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Jules Verne, un autre regard

Au TNP de Villeurbanne (69), Émilie Capliez présente Le château des Carpathes. Une mise en scène et en images d’un Jules Verne gothique et romantique sur la musique d’Airelle Besson. Un défi relevé avec talent par une équipe artistique en harmonie et porté par huit comédiens et musiciens. Publié sur le site Arts-chipels, un article de notre consœur et contributrice Mireille Davidovici.

Émilie Capliez, codirectrice de la Comédie de Colmar, a un penchant pour le fantastique : après Little Nemo ou la vocation de l’aube, d’après la bande dessinée de Winsor McCay et L’Enfant et les sortilèges, opéra de Ravel sur un livret de Colette, elle s’attaque à un roman peu connu de Jules Verne, inclus dans la série des cinquante-quatre Voyages extraordinaires. Moins épique que Vingt mille lieues sous les mers ou Voyage au centre de la terrele Château des Carpathes flirte avec le romantisme gothique et nous entraîne dans un petit village, au cœur de la lointaine Transylvanie, dominé par un mystérieux château. Pas de vampires, ici – Dracula de Bram Stoker sera écrit cinq ans plus tard, en 1897 – mais de la sinistre bâtisse parviennent des bruits insolites, s’échappent d’étranges fumées. De quoi terroriser les habitués de la petite auberge où se prépare une noce…

Du conte populaire à la science-fiction

Dans ce paysage pittoresque de montagnes et de forêts, survient un voyageur, Franz de Telek. Le hasard fait bien les choses, le jeune homme ayant eu maille à partir avec le propriétaire du château, le baron de Gortz. Il a rencontré cet inquiétant personnage à Naples, dans le sillage d’une jeune et belle cantatrice à la voix envoûtante : la Stilla. La fascinante jeune femme, qu’il voulait épouser, est morte en scène, comme foudroyée. De terreur ? D’amour ? On ne sait. Mais son image et son chant continuent de hanter la suite du roman, par la magie d’un savant de génie, inventeur d’une machine extraordinaire. Nous basculons alors en pleine science-fiction. Les trois cents pages de Jules Verne sont ici ramenées à un spectacle d’une heure et demi qui met en tension l’ambiance rustique des Carpathes, l’univers sophistiqué de l’opéra italien et un futurisme technologique. Une narratrice omniprésente nous guide d’un monde et d’une péripétie à l’autre. Condensé grâce à des scènes dialoguées et le recours à des images vidéo, le récit se double de bribes de texte, souvent en caractères gothiques, projetées sur le décor. Ils donnent une couleur d’époque à ces aventures palpitantes et renvoient à la lecture du roman.

Coupant court à de longues descriptions, la scénographie nous balade d’un lieu à l’autre. Elle utilise un vieux procédé qui consiste à faire descendre les décors des cintres. Un toit de chaume avec une cheminée qui fume, et nous voici à l’auberge du village. Une maquette de château convoque notre imaginaire. Un panneau où se découpent des balcons d’opéra nous transporte au Teatro San Carlo de Naples… Le spectacle s’ouvre sur un paysage à la Caspar David Friedrich : les pieds dans les nuées, un berger vêtu d’une houppelande rencontre un colporteur. Le marchand ambulant lui vend une « lunette d’approche » qui va permettre aux villageois de voir au-delà de leur vallée, et d’observer le château maudit… Ainsi commence le Château des Carpathes, introduisant d’entrée la technologie dans ce coin perdu. C’est qu’il y a toujours, dans les romans de Jules Verne, le goût du voyage et de l’aventure mêlé à la science et à une quête de modernité. Ce mélange des genres permet à la metteuse en scène de jongler avec les styles. Elle utilise avec parcimonie la vidéo pour des effets spéciaux, correspondant aux subterfuges technologiques visuels et sonores que l’auteur introduit dans son récit.

Un conte musical illustré

La musique emprunte le même trajet. La trompettiste Airelle Besson, lauréate des prix Django-Reinhardt de l’Académie du jazz et Révélation des Victoires du Jazz, a composé des thèmes jazzy pour ponctuer les différentes séquences dont, en ouverture, un magnifique solo de trompette. Elle a écrit, pour la mort de la Stilla, un air d’opéra baroque, chant du cygne spectaculaire interprété en direct par Emma Liégeois, figure évanescente comme la cantatrice du roman. Les scènes napolitaines sont dialoguées en italien, plongeant le spectateur dans l’univers des grandes divas. Les instrumentistes Julien Lallier (piano), Adèle Viret (violoncelle) et Oscar Viret (trompette) se fondent dans le récit : leurs apparitions et disparitions subreptices contribuent à la magie des trucages. De même, les comédiens, qui endossent plusieurs rôles, jouent à cache-cache avec leur image qu’ils voient démultipliée sur des écrans mobiles.

Pour subvertir le point de vue du romancier sur les femmes, male gaze qui n’a rien d’étonnant à son époque, Émilie Capliez et Agathe Peyrard opèrent de subtils changements, attribuant aux héroïnes d’ailleurs peu nombreuses, une part plus active dans cette histoire. L’aubergiste devient un personnage féminin, Carmen (interprétée par Fatou Malsert), et assure aussi la narration. La pièce donne la parole à la Stilla, muette et réduite à un pur fantasme masculin, dans le roman. Les deux amoureux de la diva, chacun à sa manière, tentent de posséder l’objet de leur désir. Franz en l’épousant, le baron de Gortz en la poursuivant d’un regard fasciné d’oiseau de proie, qui la tuera, et en se l’accaparant, post-mortem, via des artifices technologiques. « Je suis une artiste, je suis libre », répond la diva à Franz quand il lui demande sa main. Et quand, au final, son image et sa voix disparaissent à jamais, elle est, dit la narratrice, « libérée » des regards masculins. Cette élégante touche de féminin ne gâte nullement le fantastique et le suspense convoqués par le Château des Carpathes, rendus sur les planches avec justesse et talent. Mireille Davidovici, photos Simon Gosselin

Le Château des Carpathes d’après Jules Verne, Émilie Capliez : Jusqu’au 17/04, du mardi au vendredi à 20h, le samedi à 18h30, le dimanche à 16h. Théâtre National Populaire, 8 Place Lazare-Goujon, 69100 Villeurbanne (Tél. : 04.78.03.30.00).


Tournée nationale : les 06 et 07/05, Opéra de Dijon (21). Les 15 et 16/05, Bonlieu, Scène nationale Annecy (74). Les 08 et 09/10, Théâtre du Jeu de Paume, Aix-en-Provence (13). Les 14 et 15/10, Théâtre d’Arles (13). Du 05 au 07/12, Les Gémeaux, Scène nationale de Sceaux (92). Du 10 au 14/12, Théâtre des Quartiers d’Ivry, CDN du Val-de-Marne (94). Du 16 au 19/12, Théâtre de la Cité, CDN Toulouse Occitanie (31). Les 14 et 15/01/26,Théâtre de Lorient, CDN (56). Le 27/01, Le Carreau, Scène nationale de Forbach et de l’Est mosellan (57).

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Quand Bach danse la rumba…

Au théâtre du Rond-Point (75), le trio Cassol-Platel et Vangama présentent Coup fatal. Entre musiques et danses, le chant choral d’une troupe africaine qui mêle répertoire classique et culture congolaise. Un spectacle hors norme, débridé et coloré, qui explose de créativité et d’humanité.

Ils entrent en scène, avec likembé et balafon, au pas de danse et en musique. Brandissant au-dessus des têtes un banal fauteuil en plastique bleu, marque de fabrique chinoise ! Après la désastreuse et mortifère colonisation belge au Congo, le symbole de l’emprise de l’Empire du Milieu sur le continent africain… Ce qui n’altère en rien l’optimisme de la troupe, danseurs et musiciens ont convenu de porter un Coup fatal à toute forme de censure ou de soumission. Libérés des règles occidentales autant que des traditions locales, mêlant allégrement Monteverdi ou Bach aux airs tribaux, colorant de poussières urbaines autant que de terres ocres la sueur des corps dansants.

