comédien évoque la vie de Marianne, sa petite sœur trisomique. Un moment rare et beau, un « tombeau » de fraternité et d’amour.

C’est un lieu minuscule, non loin de la Place des Carmes, le Théâtre de L’Isle 80, « le plus petit grand théâtre du monde ». Lorsque l’on pénètre dans la salle sombre, on aperçoit un homme, assis au fond, dans le coin gauche. On reconnaît ce visage, cette silhouette. Plus près des spectateurs, sur le côté, un autre homme est assis. C’est François Chattot, haute figure du théâtre, qui veille sur son ami Jean-Louis Hourdin, qui se risque là à un exercice très personnel et touchant. Sous le titre Le Malheur innocent il se livre à une « parlerie grave et joyeuse » en mémoire, en l’honneur de sa petite sœur Marianne. La dernière d’une fratrie composée en deux mouvements : les années trente, les années quarante. Jean-Louis Hourdin est l’avant dernier. Il pense que ses parents voulaient absolument une fille pour remplacer leur aînée, tuée par le bombardement américain des usines de Billancourt, plusieurs années auparavant, alors qu’elle venait de mettre à l’abri ses frères et sœurs dans la cave de la maison.

Marianne, enfant de remplacement, naît trisomique. Si le médecin de la famille s’en rend compte immédiatement, il n’éclaire les parents qu’un an plus tard. Ils ont eu le temps de se rendre compte… Dès lors la petite fille est prise en mains avec patience, conscience, amour. Sa mère va lui apprendre à lire et à écrire, elle est intégrée dans une famille profondément catholique. Georges Hourdin, le père, est un grand homme de presse qui a fondé des journaux, un groupe très fertile. Un homme de foi, également. On ne dévoilera pas ici ce que nous dit Jean-Louis Hourdin. Il faut que chacun reçoive ses confidences au plus profond de son cœur. Il y a des documents, des films, et même une émission de télévision. Jean-Louis Hourdin lit des lettres, parle de sa mère, de son père. De Marianne. Une jeune fille des années 60 qui rêve d’écrire des chansons, lit Mademoiselle Ange Tendre et Salut les copains. Qui rêve aussi de se marier, d’avoir des enfants.

N’en disons pas plus. Ce serait abîmer ce moment extraordinaire d’une grande pudeur par-delà la « parlerie ». Marianne a vécu jusqu’à 78 ans. Pour les plus jeunes spectateurs, rappelons-le : Jean-Louis Hourdin appartient à la grande génération de l’école du TNS. Il a joué dès le milieu des années 60, notamment sous la direction d’Hubert Gignoux et signé des dizaines de mises en scène depuis le milieu des années 70. En Avignon, on n’oublie pas Léonce et LénaLiberté à Brême. Pour Marianne, ce « tombeau » de fraternité et d’amour ! Armelle Heliot, in Le journal d’Armelle

Le malheur innocent, Jean-Louis Hourdin : jusqu’au 26/07, 19h00, relâche le 22/07. Théâtre de l’Isle 80, 18 rue des trois Pilats, 84000 Avignon (Tél. : 06.42.69.00.26).

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Soie, un fil d’amour

Aux Corps Saints d’Avignon (84), Sylvie Dorliat joue Soie. Mis en scène par William Mesguich, l’adaptation du livre d’Alessandro Baricco. Une fantasque et sulfureuse histoire d’amour, tissée de sensuels fils entre imaginaire et réalité.

Entre les plis d’un tissu chatoyant et fin, Alessandro Baricco a tiré les fils d’un texte d’une sublime poésie entre rêve et réalité, plaisir d’un amour partagé et songe d’une passion fantasmée ! Aussi journaliste et musicien, auteur de l’étonnant Novecento, le romancier italien décrit en ce bref et court roman les quatre voyages entrepris par un certain Hervé Joncour en quête de précieux vers à soie. Des monts du Vivarais au Japon, un voyage long et périlleux en 1860, surtout un choc entre deux mondes et deux cultures…

Seule en scène, en peu de gestes sous une lumière tamisée, Sylvie Dorliat joue de sa voix enveloppante et caressante pour nous conter Soie. Une histoire, héroïque et fantastique, dont nous ne dévoilerons le mystère, la rencontre entre deux êtres que langue et coutume séparent. Une femme et un homme qui se dévisagent et se frôlent, s’échangent d’étranges billets, s’éprouvent d’une passion commune sans jamais la consommer… Des pages enivrantes du roman, le metteur en scène William Mesguich en a extrait les plus douces et sensuelles saveurs dont la comédienne se fait l’interprète. Une peu banale histoire d’amour, tant pour un précieux fil à la texture d’une extrême finesse que pour une beauté féminine aux traits d’une extrême délicatesse. Yonnel Liégeois

Soie, mise en scène William Mesguich, adaptation et jeu Sylvie Dorliat : Jusqu’au 26/07, 10h. Les Corps Saints, 76 Place des Corps Saints, 84000 Avignon (Tél. : 04.84.51.25.75).

