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Erri De Luca, propos confinés

Dans les colonnes de L’Obs en date du 22 mars, Erri De Luca, l’un de nos plus grands auteurs contemporains d’origine italienne, répond aux questions de notre confrère François Armanet. Disponible sur les réseaux sociaux, Chantiers de culture se réjouit de pouvoir partager cet article.

En ces temps de confinement, à (re)lire, acheter ou télécharger : écrivain, poète, dramaturge et traducteur, Erri De Luca, né à Naples en 1950, a publié une œuvre importante, dont Montedidio (prix Femina étranger, 2002). Tous ses livres sont disponibles chez Gallimard.

Son dernier texte est paru dans la collection Gallimard Tracts de crise, entièrement gratuite sur le web : Le samedi de la terre.

 

François Armanet – Comment vivez-vous cette épidémie ?

Erri De Luca – J’habite dans une maison de campagne au nord de Rome, entourée de champs. Je suis rentré chez moi de la montagne depuis dix jours et je suis largement autosuffisant. J’ai un bon entraînement à l’isolement. Je mène ma vie normale, je me lève très tôt, je lis et je traduis de l’hébreu ancien, pas plus de deux versets par jour, j’en suis aux chapitres sur la vie du prophète Elie. Je relis des livres d’un autre temps, notamment ceux de l’écrivain yiddish Sholem Aleichem qui me soulage avec son humour. J’ai du temps pour faire des exercices utiles à l’escalade, je passe la moitié de la journée au grand air. Le soir, j’allume un feu dans la cheminée et je me cuisine un plat. J’ai l’impression un peu inconsciente que rien ne me manque. Alors, quand j’ai ce sentiment, je me souviens des gens qui ont habité ici, de mes parents qui étaient venus vivre avec moi dans cette campagne et je les entends alors me reprocher mon égoïsme. Je revois tous ces visages disparus autour de la table et je réalise que je me trompe. Mais venons à la question de ce que j’appelle « état de siège » plutôt que « guerre ». Les restrictions m’ont aidé à prendre conscience de la gravité de l’épidémie pour mes concitoyens, même si je crois être dans une

Photo Daniel Maunaury/DR

forteresse inexpugnable par le virus.

F.A. – Que vous ont apporté les expériences de votre vie – engagements politiques, vie d’ouvrier et de manœuvre itinérant, ascèse, courses en haute montagne – pour affronter cette épreuve ?

E.D-L. – La vie ouvrière m’a appris la discipline, le respect des horaires, la gestion des énergies, en plus d’une habileté manuelle. J’ai une vocation à me taire, à passer des jours totalement muet, et si j’ai envie d’écouter une voix, je chante. Vous l’appelez « épreuve », c’est juste et évident pour la majorité des gens, mais pour moi il s’agit d’une réclusion volontaire, parmi celles que je me suis déjà imposées. Chaque jour est singulier, avec ses petites variations, ses fantaisies, les nouvelles formes de la lutte acharnée d’un peuple entier. Je reste à la marge dans ce temps d’exception où l’ordre du jour est le sauvetage. Je regrette seulement de ne pas être médecin.

F.A. – Comment jugez-vous la situation italienne et l’action du gouvernement ?

E.D-L. – J’assiste à un changement tel que l’on pourrait parler d’une conversion, au sens matériel et spirituel du terme. Sa majesté l’Économie a été détrônée, elle n’est plus l’obsession prioritaire. Au premier rang, il y a la défense de la vie humaine, pure et simple, qui met tous les citoyens sur le même plan, parce que nous sommes tous exposés au même danger. La santé publique, la sécurité des citoyens, un droit égal pour tous, est l’unique et impératif mot d’ordre. Les gouvernements ne sont plus polarisés sur le budget et la finance, mais s’occupent des hôpitaux. Les fonds soustraits à la santé publique reviennent en force. L’autorité majeure, c’est le médecin, plus le banquier. Je reconnais en ce brusque bouleversement les chrismes d’une conversion. J’apprécie les mesures adoptées par le gouvernement italien, tout d’abord peu entendues par les pays de l’Union, puis successivement imitées. Même ceux qui niaient l’évidence ont dû revenir sur leur légèreté face aux pertes considérables en vies humaines. Cela change le rapport entre l’État et des citoyens qui se sentent pour la première fois l’objet d’une attention privilégiée de l’action politique. Et les nationalistes, les souverainistes autoproclamés, qui, cette fois-ci, ne peuvent même pas accuser de tous les maux le Sud de l’Italie, car

Photo Daniel Maunaury/DR

l’épidémie s’est concentrée dans les régions du Nord, se retrouvent sans arguments.

F.A. – Voyez-vous dans les mesures sécuritaires des atteintes aux libertés ?

E.D-L. – Je vois des restrictions justifiées par les risques mortels. Pendant la guerre, il y avait le couvre-feu nocturne, il fallait mettre des toiles noires aux fenêtres pour rendre plus difficiles les bombardements aériens. On a maintenant un couvre-feu diurne mais avec la possibilité de faire les achats indispensables. Les magasins sont ouverts, les denrées bien présentes. C’est une suspension de la mobilité, pas encore une atteinte à la liberté qui reste celle de pouvoir exprimer les opinions, les convictions, les croyances.

F.A. – Y aura-t-il un avant et un après cette épidémie ?

E.D-L. – Je ne me risquerai pas à la prophétie, mon impression est que l’on recommencera comme avant, avec la même compulsion, l’idolâtrie de l’économie, et l’accumulation comme horizon suprême de la vie humaine. Il pourra rester le sentiment d’une période de trêve obtenue par la planète, une espèce d’année sabbatique, avec le ciel plus ouvert, les eaux plus propres et un silence qui donnait le vertige. Un temps d’arrêt qui produit des signes de réanimation du milieu ambiant, qui redonne des couleurs aux éléments. Les pneumonies qui suffoquent les malades sont un paradigme de la Terre suffoquée par l’expansion humaine. Il faut redonner à la planète de l’air et de l’aide. Cette période illustre terriblement notre indifférence aux changements climatiques. Le virus est un des effets collatéraux de notre occupation, le virus, c’est nous. Apprendra-t-on à être le vaccin de nous-mêmes ? Je ne vivrai pas assez longtemps pour le voir.

F.A. – Y a-t-il des raisons d’espérer en davantage de solidarité et de fraternité ?

E.D-L. – Dans les états d’urgence les personnes révèlent des énergies insoupçonnées, redécouvrent l’entraide, la disponibilité à se charger des plus faibles, comme dans les naufrages où la priorité du sauvetage va aux femmes et aux enfants. Dans les moments de détresse, l’humanité donne le meilleur et aussi le pire de soi-même. On est soulagé de constater les innombrables actes de générosité et d’exposition volontaire au danger pour de la solidarité. Ce n’est pas de la bonté, c’est l’ancienne méthode de survie du genre humain : faire chaîne commune, se serrer pour se défendre. Mais remiser les barricades du chacun pour soi.

F.A. – Vous avez la passion des livres depuis l’enfance. Quelles lectures conseilleriez-vous aujourd’hui pour affronter l’épidémie et la solitude ?

E.D-L. – Conseiller un livre, c’est imprudent, c’est comme conseiller une rencontre, une invitation à entrer dans l’intimité d’autrui. Les chefs-d’œuvre, comme Vie et Destin du russe Vassili Grossman, seraient de bons compagnons de retraite. Je préfère lire aujourd’hui des histoires qui me déplacent de mon époque. Je viens de lire un traité de Cicéron, De la nature des dieux, une confrontation d’anthologie sur les divinités du monde préchrétien.

F.A. – Non-croyant, vous êtes un lecteur quotidien de la Bible et vous avez appris l’hébreu ancien pour mieux la comprendre (et la traduire). Que peut-elle nous enseigner en ce moment ?

E.D-L. – Les livres en général ne sont ni des maîtres ni des médecins. Un écrivain disait qu’un livre n’est pas le remède ni la thérapie, il est la douleur. Les livres tiennent compagnie et améliorent notre propre vocabulaire de lecteur. Dans le cas de l’Ancien Testament, je me suis intéressé à son format original en hébreu ancien pour remonter à la source du formidable exploit théologique qu’a été le monothéisme. Il est aujourd’hui le socle de notre tradition religieuse, mais sa conception était la suprême hérésie, la prétention d’un Dieu qui prétendait renverser tous les autres autels. Je voulais lire dans sa langue une histoire où la parole n’est pas simplement un outil de la communication, mais a la force et la responsabilité de créer le monde, de le produire du néant à travers les mots de la divinité. « Vaiòmer », dit-il : et ensuite le monde fut. Je reste sidéré par la puissance de ce langage et je lis l’Ancien Testament à tous mes réveils depuis la moitié de ma vie. Elle est devenue une habitude physique, mon ouverture du temps qu’on appelle, par simplification, jour.

F.A. – Vous êtes un ardent défenseur des migrants. Cette crise ne les laisse-t-elle pas encore davantage sur le bas-côté, avec les plus démunis ?

E.D-L. – Ce repliement défensif laisse les migrants encore plus seuls. Dans le canal de Sicile, plus aucun bateau de sauvetage n’est présent, toutes les missions sont suspendues. Quelques embarcations réussissent pourtant à rejoindre Lampedusa. L’écrasante urgence de s’échapper de la Libye ne connaît pas de trêve. Les migrants, y compris mères et enfants, affrontent la mort par naufrage comme un mal mineur. Quand l’instinct maternel, le plus fort instinct de protection, est mis à l’écart, je sais que la force majeure à l’œuvre n’est pas l’espoir mais le désespoir. Dans L’Énéide, Virgile fait dire à Énée : « Le seul sauvetage pour des vaincus est de n’avoir aucun espoir de se sauver. » C’est le désespoir total qui libère des forces forcenées, qui rendent aveugles et indifférents à tout péril et risque. Même l’espoir minime d’une aide extérieure diminue l’énergie de survie. Aucun contemporain de ces odyssées ne

Photo Daniel Maunaury/DR

devrait rester insensible à tant de courage.

F.A. – On célèbre l’héroïsme des soignants. Mais n’oublie-t-on pas celui des travailleurs grâce à qui la vie ne s’arrête pas ?

