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Fred Vargas, l’intranquille de la plume

Archéozoologue de formation, l’auteure Fred Vargas s’est bâtie une belle notoriété avec ses romans noirs. Qui, pour la plupart, mettent en scène le commissaire Adamsberg. Adaptées au cinéma et à la télévision, de folles histoires à lire ou relire.

En ce Lieu incertain, pour nos corps et nos esprits, il est conseillé de se laisser emporter par  les Vents de Neptune Dans les bois éternels pour échapper à L’armée furieuse et aux Temps glaciaires « covidien » qui brisent nos liens… Et nous laisser attirer dans les lacs, les fleuves, les mares, les puits et les montagnes d’où surgissent les personnages surnaturels, monstrueux et fantastiques, de Fred Vargas.

Lecture boulimique à l’exemple de la lieutenant Froissy qui accumule les réserves alimentaires de qualité dans les placards de la brigade de police pour faire face à tous les confinements possibles. Lecture fantastique dans les contes et les légendes où le climat, l’eau et les vents, les bruits et les odeurs se mêlent aux gens, aux animaux, aux rochers et à la terre pour débusquer le virus et le vaincre. Folles histoires qui nous empêchent, à la différence du lieutenant Violette Retancourt, de dormir debout, assis ou couché. Lire, quel que soit le lieu ou la position, prendre son temps comme Adamsberg : on se demande comment il a pu passer les concours pour devenir commissaire de police !

Aucun personnage, pas la moindre histoire, ne sont crédibles. Tout devient pourtant vrai après avoir vu et écouté le commandant Danglard, bien installé dans la chaufferie du commissariat du XVIIIème arrondissement de Paris, devenu le centre d’un monde ignoble et féérique. On se déplace sans problèmes dans toute la France, on voyage au Canada, en Islande et en Espagne, en agréable compagnie d’enquêteurs, de fugitifs. Même à Chicago pour retrouver un frère perdu ou en Serbie pour découvrir un fils inconnu. Tout se tient, tout est pétri d’humanité, de références historiques et scientifiques, d’ignorances partagées et d’oublis. Un univers de maladroits, mal-élevés, mal dans leur peau en face des dominants, criminels pervertis dont l’arrogance fait qu’ils ne se grattent jamais là où ça fait mal.

L’humanité en péril est un essai. Il nous ramène à la réalité de maintenant et de demain, un travail de lanceur d’alertes scientifiques qui tranche avec l’univers romanesque. Pourtant, le registre de la conscience d’une immense et permanente fragilité rejoint le roman pour nous maintenir éveillé. Il ne faut rien lâcher dans ce combat contre l’invisible, le non-dit, les masques de la bienséance que d’aucuns veulent nous faire prendre pour de la bienveillance. Prendre ses rêves pour la réalité bouscule un ordre destructeur aveuglé de puissance et de mépris. Cela vaut bien les bonnes lectures de Vargas pour partager l’imaginaire et faire de la culture un bien essentiel. Raymond Bayer

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À lire ou relire, chapitre 6

En ces jours de fêtes, Chantiers de culture vous propose sa sélection de livres : biographie, illustration, récit, roman, polar… Tous les styles à tous les prix, du plaisir toujours entre les lignes ! Yonnel Liégeois

 

BIOGRAPHIE :

Marie Curie, une femme dans son siècle : Préfacé par Hélène Langevin-Joliot, un superbe album en hommage à la jeune émigrée polonaise, à la scientifique couronnée de deux prix  Nobel (de physique en 1903, de chimie  en 1911) ! De son enfance jusqu’au transfert de ses cendres au Panthéon en 1995, Marion Augustin nous conte les mérites d’une femme qui conjugua discrétion et sagesse avec la même intelligence, qui ne sacrifia jamais à la science sa quête d’amour : la première docteure es-sciences, la première professeure en Sorbonne, la première femme à recevoir le Nobel ! Un livre grand format, riche de moult documents et photographies (Gründ, 240 p., 30€).

Toussaint Louverture : Sudhir Hazareesingh, historien et professeur à Oxford, l’affirme : « Premier « modèle noir », Toussaint Louverture a inspiré Victor Schoelcher, le militant antiesclavagiste Frederick Douglass et les plus grandes contestations du colonialisme, dont le mouvement de la négritude porté par Aimé Césaire ». Du jeune Haïtien, enfant des Lumières, à celui qui décréta l’indépendance de son île en 1801, une époustouflante biographie qui nous révèle toutes les facettes du personnage : un visionnaire fin diplomate, un chef de guerre hors-pair, un législateur avisé…. Une figure marquante dans l’histoire émancipatrice des peuples (Flammarion, 592 p., 29€).

Nathalie Sarraute : Professeure émérite à l’université d’Oxford, proche de l’écrivaine qu’elle a fréquenté assidûment, Ann Jefferson analyse avec finesse, et sans complaisance, le parcours de la jeune émigrée russe et juive, l’œuvre surtout de celle qui fut considérée un temps comme la figure de proue du Nouveau Roman… D’une discrétion légendaire, en doute permanent sur son statut d’auteure, Nathalie Sarraute a signé parmi les textes des plus percutants du XXème siècle : de Tropismes à Pour un oui pour un non, sa pièce de théâtre la plus célébrée et jouée. Un regard instructif et plaisant sur la table de travail d’une grande dame de plume (Flammarion, 490 p., 26€).

 

ILLUSTRATION :

Le corps de la lettre : De A à Z, Jacquie Barral décline l’alphabet en des formes aussi originales qu’extravagantes. Le  dépaysement du dessin à l’encre noire s’allie et se marie amoureusement au texte de Pierre Bergounioux… Une histoire savamment instruite, ludique et poétique, de la découverte de la lettre à l’émergence de l’écriture, que l’écrivain conte d’un phrasé toujours élégant (à poursuivre avec Le premier mot). D’une naïve beauté déconcertante, un petit livre d’art par le format mais un grand puits de réflexion quand l’auteur mêle son itinéraire personnel à celui de l’écriture à travers les siècles : du chasseur-cueilleur à l’ordinateur ! (Fata Morgana, 64 p., 13€).

Frantz Fanon : Un roman graphique à dire vrai, signé Frédéric Ciriez et Romain Lamy. Un magnifique ouvrage, d’une fulgurante audace, pour nous plonger dans la vie et le combat anticolonialiste du célèbre psychiatre martiniquais, durablement engagé dans le combat pour l’indépendance algérienne. D’un dessin l’autre, grâce à la couleur et au graphisme original, le décryptage à portée de chacun d’une réflexion souvent complexe. Les deux auteurs, de la plume et du crayon, nous projettent à Rome, lorsque Fanon rencontre Sartre le philosophe : le dialogue entre deux grands de la pensée, deux mondes et deux  couleurs de peau (La Découverte, 240 p., 28€).

J’avais un rendez-vous : Le dernier ouvrage d’Hugo Pratt, certainement le plus grand maître de la bande dessinée ! Dans une explosion de couleurs, le créateur de Corto Maltese nous embarque pour un ultime voyage à la découverte des îles du Pacifique : Pâques, Fidji, Cook, Samoa… Entre croquis, photos, aquarelles, planches, la nouvelle édition d’un ouvrage paru initialement en 1992, enrichi d’inédits, où Pratt fait retour sur sa vie, ses rencontres, ses amours et ses découvertes. Une sorte d’autobiographie, empreinte d’un profond humanisme pour le franc-maçon qu’il fut, soulignée d’un trait de crayon d’une délicatesse infinie (Le Tripode, 224 p., 29€).

 

Récit :

Idiotie : L’homme, disparu en 2020 et par qui le scandale arriva en 1970, Eden, Eden, Eden censuré pendant plus de dix ans, nous proposait dans son ultime ouvrage couronné du prix Médicis un édifiant retour sur existence ! Une famille mortifiée pour actes de Résistance, une jeunesse errante, une aversion envers la guerre d’Algérie qui l’a enrôlé, une rébellion contre les pouvoirs constitués, un goût prononcé à braver les interdits dans le réel autant que par la plume… Le parcours d’un écrivain atypique à l’écriture singulière, une œuvre littéraire saluée par ses pairs : du prix Nobel Claude Simon à Michel Foucault, de Philippe Sollers à Roland Barthes (Folio, 304 p., 8€50).