Il y a de la rumba dans l’air, un concert dansé sans début ni fin, une suite de tableaux qui déserte de temps à autre la scène pour s’en aller quérir quelques spectateurs et entamer, duo collé-serré, un pas de danse improvisé entre les travées ! Une explosion de créativité, l’humanité ensorcelée de pirouettes chatoyantes, le contre-ténor entonnant quelques arias de Haendel ou de Vivaldi tandis que ses partenaires font résonner et vibrer avec virtuosité calebasses et guitares électriques. Un monde s’invente devant nous, sans bornes ni frontières, un univers où fusionnent classique et moderne. Des danses solo aux mouvements collectifs, d’une voix solitaire au chant choral, c’est feu de joie pour la fraternité-totem, l’amour bigarré, le bonheur métissé… La culture libérée de ses chaînes, loin des mains coupées par le scélérat colon, les doigts divaguant désormais d’un instrument l’autre, ricochant sur la peau du tambour, bondissant au sol pour des figures acrobatiques : occuper et partager l’espace pour faire histoire commune !

Plus de dix ans après sa création encensée au festival d’Avignon en 2014, Coup fatal squatte de nouveau la scène au grand bonheur des spectateurs, le triumvirat belgo-congolais (Fabrizio Cassol à la direction musicale, Alain Platel aux chorégraphies, Rodriguez Vangama à la direction d’orchestre), reprend des couleurs ! Sans oublier le contre-ténor Coco Diaz à la divine voix et Jolie Ngemi, la seule femme du groupe et prodigieuse danseuse. De la musique baroque à la rumba congolaise, la fête des sens, corps et cœurs. Yonnel Liégeois

Coup fatal, Cassol-Platel-Vangama : Jusqu’au 05/04, les jeudi et vendredi à 21h, le samedi à 20h. Théâtre du Rond-Point, 2bis avenue Franklin-Roosevelt, 75008 Paris (Tél. : 01.44.95.98.21). Du 05 au 07/06, au Théâtre de Namur (Belgique).

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Une liberté au goût de miel

Au théâtre de la Colline (75), le réalisateur Khalil Cherti adapte à la scène son film T’embrasser sur le miel. L’histoire de deux amants séparés par une guerre qui n’en finit pas de dévaster leur pays, la Syrie. Un manifeste à la poésie et à l’humanité.

L’histoire commence en mars 2011. Tout un peuple manifeste et réclame le départ de Bachar Al Assad. Pas d’image, juste les cris de joie et de colère, les youyous et les chants des manifestants. Siwan pousse une porte dérobée et pénètre dans sa maison. Elle tient entre ses mains un aquarium rond rempli de chewing-gums enveloppés dans du papier blanc qu’elle a confectionnés en prenant soin d’écrire, dans ces enveloppes de fortune, le goût de la liberté. « Pour vous, quel serait le goût de la liberté ? », demande-t-elle aux manifestants. Pour les uns, le goût du miel, pour d’autres celui du jasmin ou du chawarma… Chaque jour, elle offre aux soldats qui encerclent les manifestants un chewing-gum au parfum de liberté, dans un geste aussi dérisoire que poétique.

ولما كنا ما نعرف شو بدنا نقول، لما كنا نغص بالحكي، كنتي تسأليني: شو؟  صرت قدران ما تموت منشاني ، ولّا لسا ؟

[Et quand nous n’avions plus de mots, quand nos gorges se trouaient.
Tu me demandais toujours :
« Alors aujourd’hui, t’es capable de ne pas mourir pour moi ? »]

Khalil Cherti, dans cette pièce adaptée de son cout métrage éponyme, T’embrasser sur le miel, relève haut la main le défi du passage à la scène. La guerre a séparé les deux amants. Alors Siwan et Emad se filment dans leur quotidien, des vidéos comme des capsules de petits bonheurs volées à la guerre qui leur permettent de maintenir à flot leur amour, malgré la séparation. Des vidéos qui racontent une vie trouée de silences et de points de suspension, où l’on s’aime à distance, où les corps s’enlacent à distance, où l’on partage les rires et les larmes. Les déflagrations nous parviennent, d’abord lointaines, puis se rapprochent, plus fortes, plus violentes, jusqu’à faire basculer le récit et les spectateurs au cœur de la guerre, dans un champ de ruines où les enfants ne peuvent plus jouer, les amants s’aimer.

Comme Siwan et Emad, le public est séparé par un mur érigé par une guerre qui n’en finit pas. Le plateau ainsi divisé nous permet d’être au plus près d’eux grâce à l’intervention de la vidéo. Le jeu sensible et généreux de Reem Ali et Omar Aljbaai, formidables comédiens syriens formés à Alep et Damas et désormais réfugiés en France, confère à leurs personnages une dimension érotique et poétique bouleversante. Dans ce huis clos qui se joue sous nos yeux, c’est l’histoire d’un pays coupé du monde qui se dessine. Face au massacre de tout un peuple, le geste théâtral est bien peu de chose. En redonnant vie aux désirs de rêve et de liberté du peuple syrien sur un plateau de théâtre, Khalil Cherti provoque une catharsis d’une portée politique salutaire. Il nous rappelle combien ce qui se passe là-bas nous concerne tous, ici.

Musique et poésie pour libérer l’imaginaire

 Face à une guerre qui déploie ses tentacules meurtriers jusque dans l’intimité des hommes et des femmes, les mots résistent à la haine. Qu’il s’agisse d’un poème de Maïakovski, d’extraits de films en noir et blanc de l’Égyptien Ezz El Dine Zulficar (le Fleuve de l’amour, 1960) ou du syrien Nabil Maleh (le Léopard, 1971), qui ont le goût de l’enfance, celui des glaces achetées au marchand ambulant par des volées de gamins dévalant les rues d’un pays qui n’existe plus. L’art, la poésie, la musique libèrent alors l’imaginaire. Et si la poésie ne prétend pas arrêter les guerres, elle permet aux hommes et aux femmes de rester dignes, debout face à la barbarie. La mise en scène de Khalil Cherti est d’une sensibilité qui défie tous les obscurantismes. Transcendant les peurs et la mort, T’embrasser sur le miel résonne comme un manifeste à la poésie et à l’humanité. Marie-José Sirach, photos Tuong-Vi Nguyen

T’embrasser sur le miel, Khalil Cherti : Jusqu’au 05/04, du mercredi au samedi à 20h. Théâtre de la Colline, 15 rue Malte-Brun, 75020 Paris (Tél. : 01.44.62.52.52).

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Firmine Richard, nouvelle Olympe

Au studio Hébertot, à Paris, Franck Salin présente Olympe. Sous les traits de la comédienne antillaise Firmine Richard, dans sa cellule Olympe de Gouges se remémore sa vie et ses combats : les droits de la femme, l’abolition de l’esclavage. Puissante et émouvante, une rencontre inédite entre l’Occitanie et la Caraïbe !

Sur la place de Paris, Olympe de Gouges, la native de Montauban, était moquée pour son accent du Sud-Ouest. Sur la scène du Studio Hébertot, Firmine Richard ravit le public avec son accent des Antilles ! En robe madras, au fond de sa geôle, l’emblématique pamphlétaire, sous les traits de l’icône guadeloupéenne, se morfond sur son lit de fortune. Dans quelques heures, au lendemain de sa condamnation à mort pour ses écrits subversifs, elle sera guillotinée. Le 3 novembre 1793, place de la Concorde, montant à l’échafaud avec courage et dignité. Contrairement à d’aucuns qui la qualifièrent de « virago, femme-homme impudente, être immoral qui voulut politiquer », son nom s’inscrira à jamais à la postérité, aujourd’hui considérée comme la première féministe française !