E.D-L. – Ces travailleurs ajoutent à leur dure routine quotidienne un esprit de mission et de service à la communauté dans des conditions d’exposition au risque permanentes. Sur eux s’appuie le poids de la subsistance et du ravitaillement de l’essentiel pour soutenir l’état de siège. Tous ceux auxquels on ne peut serrer la main permettent à une société de survivre. Parce que dorénavant chacun de nous est tenu de se considérer comme un survivant qui exprime sa gratitude. Propos recueillis par François Armanet

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Johanny Bert, propos confinés

Que fait un artiste durant le confinement ? Johanny Bert répond à notre confrère et ami Stéphane Capron, journaliste à Radio France et créateur du site Sceneweb. Avec son aimable autorisation, Chantiers de culture se réjouit de publier les réflexions du jeune comédien et metteur en scène.

 

Lorsque tout cela a commencé, j’étais en répétitions avec une compagnie pour laquelle je suis engagé comme metteur en scène. Nous étions en résidence. La première devait être deux semaines après. Tout s’est donc arrêté subitement, sans savoir quand nous pourrions reprendre, ni quand aurait lieu cette première et si elle existerait un jour. Du côté de ma compagnie implantée à Clermont-Ferrand, nous avons dû réagir très vite avec mon collègue à la production. C’était une période dense de tournée avec deux spectacles sur les routes. Contacter les théâtres, voir avec eux s’ils veulent reporter, annuler et quid des contrats, des salaires de l’équipe (acteurs, techniciens) que nous avions engagée. À ce jour concernant le seul mois de mars, sur un premier spectacle : 9 représentations annulées (certains théâtres ont décidé d’honorer tout de même le paiement du contrat de cession) et 4 reportées. Cela concerne 6 salariés intermittents. Pour l’autre spectacle, 14 représentations annulées (1 rémunérée, 13 en attente de réponses) et 2 reportées. Cela concerne 9 salariés intermittents. D’autres annulations et reports sont déjà annoncés aussi pour le mois d’avril et de mai. Enfin, nous allions débuter en avril les répétitions de notre prochaine création avec une équipe importante. Cela concerne 18 personnes. Tout est en suspens.

Comme pour d’autres équipes artistiques, ces annulations sont des bouleversements qui auront des répercussions importantes à court et à plus long terme, mais il me semblerait obscène de nous apitoyer aujourd’hui à l’échelle de ce qui se passe autour de nous. Face à ce que vivent d’autres professions – les soignants en particulier qui travaillent dans les hôpitaux pour notre survie dans des conditions déplorables, qui, il y a encore quelques mois criaient une nouvelle fois dans la rue leur besoin de moyens, de personnel pour être en capacité de travailler dans de bonnes conditions et à qui maintenant, on demande une abnégation totale quitte à prendre des risques importants pour eux et pour leurs proches.

Je pense à toutes les professions qui pendant plusieurs semaines doivent fermer boutique et qui n’ont pas de régime particulier leur permettant de combler des jours non déclarés. J’entends les pouvoirs publics nous dire qu’il faut aller voter, même en temps de crise puis qu’il faut rester chez soi à tout prix, que l’employeur pourra imposer une semaine de congés payés à ses salariés. J’entends aussi qu’on doit se déplacer pour continuer à travailler car j’entends que le pays doit continuer à produire, que l’économie ne doit pas s’écrouler, même qu’une prime de 1000 euros doit être donnée par l’employeur à ses salariés pour les encourager, mais qu’on n’a pas assez de masques pour tout le monde (d’ailleurs on sait plus trop où sont ces masques mais les bonnes âmes peuvent en coudre) sinon rassurez-vous, les gestes barrières (nouvel élément de langage) suffisent…(inspirez). Puis, je lis un appel à projet du ministère des armées qui propose une somme de 10 000 000 € (TTC c’est important) pour qui aurait une idée lumineuse contre le COVID-19…(soufflez). Je tombe ensuite sur cette phrase du Pape François, en direct du Vatican qui nous dit « J’ai demandé au Seigneur d’arrêter l’épidémie de coronavirus avec sa main » (souffle coupé, mais je suis pour un temps rassuré, merci François !).

Devant le bar-tabac, il y a une femme assise au sol, confinée dehors pendant qu’à l’intérieur, on vend la photocopie des fameuses attestations à remplir pour sortir de chez soi, 0,50 centimes (Il n’y a pas de petits profits !). Je lis aussi qu’une jeune aide-soignante à Toulouse a eu un petit mot dans son immeuble en rentrant du travail, lui indiquant gentiment d’aller vivre ailleurs, compte tenu de sa profession et pour la sécurité de ses voisins. Et l’auteur de ce petit mot termine son message d’un très cordial « mes amitiés ». Nous sommes en guerre il a dit, et l’air de rien, les informations, les mots prononcés ici et là nous ramènent à nos livres d’histoires, à ce que nous pensions enterré, digéré, assimilé. Ce virus nous oblige à la distance entre humains. Nous sommes potentiellement un danger pour l’autre. Et pourtant, nous avons cette nécessité primaire de nous rapprocher.

La culture, l’art sont là pour aider. Internet nous relie (pour celles et ceux qui ont ce réseau) mais fait aussi exploser les inégalités avec parfois beaucoup de violence. « Je suis en villégiature, je partage mes recettes de cuisine, je fais de la méditation en bord de mer….et, ah oui, je suis devenu poète, j’écris mon journal de confinement où je partage mes réflexions spirituelles sur le vivre-ensemble ». Tout cela sans se soucier de l’indélicatesse de ce déballage face à des personnes qui n’ont pas le choix de travailler avec la peur et le risque au creux du ventre. Notre espace de confinement est aussi un marqueur d’inégalités sociales. Certains artistes en collaboration ou non avec des théâtres inventent des façons de rester actifs, de créer à distance avec les moyens du bord, de partager des textes, des inventions multiples. C’est réjouissant, précieux. Nous espérons tous que cette nouvelle « décentralisation numérique » puisse toucher un public large.

Je tente de le faire aussi à ma façon tout en gardant en tête, sans toujours y parvenir, la réalité de ce que nous vivons, sans catastrophisme car je crois beaucoup au moment où nous pourrons dégager ce virus. Au moment où nous aurons besoin de sortir, de nous retrouver, de nous embrasser vigoureusement femmes et hommes (notre sensibilité non binaire sera alors libérée et respectueuse). Je crois beaucoup à la suite de ce choc que nous traversons, à une nouvelle pensée active, immédiate, sur la politique, sur nos choix de société. Que faire de cette crise qui fait apparaître avec ironie les retentissements positifs sur notre environnement ? J’ai conscience que c’est peut-être naïf, pas nouveau, déjà tenté, toujours à réinvestir, et que nous, humains, avons cette capacité étonnante à vite oublier. Ce mot d’humeur sera déjà sans doute obsolète une fois écrit car les informations vont vite, tout va vite, mais le désir aussi, tout comme l’art et notre pouvoir d’action.

En tant qu’artiste, je ne me sens pas plus légitime de prendre la parole que d’autres personnes. Je cherche peut-être par ces mots parfois maladroits à ne pas creuser encore une fois une brèche entre notre métier d’artiste-artisans et d’autres professions, d’autres vies que les nôtres. Et de rappeler que nous sommes, nous aussi, ancrés dans notre société, les deux pieds dans la même terre. Johanny Bert

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Et boum, là, Vian !

Il y a cent ans, le 10 mars 1920, naissait Boris Vian. Disparu en 1959 d’un malaise cardiaque, il n’avait que 39 ans ! Une date anniversaire, l’année d’un centenaire prétexte à rendre hommage à un auteur et créateur d’exception. Un incroyable homme-orchestre.

 

Seigneur de la Butte Montmartre où il avait élu domicile cité Véron à proximité de son compère Prévert, prince de St Germain dont il écumait les caveaux à musique, Boris Vian demeure encore trop méconnu du grand public. Sinon une chanson, « Le déserteur », un livre ensuite, J’irai cracher sur vos tombes, l’une et l’autre censurés par le pouvoir de l’époque…

Enfant terrible des lettres françaises, génial touche-à-tout, « les épithètes quasi homériques ne manquent pas pour le désigner », écrit Audrey Camus dans la préface du numéro que la revue Europe lui consacra en 2009. « Quoique auteur prolifique, il fut de son vivant connu davantage pour son personnage et ses provocations que pour ses écrits. Poésie, romans, nouvelles, théâtre, l’œuvre disparaissait derrière les scandales », poursuit l’éminente biographe. « Aujourd’hui encore, le plus souvent, l’attrait exercé par la personnalité de Boris Vian et la curiosité pour son singulier parcours tendent à prendre le pas sur l’attention portée à son œuvre littéraire. Or, cette œuvre mérite que l’on s’y intéresse de près ». Dilettante par nature et de vocation, il est prouvé que Vian ne fit rien de son vivant pour s’accommoder les éloges de ses pairs, littérateurs reconnus ou simples chroniqueurs. « Critiques, vous êtes des veaux ! », écrit-il dans la postface aux Morts ont tous la même peau ! Bienvenue au Collège de Pataphysique, dont il fut un éminent satrape, anarchiste pour les uns, anticonformiste inclassable pour les autres…

Il y a cent ans, le 10 mars 1920, naissait à Ville-d’Avray Boris, le futur Vernon Sullivan ! À n’en pas douter, Vian le premier se serait probablement moqué de ce chapelet de festivités qui, sous l’égide du ministère de la Culture et de la Ville de Paris, s’égrène en France mais aussi en Belgique, en Suisse, au Canada et aux États-Unis. « Autour de la Cité Véron, qui conserve l’empreinte de Boris Vian, s’est constituée au fil des ans une confrérie complice où figurent désormais de jeunes Borissiens revendiquant un même esprit. Metteurs en scène de théâtre, comédiens, musiciens ou documentaristes, leur enthousiasme a contribué à faire du programme de ce centenaire un vrai feu d’artifices », écrit Vian le fils, Patrick. Et d’affirmer que toutes les facettes du personnage seront dévoilées : l’écrivain, l’auteur-interprète, le trompettiste, le scénariste, l’acteur, le peintre, le critique, l’ingénieur, le prince du jazz, de Saint Germain des prés, et de l’anagramme… Pour l’heure, une seule certitude en vue de satisfaire notre curiosité littéraire, picturale et musicale : devant la longue file d’attente, la visite programmée de « l’appartelier » du génial satrape en mai, ce joli mois de toutes les révoltes et de tous les espoirs !