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Cisaruk et Aragon, la fiancée du poète

Le 19/07, au festival Jean Ferrat d’Antraigues (07), Annick Cisaruk et David Venitucci présentent Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Riche des compositions originales de l’accordéoniste, un récital à forte intensité où la chanteuse épouse les rimes et vers de Louis Aragon, l’immense poète du XXème siècle.

Public collé-serré, le piano à bretelles entame sa litanie. Jusqu’à ce que la dame en noir enchaîne de la voix sur la scène de l’espace culturel Christine Sèvres d’Antraigues… Regard complice, œil malicieux, la Cisaruk se révèle convaincante, émouvante ! Après Ferrat, Ferré et bien d’autres, elle ose à son tour visiter et se mettre en bouche la poésie d’Aragon. Un spectacle conçu avec le regretté Bernard Ascal, lui-même poète et porteur de moult gènes artistiques. Pour la plupart, des poèmes méconnus, posés sur les mélodies inédites de David Venitucci, permettant ainsi au public enthousiaste de porter un regard neuf sur la grande œuvre du poète. La preuve ? Ici, il ne sera pas question de ses yeux, mais de La main d’Elsa, « Donne-moi tes mains dont j’ai tant rêvé (…) que je sois sauvé / Lorsque je les prends à mon pauvre piège / De paume et de peur de hâte et d’émoi ».

Un Aragon surprenant, détonant, loin de l’image figée du communiste intransigeant ou du dandy décadent, un homme de lettres et poète pris en étau entre doctrine et idéaux libertaires, amoureux des arts et de la beauté, s’enivrant des mots et des corps de l’autre, hanté par le souvenir de la guerre… Chantre de la femme et des étoiles, « des vertes et des pas mûres (…) un bateau /Des bonbons des fleurs /De toutes les couleurs ».

Une palette d’émotions qui s’évade du micro pour toucher sa cible plein cœur, spectateurs esbaudis par tel surplus de sensations !

La question, Aragon se la pose : « Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Chaque mot que je dis me découvre (…) me trahit ». La belle interprète la fait sienne. En compagnie de Didier-Georges Gabily le grand auteur dramatique trop tôt disparu, elle aura découvert théâtre et littérature. En 1981, elle entre au Conservatoire de Paris. Sous la direction de Marcel Bluwal, elle joue Le Petit Mahagonny de Brecht au côté d’Ariane Ascaride, régulièrement elle foulera les planches sous la houlette de Giorgio Strehler et Benno Besson. Derrière le micro, elle fait les premières parties des récitals de Pia Colombo et Juliette Gréco. D’hier à aujourd’hui, Annick Cisaruk cultive ses talents avec la même passion. Toujours elle aura mêlé chant, théâtre, comédie musicale.

Un moment crucial pour la chanteuse et… l’amoureuse ? Sa rencontre avec les doigts d’orfèvre de David Venitucci ! Du classique au jazz, en passant par la variété, d’une touche l’autre, le musicien compose et libère moult mélodies enchanteresses. Lorsqu’il n’accompagne pas Patricia Petibon ou Renaud Garcia-Fons, Michèle Bernard à la chanson ou Ariane Ascaride au théâtre, en duo ils écument petites et grandes scènes. De l’Olympia au caboulot de quartier, elle éprouve autant de bonheur et de plaisir à chanter. « Je prends tout de la vie », affirme avec conviction la fiancée du poète.

« C’est une chose étrange à la fin que le monde / Un jour je m’en irai sans en avoir tout dit », clame Louis Aragon, le grand poète. « Ces moments de bonheur ces midi d’incendie (…) N’ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci / Je dirai malgré tout que cette vie fut belle ». Le récital l’est aussi ! Yonnel Liégeois

Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Louis Aragon, Annick Cisaruk et David Venitucci : le 19/07, à 17h30. Festival Jean Ferrat, Place de la Résistance, 07530 Antraigues (Tel : 06.99.11.54.88).

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Si Bussang m’était conté…

Jusqu’au 14/09, à Bussang (88), le Théâtre du peuple fête son 130ème anniversaire. D’une saison l’autre, un bel été vosgien quand comédiens, villageois et citadins investissent la cathédrale de bois. D’un roi nu à une belle bête, plaisir et bonheur des planches.

Au cœur de la forêt vosgienne, cathédrale laïque en bois depuis 1895, 130 ans d’histoire, le Théâtre du Peuple arbore fièrement sur son fronton sa devise légendaire « Par l’art, pour l’humanité » ! Un site mythique, célébré par Romain Rolland, où chaque année la foule s’enthousiasme de la prestation des comédiens amateurs entourant les professionnels, marque de fabrique du lieu, où chaque année le public s’émerveille à la traditionnelle ouverture des lourdes portes du fond de scène lors de la représentation. La metteure en scène, comédienne et directrice du lieu, Julie Delille invite le public à entrer en résonance, à faire relation avec les autres. Comme le proposait Édouard Glissant, le regretté poète – romancier et philosophe antillais, il importe ainsi de « se changer en échangeant sans se perdre ni se dénaturer » ! Encore plus et mieux en ce cent-trentième anniversaire : « Aucune fête digne de ce nom ne peut exister sans la joie d’être ensemble, sans celle de la rencontre et de l’échange », affirme avec conviction la metteure en scène et comédienne », et d’ajouter « au milieu de multiples célébrations, nous croiserons dès la mi-juillet un roi aussi tyrannique que ridicule, inspiré par quelques-uns de ce monde. À la tombée des nuits d’août, une mystérieuse bête nous emmènera pour un voyage au cœur de la forêt sauvage ».