Dans sa cellule, Olympe tremble de froid. De colère aussi, contre l’injustice sociale et le mépris des hommes, même ceux qui se prétendent révolutionnaires, à l’encontre des femmes… En septembre 1791, elle signe la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne où elle affirme l’égalité des droits civils et politiques des deux sexes. Un combat qu’elle conduira sous divers angles : l’instauration du divorce, la reconnaissance des enfants naturels, la création de maternités… Plus fort encore, face aux grands bourgeois et propriétaires terriens, aux seigneurs tout puissants des colonies, elle revendique l’abolition de l’esclavage ! Sa pièce de théâtre, Zamore et Mirza, jouée sur la scène de la Comédie française, ne tient que trois représentations à l’affiche : la pression des colons et des anti-abolitionnistes est la plus forte ! Pourtant, elle demeure fidèle à ses idées jusqu’au bout. Le jour-même de sa condamnation à mort, elle invoque son autre pièce, L’esclavage des Nègres, pour exprimer son opposition à toute forme de tyrannie.

Qui, mieux que Firmine Richard, mêlant parfois occitan et créole sur scène, pouvait endosser un tel rôle ? « Olympienne » dans son interprétation, la comédienne épouse avec talent les causes à défendre : femme et noire ! Convaincante dans l’évocation de la vie de son héroïne, haussant le ton pour affirmer la justesse de ses combats, se grimant de blanc pour dénoncer le racisme, prouvant la modernité d’une pensée qui n’en finit pas d’inspirer le temps présent. Sur un monologue et une mise en scène de Franck Salin, accompagnée par Edmony Krater aux percussions et Eugénie Ursch au violoncelle, une nouvelle Olympe fort émouvante et percutante. Yonnel Liégeois

Olympe, Franck Salin : jusqu’au 06/04, du jeudi au samedi à 21h, le dimanche à 14h30. Studio Hébertot, 78 bis boulevard des Batignolles, 75017 Paris (Tél. : 01.42.93.13.04).

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Quichotte, chevalier errant et culotté !

De Toulouse à La Rochelle, Gwenaêl Morin propose Quichotte. Le chef d’œuvre de Cervantès librement revisité avec Jeanne Balibar en chevalier errant, Thierry Dupont en fantasque Sancho Panza ! Entre rire et pleurs, une formidable épopée en quête d’amour et de liberté.

Pour toute lance, une longue perche de bois, armure et bouclier en carton… Quichotte fait une entrée fracassante sur la scène occitane ! Après avoir martelé plus que les trois coups pour signifier son intrusion, Alonso Quichano s’improvise d’emblée Don Quichotte, chevalier errant et culotté, défenseur du pauvre et du miséreux, contre tous les maux de la terre d’Espagne et d’ailleurs, contre grands et puissants qui se prennent pour d’invincibles moulins à vent… Transgression suprême, nommez-le Quichotta, notre héros picaresque est femme, Jeanne Balibar en robe légère pour l’heure, en petite culotte et soutien-gorge après quelques épiques combats…

Gwenaël Morin, le metteur en scène, ne se refuse aucune audace. Irrévérencieux dans les images qu’il propose sur le plateau, fidèle pourtant à l’esprit du chef d’œuvre de Cervantès, ce sulfureux et volumineux roman de mille pages et aventures écrit en ce XVIIème siècle débutant ! Bouts de ficelle et carton en armes de destruction massive, banale table de jardin en plastique pour la fière monture Rossinante, trois serviteurs de pacotille pour accompagner notre héroïne renversée, culbutée, terrassée plus qu’à l’accoutumée… Malgré défaites et déconvenues, Quichotte en petite tenue n’en démord point, jusqu’au bout il-elle assumera sa mission, culottée plus que jamais, Marie-Noëlle en formidable narratrice nous le rappelant, « se faire chevalier errant et s’en aller par le monde entier défaire toute espèce de torts et se mettre dans des situations et dangers qui lui rapportassent après succès renom et gloire éternelle« . C’est peu dire, la noble tâche qu’il s’assigne, lorsque misérable auberge devient luxueux château, pauvre paysan seigneur en habit resplendissant, la pitoyable réalité transcendée en glorieux récits chevaleresques !

Une chevauchée effrénée qui entraîne les spectateurs, deux heures durant, en une folie assumée entre humour et tragédie, rire et pleurs. Quichotte est tellement bel et bon que l’on ose y croire, que l’on veut y croire : malgré chutes et échecs, se relever et se tenir debout face à l’adversité, pour les beaux yeux de sa Dulcinée et de l’humanité, lutter encore et toujours au nom de l’égalité et de la fraternité, contre l’oppresseur et en dépit des moqueries consoler et soutenir toujours l’opprimé ! Gwenaêl Morin, en un théâtre de tréteaux sans luxe ni effets de manche, ne cherche pas à illustrer les aventures rocambolesques du seigneur de la Mancha, il distille avant tout l’esprit avant-gardiste du tumultueux roman de Cervantès qui défie les époques et le temps. Contre les moulins à vent, hier comme maintenant, il nous faut braver pouvoirs et savoirs qui imposent une pensée unique, vaincre et terrasser bien-pensants et puissants, rêver-imaginer-chanter un autre possible. Explosive scène de l’autodafé où sont brûlés tous les livres de Quichotte, des romans de chevalerie à la poésie qui ouvre à un autre ailleurs, n’oublions jamais que lecture et culture sont chemins de liberté !

Outre une mise en scène qui fait théâtre avec presque rien, saluons la folle équipée qui squatte les planches : l’incroyable Jeanne Balibar qui fait feu de tout bois, défiant les regards pour éclairer avec force émotion la profonde et tendre humanité de son héros… La magnifique Marie-Noëlle qui se mue en convaincante narratrice… Le discret Léo Martin en fidèle assistant qui déambule manuscrit en main… Le génial Thierry Dupont, membre de la compagnie L’oiseau Mouche qui rassemble des comédiens en situation de handicap mental, qui s’affirme en merveilleux écuyer sous le nom de Sancho Panza ! Créé au Jardin de la rue de Mons lors du récent festival d’Avignon, ce Quichotte hors normes fait suite au Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare qui l’était pas moins, mis en scène déjà en 2023 par Morin et consorts… Il est convenu par délégation expresse du maître des lieux, Tiago Rodrigues, qu’il sévisse deux années encore. Contre vents et marées, encore bien des combats à prévoir, à bousculer esprits grincheux et gardiens du patrimoine ! Yonnel Liégeois, photos Christophe Raynaud de Lage

Quichotte, Gwenaël Morin : du 18 au 22/03, du mardi au vendredi à 20h, le samedi à 18h. Théâtre Sorano de Toulouse, 35 allées Jules Guesde, 31000 Toulouse (Tél. : 05.32.09.32.35).

La Coursive, scène nationale de La Rochelle, les 25 et 26/03. Théâtre L’Aire Libre, Saint-Jacques-de-la-Lande, les 3 et 4/04. Théâtre du Bois-de-l’Aulne, Aix-en-Provence, les 29 et 30/04.

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Nasser Djemaï, entre rêve et cauchemar

De Marseille à Sartrouville, Nasser Djemaï propose Kolision. Un monologue percutant dont s’empare Radouan Leflahi. Un fils d’immigré à la réussite triomphante, souvent « cabossé » au fil de son parcours. Entre rêve et cauchemar, une pudique confession.

La prédestination, pour gratifiante qu’elle soit, peut connaître quelques embardées, susceptibles demalmener le trajet d’un sujet humain élu dès sa naissance. N’est-ce pas ce qui advient à Mehdi (soit « le guide éclairé par Dieu »), septième enfant de la lignée de garçons, dans une famille d’émigrés où l’on travaille dur ? Il est le héros de Kolision, la fable écrite et mise en scène par Nasser Djemaï au TQI, le Théâtre des Quartiers d’Ivry qu’il dirige, avant son envol en tournée. Lire le texte constitue déjà un bonheur. C’est une nouvelle, une histoire courte (short story, disent les Anglo-saxons), avec un narrateur qui dit « je ». C’est en 18 tableaux, ce qui nous conduit au théâtre, dès lors que l’acteur Radouan Leflahi, s’emparant du texte, le restitue en un monologue percutant.