Outre CD de chansons revisitées par des artistes contemporains, spectacles de théâtre et de cabaret, albums et hors-série publiés par divers journaux et magazines, une occasion à saisir parmi toutes ces publications, puisque c’est sûr, On n’y échappe pas ! « J’ai un sujet de roman policier que j’écris pour Duhamel (le directeur de la fameuse Série noire, la collection de romans policiers créée par Gallimard. NDLR), c’est un sujet tellement bon que j’en suis moi-même étonné et légèrement admiratif », confie Boris Vian. « Si je le loupe, je me suicide au rateloucoume et à la banane frite », ajoute-t-il avec humour. Las, boulimique de projets et souvent débordé par les échéances, le manuscrit s’ensommeille, il n’en a écrit que les quatre premiers chapitres lorsqu’il est terrassé par une crise cardiaque le 23 juin 1959 à l’âge de 39 ans. Une sombre histoire de meurtres en série… Frank Bolton, un jeune colonel de l’US Army de retour de la guerre de Corée avec une main en moins, n’en croit pas ses yeux au point d’en donner l’autre à couper : toutes ses anciennes conquêtes féminines disparaissent les unes après les autres ! Comme Vian était lui-même satrape au Collège de pataphysique, ses héritiers ont donc confié à six écrivains de l’ OUvroir de LIttérature POtentielle le soin d’achever le polar et d’y mettre un incroyable point final sous la jaquette des éditions du Scorpion d’antan ! Un fantasque roman familial à l’humour noir dont nous nous garderons bien de dévoiler la chute, agrémenté de moult références et clins d’oeil « vianesques » à décrypter de chapitre en chapitre.

La publication des œuvres romanesques de Vian, en deux volumes dans la célèbre collection de la Pléiade, lui rend aussi justice en quelque sorte. Un hommage mérité à ce baroudeur des lettres et à cet irrévérencieux homme-orchestre : ingénieur de formation et trompettiste par inadvertance, chansonnier sans vergogne et pataphysicien de bon aloi, traducteur et auteur de romans noirs, chroniqueur à Jazz-Hot comme aux Temps Modernes de Sartre, initiateur au jazz et à la littérature de science-fiction en France ! De ses Écrits de jeunesse aux ultimes Textes pataphysiques, de ses romans les plus célèbres ( L’écume des jours, L’arrache-cœur…) aux plus méconnus ( Les fourmis, L’herbe rouge…), de ses articles de presse à ses diverses chroniques jusqu’à sa mort en 1959, Vian se révèle formidable conteur. « Rien ne fait plus ou ne devrait plus faire obstacle à la prise de conscience de l’originalité profonde de son œuvre inclassable », souligne à juste titre Marc Lapprand dans la préface à cette édition nouvelle. Boris Vian ? Un amoureux de la langue à (re)découvrir, un franc-tireur du Verbe qui n’hésitait point à apostropher tous les « pisse-copies » : « Quand admettrez-vous qu’on puisse écrire aux Temps modernes et ne pas être existentialiste, aimer le canular et ne pas en faire tout le temps ? Quand admettrez-vous la liberté ? ». Yonnel Liégeois

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Georges Feydeau, un Bouillon de rire

Le metteur en scène Gilles Bouillon propose deux pièces en un acte de Georges Feydeau, Dormez, je le veux et Mais n’te promène donc pas toute nue !. Pour y donner à voir les vertus comiques intactes d’un boulevardier de génie. Du rire très à la française. Sans oublier Panama papers show au Lavoir moderne parisien et Voyage au bout de la nuit au Lucernaire.

 

Gilles Bouillon monte deux pièces en un acte de Georges Feydeau (1862-1921), Dormez, je le veux ! et Mais n’te promène donc pas toute nue !. Composées après ses comédies à grand succès, telles, entre autres, La dame de chez Maxim (1899) ou Occupe-toi d’Amélie (1908), ces œuvres brèves témoignent des vertus comiques intactes du boulevardier de génie encouragé, en ses débuts, par le maître du vaudeville Eugène Labiche. En pleine Belle Époque (on sait qu’elle ne le fut pas tant que çà), à quelque temps de l’ouverture de la boucherie de 1914, Feydeau, qu’un contemporain décrivit avec finesse comme « travailleur avec nonchalance, de belle humeur avec tristesse », brosse alors de sa société un tableau confondant de drôlerie, en frôlant la gaudriole avec une rare élégance. Imparables demeurent son sens de l’intrigue, ses dialogues au naturel cousu main, les caractères de ses personnages et sa fidélité à l’air du temps. Par exemple, dans Dormez, je le veux !, le valet Justin hypnotise son patron. « Il me fait mon ouvrage », dit-il, « et je lui fume

©PascalGely

ses cigares ! Voilà du véritable libre-échange ! ». En ce temps-là, Charcot pratiquait l’hypnose et Freud lui-même s’y exerça.

Dans Mais n’te promène donc pas toute nue !, Clarisse prend ses aises chez elle. Elle circule en déshabillé devant son enfant et les domestiques, au grand dam de son député de mari qui ne veut pas que Clemenceau se rince l’œil à la fenêtre d’en face. C’est une scène de ménage époustouflante : la langue bien pendue, les répliques en rafales, les allusions salaces sous-entendues, jusqu’à ce qu’une guêpe pique les fesses de cette demi-Phryné bourgeoise…

Le décor de Nathalie Holt est en couleurs crues. On dirait l’intérieur des Simpson. Elle signe aussi les costumes, un peu années 1960, autre préhistoire. Une dramaturgie solide (Bernard Pico) a présidé à la mise en scène de Gilles Bouillon, juste dans le rythme obligé, les quiproquos, les saillies verbales, les gestes heurtés à l’excès. Une belle équipe d’acteurs s’emploie à créer un petit monde infiniment singulier. Nine de Montal (Clarisse) en tête, en regard de Frédéric Cherboeuf. Ils sont accompagnés à la hauteur, dans les deux pièces, par Vincent Chappet, Mathias Maréchal, Iris Pucciarelli et Paul Toucang. Il y va d’un rire très français. Jean-Pierre Léonardini

Le 18/02/2020, Le Bouscat (33). Le 20/02, Villeneuve sur Lot (47). Le 06/03, Domaine de Bayssan/ Béziers (34). Le 17/03, Epernay (51). Le 26/03, Langon (33).

À voir aussi :

Panama papers show : au Lavoir moderne parisien (75), à compter du 26/02 jusqu’au 01/03. D’un côté la fuite de 11,5 millions de documents confidentiels, de l’autre une histoire inédite du journalisme collaboratif international… Sur scène, entre humour et sérieux, sont tirés les fils et mis à jour transactions clandestines, manipulations virtuoses, délits d’initiés ! Du théâtre politique et documentaire de belle facture. Le jeudi 27/02 à 18h, à la Maison de la Vie Associative et Citoyenne du 18ème arrondissement de Paris (15, passage Ramey), est organisé une rencontre avec les journalistes de Cash investigation et de la rédaction du Monde pour dialoguer et débattre autour de toutes ces « affaires ». Entrée libre sur réservation : ahlalareservations@gmail.com . Yonnel Liégeois

Voyage au bout de la nuit : au théâtre du Lucernaire (75), à compter du 04/03 jusqu’au 26/04. Metteur en scène et interprète des mots de Céline, en raison du succès, Franck Desmedt revient sur les planches en solitaire pour offrir à nouveau la pleine mesure du roman qui a révolutionné la littérature dans les premières décennies du siècle dernier. Une plongée dans les bas-fonds de l’errance humaine où la fulgurance de la langue percute tous les codes et clichés. Une poubelle grand format pour seule partenaire, Bardamu-Desmedt transmute ordure du monde et dégoût de la vie en d’authentiques pépites par la seule force du verbe ! Yonnel Liégeois

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Les bonnes ondes de Bérangère Vantusso

Dans une mise en scène de Bérangère Vantusso, la pièce Longueur d’ondes, l’histoire d’une radio libre continue à émettre ! L’histoire de la radio Lorraine Cœur d’Acier qui, en pleine bataille de la sidérurgie en 1979, fit entendre sa voix à Longwy. Une incroyable épopée radiophonique revisitée par la compagnie Trois-Six-Trente.

En fond de scène un castelet haut en couleurs où défilent quelques mots-clefs, face au public deux jeunes conteurs qui narrent une histoire à peine croyable ! Dans une mise en scène de Bérangère Vantusso et une « mise en images » du plasticien Paul Fox, « Longueur d’ondes » raconte la création, en 1979, d’une radio libre à l’initiative de la CGT, studio installé en mairie de Longwy et antenne sur le clocher de l’église, pour défendre la sidérurgie lorraine ! Pour l’animer, deux journalistes professionnels (Marcel Trillat, Jacques Dupont) et les voix des syndicalistes locaux…

©J-M.Lobbé

Avec chaleur et conviction, tendresse et émotion, de leur studio improvisé Marie-France Roland et Hugues de La Salle égrènent les grandes heures de cette mise en ondes unique en son genre, soutenue et défendue par la population locale face aux forces de l’ordre qui veulent la réduire au silence. Au point de transformer cette radio au service des luttes, Lorraine Cœur d’Acier, en une authentique radio libre qui ouvre le micro à tous les interlocuteurs locaux : syndicalistes, patrons, commerçants, penseurs et chanteurs… Surtout, la première antenne à donner la parole aux femmes de sidérurgistes qui narrent leur dur quotidien et les interdictions à disposer de leur corps, la première radio française à permettre aux immigrés de diverses nationalités à exprimer leur mal du pays et leur foi en la lutte collective ! « Longueur d’ondes » transpire la force des combats d’hier, mieux elle transmet aux générations nouvelles la force de prendre sa vie en main, de ne jamais se taire devant l’injustice. Au nom de la fraternité et de la solidarité. Avec ou sans micro, que les bouches s’ouvrent…

© Céline Bansart

Formée à l’art de la marionnette (en 2017, elle mettait en scène Le cercle de craie caucasien de Bertolt Brecht, le spectacle de fin d’études des étudiants de l’École nationale supérieure des Arts de la Marionnette de Charleville-Mézières), Bérangère Vantusso s’est inspirée d’un art du conte très populaire au Japon, où elle fut en résidence. Le Kamishibai, littéralement « pièce de théâtre sur papier » : le narrateur raconte une histoire en faisant défiler de grands dessins glissés dans un castelet en bois, une sorte de roman graphique que l’on effeuille en parlant. Dans « Longueur d’ondes », il n’y a pas de marionnettes au sens strict mais la metteure en scène a collaboré avec le plasticien et scénographe Paul Cox pour la réalisation des images. « Très rapidement, Paul a évoqué les ateliers de sérigraphie clandestins des écoles d’art à Paris en 1968 et le mot affiche est entré dans notre projet. À la manière d’un éphéméride, plantés dans un studio d’enregistrement d’où seront envoyés des sons d’archives, dans une profusion de feuilles/affiches, nous contons ainsi les seize mois épiques durant lesquels cette radio a émis ».