La panthère des neiges : Le baroudeur des cimes, l’aventurier de la taïga, l’aviné des toits se révèle apaisé, aux aguets pour entrevoir « une ombre magique ». Qui est vraiment l’animal, la belle secrète du Tibet ou l’écrivain aux défis les plus improbables ? Après s’être refait une santé Sur les chemins noirs, Sylvain Tesson traque l’apparition d’un animal mythique au sommet des cols enneigés d’Asie. D’anecdotes en déconvenues, jusqu’à la vision finale, un rafraîchissant récit, prix Renaudot 2019, qui interroge notre rapport à la nature entre l’indispensable et le superflu, les petits arrangements de la vie et la splendeur des grands espaces (Gallimard, 176 p., 18€).

Impossible : Erri de Luca, l’emblématique transalpin, ose un original détour sur son passé révolutionnaire. Mort accidentelle ou meurtre intentionnel ? Entre le jeune juge en charge du dossier et le suspect d’un âge avancé, un face à face qui se joue en haute montagne, un dialogue qui emprunte les chemins des plus hautes valeurs morales pour le militant sans rancœur ni esprit  de vengeance. Un livre stimulant où la pensée, dans une  langue vive et concrète, ouvre la voie à la  conquête des sommets entre certitude et conviction, préjugé et liberté. À lire comme en écho, Le tour  de l’oie précédemment publié : l’imaginaire rencontre entre l’auteur et un improbable fils (Gallimard, 174 p., 16€50).

 

Roman :

L’art de la joie : D’un chapitre l’autre, un bonheur de lecture à savourer sans  modération. Près de 800 pages qui se dégustent à petites gorgées pour que dure la musique des mots : la joie, tout un art ! Une histoire de femme écrite par une femme, Goliarda Sapienza… Un roman culte, un classique de la littérature italienne qui nous  conte la vie  aventureuse, et amoureuse, de Modesta la sicilienne, née pauvre mais insoumise, éprise de son destin que nul ne peut lui imposer. Une saga à multiples rebondissements, haletante et poignante, qui nous plonge avec talent dans les soubresauts de l’histoire, individuelle et collective : la femme et le peuple, libérés (Le Tripode, 798 p., 14€50).

Il se pourrait qu’un jour je disparaisse sans trace : Trois personnages aux destins contrariés : une prof d’allemand en mal d’existence, le gardien d’une station de pompage désaffectée, une lycéenne en quête d’un étrange petit boulot… À l’une comme l’autre, la vie ne fait pas de cadeau entre solitude, misère sociale, noirceur des immeubles comme des jours à venir. Jusqu’à découvrir encore plus pauvre que soi, migrants – paumés –malades, et oser goûter à nouveau aux mots dignité et fraternité. Signée Thierry Beinstingel, la peinture forte d’une société en totale déliquescence où trois êtres tentent pourtant de reconquérir leur humanité. Pour faire trace (Fayard, 286 p., 19€).

Un monde à portée de main : Pour parfaire son apprentissage dans les arts plastiques, Paula suit les cours d’un prestigieux institut bruxellois. L’objectif ? Maîtriser le trompe l’œil… Il lui faudra, non sans retouches et repentirs, comprendre ce qu’est l’apparence du vrai, intérioriser surtout ce que « copier » veut dire. Un roman de Maylis de Kerangal d’une rare beauté, sensuelle et poétique, où l’acte de création est sujet premier. De faux marbres aux peintures de Lascaux, autant que l’œil, la main invite à regarder l’autre et le monde autrement… Une lecture à prolonger avec À ce stade de la nuit, un petit opuscule bouleversant, un regard autre sur le monde des migrants (Folio, 336 p., 8€).

 

Polar :

Dictionnaire amoureux du polar : Prix Goncourt 2013 pour Au revoir là-haut, mais aussi auteur de romans noirs, Pierre Lemaitre le reconnaît, le lecteur lui en dressera procès-verbal, « il y a des oublis impardonnables, des injustices criantes, des jugements contestables » : tout ce qui fait le bonheur de cette collection de dictionnaires amoureux ! De Ackroyd (Roger) à Wolfe (Nero), le maître du polar commente ses coups de cœur (dont Jonquet, Indridason, Montalban et Padura pour les nôtres), égratignant quelques plumes reconnues, invitant à la découverte d’auteurs oubliés ou méconnus, partageant surtout ses goûts pour cette littérature  de haute facture dénonçant « le monde tel qu’il va mal » (Plon, 816 p., 27€).

Les roses de la nuit : Dans le cimetière, le cadavre d’une jeune femme  sur la tombe d’un Père de la nation islandaise… Le climat social s’est dégradé à Reykjavik, la drogue fait des ravages, la concentration des quotas de pêche produit chômage et pauvreté. Plus qu’une banale enquête policière, toujours sous la conduite d’Erlendur son commissaire attitré, Arnaldur Indridason bouscule les clichés carte postale, immensités enneigées et sources d’eau chaude, pour nous plonger dans les réalités nauséabondes d’un pays en perte de sa culture ancestrale. Un auteur mondialement reconnu, traduit en 40 langues et couronné de nombreux prix littéraires, tant en France qu’à l’étranger (Métailié, 248 p., 21€).

Paz : Infiltré chez les narcotrafiquants, dans la moiteur de la forêt colombienne, un homme risque sa vie au quotidien. Entre corruption au plus haut de l’État et règlements de compte à profusion, un roman haletant, à multiples rebondissements. Le sens de l’intrigue, une écriture sèche et incisive, une documentation au-dessus de tout soupçon : après Zulu qui l’avait révélé au grand public, Mapuche et Utu, Caryl Férey s’impose comme une grande plume de la littérature. « Chacun de ses livres est un réquisitoire contre ce qu’il nomme le fascisme ordinaire, et le néolibéralisme auquel il est intimement lié », commente Lemaitre le maître, « si vous lisez un roman de Caryl Férey, vous les dévorerez tous » (Série noire, 536 p., 22€).

 

Avec deux chroniques de Jean-Pierre Burdin, au fil de l’eau :

Le pont de Bezons : Personne ne s’avisait de marcher le long de la seine. Les gens sont raisonnables. Cela n’a pas de sens de marcher le long de la Seine. Après il faut revenir. On est bien avancé. Cet exergue d’Aragon, tiré d’Aurélien, ouvre le carnet du cheminement que tient Jean Rolin. Va-et-vient erratique dans les méandres de la Seine dans ces territoires mal aimés, pas regardés, à l’abandon entre Melun et Mantes. En sautant Paris pieds joints, l’auteur va quêter et trouver du sens. Sous ses pas, le sens lève, à l’image de l’envol des oiseaux qui, comme les laissés pour compte de notre urbanité, s’abritent dans les plis d’un terrain. Vague seulement pour qui ne les traverse pas en piéton… On pense à un autre texte d’Aragon tiré du Con d’Irène : je parle d’un langage de décombre où voisinent les soleils et les plâtres. Les soleils se lèvent pont de Bezons (P.O.L., 230 p., 19€).

L’or du temps : C’est à un tout autre voyage le long de la Seine que nous convie François Sureau. D’une toute autre intention, d’une autre écriture encore. Cette descente de la Seine nous plonge dans l’écoulement du temps. Pas pour nous en livrer l’histoire mais pour découvrir des galets d’or laissés là, polis par les eaux. On peut penser à la Muse endormie de Brancusi que toutefois Sureau n’évoque pas. Il y avait à craindre une sorte de galerie de portraits édifiants ou d’inventaires de monuments. L’écriture forte, dense de François Sureau nous ouvre un libre album où l’on découvre des lieux à deux pas de chez soi, insolites, oubliés… ou encore des personnages souvent inconnus et toujours méconnus. Le point commun entre tous ? N’avoir jamais cédé sur leur désir et leur destin. On apprend beaucoup (Gallimard, 848 p., 27€50).

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Todd Haynes, le scandale du téflon

Dark Waters, le dernier film de l’Américain Todd Haynes, est sorti en DVD. À l’écran, le combat d’un avocat contre la firme internationale DuPont de Nemours et le téflon, un produit cancérigène. Un captivant thriller politico-judiciaire trop vite disparu des salles en raison du confinement.

 

Rien de vraiment nouveau mais du grand cinéma américain classique ! Dark Waters (Eaux sombres), le dernier film du cinéaste américain Todd Haynes – réalisateur de Loin du Paradis (2002), I’m Not There (2007), Carol (2015) – était à l’affiche depuis trois semaines quand le confinement a tiré le rideau. Sa sortie en DVD est donc l’occasion de (re)découvrir un thriller politico-judiciaire à la fois daté et très actuel.