Sa voix, souple, riche en inflexions multiples, jaillit à l’unisson d’un corps mobile, bondissant tel celui d’un pugiliste. L’image coule de source ; il ressemble à Marcel Cerdan jeune. Que nous dit Mehdi, fils choyé, que la lecture de l’Île au trésor, entre autres merveilles, a transformé en sage premier de la classe au long de ses études, jusqu’à devenir cadre friqué dans l’industrie de l’aviation militaire ? Qu’il faut ne jamais renoncer à l’enfant qu’on fut, soit à la poésie du monde. Il s’est vu sacrément cabossé, à plusieurs reprises, au milieu de son parcours triomphal ; grand brûlé, hôte fréquent de l’hôpital, le crâne explosé contre un arbre… Aussi, ses frangins l’ont baptisé Kolision, avec un K.

La confession turbulente de Mehdi, écrite d’une main sûre et d’un cœur sensible, n’est pas exempte d’une qualité d’humour d’ordre fantastique. Au plus fort d’un délire post-traumatique, le héros dialogue avec George Clooney posté sur une affiche. C’est tordant. Une espèce d’amitié se noue. La star hollywoodienne lui dit : « Salam wa alykoum Kolision ». Ce qui se joue là, sur le sol du terrain vague de la mémoire à la lueur de bougies (Emmanuel Clolus à la scénographie), n’est sans doute pas autre chose, sous forme d’un conte moderne, que l’autobiographie pudique de l’auteur. Ne pas oublier d’où l’on vient. Empreintes de tendresse, les pages sur la famille sont magnifiques. Jean-Pierre Léonardini

Kolision, Nasser Djemaï : Théâtre Joliette à Marseille, du 20 au 22/03. Scène de Bayssan à Béziers, du 25 au 30/03. Théâtre de Sartrouville et des Yvelines, les 3 et 4/04. Théâtre de Nîmes, du 9 au 11/04. Le texte est publié chez Actes Sud papiers (13€).

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Torreton, au fil de Genet !

Au théâtre de la Ville/Les Abbesses (75), Philippe Torreton propose Le funambule. En compagnie des fildeféristes Lucas Bergandi/Julien Posada (en alternance) et du musicien Boris Boublil, la mise en piste du chant d’amour de Jean Genet à Abdallah Bentaga, son amant et acrobate. Du poème funèbre au discours sur le spectacle vivant, un texte percutant, un trio flamboyant.

Un chapiteau de cirque miteux, l’orage qui gronde et la toile qui risque de prendre l’eau…De part et d’autre de la piste, un fil de fer pas encore tendu, un homme assoupi sur un lit de fortune. Résonne une voix grave, profonde et presque caverneuse. Dans un filet de lumière, le poète soliloque. Sur la vie et la gloire, la mort au rendez-vous du saut périlleux arrière à dix mètres du sol, les regards complices d’un public ingrat ou amoureux : en coulisses l’artiste n’est rien, en piste il est tout ! Sous réserve de ne pas rater son pas de danse sur le fil, d’accorder mouvements du corps et battements du cœur, risquer sa vie juste pour éblouir…

La main du récitant effleure la peau du Funambule. Qui se redresse, beau, sculptural en son slip de scène, claudiquant d’un pied bandé, hésitant à braver son fil… L’un muet, l’autre bavard tandis que le multiinstrumentiste claque ses notes, piano-guitare-percussions, graves ou aigues, sombres ou lumineuses, pianissimo ou fortissimo. Chacun à son agrès, un original chant choral : pied souple mais ferme pour un équilibre parfait sur le fil (Lucas Bergandi/Julien Posada), voix claire aux intonations finement placées (Philippe Torreton), doigts agiles gambadant sur le clavier (Boris Boublil). Sous les lumières du chapiteau improvisé, salle des Abbesses au pied de la butte Montmartre, le trio décline son art à la perfection. « L’acteur prodige, qui a joué avec les plus grands noms du théâtre et du cinéma (…), se frotte ici à l’écriture enflammée et inflammable de Genet », commente Marina Da Silva, notre consœur et contributrice aux Chantiers, « une écriture avec laquelle on ne peut pas tricher, où la prise de risque de l’acrobate et le souffle du poète imposent la radicalité d’un jeu plus vrai que vrai ».

L’auteur des Bonnes et des Nègres, théâtre lui-aussi sur le fil entre amour et obscénité, écrit Le funambule en 1958, fulgurant poème pour Abdallah, son amant fildefériste. Qui chute, se blesse irrémédiablement et se suicide de désespoir… L’éloge du cirque et de ses artistes, du spectacle vivant en général pour ses contraintes et exigences, triomphes et désillusions, se mue de facto en chant funèbre d’une extrême flamboyance. Tendu sur son fil pour l’un, les deux pieds dans la cendrée pour l’autre, l’impromptu d’un dialogue inattendu, un spectacle d’une beauté et d’une profondeur sidérantes. Yonnel Liégeois, photos Pascale Cholette

Le funambule, Philippe Torreton : jusqu’au 20/03, du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h. Théâtre des Abbesses, 31 rue des Abbesses, 75018 Paris (Tél. : 01.42.74.22.77). Du 06 au 10/05 au Théâtre des Célestins, Lyon (69).

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Dans le chaos du monde

Aux Plateaux sauvages (75), Cécile Garcia Fogel présente In situ. En dialogue avec le jazzman Pierre Durand, la comédienne s’empare du poème de Patrick Bouvet. Un duo de choc, ardent et abrasif, avec la complicité de Joël Jouanneau.

Venu de la musique, pratiquant du sampling, Patrick Bouvet applique cette technique de collage à sa poésie sonore. « J’utilise des échantillonneurs qui permettent de prendre des bouts de sons à droite à gauche, et peut-être ce geste-là est-il à l’origine de ma démarche d’écriture ». Il enchâsse sauvagement les mots dans les phrases et les envoie balader hors contexte, tels des électrons libres, pour subvertir la langue et créer des effets (d)étonants. In situ, son premier livre est paru aux éditions de l’Olivier en1999, Shot suivra en 2000, puis d’autres, tous ancrés dans une même expérimentation langagière dans l’esprit de la Beat Generation états-unienne.

Dans In situ, les vocables qui traînent un peu partout dans les conversations et les médias se percutent dans la grande lessiveuse du verbiage paranoïaque contemporain pour dire, selon l’auteur, l’état du monde. Terrorisme, vidéosurveillance, guerre, hélicoptères et sirène, désertification et catastrophes en tous genres, prises d’otages, pétrole et fric… En vrac, le capitalisme libéral précipite la planète et les hommes à leur perte : “ la sortie de la ville/ le charnier/ de la paix : l’eldorado / de la mort”, selon Patrick Bouvet. Quelque’un.e. aspire cependant à retrouver le paradis perdu, sur les pas d’un Adam cherchant son Eve (et vice versa)

Le choc des mots en terrain miné

Dès les premiers mots, Cécile Gargia Fogel nous entraîne dans cette prose bousculée, à l’instar de la réalité violente des temps présents : « “le risque zéro/ça n’existe pas »/ une femme aurait traversé les barrages/avec une arme à/feu/dans son sac/des scénarios de détournement d’avion de prise d’otages de/ gaz toxiques dans le métro ont été testés/mais/ »le risque zéro ça/n’existe pas ». Elle est cet individu qui traverse des paysages incendiés, bombardés, à la recherche d’un territoire encore vierge (le Sahara d’antan, couvert le lacs)… Dans d’héroïques cavalcades ou sur des tempos plus apaisés, sa voix épouse cette écriture de l’urgence construite en boucles successives. En dialogue avec sa rage et ses coups de gueule, ses indignations ironiques, ses fatigues passagères, ses repos de la guerrière, ses mélopées envoûtantes, la guitare de Pierre Durand joue une partition heurtée à la manière de la prose : tantôt jazz, tantôt riffs discordants, tantôt larsen, tantôt silences.