©J-M.Lobbé

Ponctuée d’extraits sonores picorés dans le coffret « Un morceau de chiffon rouge » édité par le magazine « La Vie Ouvrière », la pièce donne à voir et à entendre ce grand moment de liberté et de démocratie vécu par des hommes et des femmes peu habitués à s’exprimer dans un micro, à prendre la parole en public. Surtout peu habitués à être écoutés, entendus, plutôt familiers du « Travaille et tais-toi »… Native de Longwy, Bérangère Vantusso, alors enfant, se souvient de sa participation à la radio. « Une expérience fondatrice pour énormément de gens, d’où ma volonté de raconter cette utopie, cette forme d’insoumission par le débat » qu’elle avoue avoir revécu au moment des journées de Nuit Debout. « J’ai retrouvé ce même désir de se réapproprier la parole dans une forme horizontale ». Sans se leurrer pour autant sur la supposée libre expression qui nous régit aujourd’hui. « C’est une illusion, tous ces médias type Facebook donnent l’impression qu’on peut dire ce qu’on veut. Mais est-on entendu ? Ce qui est beau dans l’expérience de cette radio, c’est que la parole émise a été reçue par les auditeurs qui se sont emparés de cet outil jusqu’à créer eux-mêmes leurs propres émissions ». Alors, plus d’hésitation, branchez-vous sur la bonne « Longueur d’ondes » ! Yonnel Liégeois

Du 04 au 06/02/20, Théâtre des Ilets, CDN de Montluçon. Le 10/02, Université de Tours. Du 27/02 au 07/03, Théâtre Dunois. Les 24 et 25/03, Scènes & Cités – Théâtre de Fos sur Mer. Du 06 au 10/04, L’ACB – Scène nationale de Bar-le-Duc. Les 17 et 18/05, Le POC – Pôle Culturel d’Alfortville.

À voir aussi :

Ploutos, l’argent Dieu au Théâtre Berthelot de Montreuil (93) le

07/02/20, au Centre des Bords de Marne du Perreux les 27 et 28/02, au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers à l’automne 2020. Dans une mise en scène de Philippe Lanton, l’adaptation de l’ultime comédie d’Aristophane, écrite près de quatre siècles avant notre ère. Si, comme chacun le sait, Ploutos, le dieu de l’argent, est aveugle, il n’en crée pas moins moult divisions entre riches et miséreux, les nantis et les gueux. Entre humour et dérision, fable ou satire, une savoureuse réflexion sur richesse et pauvreté menée tambour battant par une bande de comédiens, la compagnie Le Cartel, dont la cote explose au CAC 40, l’indice boursier sur la place de Paris ! Y.L.

Crocodiles au Nouveau Théâtre de Montreuil (93), jusqu’au

11/02/20. Dans une mise en scène de Cendre Chassanne et Carole Guittat, l’épopée d’Enaiat, un enfant afghan fuyant son pays en guerre et sous le joug des talibans. Le récit, authentique et poignant, d’un gamin qui se lance seul, et au péril de tous les dangers, dans une course folle à la survie. Bravant l’ignominie des passeurs, traversant six frontières du Moyen-Orient et d’Europe, témoignant de ses peurs et de ses doutes, pleurant sur l’arrachement à sa mère et à sa terre, reconnaissant aux hommes et femmes qui lui ont tendu la main au terme de cette impitoyable odyssée… Dans un dispositif bifrontal, l’émotion vécue au plus près des spectateurs, un spectacle fort d’humanité partagée. Une magistrale interprétation de Rémi Fortin, sans artifice ni pathos, qui invite chacune et chacun à porter un regard accueillant sur le destin de tous les étrangers, migrants et réfugiés. Y.L.

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Dufresne, le roman des violences policières

Journaliste et documentariste, David Dufresne publie Dernière sommation aux éditions Grasset. Un premier roman qui scrute la répression policière sévissant durant la révolte des Gilets jaunes. Pour en interroger les motivations et les effets.

 

« #Allo @Place_Beauvau c’est pour un signalement »… Durant des mois, depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, le journaliste et documentariste David Dufresne a témoigné des violences policières subies par les manifestants. Un travail de recension, de vérification, de recoupements, lui permettant de documenter chacun des faits qu’il mentionne et décrit et pour lesquels il a n’a eu de cesse d’interpeler le ministère de l’Intérieur. Un travail minutieux, réalisé notamment à partir des témoignages reçus à son adresse, connue des militants, @DavDuf, et qui lui a valu le Grand Prix du journalisme de l’année 2019.

Avec Dernière Sommation, c’est par un roman et donc sous le mode de la fiction que David Dufresne choisit de scruter les pratiques policières lors de ce mouvement des Gilets jaunes qui a sidéré le pouvoir, de comprendre ce qui se joue dans la chaîne hiérarchique, de disséquer les rapports entre le politique et certains syndicats de policiers, d’analyser la montée en puissance de la répression, ce qui la motive, et ses effets. De témoigner des blessures visibles et invisibles infligées à tant de manifestantes et manifestants, des vies brisées. D’interroger une époque, à travers les yeux de son héros, Étienne Dardel, son double littéraire. Dardel, et des personnages tout aussi proches du réel : Vicky qui perdra une main, sa mère d’abord rencontrée à un rond-point et que le lepénisme a su – un temps ? – attirer. Des flics, aussi, du terrain à la salle de commandement. De ceux qui veulent en découdre et aller à l’affrontement à ceux qui se font déborder par les premiers ou aux formateurs qui tiennent aussi le rôle de révélateurs.

À qui s’adresse cette « Dernière sommation » ? Ceux qui auront subi matraques, grenades, LBD, n’auront guère entendu prononcer cette injonction avant que la répression s’abatte sur leurs corps. « Les mots ont un sens »répète dans le roman un patron de la préfecture de Paris qu’il finit par quitter. Les mots ont un sens. Et cette dernière sommation ressemble un peu ici à une alerte. Au moins une alerte aux lecteurs, pour peu qu’ils se soucient de démocratiedu respect et du droit des citoyens. Isabelle Avran

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Jean Douchet, un amour de cinéma

Pilier de la Cinémathèque de Paris où il animait régulièrement « son » ciné-club, tout comme dix-huit ans celui du Panthéon (Pais 4°), le critique et historien Jean Douchet est décédé le 22 novembre. Plus qu’un amoureux du cinéma, un passionné qui distillait son « Art d’aimer » avec intelligence critique, d’une vigilante lucidité.

 

Très mauvaise, très triste nouvelle. Beaucoup de peine et énormément de reconnaissance pour Jean Douchet, disparu le 22 novembre ! Encore à peine étudiant, Jean aura réussi à me faire aimer le cinéma et dès lors à accompagner, toute ma vie durant, la construction d’une cinéphilie exigeante, solide. Oui, un art d’aimer (*), d’affronter le tragique, le mystère de l’existence pour recevoir son don généreux. Nous sommes nombreux ainsi à lui être reconnaissants de nous avoir aidés à entretenir par la fréquentation des salles obscures notre hygiène mentale ! Sans le cinéma, je serai comme mort à moi-même. Un

baptême. Passage au noir pour la lumière. Il a beaucoup compté pour cela. Bien sûr, il ne fut pas le seul.

Il y en a d’autres comme Serge Daney, Amédée Ayffre (abbé), Jean Bazin, Jean-Louis Bory… Ceux-là sont déjà partis. On les relit, mais pas assez. Restent avec nous Jean-Louis Comolli, l’ami Jean Collet et ceux de la revue Études, les papiers d’Emile Breton dans le quotidien L’humanité. Il y a aussi les réalisateurs-critiques : Truffaut, Chabrol, Rohmer (dont il était l’ami !), Bresson et ses notes sur le cinématographe, Bergman, Tarkovski, Godard, Duras, Ackermann. À part Godard, ceux-là ont disparu aussi. C’est du temps où les réalisateurs, comme souvent leurs personnages, se promenaient un livre à la main et en tête, où la littérature les nourrissait dans le même temps qu’ils cherchaient à s’affranchir de sa théâtralisation. Souvent la littérature, dont ils avaient la saveur en bouche, ils en trouvaient les dialogues dans la rue, comme Truffaut. J’en oublie probablement beaucoup au générique, je pense à ceux avec

qui, d’une manière ou d’une autre, j’ai entretenu quelques complicités d’esprits.

Jean Douchet était certainement celui qui avait une démarche pédagogique s’apparentant le plus à celle de l’éducation populaire. Il aimait le cinéma ET le public ! Il cherchait avidement à transmettre, c’est pourquoi je me suis attaché à lui. J’avais le même désir de partager mes enthousiasmes. Hélas, de mon côté c’est parti en quenouilles même si ces rencontres m’ont ouvert, par le cinéma, un espace pour habiter le monde, m’ouvrir l’horizon ! Que de rencontres, de stages, de débats, de décorticages de films, d’analyses d’images.

Au tournant des années 1980/1990, que de weekends à « La lanterne », le cinéma associatif de Courbevoie où il animait trois jours durant des projections de films d’un auteur ! Jean ouvrait la discussion par des retours sur image, séquence par séquence. Le public était composé des classes cinéma des lycées Albert Camus ou Paul Lapie et de celui nombreux, très large, très divers, intergénérationnel, des habitués de la Lanterne. C’était fantastique de voir combien les jeunes étaient vieux, vieux de toute la vieillerie du monde, de notre monde qu’il leur faut porter ! Et comment le cinéma peut les en affranchir. Ce n’est pas une idée sur les films que transmettait Jean mais la recherche d’une démarche, une proposition de regards croisés. Il ouvrait chaque discussion : « alors qu’est-ce que vous en dites, vous ? » Critiques, auteurs, films, publics. Découverte ainsi d’Ozu, Mizoguchi, Naruze, Cassavetes, Ophuls, redécouverte de Kubrick, Bergman, Jacques Tati. Et dans la salle où nous déjeunions frugalement ensemble, qui donnait sur le parc de Bécon, en terrasse sur la Seine, je crois bien que la lumière était toujours claire. J’ai aimé ces moments, ils ouvraient sur une connaissance partagée, sur l’horizon, c’était gourmand et drôle. Et qui n’a pas vu Jean manger ne connait rien de lui ! Célèbre son mot : « Quiconque n’a jamais vu un film de Mizoguchi, que l’on ne va passer qu’une seule fois et ne sacrifie pas cette projection à un

bon repas, n’aura rien compris, ni à la vie, ni à Mizoguchi. »

Ces deux dernières années, j’ai suivi les rencontres mensuelles du « ciné-club Jean Douchet » au cinéma Le Panthéon. En participant d’abord à un cycle Godard, puis au cycle Hou Hsiao Hsien l’année suivante. La même impression. Et l’on voyait encore combien il était jeune. La même élégance naturelle. Jean n’aura pas achevé le cycle Milos Forman qu’il ouvrit en septembre dernier. Il en était à la dix-huitième édition de son ciné-club. La dernière fois où j’ai croisé Jean ? À la Cinémathèque de Paris où il présentait Dies Irae de Dreyer, un autre qui avait lu les grands récits un crayon en main… Jean Douchet le tenait pour un très grand cinéaste, peut-être le plus grand expliquait-il. Il le tenait pour un réalisateur puissamment féministe. Ajoutant que tous les grands cinéastes le sont… Cela mérite d’être écouté en ces temps de houle, avec toutes les contradictions tragiques que l’on connaît. Figurez-vous que je pense comme lui.