L’argent

Le film retrace le combat de l’avocat idéaliste Robert Bilott contre la firme internationale DuPont de Nemours qui connaît un immense succès commercial grâce au téflon. Cette matière miracle qui rend les poêles à frire anti-adhésives s’est introduite dans à peu près toutes les batteries de cuisine américaines. La nocivité cancérigène du produit, la pollution mortelle qu’elle produit, elles, restent bien cachées. Quitte à devoir faire taire les vieux fermiers pouilleux de Virginie-Occidentale qui ne reconnaissent plus ni leur environnement – eaux pourries, exploitations contaminées – ni leurs bêtes devenues enragées avant de crever l’une après l’autre. Seulement, la firme a aussi proposé quantité d’emplois à une population locale modeste et qui n’a pas vu – ou préféré ne pas voir – le nombre grandissant de maladies, de décès, et de naissances d’enfants mal formés liés à l’implantation de l’usine…

L’enquête

L’enquête de Robert Bilott, incarné par un Mark Ruffalo, vieillissant et plus tenace que jamais, sert à remonter le fil et à dénoncer ce qui s’est révélé comme l’un des plus grands scandales sanitaires et écologiques de notre époque. Le récit se déploie selon la configuration classique d’un David contre Goliath, dans un système judiciaire américain cadenassé par le fric et le réseau des puissants. Cette mise en abîme révèle la solitude et l’usure face à l’ampleur d’une machine rendue presque invincible grâce à la docilité des populations précarisées. Adapté de faits réels, Dark Waters se situe quelque part entre le monumental Erin Brockovich de Steven Soderbergh et l’haletante enquête Spotlight de Tom McCarthy.

L’émotion

Le film détaille le travail de fourmi de l’avocat, l’évolution des actions en justice mais, également, les difficultés personnelles rencontrées. Bilott est emporté dans cette affaire parce qu’il est lui-même originaire de la zone sinistrée, parce qu’il va mettre en jeu sa carrière dans un grand cabinet d’avocats spécialisé dans la défense des industries chimiques… Son engagement personnel va se faire au prix de soucis de santé et de reproches familiaux amers. Une série de dates et d’intertitres ponctuent le récit, ils structurent autant un labyrinthe administratif complexe qu’une histoire de vie sinueuse. Les cartons finaux annonçant ce que des victimes ont obtenu indiquent un début de reconnaissance. Mais ce sont les scènes réelles, où les vrais protagonistes apparaissent à l’heure de l’épilogue, qui soulignent l’émotion contenue d’une histoire vraie.

Une histoire formidablement servie par un casting de choix : Mark Ruffalo, Anne Hathaway et Tim Robbins. Dominique Martinez

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Pascal Dessaint, la plume verte

Installé à Toulouse, l’écrivain naturaliste n’en oublie pas pour autant ses racines dunkerquoises. Dans L’horizon qui nous manque, l’auteur de « roman noir à tendance verte » trace le portrait d’individus et d’un monde laissés pour compte.

 

Jean-Philippe Joseph – Votre vingtième livre, paru chez Rivages, mêle un peu plus étroitement les thèmes environnemental et social…

Pascal Dessaint – Oui, il s’inscrit dans la suite du Chemin s’arrêtera là publié en 2015, qui traitait de la casse industrielle, des saccages de la mondialisation libérale, de tous ces gens jetés comme des malpropres une fois les usines fermées. J’ai grandi à Dunkerque dans une famille ouvrière. J’ai assisté à l’arrêt des Ateliers et Chantiers de France, à la fin des dockers… La fermeture des mines a ajouté au désarroi social. Ça me tourmente encore aujourd’hui, même si je vis depuis plus de vingt ans à Toulouse.

J-P.J. – Le lieu où se situe L’horizon qui nous manque existe-t-il vraiment ?

P.D. – Bien sûr, il s’agit d’une zone improbable, entre Grand-Fort-Philippe et Calais. Qui garde les traces des tragédies passées, celles de la Seconde guerre mondiale en particulier, et présentes, la crise des migrants. Là-bas, on trouve aussi les chasseurs parmi les plus détestables du pays, coupables de plusieurs massacres de phoques. Le livre s’est nourri de tout çà, de l’actualité et des faits divers. Il y a vraiment de quoi être consterné par la bassesse humaine, non ?

J-P.J. – Vous considérez-vous comme un écrivain engagé ?

P.D. – Comme un écrivain responsable, oui. Je porte un regard critique sur les choses, dans la tradition d’un Jean-Patrick Manchette, Didier Daenincks, Thierry Jonquet. Ils ont la fantaisie de l’auteur, mais aussi la volonté de montrer les désordres du monde. Je suis un auteur de roman noir, mais à tendance verte ! Les problématiques liées à l’environnement sont au cœur de mon travail. Sachant que je ne place pas l’homme en dehors de la nature. La liste des espèces qui s’éteignent n’en finit plus de s’allonger. La planète peut se passer de nous et elle se passera de nous un jour, j’en suis persuadé. Mais qui nettoiera toutes les merdes qu’on aura laissées ? [Il sourit]

J-P.J. – La conscience des enjeux environnementaux semble progresser dans la population et chez les politiques. Le pensez-vous aussi ?

P.D. – On n’est pas loin d’un point de bascule entre un monde où le meilleur est encore possible et un monde qui ressemblerait à quelque chose comme Mad Max. Le problème de l’écologie politique est qu’elle est trop souvent exprimée à travers des personnalités assez pénibles comme Jean-Vincent Placé ou François de Rugy qui ont démobilisé beaucoup de gens. Je peux d’autant moins avoir l’esprit partisan que j’ai foncièrement l’âme d’un militant de base. Je suis dans une action de défense du vivant, de la biodiversité. Je crois à la beauté. En révélant la beauté, on amène les gens à respecter l’environnement.

J-P.J. – Comment est née votre conscience écologique ?

P.D. – Enfant, j’ai eu la chance de rencontrer un ornithologue qui m’a permis d’assister aux plus belles scènes de nature qui soient en milieu hostile, des usines classées Seveso. C’était au début des années 1970, assez violentes sur le plan écologique. On se souciait peu des conséquences pour la Terre de la pollution industrielle. Tant qu’il y avait des usines et du travail, le reste, on s’en foutait. Propos recueillis par Jean-Philippe Joseph

En savoir plus
Pascal Dessaint occupe une place à part dans le paysage du roman noir. Sensible aux questions environnementales, il écrit principalement sur les rapports complexes qu’entretient l’homme avec la nature. Il publie son premier livre chez Rivages en 1995, La vie n’est pas une punition. Suivront, chez le même éditeur, Loin des humains (inspiré d’AZF), Tu ne verras plus ou encore Les derniers jours d’un homme, qui revient sur le drame de Metaleurop.

Récemment paru, Vers la beauté, toujours ! L’auteur nous partage ses souvenirs de marches dans les Pyrénées. De la balade hors des sentiers battus jusqu’au périple en montagne… « Observateur malicieux, il partage, non sans humour, sa philosophie à la fois hédoniste et contemplative de la randonnée, ses rencontres inattendues au détour du chemin et son émerveillement devant une nature toujours belle et parfois rebelle ».

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Génolhac, la guerre des palettes

Dans les rues de Génolhac (30), charmant petit village cévenol de quelques huit cents âmes, l’humour n’est plus de mise depuis que certains habitants ont décoré leurs demeures d’originales palettes. Pas au goût de la nouvelle municipalité qui ordonne leur enlèvement… Un nouveau Clochemerle !

 

Dûment approuvé lors d’un conseil municipal tenu à huis-clos pour cause de confinement, l’arrêté est catégorique : propriétaires et locataires qui avaient trouvé bon de poser ces petits bouts de bois aux couleurs de leurs espoirs et de leurs imaginaires étaient priés de procéder à leur enlèvement avant le 1er juillet ! Sous peine d’amende… Une urgence absolue, semble-t-il, au regard du caractère pittoresque du village et du préjudice que pourraient causer ces modestes œuvres d’art. On pense aussitôt à  ce roman satirique devenu un classique de la littérature, le fameux  Clochemerle publié en 1934 sous la plume de Gabriel Chevalier, où une pissotière déchaînait les passions. Cela prêterait donc à rire.

Palette, ô ma palette !

La diligence mise à « régler le compte » de ces innocentes palettes étonne et inquiète. En effet, le petit village cévenol, sis au pied du mont Lozère, n’est pas épargné par les difficultés que traverse la population française. Après deux mois de confinement sans pouvoir travailler, les plus précaires de nos concitoyens sont dans la galère. Certains peinent à retrouver un emploi. Une partie des commerçants a dû fermer boutique ce printemps, mais beaucoup de charges n’ont pas été suspendues et la reprise est lente. Selon les plus récentes études, la France devrait détruire environ un million d’emploi d’ici à 2021. Combien dans les Cévennes ? Le confinement a aussi aggravé l’isolement des personnes seules, nombreuses dans les villages. Subsistent de profondes séquelles, qui ne semblent pas avoir ému les nouveaux élus ni alimenté leurs premières réflexions.