L’ardente actrice et le musicien abrasif s’engagent physiquement dans des jeux de scène pas toujours nécessaires. Pourtant, cette énergie mise au service d’un verbe poétique et brutal emporte l’auditoire. Une immersion charnelle et poétique dans un monde qui nous échappe sans cesse davantage. Mireille Davidovici, photos Laurent Pasche

In situ, Cécile Garcia Fogel : jusqu’au 15/03 (spectacle présenté en partenariat avec le Théâtre Nanterre-Amandiers/Hors les murs), du lundi au vendredi à 20h, le samedi à 17h30. Les plateaux sauvages, 5 rue des Plâtrières, 75020 Paris (Tél. : 01.83.75.55.70). Le texte est publié aux Éditions de l’Olivier.

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Amour et mort, le duo

Au théâtre de la Bastille (75), Tiago Rodrigues présente Antoine et Cléopâtre. Entre mots d’amour et paroles de mort, une étonnante chorégraphie du verbe. Magnifiquement orchestrée par le directeur du festival d’Avignon, superbement interprétée par les deux artistes-chorégraphes lisboètes, Sofia Dias et Vitor Roriz.

Le mot précède ou accompagne le geste, et réciproquement… Des mots scandés et répétés jusqu’à épuisement, psalmodiés et parfois criés pour en appeler d’autres sur le même mode. Devenant alors phrases, strophes, poèmes, épopées verbales tandis qu’un bras s’abat ou se lève, qu’un pas s’esquisse d’avant ou de retrait, que la main d’Antoine frôle celle de Cléopâtre, que le doigt tendu de l’un appelle celui de l’autre sans jamais devoir le toucher… Un inattendu ballet de mots et de gestes en lisière de scène, quelques mobiles suspendus tournent et s’agitent en arrière-fond au gré d’un souffle venu des berges du Nil ou d’une fenêtre ouverte de la chambre royale : nul ne sait, sinon qu’Antoine et Cléopâtre s’aiment d’une folle passion ! De l’événement, Plutarque a légué des pages d’histoire à la postérité. Shakespeare a traduit en tragédie les tourments amoureux du couple, Mankiewicz immortalisa leur image sous les traits de Richard Burton et Liz Taylor.

En ces diverses sources, Tiago Rodrigues a puisé l’inspiration. Pour nous livrer un étrange récital, langage du corps et vague à l’âme où, paradoxe, les deux protagonistes parlent amoureusement l’un de l’autre sans jamais engager un quelconque dialogue amoureux ! « Antoine dit… » dit Cléopâtre, « Cléopâtre dit… » dit Antoine, « Antoine respire… » constate l’une et « Cléopâtre respire… » rétorque l’autre sans que les regards se croisent. « Antoine expire » dit l’une comme « Cléopâtre expire » dit l’autre, ainsi en va-t-il de toute la représentation. Une fusion amoureuse qui se « dit » et se révèle puissamment charnelle alors que les corps gardent en permanence leur distance : singularité exclusive du théâtre qui autorise l’imaginaire du spectateur à vaquer sur des images insoupçonnées ! Coulent le miel et le vin délicieux, embaument les fruits odorants, la tiédeur des corps et la couche fraîche. Pourtant, si les oiseaux volent encore en un ballet harmonieux, bientôt le sang des guerriers se répandra sur terre, bientôt la flotte égyptienne sombrera en mer, bientôt « Antoine verra son corps allongé transpercé par son épée » dit Cléopâtre. La fin nous est bien connue, bientôt la mort, « le même futur trempé de sang » disent et répètent Antoine et Cléopâtre ! D’hier à aujourd’hui, le temps du bonheur et l’issue en horreur pour eux comme pour nous, le duo éternel qui scande la vie : l’amour et la mort. Le Styx ou le Sphinx, Éros et Thanatos…

De temps à autre, surgit un air de musique pour esquisser un pas de danse et signifier la modernité du propos. Sans rompre l’envoûtement d’une enivrante mélopée de paroles et gestes, sans troubler l’étreinte d’une symphonie incantatoire où attirance et répulsion, passion et trahison s’épousent en un délirant crescendo. Une mise en scène d’une extrême délicatesse et finesse, une double interprétation d’une sublime beauté et de la plus haute perfection ! Yonnel Liégeois

Antoine et Cléopâtre, Tiago Rodrigues : Jusqu’au 14/03, du lundi au vendredi à 20h, le samedi à 18h. Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, 75011 Paris (Tél. : 01.43.57.42.14).

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De Gaulle à La Fontaine…

Jusqu’au 09/03 pour l’un et le 22/02 pour l’autre, Lionel Courtot propose De Gaulle apparaît en songe à Emmanuel Macron au Dejazet, Camille Granville Foi d’animal au Théâtre du Soleil. Des bêtes politiques aux animaux du fabuliste, une satire mordante et farcesque du temps présent.

Jean-Marie Besset a écrit De Gaulle apparaît en songe à Emmanuel Macron, que met en scène Lionel Courtot au Théâtre Déjazet. Cette « fantaisie politique » installe donc face à face l’encombrante figure de « l’homme du 18 juin » confite dans l’histoire et celle, volatile, vibrionnante, de l’homme de la dissolution. En robe de chambre et pyjama rayé, il s’endort dans l’aile est de l’Élysée. Surgit le fantôme du Général. S’engage un dialogue, au cours duquel la haute existence passée de l’un va surplomber la vie présente aléatoire de l’autre. Les interrogations de Macron sur le monde actuel se heurtent au destin accompli du Général, qui eut affaire à des circonstances géostratégiques d’une envergure cardinale. Il le rappelle en brèves répliques, sur un ton paternaliste et bourru. Macron veut lui faire saisir, quitte à s’énerver, combien les enjeux ne sont plus les mêmes…

L’attraction gît dans l’aspect des deux personnages, dont il faut attraper la ressemblance. Stéphane Dausse en de Gaulle, cela devient sa spécialité. Dans une autre pièce de Besset, Jean Moulin, évangile, il endossait déjà la gestuelle économe et l’intonation singulière du modèle. C’est presque à s’y casser le nez. Nicolas Vial invente un Macron plausible, avec des sursauts d’égotisme exaspéré et exaspérant. La partition verbale est fidèle (sans doute trop) à ce que l’on sait du Général, car on pouvait espérer que cette rencontre de nuit soit « shakespearisée », c’est-à-dire plus mordante ou farcesque, au-delà du constat attendu.

Avec Foi d’animal !, la comédienne Camille Granville nous plonge à ravir, de façon neuve, dans l’univers des fables de Jean de La Fontaine. Elle en a choisi de peu connues : le cerf se voyant dans l’eau, le Rat et l’Huître, le Chat et les Deux Moineaux, les Deux Rats, le Renard et l’Œuf, etc… Sauf à la fin, en apothéose du spectacle, la Cigale et la Fourmi… Ces fables, elle les commente avec esprit, elle les théâtralise, par la mimique, la gestuelle, le dire inventif jusqu’au chant, avec l’épatante complicité de Michel Froehly à la guitare électrique, maître pince-sans-rire de riffs impayables. Jean-Pierre Léonardini

De Gaulle apparaît en songe à Emmanuel Macron : jusqu’au 09/03, du mardi au samedi à 20h30, les samedi et dimanche à 16h. Théâtre Déjazet, 41 boulevard du temple, 75003 Paris (Tél. : 01.48.87.52.55). Le texte édité chez l‘Aucèu libre.