On pourra lui reprocher des emportements d’idées, des fulgurances hasardeuses, des expressions approximatives. Il privilégiait le dialogue, l’échange direct, l’oralité. On l’a souvent surnommé le Socrate du cinéma. C’était une pensée qui cherchait sa bonne expression, son élocution hachée le montrait bien. J’ai sa voix grave en tête. Quelle pertinence, quel sens de l’observation, de l’analyse, quelle vivacité d’esprit, quelle liberté surtout ! Jean était un homme curieux, bon, il ne jugeait pas les personnes mais il disséquait les situations, il parlait juste et vrai. Ce passeur parti, beaucoup resteront au bord du quai… Devant eux, l’océan engloutit l’île, elle fond comme le sucre dans le café du matin. Dommage, fatalement dommage pour les voyants d’aujourd’hui. Il y a sans doute encore des films, et des bons, mais plus vraiment de cinématographie. Celle de Jean s’efface, disparaît. Elle était savante, cordiale et unique. Elle manquera, forcément. Elle couvrait toutes nos années depuis

l’émergence de la nouvelle vague et des Cahiers. Nous en avions besoin pour sortir de notre cécité.

Il y a trop peu de critiques dignes de ce nom, qui ne s’expriment pas que par des superlatifs mais reviennent au film, se font « contre » dans une lutte avec lui. La critique est en crise. Du coup, que reste-t-il du cinéma ? Je suis bien en peine de vous donner seulement trois ou quatre films de la période récente dont j’éprouve la nécessité de les revoir deux ou trois fois, avec la curiosité d’y découvrir des choses nouvelles ! Pour moi aussi alors, cette beauté exigeante, qui est celle de la vie même et que porte, portait ou devrait porter le cinéma, selon Jean Douchet, s’ensable. Comme Venise. Le cinéma ? « Son nom de Venise dans Calcutta désert »… Jean-Pierre Burdin

(*) L’Art d’aimer. Petite bibliothèque du cinéma, Éditions des cahiers du cinéma, 2003

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Kilt et kebab mettent les voiles !

Tout ça, c’est à cause du Brexit !
Des Écossais, qui refusaient de quitter l’Europe, immigrèrent en masse vers la France. Faute d’argent, de travail, ne parlant pas la langue, ils s’entassèrent bientôt dans les cités insalubres de nos banlieues. Des quartiers entiers, où hier encore il faisait bon vivre, furent désertés par les Français et l’on n’y trouva bientôt plus que des échoppes de panse de brebis farcie. On n’était plus chez nous !
C’est ainsi qu’un matin, mais comment s’en étonner, un enfant se présenta à l’école en kilt ! On avertit le ministre, qui exigeât que l’enfant retire son accoutrement : il s’y refusa. On convoqua les parents : le père vint, il était en kilt. L’enfant fut chassé de l’école mais d’autres élèves suivirent son exemple. Bientôt, le nombre d’Écossais en kilt ne fit qu’amplifier, on en voyait partout !

Sociologues, philosophes et journalistes autoproclamés experts en moeurs et coutumes républicaines, dirent qu’ils y étaient forcés par leurs femmes, à cause de l’aération nécessaire des parties intimes. Les Écossais, fiers de leur tablier ancien et accepté, répondirent que non, qu’ils se kiltaient de leur proche chef en respect de leurs croyances et de leurs traditions. Un petit rappel historique : la première fois que le monstre du Loch Ness apparut, il était vêtu d’un kilt ! On se pencha sur la loi de 1905. Si le texte évoque bien quelques monstres, il ne disait rien de celui-ci.
On aurait pu en rester là, mais les évènements se précipitèrent. On parla de jeunes gens qui avaient été insultés par des Écossaises parce qu’ils avaient voulu garder leur pantalon, on disserta sur cet hôpital où l’on exigeait que les infirmières soient en jupe à carreaux. Jusqu’à ce coup de vent violent qui traversa la France et fit se soulever tout ce qui pouvait l’être…

Alors, de guerre lasse et soucieux avant tout de sa réélection, le président de la République se résigna à interdire le kilt dans l’espace public. Aussitôt, les flics lâchèrent les derniers Gilets jaunes qu’ils tabassaient encore pour se ruer sur les Écossais. Dans les rues, les bureaux, les usines, dans les cafés, ce fut un carnage. Les pandores tombèrent sur ces malheureux et, sans ménagement, leurs arrachèrent leur kilt.
Horreur ! Car si on s’en doutait, on en n’était pas sûr, les Écossais ne portaient rien en dessous ! Le scandale fut pire encore. Les Écossais, vexés qu’on exhibe leurs cornemuses, se mirent à pleurer. Leurs sanglots émurent jusqu’à la reine d’Angleterre qui, après avoir vu les photos et consciente que le Royaume-Uni ne pouvait se passer de tels gaillards, les rapatria tous.

Dans un premier temps, il fut quelques Français pour s’en féliciter mais l’on ne tarda pas à s’apercevoir que le whisky aussi avait disparu de nos boutiques. Déjà, quelques années auparavant, pour une affaire presque similaire, on avait perdu nos couscous et nos kebabs. Aussi, chacun l’aura compris : quand les Mexicains sont arrivés avec la Paloma, la téquila et les tacos, on a tous fait mine de ne pas remarquer les sombreros ! Jacques Aubert

PS : À celles et ceux qui douteraient de la véracité de mon propos, je ne résiste pas au plaisir de l’illustrer par quelques photos que m’a transmises mon vieux frère et ami Patrice Antona.

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Les lanceurs d’alerte sur la sellette

Alors que la Commission européenne annonce un projet de directive sur la protection des lanceurs d’alerte, le 30 juillet en plein scandale Benalla, le Parlement français adoptait une proposition de loi sur « le secret des affaires » qui risque de les fragiliser et de mettre en péril la liberté d’informer. Paradoxe : leur salut passera-t-il par l’Europe ?

 

Transposition dans le droit national de la très décriée directive européenne sur le secret des affaires de juin 2016, le texte porté par LREM a été adopté par l’Assemblée nationale le 30 juillet en procédure accélérée malgré une levée de boucliers. Il était dénoncé par les collectifs « Informer n’est pas un délit » et « Stop secrets d’affaires » – coalition de journalistes, de lanceurs d’alerte, de syndicats, d’ONG et de représentants de citoyens – ainsi que par une pétition qui a rassemblé près de 600 000 signatures en moins d’un mois. Ils estimaient qu’avec cette loi, « le secret devient la règle, et les libertés [deviennent] des exceptions ».

Les parlementaires LREM qui ont poussé à l’adoption de la proposition de loi sur le secret des affaires prétendaient, quant  eux, vouloir lutter contre « l’espionnage économique, le pillage industriel et la concurrence déloyale ». Quitte à mettre en cause le droit des citoyens à l’information… Car si une directive est un texte minimum commun à tous les États membres, lesquels ne peuvent que l’améliorer, le député LREM Raphaël Gauvin, rapporteur de la proposition de loi, aggrave la situation du lanceur d’alerte.

Alors que la directive de 2016 met celui-ci à l’abri de toute poursuite pour violation du secret des affaires si, en révélant une « faute, une malversation ou une activité illégale », il a « agi pour protéger l’intérêt général », la transposition française bouleverse la donne. En ajoutant que le lanceur d’alerte devra prouver sa « bonne foi », la proposition de loi inverse la charge de la preuve. Christophe-André Frassa, rapporteur au Sénat, s’est quant à lui évertué à élargir le champ des informations concernées par le secret des affaires. À la notion de « valeur commerciale », il préfère celle, plus floue, de « valeur économique ». Autre flou : le périmètre des individus exonérés du secret des affaires. Si c’est le cas des journalistes et les syndicalistes, rien n’empêchera par exemple les multinationales de porter plainte contre eux. Le juge pourra se prononcer pour la relaxe au nom de la liberté d’expression tout comme il pourra retenir le « dénigrement commercial ».
De quoi produire une abondante jurisprudence sur laquelle le député Gauvin semble compter pour fixer le droit. Le texte ne dit rien sur les militants associatifs. Quant aux actes qui, sans être illégaux sont immoraux, ils ne sont pas concernés (comme les LuxLeaks). Autant de zones d’ombre qui laissent entrevoir le poids des lobbies économiques et financiers dans la transposition LREM de la directive secret des affaires. C’est pourquoi la coalition d’opposants au texte lançait une pétition (près de 600 000 signatures recueillies) pour lui demander « de défendre le droit à l’information et l’intérêt général en restreignant le champ d’application du secret des affaires aux seuls acteurs économiques concurrentiels ». En vain, la loi est adoptée en l’état le 30 juillet. Finalement, curieux paradoxe, le premier signe d’ouverture viendra peut-être de la Commission européenne elle-même qui planche sur une très attendue directive organisant la protection du lanceur d’alerte ! Encore faut-il qu’elle passe la barre du Parlement européen, surtout celle du Conseil qui réunit les États membres…

La mobilisation de la société civile européenne finira-t-elle par payer ? Christine Morel

 

Rappel : Pétition aux parlementaires

Mesdames, Messieurs,

Vous serez prochainement amenés à vous prononcer sur la proposition de loi portant « sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (secrets d’affaires) contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites ». Ce texte est la transposition d’une directive européenne adoptée en 2016 malgré les mises en garde des ONG, des syndicats, des journalistes et l’opposition massive des citoyens. Élaborée par les représentants des lobbies des multinationales et des banques d’affaires, elle constitue une offensive sans précédent contre l’intérêt général et le droit des citoyens à l’information.