Le Roi nu, la pièce écrite par Evgueni Schwartz en 1934 en Union soviétique c’est aussi bien Staline qu’Hitler ! La pièce, jamais jouée du vivant de l’auteur, a depuis connu un triomphe mondial. Et ironiquement, elle n’en est que plus actuelle, tant tel ou tel dirigeant a aujourd’hui la tentation de jouer les apprentis-sorciers, notamment de l’autre côté de l’Atlantique… « Le tyran est un bouffon : il fait le show, danse sur Village People, sature les écrans et pour humilier constamment, la vulgarité en bandoulière », commente Sylvain Maurice, le metteur en scène. « Prisonnier de son reflet, il finit dans le plus simple appareil, nu comme un ver. Schwartz déshabille littéralement la tyrannie avec autant de poésie que de férocité, il est notre contemporain ». Au fil des décennies, l’évidence s’impose, le cadre de la forêt vosgienne se prête à merveille à ces coups de cœur et coups de folie que nous offre ce lieu unique en son genre. Héritage fabuleux des fondateurs : Maurice Pottecher surnommé le « Padre », son épouse l’actrice Camille de Saint-Maurice prénommée affectueusement tante Cam, Pierre Richard-Willm à la direction artistique du Théâtre du Peuple !

1895, une date symbolique ! L’année d’une double naissance, celle du Théâtre du Peuple et celle de la CGT, la double aventure des prémisses d’un « théâtre élitaire pour tous » et de « l’éducation populaire » initiée par les bourses du travail. Plusieurs années durant (voir les archives du théâtre, ndlr), sous l’égide de l’Union départementale des Vosges et de La Vie Ouvrière, l’hebdomadaire de l’organisation syndicale, chaque été des centaines de salariés ont goûté aux délices de Bussang, une représentation suivie d’un débat avec le « Grand témoin » invité par le journal. En témoigne le regretté Jack Ralite dans la revue Frictions, lors du 120ème anniversaire. Bussenets, citoyens d’ici ou d’ailleurs, que la fête commence, le bonheur est dans le pré ! Yonnel Liégeois, photos Jean-Louis Fernandez

Le roi nu, Sylvain Maurice : jusqu’au 30/08, du jeudi au dimanche à 15h. Je suis la bête, Julie Delille : jusqu’au 30/08, du jeudi au samedi à 20h. Théâtre du Peuple, 40 rue du Théatre du Peuple, 88540 Bussang (Tél. : 03.29.61.50.48).

À lire : Le Théâtre du Peuple de Bussang, cent vingt ans d’histoire, par Bénédicte Boisson et Marion Denizot (Éditions Actes Sud). Le Théâtre du Peuple, par Romain Rolland (préface de Chantal Meyer-Plantureux, Éditions Complexe). Un siècle de passions au Théâtre du Peuple de Bussang, par Frédéric Pottecher et Vincent Decombis (Gérard Louis éditeur). Théâtre populaire, enjeux politiques de Jaurès à Malraux, par Chantal Meyer-Plantureux (préface de Pascal Ory, Éditions Complexe). Théâtres en lutte et Politiques du spectateur, par Olivier Neveux (Éditions La Découverte).

À écouter : « Le théâtre de Bussang, une aventure villageoise ». Un documentaire d’Amélie Meffre, réalisé par Anne Fleury (France Culture, La fabrique de l’histoire. 1ère diffusion : 02/11/2016).

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Élise et toutes les autres

À L’artéphile d’Avignon (84), Élise Noiraud propose Toutes les autres. Une pièce de Clotilde Cavaroc, l’histoire d’un amour partagé entre une femme handicapée et son assistant sexuel. Rencontre avec une artiste et femme talentueuse, aux fortes convictions.

Toutes les critiques sont unanimes, Élise Noiraud sert Toutes les autres, la pièce de Clotilde Cavaroc, avec tact et sensibilité. Une nouvelle fois, le succès semble de mise en terre avignonnaise. Depuis quinze ans déjà, la metteure en scène et comédienne fréquente le festival d’Avignon avec assiduité. « D’abord comme spectatrice, ensuite comme chroniqueuse pour un site internet… J’en garde un souvenir plutôt positif et joyeux, je n’en reste pas moins lucide sur la réalité du OFF, ses contraintes humaines et financières pour la majorité des compagnies théâtrales ».