Foi d’animal ! : jusqu’au 22/02, du jeudi au vendredi à 20h, les samedi et dimanche à 16h. Théâtre du Soleil, la Cartoucherie, Route du Champ de manœuvre, 75012 Paris (Tél. : 01.43.74.24.08).

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Thomas Jolly, plaidoyer pour la culture

Lors des 40e Victoires de la Musique, le 14 février, Thomas Jolly a marqué la soirée avec un discours engagé, à la différence des autres artistes récompensés. Malgré un temps imparti, indiqué par la musique qui commençait à recouvrir sa voix, le metteur en scène est allé au bout d’un discours qu’il avait consciencieusement écrit sur son téléphone. Publié par nos confrères de Scèneweb

« Dans cette victoire, il y en a d’autres, elle en contient plusieurs, et c’est la victoire de l’unité sur la division, de la joie sur l’effroi, de l’accueil sur le repli.

La victoire de notre aspiration à bien vivre ensemble, à se respecter, à se considérer.

La victoire de l’altérité comme force, de notre diversité comme richesse.

La victoire d’un récit commun, les uns tout contre les autres et pas les uns contre les autres.

Ces cérémonies sont quatre démonstrations du pouvoir fédérateur et émancipateur du spectacle vivant, pour le singulier et le commun, pour l’individuel et le collectif.

Un outil pour faire société et célébrer notre humanité partagée.

Alors comme on dit, les jeux sont faits et rien ne va plus, si le spectacle vivant porte en lui cette puissance émancipatrice, il ne peut rien sans un pouvoir qui le considère et le soutient.

Aussi je m’étonne, dans cette période de tourments multiples, de voir ici ou là les moyens pour la culture affaiblis ou tout bonnement retirés.

La culture coûte, mais elle rapporte aussi, économiquement bien sûr. Ce qu’elle rapporte immatériellement est inestimable, elle est au service de l’intérêt général.

C’est ce que je crois être la vocation de la politique. Alors, on a beaucoup dit et beaucoup entendu que ces jeux étaient une parenthèse.

Cela induit que forcément à un moment donné elle doit se refermer.

Moi je vois ça plutôt comme une brèche, une brèche lumineuse dans l’ombre épaisse et grandissante qui plane sur nous, que cette victoire qui contient toutes les autres victoires, collectives et partagées, nous servent de lanterne. Merci. »

Thomas Jolly

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Debout pour la culture !

Alors que partout en France, les artistes appellent le public à se « mettre debout pour la Culture », afin de protester contre les coupes budgétaires drastiques des financements publics de l’État et des collectivités, un ensemble de 40 000 professionnels de la Culture, issus de toutes les disciplines (spectacle vivant, cinéma, littérature, musique, arts plastiques, etc.), rejoint par des citoyennes et citoyens de tous horizons professionnels, lance aujourd’hui la pétition « Debout pour la Culture ! Debout pour le service public ».

En décembre 2024, présidente de la région des Pays de la Loire, Christelle Morançais (Horizons) faisait fort déjà : elle annonçait 75 % de baisse des subventions au secteur de la culture. Mieux ou pire encore, le conseil départemental de l’Hérault, présidé par Kléber Mesquida (Parti socialiste), a décidé « une coupe de 100 % du budget alloué à la culture ». Hormis les financements obligatoires d’un département (lecture publique dans les médiathèques, les écoles de musique, les actions dans les maisons d’enfants à caractère social et les Ehpad)… En outre, la région Occitanie a d’ores et déjà annoncé une baisse de 100 000 euros pour la culture dans l’Hérault. Prochainement, la présidente socialiste de la région, Carole Delga, doit donner le détail de ces baisses. Pendant ce temps, que fait Rachida Dati, la ministre de la Culture ? Silence sur toute la ligne ! Chantiers de culture a signé la pétition, et vous ? Yonnel Liégeois

DEBOUT POUR LA CULTURE DEBOUT POUR LE SERVICE PUBLIC !

Les coupes budgétaires de l’État et des collectivités plongent le service public de l’art et de la culture dans une situation alarmante. Chaque fois qu’une coupe budgétaire de 20.000 euros est annoncée, c’est l’équivalent d’un emploi permanent dans une structure culturelle ou d’un emploi artistique, technique ou administratif intermittent, qui est menacé de disparition.

À chaque perte d’emploi, c’est l’accès à l’art et à la culture qui recule pour toute la population française, dans les villes, dans les villages ruraux, dans les banlieues. C’est moins de créations, moins de représentations, moins d’éducation artistique dans les établissements scolaires, moins d’interventions culturelles dans les hôpitaux ou ailleurs. À chaque perte d’emploi, les risques augmentent de cessation d’activité des équipes artistiques et des lieux qui nous permettent de nous réunir et de faire débat.

Le contexte d’austérité budgétaire ne peut pas occulter les menaces qui planent sur notre démocratie. C’est pourquoi nous disons que sacrifier les services publics, dont celui de l’art et de la culture, est un calcul dangereux au regard des grands bénéfices sociétaux qui en découlent. Que l’État consacre 0,8 % de son budget à cette politique publique est déjà largement insuffisant pour répondre aux besoins exprimés par la population et par les professionnels. Aussi, nous toutes et tous, bénéficiaires du service public de l’art et de la culture, publics, artistes, technicien.ne.s, salarié.e.s, directeur.ices de lieux, nous nous tenons debout, ensemble, pour affirmer notre besoin d’une culture vivante qui stimule les imaginaires, partage les savoirs, reflète notre diversité et favorise le bien vivre ensemble.

Ensemble, nous nous tenons DEBOUT et nous signons LA PÉTITION pour défendre notre service public, ses emplois et les revendications portées unitairement par les syndicats d’employeurs et de salariés.

LES PREMIERS SIGNATAIRES 

Parmi les 40 000 premiers signataires dont vous pouvez découvrir les noms ici, on trouve notamment :

Laure Calamy / François Morel / Marina Foïs / Vincent Dedienne / Camille Cottin / Ludivine Sagnier / Denis Podalydes / Adèle Haenel / Jeanne Added  / Pascal Legitimus / Emily Loizeau / Joey Starr / Nancy Huston /  Vincent Macaigne / Julie Gayet / Philippe Torreton / Jeanne Balibar / Swann Arlaud / Corinne Masiero / Wajdi Mouawad / Agnès Jaoui / Bruno Solo / Nicole Garcia / Louis Garrel / Marie Ndiaye / Judith Henry / Cyril Dion / Juliette Binoche / Barbara Schulz / Emmanuel Mouret / Anouk Grinberg / Yann-Arthus Bertrand / Leonore Confino / Denis de Montgolfier / Robin Renucci / Romane Bohringer / Caroline Guiela Nguyen / Mathilda May / Julien Gosselin /  India Hair / Stanislas Nordey / Leslie Kaplan / Julie Delpy / Jacques Gamblin / Clara Ysé / Charles Berling / Gisèle Vienne / Philippe Quesne / Irène Jacob / François Schuiten / Maguy Marin / Benoît Delepine / Ariane Ascaride / Mathias Malzieu / Claire Nebout / Yves Pagès / Isabelle Carré / Albin de La Simone / Charlelie Couture / Régine Chopinot / Boris Charmatz / Dominique Blanc / Antoine Wauters / Rosemary Standley / Benoît Peeters / Anna Mouglalis / Olivier Saladin / Barbara Carlotti / Xavier Duringer / Alice Zeniter / Gaël Morel / Olivier Cadiot / Emmanuelle Huynh / Jean Bellorini / Claudine Galea / Jean-Loup Hubert / Sonia Rolland / Rafi Pitts / Emilie Dequenne / Camille Besse / Kader Attou / Gisèle Vienne / Adama Diop / Julie Brochen / Jean-Charles Massera / Mariana Otero / Jerôme Bel / Julie Bertuccelli / Jean-Louis Martinelli / Valérie Dréville / David Bobée / Anne Alvaro / Sylvain Creuzevault / Phia Ménard / Mohamed El Khatib / Jil Caplan / Jean-François Sivadier / Irène Bonnaud / Stéphane Braunschweig / Eva Darlan / Céline Sallette / Pascal Rabaté / Françoise Breut / Boubacar Sangaré / Gaelle Bourges / Michel Lussault / Véronique Vella / Gaëtan Châtaignier / Marie Morelle / Koya Kamura / Nadia Beugré / Thierry Thieu Niang / Chloé Moglia / Jean-François Zygel / Julie Deliquet / Vincent Dieutre / Valerie Bonneton / Martin Page / La  Ribot…

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Jamait, de verre en vers…

Revisitant son répertoire et vingt ans de carrière, Yves Jamait se souvient avec son Plancha Tour. Chantant le monde qui va et vient. Surtout le monde qui ne va pas bien, le temps qui file au lendemain de la soixantaine, la dernière tournée au bar, le blues des ruptures. Toujours avec le même plaisir à l’affiche.