La « loi secret des affaires » a des implications juridiques, sociales, sanitaires et environnementales graves. Sous couvert de protéger les entreprises, elle verrouille l’information sur les pratiques des firmes et les produits commercialisés par les entreprises. Des scandales comme celui du Mediator ou du bisphénol A, ou des affaires comme les Panama Papers ou LuxLeaks, pourraient ne plus être portés à la connaissance des citoyens. En gravant dans le marbre la menace systématique de longs et couteux procès, cette loi est une arme de dissuasion massive tournée vers les journalistes, les syndicats, les scientifiques, les ONGs et les lanceurs d’alertes.

Nous, signataires de cette pétition, lanceurs d’alertes, syndicats, ONGs, journalistes, chercheurs, et simples citoyens, nous opposons à l’application en l’état de cette loi en France, et vous demandons de défendre le droit à l’information et l’intérêt des citoyens que vous représentez, en adoptant les amendements qui vous sont présentés pour restreindre son champ d’application aux seuls acteurs économiques concurrentiels.

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Mai 68 : Raoul Sangla, au temps de l’ORTF

En ce cinquantième anniversaire des événements du mois de mai 1968, fleurissent sur les écrans et dans les librairies moult documents et témoignages. Pour encenser ou disqualifier la révolte citoyenne, étudiante et ouvrière, qui embrasa la France durant plusieurs semaines… Un dossier chaud que Chantiers de culture revisite en laissant la parole, au fil des semaines, à divers acteurs ou personnalités emblématiques qui font retour sur ces temps troublés.

 

Lauréat en 2007 du Grand prix de l’audiovisuel de la Sacem, Raoul Sangla est un nom qui ne s’oublie pas au temps des Averty, Barma, Bluwal, Lorenzi et Santelli, du temps de la télé en noir et blanc… Il s’affiche comme un grand réalisateur, un défenseur assidu du service public. « Sertisseur de la réalité », comme la bague au diamant, ainsi parle-t-il de son métier ! En exclusivité pour Chantiers de culture, il livre quelques images de son joli mois de Mai 1968.

 

« En cette année-là, j’étais réalisateur à l’ORTF, l’Office de Radio-Télévision Française, depuis quatre ans. Je militais au Syndicat français des réalisateurs affilié à la CGT. La première décade de ce mois-là fut, on le sait, fertile en hoquets de l’histoire : la révolte étudiante, sa répression secouèrent l’opinion publique et aboutirent aux manifestations de masse du 13 mai. Les personnels de l’ORTF expriment, à cette occasion, leur solidarité aux étudiants. Ils ajoutent à ce motif de grève leur indignation devant la carence de l’information dans le service public, notamment du journal télévisé ((le journal parlé avait plus de tenue, concernant les événements du Quartier Latin). Michel Honorin et Jean-Pierre Chapel avait néanmoins réalisé pour « Panorama », le magazine de la rédaction de Cognac-Jay, un reportage sur les lieux aux alentours de la Sorbonne : censuré quelques heures avant sa diffusion, le 10 mai, jour du grand soir de la rue de Gay-Lussac ! La direction du journal fait cadenasser les armoires où sont les caméras portables, assurant ainsi le mutisme aveugle du journal…

Cette situation échauffe l’humeur des professionnels, statutaires et intermittents, et aboutit à la création d’une intersyndicale. Elle décide, le 18 mai, de l’occupation des locaux, et prend la responsabilité de diriger la grève des 1200 salariés. L’intersyndicale siégeait à la Maison de la radio, j’en étais le secrétaire administratif et présidais, à sa demande, son bureau de vingt membres. Comme dans maintes entreprises privées ou publiques, des groupes de travail s’organisent aussitôt en vue d’élaborer un nouveau statut pour l’Office. Dans la foulée, femmes de ménage et laveurs de carreaux revendiquent un bleu supplémentaire, mais aussi l’objectivité de l’information à l’ORTF ! L’ensemble des réflexions finit par constituer un protocole que le juriste Georges Vedel met en forme, à la demande de l’intersyndicale. Une épreuve de force intervient alors avec Yves Guéna, le nouveau ministre de l’Information, le 31 mai. Le jour-même, il fait évacuer le Centre d’Issy-les-Moulineaux. Le 4 juin, un studio de radio est investi par des militaires et des techniciens du privé. Les ingénieurs, qui ne sont pas en grève mais qui assurent le service minimum pour garantir la maîtrise de l’outil de travail, court-circuitent le signal des intrus, le dérivent sur un autre studio qu’ils dirigeront jusqu’à la fin du mouvement.

L’opération « Jéricho » assure la ronde de nos soutiens autour de la Maison de la Radio (les murs résistent, de multiples meetings sont animés par des grévistes qui sillonnent nos provinces. Le 25 juin, les statutaires reprennent le travail, le 1er juillet ce sera le tour des réalisateurs et producteurs. Augmentation des salaires, création d’un Comité d’entreprise furent parmi les revendications catégorielles obtenues. Le projet d’un ORTF démocratique, lui, se réfugia dans nos mémoires, où il veille encore ! L’épuration – comme l’écrit Jean-Pierre Filice (1) – qui frappa nos camarades journalistes, nous ne l’avons pas oubliée non plus : 36 licenciements, 10 mutations et à l’actualité parlée, 22 licenciements et 20 mutations. Le tout ordonné en personne par le général De Gaulle, dont la vindicte fut tenace… L’ultime pied de nez du pouvoir ? L’entrée, le 1er octobre, de la publicité de marque sur les téléviseurs !

Un mot d’ordre pour clore cette éphéméride de souvenirs ? « Ce n’est qu’un combat, continuons le début ! », il est de Bernard Lubat ». Propos recueillis par Yonnel Liégeois

(1) Auteur de Mai 1968 à l’ORTF, une radio-télévision en résistance (Nouveau Monde éditions/INA).

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De Barbot à Truong, une quête d’identité

Trois créations et autant d’approches différentes sur notre quête d’identité, le sens de l’existence et le parler-vrai de chacun : « On a fort mal dormi » de Guillaume Barbot, « Je crois en un seul dieu » d’Arnaud Meunier et « Interview » de Nicolas Truong. Du récit humaniste au théâtre documentaire, quatre spectacles d’une rare intensité.

 

De la solitude du trottoir…

Il est seul en scène, Jean-Christophe Quenon, et pourtant défile sous nos yeux l’existence de milliers de vies brisées ! Sales, puantes, alcoolisées, malades ou blessées… Ces hommes et femmes délabrés, nous les avons tous croisés un jour ou l’autre : dans le bus ou le métro, au pied de notre immeuble ou dans le hall d’une gare, sur une bouche d’aération ou un bout de trottoir. Durant quinze ans, Patrick Declerck (ethnologue, philosophe, psychanalyste) fut consultant auprès des clodos du Centre d’accueil et d’hébergement de Nanterre. De cette expérience, forte et parfois traumatisante, il a tiré deux livres, Les naufragés, avec les clochards de Paris et Le sang nouveau est arrivé. Deux documents, récit-témoignage pour le premier et pamphlet pour le second, sur ces « fous d’exclusion, fous de pauvreté, fous d’alcool mais victimes surtout de la société et de ses lois, du marché du travail et de ses contraintes »… Patrick Declerck sait de quoi il parle. Outre sa pratique médicale, en 1986 il ouvre au sein de Médecins du Monde la première consultation d’écoute auprès des SDF, il se déguise

Co Giovanni Cittadini Cesi

une nuit en clochard pour se faire embarquer à Nanterre par les « bleus », la brigade de police spécialisée !

Et d’asséner des vérités dérangeantes, inconfortables mais incontournables : « la rue est un crime ignoble commis à chaque heure du jour et de la nuit contre des faibles et des innocents », « le clochard joue sur la scène du théâtre social un double rôle essentiel, celui de la victime sacrificielle et celui du contre-exemple », « le clochard s’abandonne à exister aux portes de la mort ». Ces mots, durs et tendres selon les circonstances envers ce monde de l’exclusion, Guillaume Barbot les a triés et agencés pour la scène afin de rappeler à chacun que peut-être, parfois, « On a fort mal dormi ».. Non pour faire spectacle de la misère de l’autre, mais pour initier une rencontre entre les mots du médecin et ceux du comédien. Des mots qui font rire parfois, émeuvent souvent, toujours touchent. Sans complaisance ni misérabilisme mais avec tendresse et compassion. Des mots aujourd’hui en tournée, après une escale au théâtre du Rond-Point, qui auront d’ailleurs l’honneur d’être à l’affiche de la prochaine édition du Festival de La Charité-sur-Loire fin mai… Des mots scandés, gueulés, chuchotés, chantés, pleurés et incarnés par un Quenon époustouflant de sincérité et de proximité.

 

Quand « L’une » est trois…

Trois voix pour un même dieu ! Shirin Akhras est une jeune étudiante palestinienne, Eden Golan une prof d’histoire juive et Mina Wilkinson une soldate américaine : chacune de confession religieuse différente… Trois voix aussi pour un même crime, un attentat à Tel Aviv, narré du point de vue de chacune des protagonistes… Trois destins incarnés, toutefois, par une seule femme en scène, Rachida Brakni, César du meilleur espoir féminin en 2002 avec le film Chaos de Coline Serreau et Molière de la révélation féminine la même année pour son interprétation dans Ruy Blas joué à la Comédie Française ! Déjà le dramaturge italien Stefano Massini nous avait séduit et subjugué avec ses « Chapitres de la chute, la saga des Lehman Brothers », il récidive dans cette nouvelle narration au contenu bien particulier. « Je crois en un seul dieu » ne nous assène aucune vérité, le spectateur connaît d’ailleurs l’épilogue du récit dès le lever de rideau, il nous invite juste à comprendre les convictions et contradictions qui balisent le destin des trois personnages. À partir d’un fait divers tragique, hélas coutumier en cette terre d’Orient, Massini croise les trajectoires pour nous

Co Sonia Barcet

ramener à l’essentiel, dans le sens premier du terme : la quête d’absolu en chacun, le refus d’un regard manichéen sur l’histoire, la fragilité de toute existence au regard de la complexité du monde.