Une « grande affaire », donc, que ces jardinières colorées et palettes poétiques ! Quels motifs ont présidé à la décision d’enlèvement de ces objets décoratifs ? Sur les réseaux sociaux, « l’affaire » a fait tache d’huile, un élu s’est donc fendu d’une réponse. Il avance la sécurité, en voie publique, pour les jardinières suspendues (l’arrêté qui demande l’enlèvement fait exception des jardinières et des pots de fleurs). Il évoque ensuite le projet de classement du village à caractère médiéval que ces objets risquent de contrecarrer aux yeux des autorités. À la lecture, l’arrêté avance aussi d’autres considérants. Dont « l’effet sur le voisinage, les sites, les paysages », « les modifications de façades soumises à autorisation » … Une précision d’abord, le village n’est pas classé et il ne risque guère de le devenir, car il ne dispose point de monument foncièrement remarquable. Quant au Plan local d’urbanisme (PLU), il recommande simplement de veiller à respecter « l’harmonie » du lieu. Pas harmonieuses, les jardinières ? Qui décide de l’harmonie ? Enfin, l’arrêté fait mention « des modifications de façades soumises à autorisation » : les jardinières n’en font pas partie, à notre connaissance (ce serait nouveau).

Un arrêté contesté.

Les propriétaires et locataires concernés ont donc décidé de contester l’arrêté. Leur recours gracieux auprès du maire est resté sans réponse officielle ; une contestation hiérarchique a été adressée au Préfet du Gard… Comme le temps pressait et que la date butoir approchait, les citoyens ont procédé à leur enlèvement, mardi 30 juin.  La mort dans l’âme. Sous les regards étonnés des villageois et des visiteurs. L’occasion pour Pierre Buchberger, par qui la première palette est arrivée, d’expliquer la démarche. Cet ancien agriculteur bio, un précurseur en la matière dans les Cévennes, a pris sa retraite à Génolhac après avoir cédé l’exploitation à son fils. Depuis, il multiplie ses engagements en faveur de la permaculture, des circuits courts, du recyclage en tout genre… Les palettes entraient dans ce cadre : des jardinières recyclées constituant un refuge à la flore locale. « Ce sont les habitants qui ont choisi les maximes humoristiques, poétiques ou philosophiques qui les ont ornées. Parfois avec leurs enfants, ce qui a donné lieu à des moments de création et de pédagogie en famille : On n’arrête pas un peuple qui danse ; nous sommes les petites filles des sorcières que vous n’avez pas brûlées ; Pour éduquer un enfant, il faut tout un village… Même le sous-préfet, en visite dans notre village, avait apprécié à titre personnel ces petites manifestations d’inventivité populaire et avait souhaité qu’on lui en confectionne une portant une phrase de Saint-Exupéry ».

Indignée, Talie, une habitante de la Grand’rue, a décidé d’apposer le panneau « À vendre » sur sa façade à la place de la palette fleurie où s’inscrivait « Soyez réalistes, demandez l’impossible ». « C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Je vais quitter ce village où je vis depuis plus de quarante ans », confie-t-elle. « Le petit souffle de vie qui semblait souffler sur Génolhac depuis quelques années, grâce à des initiatives solidaires, artistiques… risque fort d’être étouffé ». Depuis des années, Talie anime une friperie, lieu d’échange et de rencontre très prisé des habitants comme des touristes.

Lui aussi choqué par l’arrêté du maire, Hervé Valat de Chapelin, ami des arts et de la culture, a ouvert sa propriété au cœur du village pour qu’on y dépose, visibles depuis la rue, les palettes proscrites. Un autre artiste, Olivier Calderon, propose d’y organiser une initiative marquante où plasticiens et citoyens viendraient réaliser des œuvres à partir de palettes : il ne reste plus qu’à décider d’une date !

Pourquoi tant de haine ?

Parmi les habitants, l’incompréhension domine. Pourquoi cet acharnement ? Apparemment, il ne date pas d’hier. D’aucuns se souviennent que les élus du précédent conseil municipal avaient reçu d’un ancien collègue, l’actuel maire aujourd’hui, un courriel accusateur. C’était l’an dernier. Le message se félicitait de plantations réalisées en pied de façade. Mais il raillait aussitôt « une nouvelle variété » de plantes qui venait d’éclore : « le palettier ». « Je ne connaissais pas cette plante mais on en voit de plus en plus sur les façades. Quelle est cette espèce colorée sans goût, avec des expressions ineptes autant les unes que les autres ? Que dire (…) de cette plante peinte aux couleurs de la Roumanie, avec les inscriptions Liberté-Égalité-Fraternité », ironisait-il… Le courriel concluait : « Je pense, Mesdames et Messieurs les élus, qu’il faudrait réagir et ne pas laisser faire n’importe quoi, avant d’être la risée de l’arrondissement ».

On comprend mieux pourquoi le dialogue, toujours préférable aux oukases d’où qu’ils viennent, soit aujourd’hui dans l’impasse. Quel avenir pour la démocratie locale ? Décidément, à Génolhac comme ailleurs, le monde d’après ne s’annonce pas mieux que celui d’avant : quand le pire s’améliore, il empire encore… Mieux vaut en rire, n’est-ce pas, monsieur le Maire ! Marie-Claire Lamoure

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La forêt fait coupe rase

Alors qu’un rapport ministériel préconise un recours accru au privé, les forestiers en dénoncent les objectifs financiers. La mise à mal d’une gestion durable de la forêt, un écosystème en danger.

 

Les forestiers sont au bout du rouleau. Entre 2002 et 2008, leurs effectifs ont été rabotés de 20%. Chaque agent, toujours en poste, est amené à gérer non plus 1000 mais 1800 hectares de forêt ! Épuisés, les personnels de l’Office national des forêts (ONF) déplorent l’abandon d’une partie de leurs missions de service public, notamment les fonctions de surveillance et de préservation de la biodiversité. Cette pression est née des difficultés financières de l’Office. Alors que la vente de bois devait permettre à l’origine à l’établissement à caractère industriel et commercial à s’autogérer, l’effondrement des cours du marché a plongé durablement ses comptes dans le rouge.

Afin de résorber sa dette, un rapport ministériel publié le 15 juillet 2019 souhaite que l’ONF recoure plus intensivement aux contractuels. « Mais tous les remplacements sont déjà faits par des contractuels de droit privé », fulmine Gilles Quentin, l’ancien garde-forestier dans les forêts du Berry, « il n’y a plus aucun concours depuis 2018, plus aucun recrutement ». Cette attaque contre le statut est mal vécue. « Le fonctionnaire est assermenté, il a une mission de police judiciaire : il intervient pour empêcher le saccage de la forêt et préserver son équilibre écologique », argue Loukas Benard, garde-forestier dans les Ardennes et secrétaire national CGT de l’ONF. « La pression de la hiérarchie, on peut y résister en refusant un martelage contraire aux objectifs de développement durable, ce que ne peut pas faire un contractuel ».

En mai 2018, ils furent ainsi près d’un millier à marcher à travers cinq villes de France pour protester contre la privatisation rampante de l’Office. « L’éthique des personnels, c’est d’appréhender la forêt comme un tout : un écosystème, un lieu d’accueil du public et de production de bois », rappelle Loukas Benard. « Sauf qu’aujourd’hui, la forêt est gérée comme un placement financier. On cherche à faire des rotations de plus en plus courtes, sur trente-quarante ans. Dans certains endroits, on coupe à blanc et on ne replante qu’une seule essence ».

Cette dérive vers une industrialisation de la forêt inquiète les agents de l’ONF, ils craignent de ne plus pouvoir garantir une gestion durable du patrimoine forestier français. Ils ne sont pas les seuls, une fuite en avant au profit du « tout commercial » qui alarme jusqu’aux associations de défense de l’environnement. « La forêt est un patrimoine commun », rappelle Hervé Le Bouler, de France nature environnement, « elle a un rôle à jouer face au changement climatique ». À condition, bien sûr, de préserver sa biodiversité. Cyrielle Blaire

Le chiffre :

300 millions, c’est en euros le déficit actuel de l’Office national des forêts. Une dette qui s’est dégradée avec le repli du marché du bois. Le contrat d’objectifs et de performance signé pour 2016-2020 prévoie que la récolte en forêt domaniale passe de 6,3 à 6,5 m3. Une intensification au profit des coupes rases, destructrices des sols.

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La Seine-Maritime, un amour fou !