Un brin de nostalgie au cœur, une chope de bière en main, la casquette toujours vissée sur la tête… C’était en 2016, c’est peut-être la dernière au bar, le bistrot va bientôt fermer, il n’empêche : le goûteur de demi qui ne fait jamais les choses à moitié donne encore de la voix, fidèle à ses habitudes ! Yves Jamait ? Une chanson populaire, dans la veine de ce courant entre réalisme et poésie. Des mots ciselés à la perfection, des mélodies qui s’accrochent aux oreilles, un artiste à l’image de ceux-là qui ont bourlingué de bistrot en cabaret à la rencontre de leur public, avant d’espérer faire un jour la une des media : le regretté Allain Leprest, Agnès Bihl, Loïc Lantoine, Zaz, Jehan…

« Que les media nous ignorent, je m’en moque », affirme sans détour le joyeux enfant de la Bourgogne, « les radios fonctionnent sur des critères aberrants qui nivellent tout, je préfère la scène, au moins je fais du spectacle vivant toute l’année ! ». Lui, le cuisinier de métier, ne se prend pas la tête, il a fait trente-six boulots avant de vivre de la chanson. Le succès, certes il l’apprécie, il y goûte telle une sauce réussie, toujours avec la même envie : qu’au final d’un concert, le public reparte heureux ! Le dijonnais de cœur ne fantasme pas sous les néons de la capitale, « je vais de temps en temps à Paris mais mon parcours est en province ». Avec L’autre, arpenter les routes de la France profonde plutôt que Paname…

Barbara, Brassens, Brel…

À l’appellation « chanson réaliste », le titi des vignobles esquive et préfère en rire, n’appréciant pas trop les classifications, souvent synonymes d’exclusion. « Un terme très péjoratif dans les media » pour celui qui préfère parler de cette chanson qui a du sens. À l’image de ces aînés qu’il prend plaisir à citer, une longue liste d’où émergent les noms de Barbara, Brel, Brassens mais aussi ceux de Béranger et du gars Ferré des années cinquante… Sans oublier Maxime le Forestier, l’idole de ses jeunes années ! « Je préfère miser sur l’intelligence du public », confesse celui qui sait manier l’humour entre deux chansons et parvient, pendant un concert, à faire partager son plaisir d’être sur scène. Avec Jamait, jamais de faux semblants, de la chanson brute peut-être, à cœur et à corps, mais aussi et toujours un divertissement sur de beaux accords, tels « Gare au train » ou « Même sans toi » extraits de la « Saison 4 »… Toujours aussi amoureux des duos, hier avec Zaz et sa propre fille, avec Sanseverino. Des concerts aujourd’hui où, Plancha Tour, il revisite vingt ans de carrière et son répertoire, repris en cœur par le public.

L’amour sur un fil, le temps qui file… Le chanteur aimerait bien « refaire la carte d’un monde disparu » ! Celui sûrement de ce temps où la chanson se baladait d’un trottoir à l’autre, de bistrot en bistrot, entre voix éraillée et piano du pauvre… Qu’on se le dise, même s’il refuse l’étiquette de chanteur engagé, il assume sans rougir ses origines populaires. Elles lui ont permis d’aiguiser son regard sur les aléas de la vie, de creuser un original sillon poétique. Qui mêle le cœur aux tripes, les coups de griffes aux plus jolis mots d’amour. « Chanter, c’est rendre compte de notre vie et de celle des autres en partant des émotions que cela fait naître en nous », confie-t-il. Au premier rang des sentiments, l’amour. Ou plutôt, très souvent, le désamour, comme une quête permanente pour un bonheur bien difficile à construire.

« Peut-on pousser l’introspection jusqu’à l’autre, et puis… d’abord, qui c’est l’autre ?
Celui qui se distingue de ne pas être moi ?…
C’est un mystère… Aussi étrange qu’un chien bleu…
N’est-on pas toujours le chien bleu de quelqu’un ?
Bon, comme ça, ça fait un peu sujet de philo, mais c’est ce truc là que j’ai fouillé, manié, pétri pour en extraire des chansons. Maintenant il faut les faire vivre, leur redonner leur oralité, les entendre, les chanter… ensemble… ça ne se fera pas sans l’autre…
Et l’autre c’est vous ».

Yves Jamait

Dans ce registre, l’homme à la casquette nous conduit ainsi dans les méandres d’histoires amoureuses rimant souvent avec fins malheureuses. Une ambiance sombre se dégage de ces chansons où le mal être et l’errance entraînent les âmes en détresse à noyer leur chagrin au fond d’un verre. Des trajectoires, des destinées que Fréhel, Piaf et d’autres ont chantées bien avant, il y a longtemps… Les moments tragiques de l’existence y sont décrits avec la même force, la même authenticité : chez Jamait, il y a cette faculté à porter un regard incisif sur les souffrances extrêmes, comme celui qu’il pose sur les femmes battues dans « Je passais par hasard ». Sans concession, il traite du malheur vécu au quotidien, évoque ce qui reste encore un tabou.

Avec lui, sans préméditation mais avec force conviction, toute une génération « chantiste » (Agnès Bihl, Karimouche, Sarclo, Carmen Maria Véga, Zaz…) remet au goût du jour la puissance emblématique de ces chansons qui contaient, à mots couverts ou crus, l’exploitation humaine la plus violente, condamnant à leur façon une société qui ne tourne pas rond. Dans la démarche pourtant, aucun signe partisan, si ce n’est celui de témoigner. « J’écris des chansons. Cela reste pour moi une création qui interpelle le sensible, transmet de l’émotion. Je le fais à partir de ce qui me touche, de ce que je connais de la vie », martèle Yves Jamait. Sans ignorer l’humour, le rire salvateur ! « OK tu t’en vas », clame le dijonnais, « c’est triste et ça m’ennuie. Mais si tu pouvais en partant descendre les poubelles »… Vocabulaire décapant, liberté de ton, esprit de révolte, puissance des sentiments !

En paroles et musiques, Yves Jamait illustre une belle page de la chanson française contemporaine. Sans casquette désormais mais toujours avec les mêmes convictions après vingt ans de carrière, onze albums et trois disques d’or… Une chanson ancrée dans la vie de tous les jours, une chanson qui ouvre au dialogue avec le public et privilégie la scène comme lieu d’expression. Yonnel Liégeois

Yves Jamait, la tournée : Le 01/02, Villefranche-sur-Saône (69). Les 02 et 03/02, Beaucourt (90). Le 08/02, Montbrison (42). Le 14/02, Saint-Aubin du Cormier (35). Le 07/03, Toulouse (31). Le 14/03, Namur (Belgique). Le 15/03, Genappe (Belgique). Le 21/03, Beaumont sur Oise (95).