De sa seule présence, Rachida Brakni embrase la solitude du plateau. Dans une économie de gestes et de déplacements, elle offre corps et voix à ces trois femmes avec une incroyable intensité. Douleur, foi, violence, doute et conviction n’ont besoin d’aucun artifice scénique pour interpeller l’auditoire, la force des mots à elle-seule fait sens, chair, histoire… Performance de l’interprète, un pas-un regard-une respiration suffisent, la comédienne subvertit les codes et implose l’uniformité de tout discours. À l’explosion mortifère recensée sous trois angles différents, répond une inattendue et  puissante explosion poétique qui balaie l’anecdotique et sublime le pathétique. « Je crois en la force des poètes, en leurs récits, en leur capacité à déplacer notre regard », souligne le metteur en scène et directeur de la Comédie de Saint-Étienne, Arnaud Meunier, « ces déplacements et ces écarts sont un oxygène essentiel pour la pensée et l’esprit critique ».

… Et que deux font cinq !

Florence Aubenas, Raymond Depardon, Jean Hatzfeld, Edgard Morin, Claudine Nougaret : cinq  « grands témoins », tant par l’écriture-l’image-la réflexion, qui savent faire parler les autres avec talent… Sous la houlette du metteur en scène-philosophe Nicolas Truong, Nicolas Bouchaud et Judith Henry sont partis à leur rencontre. Croisant sur leur chemin Socrate, Michel Foucault, Max Frisch, Jean Rouch pour composer et interpréter cette « Interview » de haute volée, tour à tour profonde ou comique, légère ou caustique, grave ou ludique ! Deux intervieweurs pour cinq interviewés de marque et « spécialistes de l’interview » en vue de nous révéler combien « l’entretien » ne relève en rien du bavardage lorsque deux individualités, deux subjectivités, deux intelligences dialoguent, se rencontrent et se confrontent. Plus qu’une recette à audimat, dont chacune et chacun nous livrent les secrets (la détermination des enfants selon Aubenas, le retrait du cadre selon Depardon, l’enjeu de la bonne question selon Hatzfeld…), le genre journalistique par excellence se révèle tel qu’en lui-même : une mise en scène bâclée ou travaillée (Poivre d’Arvor et son vrai-faux Fidel Castro, Michel Polac et ses désopilants « Droit de réponse », Bernard Pivot et ses

Co Giovanni Cittadini Cesi

emblématiques « Apostrophes »…), un véritable théâtre où se produit l’accouchement, la mise au jour d’une pensée ou d’une personnalité.

Bouchaud et Henry, forts de leur intelligence et de leur haute sensibilité, surtout maîtres incontestés de leur art, régalent leur auditoire de ce chassé-croisé entre intervieweurs et interviewés. Risquant l’improvisation et l’interpellation du public comme ils en sont coutumiers, d’une audace et d’un naturel désarmants, les deux comédiens déclinent entre sérieux et facétie toutes les subtilités de langage, dénoncent le verbiage généralisé, les mensonges et contre-vérités de ces prétendus entretiens-choc, les subterfuges de ces spécialistes ou témoins exclusifs que l’on retrouve à l’identique d’un micro l’autre… Presque un spectacle de salubrité publique, un salutaire nettoyage de cerveau à proposer à tous les accros de la télé en continu, mais bien plus encore : sans prise de tête, avec une belle dose d’humour et de légèreté, un salvateur exercice de « philosophie pour les nuls » qui réveille en chacun de nous le Socrate endormi devant tant d’intelligences convoquées sur un plateau de théâtre ! Yonnel Liégeois

À voir et applaudir aussi :

  • Trois œuvres de Bertolt Brecht, à l’affiche simultanément. « L’exception et la règle », au théâtre de La belle étoile à La Plaine Saint-Denis (93), jusqu’au 29/04 : une mise en scène burlesque par la compagnie Jolie Môme. « Baal » au théâtre de la Colline à Paris jusqu’au 20/05 : avec Stanislas Nordey dans le rôle-titre, une mise en scène d’une froideur esthétisante de Christine Letailleur. « La résistible ascension d’Arturo Ui », à la salle Richelieu de la

    « Votre maman », de Jean-Claude Grumberg.

    Comédie Française, jusqu’au 30/06 : avec Laurent Stocker dans le rôle-titre, une mise en scène ébouriffante de Katharina Thalbach.

  • « Votre maman », de Jean-Claude Grumberg : depuis le 19/04 au Théâtre de l’Atelier à Paris, dans une mise en scène de Charles Tordjman. En sa maison de retraite, face à son fils qu’elle ne reconnaît plus, une mère retombe au temps des camps de la mort. Sublime, entre humour et tragédie, avec la grande Catherine Hiegel.
  • « La chose commune », par la compagnie du Kaïros : jusqu’au 29/04 au Théâtre de la Ville-Espace Cardin, dans une mise en scène de David Lescot. Le jazz, musique et voix, pour raconter le temps de la Commune : ça sent la révolte, la poudre, l’inattendu et l’exceptionnel.
  • « L’événement », d’Annie Ernaux : jusqu’au 30/04 au Studio-Théâtre de la Comédie Française. Avec la collaboration artistique de Denis Podalydès, Françoise Gillard donne corps et voix au bouleversant récit de l’avortement commis par la romancière à l’aube de ses 23 ans. Émouvant, une interprétation d’une grande puissance.
  • « L’abattage rituel de Gorge Mastromas »*, de Dennis Kelly : du 24/04 jusqu’au 05/05 à la Manufacture des œillets d’Ivry (94), dans une mise en scène de Maïa Sandoz. Entre humour et cruauté, la dénonciation en règle de la corruption et de l’ultra-libéralisme.
  • « L’âge libre », d’après les « Fragments d’un discours amoureux » de Roland Barthes : du 26/04 au 10/06 au théâtre de La reine blanche à Paris, dans une mise en scène de Maya Ernest. Sur un ring de boxe, entre rires et pleurs, quatre femmes réinventent les feux de l’amour !
  • La 12ème édition du Festival de caves : du 28/04 au 24/06, en province comme en région parisienne. Du théâtre partout où on ne l’attend pas ! De la cave au sous-sol, de l’imprévu et de l’inattendu jusqu’à l’heure de la représentation.
  • La 9ème édition de la Biennale internationale des Arts de la marionnette : du 9/05 au 02/06, sur onze villes et quinze lieux de la région francilienne. Pour découvrir la richesse et la créativité de la marionnette sous toutes ses formes, se débarrasser de tous les clichés qui l’emprisonnent.
  • « Le songe d’une nuit d’été », de William Shakespeare : du 15/05 au 23/05 à la Manufacture des œillets d’Ivry (94), dans une mise en scène de Guy-Pierre Couleau. Un spectacle enchanteur, qui ravit le public et laisse plus que songeur (!), créé à l’été 2016 au Théâtre du Peuple de Bussang.

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Paul Moreira, « Cache investigation »

Dans un livre choral écrit avec plusieurs confrères, « Informer n’est pas un délit », le journaliste Paul Moreira lève le voile sur les nouvelles censures qui frappent la profession. Une dérive qui interpelle tous les citoyens.

 

 

Eva Emeyriat – Comment est né  ce livre ?

Paul Moreira – Tout part de l’amendement relatif au secret des affaires de la loi Macron. Un texte donnant une arme de plus à ceux qui veulent nous  empêcher d’enquêter. Plusieurs  journalistes se sont réunis début 2015 pour dénoncer ce texte. C’était incroyable à voir car, dans notre milieu, certains ont des égos énormes ou se détestent ! L’enjeu était de taille. Avec cet amendement, certaines affaires n’auraient jamais existé :  Karachi, Elf, le Médiator, HSBC…  Le texte a été retiré, mais une directive européenne sur le secret des affaires a pris le relais (adoptée par le parlement européen le 14 avril par 503 voix pour et 131 moreira1contre, NDLR). Fabrice Arfi, de Mediapart, a proposé d’écrire un livre à plusieurs voix, « Informer n’est pas un délit », pour relater les nouvelles censures dont nous sommes l’objet.

E.E. – Quelles sont-elles ?

P.M. – Certains journalistes font face à un véritable harcèlement judiciaire. C’est le cas, notamment, de ceux qui ont enquêté sur Bettencourt ou Clearstream. Nous ne sommes pas au-dessus des lois, mais si des journalistes sont aujourd’hui poursuivis, ce n’est pas pour diffamation ou de fausses informations : c’est parce qu’ils font leur métier ! On  criminalise le journalisme en lui livrant une guerre asymétrique. Gérard Davet et Fabrice Lhomme, du quotidien Le Monde, font un récit digne d’un polar en relatant les pressions lors de leurs enquêtes sur Sarkozy. Investiguer veut de plus en plus dire être suivi, menacé…Il est aussi très difficile, en France, d’accéder aux documents administratifs. Comment consulter les notes de frais d’un politique, comme en Suède ou en Grande Bretagne ? Il  y a urgence démocratique à instaurer une vraie loi en la matière !

E.E. – Parmi les nouvelles censures, vous évoquez aussi l’action des communicants, directeurs de com , attachés de presse…

P.M. – C’est une donnée nouvelle.  L’un des effets formidables de l’émission « Cash Investigation » est d’être le révélateur chimique de l’existence de ces gens qui agissent dans un jeu subtil d’intimidation et d’intoxication.

E.E. – Après l’attentat à Charlie Hebdo, journal qui était d’ailleurs votre voisin de palier, est-il plus difficile aujourd’hui d’enquêter sur le fait religieux ?

P.M. –  Pas pour nous, mais il est clair que si l’on doit s’infiltrer dans une cellule de Daech, on se pose forcément la question de l’après… Le problème est vaste. Pour avoir dit qu’il moreira2existait des appels au meurtre dans la Bible, je suis voué au bûcher par les intégristes catholiques !

E.E. – La mise en place de l’état d’urgence change-t-elle la donne pour vous ?

P.M. – Pour l’heure, pas trop mais quand on voit que des écolos sont assignés à résidence comme  des djihadistes, il y a de quoi être inquiet. On l’est d’ailleurs depuis  la loi sur le renseignement …

E.E. – La directive « Secret des affaires » mobilise des journalistes, des ONG, des  syndicats comme la CGT…Quel rôle peut jouer le citoyen ?