Directrice artistique de la Compagnie 28 implantée à Aubervilliers (93), elle reconnaît avoir bien évolué et grandi après le formidable succès de sa trilogie (La banane américaine, Pour que tu m’aimes encore, Le champ des possibles). Trois « seule en scène » relatant le temps de son enfance et de sa jeunesse jusqu’à sa majorité qui, usant d’une énergie débordante et d’une exceptionnelle qualité de jeu, forte d’un talent rare dans son incroyable capacité à interpréter moult personnages d’un revers de main ou de réplique, parvient à transformer avec humour et émotion un parcours personnel en devenir collectif… « Aujourd’hui, je m’attèle à des projets différents dans la forme, mais toujours avec la même simplicité. L’objectif premier demeure : parler de la vie, parler « du » et « au » quotidien des gens ». Qui n’hésite pas à s’emparer de questions sociales fortes, « pas dans une démarche militante, plutôt dans la mise à nu de la vie de mes contemporains dans toute leur complexité ». Une preuve ? Son adaptation sur les planches du film de Laurent Cantet, Ressources humaines : elle signait une mise en scène fluide et sans temps mort, usant juste de quelques tables et chaises manipulées à vue pour promener le spectateur de la maison familiale au cœur de l’usine !

De la complexité du monde ouvrier à celle des protagonistes de Toutes les autres, Élise Noiraud ne se sent point dépaysée.  « C’est une thématique qui me parle beaucoup, en cohérence avec mes précédentes réalisations : donner à voir la vraie vie, penser le monde sous ses multiples facettes, soulever des questions qui interpellent chacun ». Et de s’interroger sur la place accordée aujourd’hui à la culture en général, au spectacle vivant en particulier… « Serait-ce une activité économique quelconque, qui doit générer profit et rentabilité ? La culture, c’est un bien précieux, qui ouvre à l’autre et crée du lien social. En tant que citoyenne et mère, je me pose la question : quelle vision du monde avons-nous et proposons-nous ? C’est effrayant ! Quel avenir pour nos enfants, pour toute la jeunesse ?. Comédiens, nous ne nous battons pas seulement pour défendre nos acquis ». Élise Noiraud ? Assurément, une dame des planches à inscrire au tableau des femmes fréquentables pour ses talents multiples ! Yonnel Liégeois

Toutes les autres, Élise Noiraud : jusqu’au 26/07, 15h55. Théâtre L’artéphile, 7 rue Bourg Neuf, 84000 Avignon (Tél. : 04.32.70.14.02). Du 05 au 28/10 au Théâtre de Belleville, Paris.

Clémence et Antoine

Être handicapé ne dispense pas d’éprouver des désirs et de chercher à prendre du plaisir. Clotilde Cavaroc aborde la manière d’y répondre avec beaucoup de tact et de finesse.

Clémence est dans un fauteuil roulant. On apprendra au fil de la pièce qu’un accident dramatique, qui a tué son compagnon, l’a laissée privée de l’usage de ses deux jambes. Lasse de trop de solitude et d’enfermement, elle fait appel à un « accompagnant sexuel » pour retrouver le chemin de son corps et de ses sensations. Un homme se présente. Antoine est infirmier le reste du temps. Il a décidé, avec l’accord de son épouse, de donner de son temps – et de son corps – à des personnes en situation de handicap. Leur donner du plaisir sous quelque forme que prenne celui-ci, en répondant à la demande de combler un manque affectif et sexuel.

Le thème était épineux. La mise en scène d’Élise Noiraud, sobre et resserrée, le jeu juste et sans emphase de Kimiko Kitamura et de Stéphane Hausauer ainsi que le lent ballet amoureux de la gestuelle dépouillent le spectacle de toute tentation de voyeurisme. Ils en font une tranche de théâtre et de vie sensible et emplie d’émotion. Une belle manière de se préoccuper de l’Autre et un témoignage fort. Sarah Franck, in Arts-chipels.fr. Photos Clément Sautet

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Ariane, la fée d’Avignon

À la Scala d’Avignon (84), Ariane Ascaride propose Touchée par les fées. Sur un récit de vie confié à Marie Desplechin, entre humour et émotion, pétulance et autodérision, la comédienne égrène ses souvenirs. De l’enfance à l’aujourd’hui, une déclaration d’amour à la scène pour la gamine issue des milieux populaires de Marseille.

Comme pour d’autres avant elle, la valeur n’a point attendu le nombre des années ! De là à prétendre que la jeune Ariane fut une âme bien née, il ne faut tout de même pas abuser… Dès l’enfance, la gamine foule les planches. Sous la houlette du padre, son napolitain de père, coiffeur de métier mais directeur-metteur en scène d’une troupe de théâtre amateur… Le bel italien, tombeur de ces dames au grand dam de son épouse au point que le couple n’échangera plus une seule parole au fil de leur vie commune, est alors fier de sa fille. Dans ce quartier populaire de Marseille, pour la famille Ascaride, à défaut de la misère, la pauvreté a droit de cité. Le pastis et le drapeau rouge aussi, coco de père en fille, la culture également : le théâtre de Bretch pour le maître barbier, les grands airs d’opéra pour la mère de famille.

Entre représentations théâtrales et séances de tournage, d’un rendez-vous l’autre au fil d’un petit noir ou d’une tasse de thé, Ariane Ascaride a confié quelques séquences de vie marquantes à la romancière Marie Desplechin, son amie et complice. Pour offrir au final Touchée par les fées, fada en langage méridional, un récit chargé d’un lourd vécu oscillant entre soleil lumineux de la Canebière et grisailles d’un quotidien assombri par les querelles familiales, grands bonheurs de la petite enfance et amours interdites d’un père dont il sera longtemps fait silence.