Jusqu’au 23 octobre, se déroule en Seine-Maritime (76) le festival littéraire Terres de Paroles. Investissant, dans une cinquantaine de communes, châteaux, musées, librairies, théâtres mais aussi cafés-restaurants… Sur le thème de « L’amour fou», en référence à Nadja, le premier tome de la tétralogie d’André Breton, normand d’origine.

Loin des fumées et des odeurs nauséabondes qui planent sur la métropole rouennaise, la nature demeure fort accueillante et bienveillante aux abords du château de Bosmelet, ce joyau architectural du pays de Caux. En sa magnifique chapelle datant du XVIIIème siècle, le public se presse. Les amoureux de la littérature, simples lecteurs ou amateurs éclairés, « guichetiers » ou non, n’en déplaise à feu un président de la République, s’en sont venus prêter l’oreille à quatre grandes dames. Au nom de l’amour fou, fil rouge de cet original festival littéraire Terres de Paroles, qui décline ses lettres de noblesse jusqu’au 23 octobre en territoire seinomarin : Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, la comédienne Marie-Christine Barrault et la harpiste

Co Camille Dumarché

Claire Iselin… Une lecture musicale de haute tenue, captivante, émouvante entre voix mélodieuse et soliste talentueuse !

L’incroyable défi de cette initiative culturelle, qui semble d’ores et déjà avoir partie gagnée au regard de l’affluence constatée à chaque événement ? Mêler l’élite intellectuelle et bourgeoise au grand public rural et ouvrier, proposer la rencontre avec le livre et leurs auteurs sous tous ses angles et facettes : conférences, récitals, lectures, expositions, représentations théâtrales. Jusqu’à ce camion-librairie sillonnant bourgs et villages, falaises et vallées pour proposer les œuvres à l’affiche ! De l’ouvrage au panthéon des Lettres à la parole colportée au coin de la cheminée… Au « Bistro cauchois » comme à « La valé normande », deux sympathiques et guillerets cafés-restaurants de Sotteville-sur-Mer, l’écrivain Ludovic Roubaudi s’est fait conteur en ce samedi après-midi.

Comme l’écume des vagues, la parole roule et s’enroule, vole et tonne entre les murs. En écho à l’invitation inscrite en une du programme, un original « Gueuloir » improvisé entre chaises et tables pour le plus grand plaisir d’une assistance conquise et tout sourire ! Une opération qui se renouvellera tout le mois, bouche grande ouverte et voix tonitruante, au coin des rues, sur les places de marché, dans des granges et collèges, même sous une yourte. Pas encore sur les plages de galets ni du haut des falaises, par crainte des grandes marées ou des éboulements peut-être… « J’aimerais inviter les spectateurs à organiser des veillées où ils se raconteraient des histoires », commente le narrateur. « Raconter, c’est permettre de découvrir que dans les livres il y a du bruit et de la fureur, des larmes et des rires ».

Honneur donc à André Breton, le surréaliste et iconoclaste pourfendeur de tous les pouvoirs établis, tête d’affiche dont il se moquerait sans nul doute d’un festival en quête d’un nouveau souffle ! C’est en résidence au somptueux Manoir d’Ango, bijou de la Renaissance planté en terre normande et classé monument historique dès 1862 par Prosper Mérimée, avec vue sur son célèbre pigeonnier, qu’il entreprend l’écriture de Nadja. Louis Aragon, comme d’autres écrivains et artistes de la bande (Prévert, Duhamel), viendra régulièrement lui rendre visite. Fin août 1927, « ni roman, ni récit », il en a écrit « deux parties sur trois » et quitte le manoir pour Paris. Suivront Les Vases communicants (1933), L’Amour fou (1937) et Arcane 17 (1944). François Buot, éminent spécialiste et biographe du surréaliste, et Isabelle Diu, directrice de la Bibliothèque Jacques Doucet où sont conservés les manuscrits de Breton, en témoigneront lors d’une soirée débat de haut vol.

Plus intimiste, surtout revigorante et inspirante, la randonnée littéraire jusqu’au Cimetière marin de Varengeville-sur-Mer là où repose le peintre Georges Braque, citoyen du bourg : entre ciel et mer, vagues blanches et bleu azuré, vue grandiose sur Dieppe et les falaises du Tréport, la brise marine effeuillant les mots du poète. Une immersion atypique dans l’œuvre et la vie d’un monument de la littérature contemporaine ! Pour les accros de la marche et des belles lettres, de pas en pages, deux autres randonnées littéraires sont au programme du festival : sur les traces de Flaubert le 13/10 au départ de Ry, sur celles de Maupassant le 20/10 au départ d’Étretat.

En charge de l’action culturelle sur le département et directrice de la présente édition, Muriel Amaury se réjouit à raison du regain de jeunesse affiché par le festival. « L’objectif ? Inviter tous les publics à partir à la rencontre du livre, un festival comme coup de projecteur exceptionnel sur l’enjeu de la lecture ». Sont mobilisés pour l’occasion bibliothèques et librairies, incitant les partenaires à travailler au long cours sur le sujet, à rendre le festival vivant toute l’année. Des écoles maternelles aux collèges, du bistrot du coin aux chefs d’œuvre du patrimoine ainsi valorisés, un seul but : inscrire le livre, tel un amour fou, en première page de la vie de chacune et chacun, petits ou grands ! Yonnel Liégeois

 

Le musée Victor Hugo :

Pour tout amoureux des Belles lettres, une visite s’impose à la Maison Vacquerie ! Terre de paroles le temps d’un festival, la terre normande fut d’abord terre d’accueil de grands noms de la littérature. Breton, Flaubert, Fontenelle, Maupassant, Proust, mais aussi… Victor Hugo ! Qui rend visite à la famille Vacquerie dont il est devenu un ami proche, en leur résidence cossue de Villequier. Léopoldine, sa fille chérie, a épousé en février 1843 le fils Charles. Quelques mois plus tard, c’est la tragédie. De retour de Caudebec par la Seine, le 4 septembre, le canot chavire sous l’effet d’un coup de vent inattendu. Quatre noyés : l’oncle de Charles et son jeune fils de onze ans, Léopoldine et Charles âgés de 19 et 26 ans, le couple inhumé au cimetière de Villequier. Une disparition que Victor Hugo apprend seulement quatre jours plus tard, au détour d’un article de presse. Une douleur, un chagrin immenses pour le poète et romancier inconsolable.

Acquise en 1951 par le département de Seine-Maritime, transformée en musée Victor Hugo en 1959, la Maison Vacquerie plonge le visiteur, avec sobriété mais gourmandise, dans l’intimité des deux familles. Une belle et imposante demeure bourgeoise, résidence secondaire pour cet armateur prospère du Havre, où sont évoquées dans chaque salle, du rez-de-chaussée aux étages, les grandes heures de la vie des illustres occupants. En particulier la reconstitution émouvante de la chambre de Léopoldine, la salle consacrée à « Victor et la culture chinoise », le salon dédié à son exil à Jersey puis Guernesey… Tableaux, photographies, dessins, lettres et manuscrits ponctuent le parcours. Un site à classer plutôt sous le label « Maison d’écrivain ». Jusqu’au 31 décembre, se tient une curieuse exposition, « Hauteville House – Un récit graphique en Normandie ». Un étonnant dialogue entre les collections du musée représentant des paysages normands (dessins de Victor Hugo et diverses gravures) et les planches de Fred Duval, auteur de bandes dessinées. Y.L.

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Chaumont, le paradis des jardins

Jusqu’au 3 novembre se déroule, au domaine de Chaumont-Sur-Loire, le 28ème Festival international des jardins sur le thème du paradis. Du « Jardin qui chante » au « Jardin suspendu », en 24 parcelles colorées, une édition qui plante le décor de cet ailleurs voué au rêve et à l’imagination. Une rencontre poétique et fleurie entre artistes paysagistes et plasticiens.

 

Entre rives alanguies et bancs de sable, Saint-Nazaire à 291 km et le Mont Gerbier de Jonc à 721, toujours aussi sauvage mais un peu moins rebelle, s’étire la Loire. Un paysage grandiose, classé au Patrimoine mondial vivant de l’Unesco, qui s’affiche dans sa pleine majesté au pied du château de Chaumont en Loir et Cher, l’ancienne résidence de Catherine de Médicis puis de Marie Say, la future Princesse de Broglie… Célèbre depuis 1992 avec la création de son fameux Festival International des jardins, devenu propriété de la région Centre en 2007, le domaine de Chaumont s’enorgueillit ainsi de mêler l’art populaire, le jardinage, aux créations les plus audacieuses des plasticiens contemporains.