P.M. – La pétition lancée par Élise Lucet pour son retrait a recueilli près de 500 000 signatures, le citoyen  est donc bien au centre de cela ! Ce n’est pas un combat corporatiste : nos problèmes n’ont d’intérêt que parce que nous sommes un contrepouvoir dans la société !  Il en va du renforcement de la démocratie. Il faut  protéger les lanceurs d’alerte qui foutent leur vie en l’air :  Antoine Deltour est condamné au Luxembourg pour avoir dénoncé un scandale fiscal, le journaliste qui a révélé cette affaire « Luxleaks » a lui-aussi été inquiété…  Les citoyens doivent  continuer de se mobiliser. On pense parfois que c’est dérisoire, c’est faux. Ce qui est dérisoire,  c’est de baisser les bras ! Propos recueillis par Eva Emeyriat

Parcours

Né en 1961, journaliste d’investigation, écrivain et documentariste, Paul Moreira a travaillé, entre autres,  pour RFI, Capa et Canal Plus. Il est l’auteur de  nombreux documentaires maintes fois primés. Cofondateur de l’agence  Premières Lignes, qui produit notamment l’émission Cash Investigation (France 2) ou Spécial Investigation (Canal +), il a réalisé cette année le documentaire  « Danse avec le FN », consacré à la classe ouvrière et au parti frontiste.

 

 

L’affaire « Luxleaks »

Le mercredi 29 juin, le président du tribunal d’arrondissement du Luxembourg déclare Antoine Deltour et Raphaël Halet « coupables de vol, violation du secret professionnel et du secret des affaires », mais aussi « de fraude informatique, de blanchiment et divulgation du secret des affaires ». Ces deux anciens collaborateurs du cabinet PricewaterhouseCoopers (PwC) sont condamnés moreira3respectivement à douze mois de prison avec sursis et 1 500 euros d’amende, neuf mois de prison avec sursis et 1 000 euros d’amende.

Dans ses attendus, le tribunal reconnaît pourtant que les révélations de ces deux anciens collaborateurs de PwC « ont contribué à une plus grande transparence et équité fiscale », que les deux prévenus « ont agi dans l’intérêt général et contre des pratiques d’optimisation fiscale moralement douteuses », et sont donc « aujourd’hui à considérer comme des lanceurs d’alerte ». Édouard Perrin, le journaliste de l’émission « Cash Investigation », est acquitté. « Il n’a fait que son travail de journaliste », note le tribunal. Contrairement au parquet du Luxembourg estimant que «  la liberté d’expression journalistique » ne doit pas primer sur le respect « du secret professionnel », quand bien même il serait le témoin de « pratiques douteuses ».

 Antoine Deltour et Raphaël Halet étaient poursuivis dans l’affaire dite « Luxleaks » : ils avaient révélé des centaines d’accords fiscaux confidentiels passés entre des multinationales et le fisc luxembourgeois. D’où un vaste scandale qui avait touché jusqu’à Jean-Claude Juncker, l’ancien premier ministre luxembourgeois et actuel président de la Commission européenne. Les deux hommes ont décidé de faire appel de la décision. Leur avocat, Me William Bourdon, a dénoncé un jugement « contraire à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ». Un jugement « qui exprime la face la plus conservatrice de l’Europe, celle qui n’a qu’une obsession : entendre les intérêts privés plutôt que les citoyens ». Y.L.

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L’hebdo « Le un » prend langue !

Original magazine dans le paysage éditorial français, « Le un » est le seul journal qui ne se feuillette pas mais se déplie ! Une nouvelle expérience de presse, radicalement différente, qui fait mouche chaque semaine. Le dossier du jour : le Français a-t-il avalé sa langue ?

 

 

Pour sa dernière livraison, l’hebdomadaire « Le un » a tourné trois fois sa langue en son palais avant de coucher son propos sur le papier. Trois temps, et trois mouvements : le temps de l’émotion, le temps de la réflexion, le temps de l’évasion… UNLa romancière canadienne Nancy Huston, anglophone de naissance et francophile pour études universitaires, ouvre le bal. « Les Français « parlent comme un livre » et, des années durant, j’ai été portée, transportée par leur passion du verbe », confesse-t-elle, « aujourd’hui leur prolixité m’épuise » ! Le ton est donné, le dossier de la semaine « Le Français a-t-il avalé sa langue ? » ne laissera personne indifférent. A découvrir très vite, avant qu’il ne soit trop tard, mercredi prochain ce sera déjà un nouveau numéro qui sera en vente dans tous les kiosques…
Ce curieux journal, qui n’a rien d’un magazine et vit sans publicité, lancé il y a à peine une année, s’est constitué un public fidèle. Grâce à une communication promotionnelle sans faille et efficace. Une belle leçon d’inventivité qui devrait donner des idées à tous ceux qui se prétendent patrons de presse ou qui ambitionnent de le rester, même porteurs de ligne éditoriale plus affirmée, fusse-t-elle même à prétention radicale comme on dit.

A d’aucuns, ce numéro agréablement érudit paraitra peut-être parfois irritant mais, professeurau final, il est tonique, revivifiant et bien stimulant. Il rebat les cartes et nous éloigne des idées reçues comme évidentes : en matière de langue, de la place du français, de la correspondance qu’il entretient avec les autres langues, y comprise l’anglaise ! Une approche chorale avec moult signatures, dont un très instructif et malicieux article de Bernard Cerquiglini, l’actuel recteur de l’Agence universitaire de la Francophonie.
« Le Un » ? Un bel objet, de compréhension et de réflexion, au service de la défense de toutes les langues. Osons parodier le sanguinaire Mao : Que mille langues s’épanouissent ! Jean-Pierre Burdin

A signaler, sur la toile, la création conjointe par les syndicats québécois et français, FTQ et CGT, du site « Langue du travail, au service de la francophonie syndicale internationale ».

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Avec le GIPAA, aveugles mais partageux

Au début des années 1970, est créé le « Groupement pour une Information Progressiste des Aveugles et Amblyopes », le GIPAA. Son objectif premier ? Fissurer la chape de plomb qui pèse encore sur l’information. Rapidement, d’autres activités se développent : voyants et non-voyants s’investissent ensemble pour un accès original à la vie politique, sociale et culturelle.

 

En 1971, trois militants communistes s’attellent à un sacré chantier. Aveugles tous les trois, ils décident de créer une revue sonore, « L’oreille gauche », pour populariser des idées progressistes. Des textes, principalement des articles de journaux, sont enregistrés sur bandes magnétiques puis sur des cassettes. Ce qui constitue pour un temps la seule revue de presse pour aveugles ! Par la suite, progrès des techniques oblige, le support devient le compact disc : les moyens changent, la finalité demeure. Chaque mois, plusieurs personnes se consultent pour retenir un certain nombre de « papiers ». La base de recherche est large mais bien orientée. Elle s’étend de l’Humanité à Libération en passant par le Canard Enchainé, Le Monde Diplomatique, la Nouvelle Vie Ouvrière et bien d’autres encore… La revue sonore des adhérents du GIPAA fut ainsi préservée au fil du temps.

GIPA2Une telle longévité pose toutefois question. Grâce à Internet et à l’essor de l’informatique, l’ouverture sur le monde est sans limite. Des sources d’informations, autrefois inatteignables, sont devenues accessibles. « L’oreille gauche » correspond-elle encore aux modes de vie d’aujourd’hui ? Les animateurs de l’association n’en doutent pas. D’abord parce que tout le monde ne possède pas un ordinateur et nombreux sont ceux qui ne maîtrisent pas Internet, ensuite l’exercice est bien plus compliqué pour les non-voyants et la consultation de documents est parfois payante. Enfin, et surtout, les responsables du GIPAA sont convaincus que la bataille des idées est plus que jamais d’actualité, aussi il ne peut être question de laisser les aveugles et amblyopes seuls dans leur coin.
Casser l’isolement, voilà la grande ambition ! Certes le GIPAA n’est pas seul branché sur ce créneau, par nature le monde associatif propose des activités pour inciter les gens à sortir de chez eux. Le GIPAA se distingue néanmoins par un souci permanent de rapprochement avec la vie sociale, le monde du travail. Ainsi des conférences sont organisées avec des syndicalistes, des personnalités au parcours marqués par l’humanisme telles qu’Henri Alleg, Albert Jacquard, Haroun Tazieff ou Henri Krasucki. Une conviction, cependant : pour s’ouvrir au monde, autant aller à sa rencontre !

GIPA1Accompagnés de guides bénévoles ou de conférenciers professionnels, les non -voyants entreprennent des visites d’usines comme celle de Renault Cléon. Certaines initiatives peuvent même paraître improbables. La descente de nuit dans le métro parisien en a constitué le plus bel exemple, les organisateurs ont été stupéfaits par le succès rencontré ! Plus récemment, les Halles de Rungis ont accueilli des groupes de visiteurs du GIPAA. En juin prochain, le centre de tri postal de Wissous, le plus grand d’Europe, est au programme. Preuve qu’une organisation en adéquation avec le handicap permet l’accès à la plupart des loisirs : visites de musée, projections de film, représentations théâtrales… Pas d’exclusive non plus, en ce qui concerne les voyages : des adhérents se sont rendus à Cuba, au Vietnam. Ils ont rencontré des associations de non-voyants mais ils ont également visité des écoles, des crèches, des usines. Des contacts placés résolument sous le signe de l’échange, puisque stylos, papier, blouses d’infirmière mais aussi matériel informatique étaient dans les bagages des touristes. Histoire de se sentir utile, en d’autres termes : être actif ! Une posture défendue par le GIPAA, y compris en ce qui concerne la culture. Le défi n’est pas simple à relever à une époque où le citoyen est avant tout considéré comme un consommateur.

Aussi, depuis quelques années, l’association organise des spectacles. Artistes amateurs voyants et non-voyants, membres du GIPAA, interprètent des chansons, jouent de la musique. Les concerts furent successivement consacrés à la chanson contestataire, à des hommages à Brassens ou à Ferrat, l’an dernier à la chanson humoristique. A chaque fois l’entreprise est couronnée de succès, pour une raison bien simple : le bonheur de partager un loisir, le plaisir de prolonger ces festivités autour d’un repas. En novembre 2014, la « ville en chanson » sera le leitmotiv du prochain concert…. Comme pour toute entreprise bénévole, la réussite d’une activité repose sur une bonne dose d’énergie, d’enthousiasme et de bonne humeur. Mais sans moyen financier, le cœur ne suffit pas. Il faut bien se débrouiller pour récolter de l’argent, faire preuve d’imagination. Le résultat des cogitations ? Éditer une carte postale en couleur et en relief ! Le bénéfice des ventes aidera à payer la réservation des cars pour les sorties ou la location de salles pour les concerts.
Pour le GIPAA cependant, il ne s’agit pas de produire un banal support publicitaire, ses concepteurs veulent en faire un authentique objet d’art. Autant pour les voyants que les non-voyants, le symbole d’une action concertée pour le bien-être commun.
Philippe Gitton

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