« Je viens une dernière fois convoquer ces personnages, des êtres simples mais capables de croire aux fées, aux sorcières, aux anges », confie Ariane l’espiègle qui n’en perd jamais ni son humour, ni son latin ! Qui se veut témoin d’un héritage complexe, « la vie d’hommes et de femmes qui laissent à leurs descendants des pépites d’or et de bouts de charbon ». Une parole, superbement animée et chantée sous la houlette de Thierry Thieû Niang, talentueux metteur en scène : quelques valises à souvenirs, une dizaine d’images accrochées aux épingles à linge, trois bouts d’étoffe et un doudou, enthousiasme et optimisme à foison, la magie opère, plaisir et émotion sont à l’affiche de la Piccola Scala.

Formidable conteuse, la Jeannette de Robert Guédiguian, duo gagnant italo-arménien, n’a rien perdu de sa générosité, de sa verve et de sa spontanéité. Sous la plume gracieuse de Marie Desplechin et le regard aérien de Thierry Thieû Niang, l’attrait de l’à-venir l’emporte sur la nostalgie du temps écoulé. Entre révoltes, douleurs et combats, entre la folle passion des planches et l’amour du grand écran, un spectacle d’où l’on ressort grandi et ragaillardi ! Yonnel Liégeois, photos Louie Salto

Touchée par les fées, Ariane Ascaride : jusqu’au 27/07 à 11h50, relâche les 14 et 21/07. La Scala, 3 rue Pourquery de Boisserin, 84000 Avignon. (Tél. : 04.65.00.00.90).

Artiste et citoyenne

Le 7 avril, l’Adami, la société de gestion des droits des artistes, a décerné le « Prix de l’artiste citoyenne 2025 » à Ariane Ascaride. La comédienne a décidé de reverser les 10 000 euros du prix à l’Aasia, « une association peu connue qui œuvre à aider et soulager les migrants sur la route de l’exil et dans les camps de rétention ». Depuis janvier 2020, l’Aasia se déploie avec son programme « On the Road » sur les îles grecques de Samos et de Chios. « On dit souvent que je suis une artiste engagée, mais citoyenne, quel beau mot ! »

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Poubelle de secours !

Au Lila’s, en Avignon (84), Sarah Pèpe propose Croî(t)re ? Ou la fulgurante chute de Mme Gluck… et son irrésistible ascension. De la déchéance sociale à un possible devenir, un spectacle qui croit en la force du « commun, commune » et aux lendemains qui chantent. Sans oublier les autres spectacles à l’affiche du théâtre.

Théâtre atypique dirigé par Romane Bernard et François Nouel, lieu emblématique en Avignon depuis 2015, Les Lila’s se revendique scène ouverte aux auteures, interprètes ou chorégraphes, toutes femmes au talent certain qui proposent leur vision du monde diverse et colorée. Un regard sur la vie et la société longtemps monopolisé par les hommes, privant de parole la moitié de l’humanité ! « Faire entendre les invisibilisées, les minorées, les silenciées enrichit l’imaginaire collectif », témoigne Sarah Pèpe, la directrice artistique du Local des autrices, relais parisien où leur voix plurielle a droit de cité et où nous avons vu en avant-première la plupart des spectacles présentés au festival. Osez découvrir et applaudir la révolte qui monte et gronde, celle d’artistes d’une incroyable force créatrice et poétique ! Yonnel Liégeois

Toute habillée de vert ce soir-là, on place son espérance là où l’on peut, Mme Gluck sort la tête de sa poubelle ! Pour nous conter une peu banale histoire de sac à dos… Celui qu’elle a offert à sa fille, prétendument acheté et qui a causé sa perte. Un sac d’école presque neuf, récupéré dans les ordures mais identifié par la copine de classe, la petite « bourge » du quartier aux moyens financiers illimités. La honte pour l’autre gamine qui refuse de retourner en classe, se brouille avec sa mère traitée de menteuse et de voleuse.

Pour se racheter, Mme Gluck ose alors ce qu’elle a toujours refusé : souscrire des crédits à la consommation ! Et de s’endetter, d’accumuler les achats compulsifs, entre l’être et l’avoir se fourvoyer en pensant faire le bonheur de sa progéniture. Jusqu’à l’engrenage fatal : l’incapacité à rembourser ses emprunts et à payer son loyer, l’expulsion de son domicile, la galère et le chômage. La vie à la petite semaine, dans les poubelles.

Auteure, metteure en scène et interprète, directrice artistique du Local des autrices (75), Sarah Pèpe se joue des mots pour nous dépeindre une réalité sociale qui, aujourd’hui, touche une bonne part de nos concitoyens : la précarité, la pauvreté qui frappe tout un chacun. Pour un accident de la vie, une maladie, une séparation, une dépression… Surtout dans un monde où le luxe s’affiche à toutes les devantures, où la publicité vend du bonheur sur tous les écrans, où l’argent des uns nargue sans vergogne le peu de moyens des autres. Ni pathos ni prise de tête sur scène, mais une folle énergie et force humour : une vraie poubelle, quatre épingles à linge et deux bouts de drap blanc, un puissant ventilateur pour imager le vent de folie qui bouscule sa vie, la mère de famille refuse de sombrer ! Dans une mise en scène minimaliste et un espace confiné, un sursaut de dignité qui éclate dans une explosion de sons et lumières.