Que le paradis se pare de belles couleurs, ose affirmer le promeneur solitaire égaré en ces paysages bénis des dieux ! Qu’il est doux de flâner, entre senteurs capiteuses et visions paradisiaques… En ces lieux où le travail du végétal s’allie à celui du métal en parfaite symbiose,  la fleur ou l’arbuste soulignent l’ingéniosité de l’installation plasticienne, si ce n’est l’inverse ! « Cette 28ème édition du festival de Chaumont sur Loire joue encore une fois son rôle de laboratoire avec de remarquables innovations, notamment des végétaux et des matériaux inhabituels », souligne Bernard Faivre d’Arcier, le président du Domaine, « comme à l’accoutumée, cette édition entend générer poésie, idées vertes et oubli du quotidien ».

Entre compositions florales et audaces artistiques, sur chaque parcelle de surface identique, l’imagination a pris le pouvoir pour donner à voir au public, toujours plus important et enthousiaste d’une année à l’autre, de multiples interprétations de ce paradis, à la mode persane ou amérindienne par exemple. Paysagistes et plasticiens viennent du monde entier déposer leurs projets, avec l’espoir de les planter en terre sur les bords de Loire. Las, comme chaque année, seule une poignée, 24 pour cette édition 2019 auxquelles s’ajoutent les six « cartes vertes » offertes à des créateurs de renom, sera retenue par un jury présidé par le Prince Amin Aga Khan, grand amateur d’art et de jardins, fortement engagé dans la sauvegarde du Domaine de Chantilly.

Les parcelles élues ? Difficile de les décrire sur papier, tant l’originalité exige l’éveil des pupilles et le glissement des pas dans les allées ! En ces temps difficiles du Brexit, oser quelques vocalises au « Jardin qui chante » britannique ? Humer de subtiles senteurs, tel le  « Parfum du paradis » de la hollandaise Caroline Thomas ? Hésiter entre le naturel des plantes et le « cloud » artificiel « Au-delà des nuages » japonais ? Fouler le fragile « Jardin de verre » autrichien d’un pas hésitant ou, sur son tapis volant, gagner le « Jardin suspendu » typiquement français ?… Au sens fort du terme, la déambulation d’un espace à l’autre est authentique magie des sens : les couleurs à l’œil, les senteurs au nez, le chant des oiseaux et le bourdonnement des insectes à l’oreille…

La belle et capiteuse princesse persane du jardin « Mirage » semble aux aguets derrière chaque plante, fleur et arbuste. Tel Adam vaquant en totale harmonie dans son vert paradis, l’envoûtement et l’enchantement faisant leurs effets, avec gourmandise vient à la bouche l’envie de croquer la pomme ! En sa Divine comédie, depuis belle lurette Dante a sonné l’alerte, sur les chemins de la félicité sans désemparer rôde Lucifer en embuscade… À l’invitation de Voltaire, nouveaux Candide, d’aucuns rêvent de prendre racine en terre de Loire pour cultiver leur jardin de toute éternité ! À défaut, le visiteur peut aller errer sur l’ensemble des pelouses du domaine où « carte verte » est donnée à six paysagistes-plasticiens : l’élégante spirale du jardin tropical de John Tan, les arbres en tôle de Bernard Lassus, l’Eden d’Adam et Eve revisité par Collignon et Bitton, l’Agapè de Pierre-Alexandre Risser, le superbe Jardin africain de Leon Kluge.

En leurs couleurs estivales, les jardins de Chaumont sont prétextes à flânerie « cultivée » entre sculpture des végétaux et taille des matériaux. Un double acte créateur pour l’oeuvrier, plasticien ou jardinier. Yonnel Liégeois, Photos Éric Sander pour le domaine de Chaumont

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Laurent Massonnat, la montagne pas à pas

Salarié d’un village vacances de Haute-Savoie, Laurent Massonnat est accompagnateur en moyenne montagne. Orléanais de naissance, il marche toute l’année. Par plaisir et pour sensibiliser le public à un environnement à préserver.

 

Penché sur son sac à dos, Laurent sort un t-shirt. « Pour celles et ceux qui auraient oublié, j’ai des gants et un bonnet. Une polaire de rechange, aussi ». Les lacets resserrés, le groupe d’une quinzaine de personnes quitte le parking, à l’invitation de Laurent Massonnat. Pour emprunter le sentier qui s’élève vers la forêt. Il est 9h30, départ pour le sommet du Môle, l’une des soixante-cinq randonnées que propose Laurent au départ de Samoëns… La lumière rasante du soleil accentue le relief. Elle met en valeur une mosaïque de couleurs composée de rouges, de jaunes et d’ocres orangés. Les hêtres succèdent aux épicéas, les épicéas aux noisetiers. « Ici, c’est un coin à champignons, à girolles grises, à cèpes », indique le guide de moyenne montagne depuis douze ans.

Il se définit comme un naturaliste. « J’aime sensibiliser les gens au milieu de la montagne, à l’habitat, à la flore, à la géologie, à la faune. Hier, je me suis couché avec une image de lagopèdes (ou poules de neige, ndrl). En voir trois, c’est déjà bien. Là, il y en avait douze, avec leur couleur d’hiver, tout blancs ». La pente, régulière, conduit bientôt les marcheurs au Petit Môle. Une courte halte, le temps de se désaltérer, de grignoter des fruits secs, un carré de chocolat. Là-bas, les nuages se sont levés sur la dent du Géant, les Grandes Jorasses, le sommet enneigé du mont Blanc. « Les bâtiments que vous voyez en bas, ce sont des usines de décolletage. C’est la vallée de l’Arve, qui est très liée à l’industrie automobile. Au moment de la crise de 2008, de nombreuses entreprises ont fermé parce qu’elles dépendaient d’un seul client ».

Il est bientôt 11h30, le groupe reprend son ascension vers le sommet. Culminant à 1863 mètres, le Môle offre une vue imprenable sur les massifs environnants. C’est de là que furent effectuées les premières estimations de la hauteur du mont Blanc. Contrairement à beaucoup de ses collègues, Laurent préfère rester derrière. « Si je vois quelqu’un en difficulté, je coupe l’itinéraire pour le rendre plus accessible. Je me porte en tête si le sentier est un peu piégeux. Ma priorité est d’accompagner ceux qui ont un peu de mal. Je leur donne des conseils techniques, je les aide moralement. En randonnée, le mental compte pour 70%. La marche est surtout une question de rythme. Quelqu’un qui ne fait jamais de sport et qui se retrouve dans le rouge, je suis quasiment sûr de pouvoir quand même l’amener au sommet ». Trouver le bon rythme, la bonne posture (pour ne pas couper sa respiration, par exemple…), les bons appuis, font partie des conseils usuels. Comme se munir de bâtons de marche. « Ils permettent d’économiser son énergie dans les montées et de soulager les articulations dans les descentes. Ils ont une autre fonction en cas de problème : avec deux paires de bâtons et deux sacs, on peut improviser un brancard ! Je croise les doigts, jusqu’à présent, ça ne m’est jamais arrivé ».

Laurent marche six jours sur sept, qu’il pleuve, vente ou neige. « Je marche tout le temps, même en vacances. Aussi, je fais attention sur le plan physique. Étant sujet aux tendinites, par exemple, je consomme très peu de produits laitiers et d’alcools ». Lassé, parfois, le montagnard ? « Jamais ! Il n’y a pas deux randonnées, deux individus qui se ressemblent. Ce qui est beau dans la marche, c’est explorer, découvrir. On se retrouve avec soi-même, on partage avec l’autre. Ce sont toujours des moments privilégiés ». Propos recueillis par Jean-Philippe Joseph, photos Daniel Maunoury

 En savoir plus :

Travailleurs indépendants pour la majorité d’entre eux, les accompagnateurs de moyenne montagne doivent être titulaires du diplôme d’État du même nom pour exercer. Ils ne peuvent pas évoluer sur des terrains qui nécessitent des techniques liées à l’alpinisme. Le salaire d’un accompagnateur en CDI est de 1650€, environ. Un travailleur indépendant perçoit de 170 à 270€ par randonnée. Leur syndicat professionnel, le Snam, revendique 2500 membres.

 

La FFRandonnée, un sigle qui marche :

Pour tous les accros de la rando culturelle ou sportive, une seule adresse, la Fédération française de randonnée pédestre ! Qui oriente, conseille et donne les coordonnées des clubs de randonnée, urbaine-champêtre-montagnarde, près de chez vous… Qui publie Passion Rando, un magazine trimestriel, édite de nombreux topos-guide sur les diverses régions de France, y compris la région parisienne : Les environs de Paris à pied, Paris à pied et La ceinture verte d’Ile-de-France. Sans oublier, outil indispensable, le Guide pratique du randonneur !