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Diderot et le neveu de Rameau

Dans le superbe écrin du théâtre de L’épée de bois (75), Jean-Pierre Rumeau propose Le neveu de Rameau. Deux comédiens et un musicien ébouriffants pour servir le texte de Diderot. De joutes verbales en répliques cinglantes, dans l’élégance ou l’outrecuidance, ils en imposent par leur gestuelle et leur éloquence.

Le corps, autant que les mots d’esprit, bouge et virevolte sur la scène de L’épée de bois ! Et c’est peu dire avec Nicolas Vaude, ledit Neveu accouché de l’imaginaire de Diderot : un feu follet dépenaillé et d’une impertinence débridée qui caracole des coulisses à la scène, balance ses répliques du haut au fin fond du théâtre, bouscule tous les codes dramaturgiques comme il se moque des convenances sociales et langagières dans un esprit frondeur sans bornes ni frontières ! Il faut bien de la patience et de la bienveillance, une étonnante science de l’écoute à Gabriel Le Doze, philosophe patenté des Lumières et improvisé Père la sagesse, pour tempérer les ardeurs du fougueux neveu aux saillies verbales à l’emporte-pièce.

Costume immaculé et cheveux bien peignés, face aux fripes et à l’outrecuidance de son interlocuteur, il impose sa présence d’un subtil mouvement de tête ou d’une légère intonation de voix. Le Doze et Vaude ? Un formidable numéro de comédiens réglé de bonne note par Alessio Zanfardino, élève de l’éminent claveciniste Olivier Baumont au Conservatoire de Paris, dans l’interprétation au plateau des œuvres de Jean-Philippe Rameau (contemporain de Diderot, Voltaire et d’Alembert). « Mes pensées sont mes catins », affirmait sans complexe Diderot ! Pour qui jouir de l’esprit importe autant que les plaisirs de la chair, pour qui la plénitude du corps influe sur la vivacité de l’intelligence. Des « catins » fort aguicheuses, dans cette alléchante et tonitruante bataille d’idées !

Le philosophe écrit ce dialogue, tel un roman, à plus de soixante ans. « Au sommet de son art », affirme Michel Delon qui commente l’édition de ce petit chef d’œuvre d’impertinence chez Folio Gallimard. Un texte inclassable portant le titre de « Satyre », rédigé à partir de 1762 et revu jusqu’en 1773, publié pour la première fois en 1805 dans une traduction allemande signée de Goethe ! « Diderot mêle la grosse plaisanterie, les sujets les plus divers, la lutte contre les adversaires des philosophes dans la mise en scène d’une conversation sans fin », poursuit le spécialiste du siècle des Lumières. Et l’universitaire de conclure, « Le neveu de Rameau pose des questions importantes et soudain, pour notre plus grand amusement, l’argumentation déraille, il devient bouffon sublime ».

Le bon, la brute et le truand selon le célèbre film signé Sergio Leone, Le sage, l’art brut et l’impudent pourrait-t-on dire de ce savoureux et truculent Neveu de Rameau ! De par son humour dévastateur et son humeur caustique portée à son paroxysme, la satire n’épargne personne, surtout pas les grands et les puissants. Diderot manie l’esprit de contradiction avec délectation, livrant un duel débridé entre le vice et la vertu ! Certes, mais pas que : derrière la supposée pochade du maître des Lumières, « un texte d’une grande modernité qui, sur le mode du dialogue philosophique, revient sur le sens de la vie et qui, en deux cents ans, n’a pas pris une ride », commente Jean-Pierre Rumeau, le metteur en scène.

Dans ces plaisirs de l’esprit qui prennent ainsi chair et sueur, qui transpirent de la scène à la salle en un tsunami de rires salvateurs et de pertinentes réflexions, tant esthétiques que philosophiques, un trio qui décoiffe avec force talent. Yonnel Liégeois

Le neveu de Rameau, Jean-Pierre Rumeau : Du 30/01 au 16/02. Du jeudi au samedi à 19h, les samedi et dimanche à 14h30. Théâtre de L’épée de bois, La cartoucherie, Route du Champ de Manœuvre, 75012 Paris (Tél. : 01.48.08.39.74).

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Paris, Ariane et sa bande

Au théâtre de la Scala (75), Ariane Ascaride propose Paris retrouvée. En compagnie de quatre comédiennes, d’une chanteuse et d’un accordéoniste, un spectacle poétique et littéraire, chansonnier et populaire en hommage à la capitale des Lumières. Où se cachent, sous le pont Mirabeau, Zazie, les Misérables et les enfants du Paradis.

Alignées derrière leur pupitre, elles sont impatientes de fouler le pavé. Au piano du pauvre, les doigts d’orfèvre de David Venitucci égrènent quelques notes. Tout à la fois mélodieuses et impétueuses, nostalgiques ou volcaniques… D’un souffle, l’accordéon donne le ton, les trois coups ont sonné, la fête peut commencer ! « Paris, c’est la ville de mes balades interminables et solitaires sous le soleil de mai, de mes arrêts fascinés sur un pont à regarder les autres en enfilade enjamber la Seine. Cela reste toujours pour moi un enchantement », confesse en préambule la Jeannette des quartiers populaires de Marseille, la Marianne des Fortifs et des banlieues parisiennes.

Amoureuse de Paname, la pie voleuse l’affirme, persiste et signe, « nous décidons aujourd’hui de prêter nos voix à ceux qui ont si bien célébré Paris (…) pour dire qu’elle n’est pas seule dans sa résistance, nous sommes là et mettons nos pas les uns dans les autres, voix à l’unisson, pour faire résonner la musique de ses artères ». Une profession de foi superbement coloriée, psalmodiée et chantée par cette clique de femmes rebelles (Pauline Caupenne, Annick Cisaruk, Délia Espinat-DiefOcéane Mozas et Chloé Réjon) qu’Ariane Ascaride a convoqué en bataillon collé-serré sur la scène de la Piccola Scala !

« Rien n’a l’éclat de Paris dans la poudre
Rien n’est si pur que son front d’insurgé
Rien n’est ni fort ni le feu ni la foudre
Que mon Paris défiant les dangers
Rien n’est si beau que ce Paris que j’ai. »

Louis Aragon

Comme il convient, la troupe entame sa balade chansonnière sur les Champs-Élysées de Joe Dassin pour la clore en compagnie de Dutronc père au petit matin, en fait soixante minutes plus tard, à l’heure où Paris s’éveille : des Beaux quartiers d’Aragon au cimetière du Père Lachaise, des fusillés de la Commune à la Zazie de Queneau pestant contre le métro en grève ! En paroles et musiques, en vers clamés ou chantés (ah, la voix gouailleuse de la Cisaruk !), lavandières ou pétroleuses, combattantes d’hier à aujourd’hui, les six interprètes invitent l’auditoire à joindre leurs pas à celles et ceux, écrivains-musiciens-chanteurs, qui ont immortalisé, pleuré, aimé, arpenté les pavés de Paris. De La danse des bombes de Louise Michel aux Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir, des amours contrariés des Enfants du paradis sous la plume de Prévert à ceux-là qui dorment ou meurent sous Le pont Mirabeau d’Apollinaire, quand vient la nuit et sonne l’heure…

Paname la bien-aimée est sertie de folles dorures entre belles littératures et chansons éternelles. Un talentueux accordéoniste et six fiers minois pour charmer nos yeux et ensorceler nos oreilles, un tendre baiser à « Paris outragé, Paris brisé, Paris martyrisé, mais Paris libéré » et magnifiquement célébré ! Yonnel Liégeois

Paris retrouvée : avec Ariane Ascaride, Pauline Caupenne, Chloé Réjon, Océane Mozas, Délia Espinat-Dief, la chanteuse Annick Cisaruk et David Venitucci à l’accordéon. Jusqu’au 14/02, les jeudi et vendredi à 19h. La Scala, 13 boulevard de Strasbourg, 75010 Paris (Tél. : 01.40.03.44.30).

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