L’évidence s’impose : non, elle n’est pas toute seule, Mme Gluck, d’autres vivent la même galère ! Allez-y donc toutes et tous l’applaudir, surtout les femmes premières victimes des crises sociales, osez traverser la rue et, comme elle, espérer en de possibles lendemains qui chantent. Malgré les injonctions, diktats et lois qui oppressent, oppriment et répriment. Les mots reprennent sens, la vie des couleurs. Entre croître et croire, il nous faut choisir ! Yonnel Liégeois.

Croî(t)re ? Ou la fulgurante chute de Mme Gluck… et son irrésistible ascension, de et avec Sarah Pèpe : jusqu’au 26/07 à 14h15, relâche les mercredi. Théâtre Les lila’s, 8 rue Londe, 84000 Avignon (Tel : 04.90.33.89.89).

Quand les femmes entrent en scène

Celle qui (jusqu’au 14/07, 10h30) : Devant la glace, elle se veut et se fait belle ! Prête à sortir, à courir à la conquête du monde… Las, bloquée chez elle, elle se met à penser, à réfléchir : et si toute cette vie trépidante n’était qu’illusion ? La femme entreprenante, gagnante mais image bien pensante de la femme perdante, recluse dans un rôle assigné ? Romane Kraemer dans un « seule en scène », convaincant et percutant.

L’apparence des choses (du 15 au 26/07, 10h40) : Au lendemain de la mort de son compagnon, Jade l’écrivaine a perdu goût de vivre et inspiration. Peut-être est venu le temps de s’interroger sur soi-même, de renaître à ses propres aspirations… Sous les accords de guitare, des instants de vie amoureusement écrits et interprétés par Alison Demay.

Vivre nue (jusqu’au 26/07, 12h25) : La poésie incarnée ! Des doigts et de la voix, derrière et devant son piano, pour un bref instant son corps nu dans un éclair de lumière, Fane Desrues se révèle ensorcelante ! Un concert qui vous déshabille, où l’intime se pare de mille couleurs et saveurs… Avec sensualité et douceur, une voix pure qui monte dans les cintres et transporte le public au plus profond de ses rêves et sensations.

L’histoire de la fille d’une mère (jusqu’au 26/07, 16h00) : Elle est déçue, elle souhaitait un garçon, elle accouche d’une fille ! Une malédiction qui s’abat sur la mère autant que sur la fille, qui nous est contée sur trois générations… De l’humour acerbe, de l’émotion à fleur de peau, Émilie Alfieri joue de toutes les nuances pour révéler combien l’enfance d’une enfant, brimée dans son statut de fille, marque durablement sa future vie de femme. Du poids de l’héritage familial, avec conviction et sensibilité.

Mal élevée (jusqu’au 26/07, 18h00) : Elles l’affirment et le revendiquent haut et fort, Astrid Tenon et Laetitia Wolf furent mal élevées, en fait plus précisément élevées mal ! Il est temps d’en finir avec la politesse, de cesser de sourire en réponse à des propos violents ou déplacés. Surtout lorsqu’on est femme éduquée à se taire, acquiescer et encaisser… D’une énergie débordante, entre humour et sérieux, les deux comédiennes nous en mettent plein la vue. De la soumission à la libération.

Le local des autrices

Situé à Belleville, dans le 11ème arrondissement de Paris et porté par Sarah Pèpe, autrice, metteuse en scène et comédienne, le Local des autrices ambitionne de mettre en lumière les voix féminines, encore trop souvent invisibilisées. Avec sa programmation engagée, le lieu s’annonce comme un espace vivant, propice aux échanges et aux réflexions autour des thématiques féministes et sociales.

« Le monde artistique a historiquement été conçu par et pour les hommes. Quand on observe nos bibliothèques, nos musées, ou même les grandes scènes de théâtre, on voit principalement des œuvres d’hommes, des récits qui se nourrissent du point de vue et du désir masculins. Ces dernières ont façonné notre vision du monde, et nous avons été exclues de cette narration. Cela a conduit à la marginalisation de nombreuses voix, notamment celles des femmes, des personnes racisées et des minorités. Mon objectif ? Donner aux femmes la possibilité d’investir pleinement cet espace créatif. Et ce faisant, de réinventer l’imaginaire collectif, de l’enrichir en offrant une place centrale aux voix féminines et aux expériences diverses, celles qui ont été spoliées pendant des siècles. C’est aussi une manière de créer un monde plus riche et inclusif, où chaque histoire, chaque perspective a droit de cité. Cela s’inscrit dans une logique d’éducation populaire et de médiation culturelle, au-delà de la simple dimension théâtrale.