64 rue du Dessous des Berges, 75013 Paris (Tél. : 01.44.89.93.90) : www.ffrandonnee.fr

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Bussang et son théâtre populaire

Voilà plus de 120 ans que le Théâtre du Peuple anime le village de Bussang, niché au cœur de la vallée vosgienne. Comme à ses débuts, le lieu mélange amateurs et professionnels et accueille un public panaché. Avec trois pièces à l’affiche, jusqu’en septembre. Retour sur une aventure hors du commun.

 

C’est en 1895 que Maurice Pottecher, jeune poète, marié à la comédienne Camille de Saint Maurice, dite « Tante Cam », a l’idée d’installer un théâtre dans son village natal, Bussang (Vosges). Son père, Benjamin, à la tête d’une importante usine de fabrication de couverts est ouvert aux idées humanistes. En tant que maire, il fait construire un hôpital, une école et même une gare où le train arrive depuis Paris. Il va donc financer le projet du fils qui participera à l’essor de la vallée. Elle est alors dynamique en cette fin du XIXe siècle quand on compte, outre l’entreprise Pottecher qui emploiera jusqu’à 300 personnes, sept usines textiles et des thermes qui amènent nombre de touristes.

Une aventure villageoise
L’idée est d’impliquer la population locale dans la vie du théâtre, tant dans la construction de la grande bâtisse en bois, avec son célèbre fond de scène s’ouvrant sur la forêt, que dans la réalisation des décors et des costumes, l’administration et les représentations. Les menuisiers et électriciens se font régisseurs quand les ouvrières du textile confectionnent les costumes. « La Passion de Jeanne d’Arc », « L’Anneau de Sakountala », « L’Empereur du Soleil couchant », « Le Château de Hans »… : les pièces de Maurice Pottecher sont jouées par des membres de la famille, tels le célèbre chroniqueur judiciaire Frédéric Pottecher ou son père que l’on désigne comme le « Raimu vosgien ». S’y mêlent aussi des professionnels, tels « Tante Cam » ou Pierre Richard-Willm, une vedette de l’époque qui va participer à l’aventure et attirer un large public. Ils se chargeront de repérer et de former à la scène des habitants du village, de la directrice

©Jean-Louis Fernandez

de l’hôpital au secrétaire de mairie, mais aussi des ouvriers des usines.

L’utopie à l’œuvre
Pour devise « Par l’art pour l’humanité », Maurice veut bâtir « un théâtre à la portée de tous les publics, un divertissement fait pour rapprocher les hommes et gommer les clivages sociaux et culturels ». Au Théâtre du Peuple se côtoieront le bourgeois local, l’ouvrier comme le touriste et l’intellectuel. Comme le souligne l’historienne Marion Denizot, « Maurice Pottecher met directement en pratique sa conception théorique d’un théâtre populaire. Il définit un répertoire écrit pour le public local (…). Les sujets sont prioritairement issus (…) de ce que l’on pourrait nommer le « folklore local » ». Dans le courant hygiéniste de l’époque et dans une démarche paternaliste, Maurice Pottecher entend offrir à la population des « loisirs sains ». Ainsi sa première pièce jouée en 1895, « Le Diable marchand de goutte » dénonce le fléau de l’alcoolisme. La démarche d’œuvrer à la démocratisation du théâtre s’inscrit aussi dans les idéaux d’alors, défendus par de grands noms tels Jules Renard, Jacques Copeau, Charles Dullin, Louis Jouvet ou Romain Rolland. Ils viendront saluer à Bussang la naissance du premier théâtre populaire. Sur des intuitions,

©Jean-Louis Fernandez

convictions et ambitions portées et partagées ensuite par Jean Vilar.

Un pari gagné
Un siècle et deux décennies plus tard, le Théâtre du Peuple continue de défendre sa mission première en proposant un théâtre exigeant et accessible au plus grand nombre. Le répertoire s’est élargi dès les années 1970 avec des pièces du répertoire (Shakespeare, Tchekhov, Brecht…) et des textes contemporains. Nombre de metteurs en scène de talent en ont pris les rênes à l’image de Tibor Egervari, François Rancillac, Jean-Claude Berutti, Christophe Rauck, Pierre Guillois, Vincent Goethals ou depuis 2017, Simon Delétang. Maintenant, l’activité se déploie tout au long de l’année avec des spectacles et des stages. Ce théâtre chargé d’histoire attire encore aujourd’hui une foule importante de spectateurs, dont beaucoup ne sont pas des férus de théâtre. Amateurs et comédiens confirmés continuent à se côtoyer sur scène quand bénévoles et professionnels gèrent le lieu en pleine ébullition estivale. Une bien belle réussite ! Amélie Meffre

Du classique au contemporain :

Avec « La vie est un rêve » de Pedro Calderón de la Barca, le metteur en scène Jean-Yves Ruf plonge le spectateur bussenet en plein siècle

©Jean-Louis Fernandez

baroque, le Siècle d’or espagnol ! Écrite en 1635, la pièce est le chef d’œuvre de Calderon, emblématique des questions qui agitent le dramaturge : la force de la liberté contre les puissances du mal. Conte initiatique autant que fable politique, entre rêve et réalité, l’histoire mouvementée du jeune Sigismond. En terre de Pologne, un vieux roi quelque peu « timbré » de prescience, inflige à son fils un traitement inhumain : à craindre un futur comportement bestial, il en fait un animal ! Trois journées qui conduisent de la soumission à la révolte, un délirant enchevêtrement de quiproquos, mentaux et verbaux, sur les désirs et les passions, les fantasmes et les pulsions… Entre drame et comédie, une interprétation qui mêle comédiens amateurs et professionnels dans la tradition de Bussang ! Avec le jeune Sylvain Macia dans le rôle de Sigismond et l’affûté Thierry Gibault en roi Basile.

Pour basculer en totale modernité avec « Suzy Storck », le spectacle

©Jean-Louis Fernandez

en soirée… Sous un plafond de néons à la lumière criarde, une machine à laver et un monticule de linges pour seul décor, une femme, jeune épouse et mère de trois enfants, essore et lessive ses rancoeurs, explose le couvercle des non-dits et servitudes endurées, crie sa soif de liberté et d’une vie autre ! « La pièce nous plonge dans une situation intime, celle d’une femme au foyer qui va gripper les rouages de son quotidien », commente Simon Delétang, « qui l’a fait revisiter sa vie et les renoncements successifs qui la constituent ». Une parole frontale, une mise en scène minimaliste mais fort suggestive et captivante, une impressionnante Marion Couzinié dans le rôle-titre. Un texte puissant, une écriture au cordeau de Magali Mougel, une jeune auteure originaire des Vosges que le Théâtre du Peuple s’enorgueillit à juste titre de mettre sous les feux de la rampe, une première depuis la disparition du « padre » et fondateur, Maurice Pottecher. Yonnel Liégeois

Koltès, d’Avignon à Bussang :

Après le succès remporté au récent festival d’Avignon, dans l’enceinte de l’emblématique Caserne, « Moi, Bernard » franchit la ligne des Vosges pour s’installer en la prairie de Bussang. Disparu en 1989, compagnon de route de Patrice Chéreau, Bernard-Marie Koltès demeure l’un des plus grands dramaturges de notre temps ! Tout amateur de théâtre connaît, a vu ou applaudi au moins l’une de ses pièces : La nuit juste avant les forêts, Combat de nègre et de chiens, Roberto Zucco, Dans la solitude des champs de coton… S’emparant de

©Marc Philippe

sa correspondance (Lettres, un recueil paru en 2009 aux éditions de Minuit), Jean de Pange nous plonge avec tendresse et délicatesse dans les méandres de la vie de cet homme et dramaturge au destin si singulier ! Pas d’afféteries dans la bouche du comédien : les mots, rien que les mots et propos de Koltès, ses peurs, ses craintes, ses doutes, ses ambitions et ses échecs d’écriture, sa soif de vivre à Metz ou ailleurs : en Afrique, aux Amériques, au Portugal ! « Je ne l’ai jamais rencontré, mais il m’accompagne depuis le début de ma pratique théâtrale », avoue Jean de Pange. « Je fais le choix de traverser son existence fascinante, d’oser le « je » de Bernard tout en restant bien moi ». Entreprise réussie, dans une mise en scène de Laurent Frattale, la mise en lumière des temps forts de l’existence d’un homme révolté par la faillite de l’Occident. Qui brûle sa vie à la quête d’autres amours et d’autres cultures, d’autres continents et d’autres écritures. Un spectacle qui incite et invite à s’immerger à corps perdu dans l’œuvre de Koltès. Yonnel Liégeois

À voir : « L’impromptu », lectures de textes contemporains du monde entier par les équipes artistiques de l’été. « Tartuffe » de Molière, dans une mise en scène de Jean de Pange au Théâtre de la Rotonde à Thaon-Les-Vosges (bus gratuit aller-retour au départ du Théâtre du Peuple). « La place royale » de Corneille, dans une mise en scène de Claudia Stavisky, au Théâtre du Peuple de Bussang. « Faits d’hiver », cinq auteures et metteuses en scène présentent leur travail à Bussang, dans une expérience théâtrale inédite. 