Mon ambition à long terme ? Faire de ce lieu un véritable espace de création et de réflexion, où chaque personne se sente légitime à prendre la parole, que ce soit en tant que spectateur.ice ou participant.e. Je souhaite que la voix des femmes et des minorités soit non seulement entendue, mais qu’elle devienne un moteur pour de nouveaux récits et débats. Le local des autrices doit être aussi un carrefour de rencontres humaines, où les gens viennent non seulement pour les spectacles, mais aussi pour rencontrer, échanger, discuter, oser l’altérité. Enfin, puisque l’argent diminue, puisque tout est fait pour créer de la concurrence entre les compagnies, réinventons l’échange, la mutualisation, le partage des ressources. Une autre façon de faire vivre les lieux de culture ! » Sarah Pèpe, propos recueillis par Périne

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Brel, Keersmaeker et Mariotte

Sur le plateau de la Carrière Boulbon (13), dans le cadre du festival d’Avignon, Anne Teresa De Keersmaeker et Solal Mariotte présentent Brel. Un spectacle imaginé à partir du répertoire du grand Jacques, un hommage intime qui se conjugue à deux, à l’ombre d’une voix.

Cela fait quarante-cinq ans qu’Anne Teresa De Keersmaeker danse, explore l’art de danser, créant des figures basées à la fois sur une approche géométrique et philosophique, accordant à la musique, classique ou contemporaine, une attention particulière, créant des espaces de dialogue et d’échange entre les gestes des danseurs et une partition de Bach ou de Steve Reich, de Schönberg ou de Miles Davis. Cela fait moins longtemps que Solal Mariotte, 25 ans, danse. Ses premières amours : le breakdance, l’univers des battles et des jams. Passage au conservatoire d’Annecy avant d’intégrer, en 2019, P.A.R.T.S., l’école dirigée par Anne Teresa De Keersmaeker. En 2023, au Festival d’Avignon, il est distribué dans la chorégraphie de De Keersmaeker, Exit Above, un chassé-croisé dansé et chanté entre le blues organique des origines de Robert Johnson, et la Tempête de Shakespeare.

Un solo sur La Valse à mille temps

Elle a grandi en compagnie de Brel, ils sont belges tous les deux, ont en commun ce plat pays dont les paysages s’étirent vers une ligne d’horizon inaccessible mais vous poursuivent toute votre vie. Il a grandi sous d’autres cieux musicaux. Brel, il aime. Pas tout, dans le désordre, mais suffisamment pour proposer, dans le cadre de ses études, un solo sur la Valse à mille temps. Il est là, le point de départ de cette aventure, de ce spectacle au nom qui claque et rebondit contre la forteresse naturelle de la carrière de Boulbon. Brel. Tout commence par une ancienne chanson du répertoire qui jaillit des entrailles de la terre, le Diable, écrite en 1954. « Ça va », répète Brel, un brin provocateur, pas mal ironique devant l’état du monde. C’est un Brel en noir et blanc, encore débutant. Seul devant un micro, accompagné d’une guitare, la voix est déjà sûre, affirmée. Sur l’immense plateau vide cerné par sa muraille naturelle, un micro sur pied dans un rond de lumière vide. Les paroles de la chanson s’affichent mais nul ne songe à « karaoker » dessus. Le silence tient du recueillement.

La voix de Brel s’élève dans le ciel. Anne Teresa De Keersmaeker s’avance en tailleur-pantalon gris, col roulé noir. Elle tourne et tourne autour du cercle de lumière qu’elle ne franchira pas. C’est la place de Brel. Il sera le troisième personnage du spectacle. Au loin, on entend des exclamations qui parviennent à peine à parasiter la voix du chanteur. Solal Mariotte est tout en haut de la falaise, il ne rejoindra le plateau qu’après avoir dévalé les échafaudages métalliques qui surplombent le plateau. De Keersmaeker et Mariotte vont danser sur une petite trentaine de chansons qu’ils ont choisies ensemble. Un 33-tours bien à eux, un bon vieux vinyle où l’on retrouve la Fanetteles Bourgeoisles Flamands versus les Flamingantsla Chanson des vieux amantsVesoulAmsterdamBruxellesQuand on a que l’amour… Une traversée dansée d’un récital taillé sur mesure pour deux danseurs et un chanteur dont le visage, parfois, est projeté sur la paroi.

Chacun sa grammaire pour danser Brel

Seuls d’abord, éloignés physiquement… Il faudra attendre de longues minutes pour que Mariotte croise De Keersmaeker sur le plateau, chacun dansant son Brel avec sa propre grammaire. L’une fougueuse, aux figures chorégraphiques acrobatiques syncopées et pourtant synchrones avec les lignes mélodiques des chansons ; l’autre à la gestuelle minimaliste et précise se déployant en cercles concentriques dont le centre ne cesserait de se déplacer. Plus tard, De Keersmaeker va se dénuder. Sa silhouette joue à cache-cache avec les lumières. De ses bras elle enlace son corps, tandis que sur son dos, ses fesses, est projeté le visage de Brel. On retient son souffle devant la beauté du geste. On oublie le discours sur l’intergénérationnel, la différence d’âge, la belgitude… Dans les chansons, on entend un Brel agacé par l’hypocrisie des puissants. Son humanisme passe par des piques envoyées au détour d’une phrase, d’un mot. Et puis, il nous parle d’amour, il fait danser l’amour au rythme d’une Valse à mille temps, d’un Tango funèbre, tandis que l’accordéon de Marcel Azzola chauffe, chauffe…

La magie opère, entre les paroles sublimées par les gestes des danseurs. Entre les solos, deux duos, joyeux, un peu chaplinesques, et toujours les chansons de Brel, qui se suivent dans un ordre chronologique : l’enfance, la jeunesse, la maturité, la vieillesse jusqu’à la mort avec Jojo, composé en 1977, qui figure dans le dernier album de Brel. 1954-1977, la boucle est bouclée, le bras du tourne-disque tourne dans le vide et on imagine le vinyle craquer sous les coups de butoir de l’aiguille. Les projecteurs s’éteignent. Noir, les danseurs et Brel se sont éclipsés. Fin de ce gala hors d’âge, hors du temps. Marie-José Sirach, photos Christophe Raynaud de Lage

BREL, Anne Teresa De Keersmaeker et Solal Mariotte : jusqu’au 20/07, à 22h00. La carrière Boulbon, 13150 Boulbon (Tél. : 04.90.14.14.14).

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Charlotte Delbo, la survivante

Au théâtre de la Scala d’Avignon (84), Marie Torreton présente Prière aux vivants. Le récit de Charlotte Delbo, résistante et rescapée des camps de la mort : dans la nuit d’Auschwitz, la solidarité entre femmes et une lueur d’espérance au cœur de l’inhumanité. Entre horreur et douceur, un spectacle d’une rare puissance.

Seule une petite lumière pour éclairer la scène de la Scala… Une femme s’avance, belle dans le clair-obscur, le visage serein. Les mots s’échappent, d’abord timidement, pour s’envoler ensuite en un flot continu. Prière aux vivants ? Un long monologue, comme l’interminable appel du matin dans la cour d’Auschwitz, le corps dans le froid et les pieds dans la neige. Et Charlotte Delbo (1913-1985) de se réciter Le Misanthrope pour résister, ne pas sombrer ! L’ancienne assistante de Louis Jouvet, au théâtre de l’Athénée, se souvient tandis que des femmes tombent d’épuisement à ses côtés, d’autres sélectionnées et emportées sur le chemin du crématoire.

« Qu’on revienne de guerre ou d’ailleurs, quand c’est d’un ailleurs aux autres inimaginable, c’est difficile de revenir.

Qu’on revienne de guerre ou d’ailleurs, quand c’est d’un ailleurs qui n’est nulle part, c’est difficile de revenir. Tout est devenu étranger dans la maison pendant qu’on était dans l’ailleurs.
Qu’on revienne de guerre ou d’ailleurs, quand c’est d’un ailleurs où l’on a parlé avec la mort, c’est difficile de revenir et de reparler aux vivants.

Qu’on revienne de guerre ou d’ailleurs, quand on revient de là-bas et qu’il faut réapprendre, c’est difficile de revenir ».

De la trilogie Auschwitz et après, le titre de la pièce emprunté à Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants, Marie Torreton a puisé des images qui racontent l’horreur absolue, l’innommable. Pour les confier au plus près du public, sobrement, sans pathos superflu… Un contraste saisissant entre la douceur de la voix et la violence insoutenable des faits et gestes qui nous sont narrés : promiscuité et insalubrité des baraquements, faim et soif qui taraudent les organismes, odeur de la mort et des fumées qui s’élèvent dans le ciel.

« Je vous en supplie, faites quelque chose. Apprenez un pas, une danse, quelque chose qui vous justifie, qui vous donne le droit d’être habillé de votre peau, de votre poil. Apprenez à marcher et à rire, parce que ce serait trop bête à la fin. Que tant soient morts, et que vous viviez sans rien faire de votre vie ».

De temps à autre, la comédienne esquisse un geste, se rapproche et plonge son regard dans celui des spectateurs. L’émotion à fleur de peau, alors reprennent vie les visages des compagnes d’infortune de Charlotte Delbo, Viviane et Lulu, Cécile et les autres. Solidaires dans l’enfer du camp, certaines condamnées à une mort annoncée, toutes dont la survivante a fait promesse de perpétuer le souvenir.

Dans la mise en scène épurée de Vincent Garanger, Marie Torreton épouse avec délicatesse les maux et mots de la rescapée. Une parole murmurée qui force le respect, une précieuse invitation à écouter, dans un silence haletant, celle qui se remémore et se récite incessamment 57 poèmes pour rester debout, qui sans la poésie aurait sombré dans une nuit sans fin mais en est revenue… Un voyage au bout de la nuit dont il est pourtant difficile de revenir, « quand c’est d’un ailleurs où l’on a parlé avec la mort ». Du temps d’avant au temps présent, jaillit alors la lumière pour éclairer notre devenir, faire face à l’adversité et chanter la fraternité. Un spectacle d’une rare puissance. Yonnel Liégeois, photos Thomas O’Brien.

Prière aux vivants, Marie Torreton : jusqu’au 27/07 à 10h10, relâche les 14-21/07. Théâtre de la Scala, 3 rue Pourquery de Boisserin, 84000 Avignon (Tél. : 04.65.00.00.90).

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