À lire : Le Théâtre du Peuple de Bussang, cent vingt ans d’histoire, par Bénédicte Boisson et Marion Denizot (Éditions Actes Sud). Le Théâtre du Peuple, par Romain Rolland (préface de Chantal Meyer-Plantureux, Éditions Complexe). Un siècle de passions au Théâtre du Peuple de Bussang, par Frédéric Pottecher et Vincent Decombis (Gérard Louis éditeur). Théâtre populaire, enjeux politiques de Jaurès à Malraux, par Chantal Meyer-Plantureux (préface de Pascal Ory, Éditions Complexe).

À écouter : « Le théâtre de Bussang, une aventure villageoise ». Un documentaire d’Amélie Meffre, réalisé par Anne Fleury (1ère diffusion : 02/11/2016).

 

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Ibsen, ennemi du peuple ?

C’est sans doute la marque des chefs-d’œuvre que de vivre à n’importe quelle époque dans le temps présent. Ainsi en est-il d’Un ennemi du peuple d’Ibsen créé à Oslo en… 1883 ! Un chef-d’œuvre revisité par Jean-François Sivadier sur les planches de l’Odéon. Sans oublier Le champ des possibles, de et avec Elise Noiraud, au théâtre de La Reine Blanche.

 

Peu importe, après tout, les raisons et les circonstances de cette création, le texte d’Un ennemi du peuple demeure, près d’un siècle et demi plus tard, d’une furieuse actualité. Sans doute n’est-il pas nécessaire pour un metteur en scène d’aujourd’hui de surligner cette contemporanéité. D’autant plus que cette fois-ci la nouvelle traduction d’Eloi Recoing, fort probante, nous parle directement. Il n’empêche, bon sang ne sachant mentir, et la tentation étant bien trop grande, chaque metteur en scène apporte ses propres modifications, commentaires et autres arrangements à Un ennemi du peupleSur la scène de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Jean-François Sivadier, accompagné de son complice Nicolas Bouchaud n’échappe pas à cette règle, encore qu’on les trouvera plutôt modérés en la matière, contrairement à ce qu’avait proposé Thomas Ostermeier, l’un des derniers à s’être attaqué à l’œuvre d’Ibsen à la fable apparemment simple, mais qui, pourtant, au bout du compte, dans le traitement des personnages notamment, se révèle plutôt complexe.

Un médecin, Tomas Stockmann, découvre que les eaux de la station thermale qui devrait faire la fortune de sa petite ville sont empoisonnées par une bactérie à cause des canalisations. Il décide d’informer toute la population, et entend faire fermer l’établissement pour que des travaux puissent être entrepris. Problème : le préfet (Vincent Guédon) refuse catégoriquement d’entendre les arguments de celui qui est son frère et qu’il a fait embaucher par la société qui gère l’établissement, lui permettant ainsi de faire vivre sa famille. Pour lui, il n’est pas question de laisser passer l’occasion d’enrichir la ville, même au détriment de la santé publique des habitants et des curistes. De son côté, Tomas Stockmann est prêt à tout pour faire éclater la vérité, même si sa volonté d’aller jusqu’au bout de sa démarche n’est peut-être pas aussi limpide que cela…

Le nœud de la pièce réside dans une scène-clé durant laquelle Tomas Stockmann qui avait jusque-là réussi à convaincre nombre des habitants de la ville, et notamment le directeur d’une feuille de chou locale (Sharif Andoura), les verra tous se retourner contre lui, et devenir ainsi un véritable « ennemi » du peuple. La scène est étonnante, difficile à traiter parce que faisant intervenir le « peuple », celui de la ville, comme celui assis dans la salle de spectacle à qui est dévolu le rôle de ceux qui écoutent l’orateur dans la pièce. On joue du théâtre dans le théâtre, et en général c’est le moment de grande « improvisation » des acteurs et le moment aussi où ces derniers se permettent de faire directement référence à l’actualité, ce que ne manque pas de faire l’interprète du rôle-titre, Nicolas Bouchaud, mais là encore de manière relativement discrète dans l’improvisation. On lui en sait d’autant plus gré, qu’il est parfait durant tout le reste du spectacle, parvenant à maîtriser son personnage jusque dans ses nombreux excès.

Il est vrai qu’il est particulièrement bien entouré. Il faudrait citer toute la distribution, on pourrait ne mettre l’accent que sur Sharif Andoura et Agnès Sourdillon (la femme du docteur), mais tous tiennent parfaitement leur partition sous la houlette de Jean-François Sivadier. Qui gère l’ensemble avec beaucoup de doigté, passant sans coup férir d’un registre de jeu à un autre car la pièce, malgré la teneur de son sujet, ne manque pas non plus d’accents comiques… Le tout dans une scénographie qu’il a lui-même conçue avec Christian Tirole, et où il se sent donc parfaitement à l’aise. Un moment de belle et très sérieuse intensité. Jean-Pierre Han

 

À voir aussi :

Le champ des possibles : jusqu’au 22/06, au Théâtre la Reine Blanche. Après avoir évoqué l’enfance et l’adolescence dans ses deux précédents spectacles, Elise Noiraud s’empare cette fois d’un épisode souvent épineux de la vie, le passage à l’âge adulte. Nul doute, à l’entendre, que la comédienne a puisé dans ses propres souvenirs pour écrire son spectacle ! Il était donc une fois une jeune fille qui, nantie de son baccalauréat, décide de quitter son Poitou natal pour s’inscrire dans une université parisienne. Une rupture avec les amis, un environnement connu, un milieu familial, surtout avec une mère fort aimante… Qui n’a de cesse de rappeler à sa fille ses devoirs et obligations envers la tribu ! Une atmosphère pesante, contraignante, étouffante pour la jeune étudiante qui aspire enfin à couper le cordon en dépit des contraintes de la vie parisienne et du sentiment de solitude pour la première fois intensément éprouvé. D’où les questions qui la taraudent : comment régénérer des liens sans blesser, comment affirmer sa liberté sans renier son passé, comment conquérir son autonomie sans rompre avec ses géniteurs ? À l’école de la vie, la conquête de la liberté n’est pas toujours un long fleuve tranquille.

Solitaire et solaire, une chaise et une tenue de rechange pour seuls accessoires, Elise Noiraud excelle en cet exercice d’introspection particulièrement périlleux ! Une narration-confession rondement menée, avec force naturel et sans un mot de trop, des effets comiques qui désamorcent toujours à bon escient l’éventuelle pesanteur psychologisante des situations… Une comédienne surtout au talent rare dans son incroyable capacité à interpréter moult personnages d’un revers de main ou de réplique. Sans que la critique ait besoin, pour justifier son propos élogieux, d’en référer à quelques prédécesseurs masculins reconnus, tels Caubère ou consorts signant avec succès leurs sagas scéniques en solitaire… À l’instar de son héroïne en quête de maturité, Elise Noiraud use d’une énergie débordante, entre humour et émotion, et d’une exceptionnelle qualité de jeu, pour emporter le public dans ses pérégrinations poitevines. Et le convaincre de son statut de grande interprète. Yonnel Liégeois

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Erri De Luca, l’œuvrier de la plume

À l’occasion de la parution de son dernier roman, Le tour de l’oie, le grand auteur italien Erri De Luca évoque ses années de jeunesse, ses combats et convictions avec le public français. À l’heure où Gallimard publiait Les poissons ne ferment pas les yeux et le Mercure de France Les saintes du scandale, tandis que ressortait en poche chez Folio Le poids du papillon, le ciseleur de mots au regard bleuté et envoûtant se confiait en exclusivité à Chantiers de culture. Retour sur une rencontre passionnante.

 

Yonnel Liegeois – Dans Le poids du papillon, vous dépeignez trois figures au fil des pages. Celles d’un braconnier, d’un chamois, et d’un papillon

Photo Daniel Maunaury/DR

justement : sous laquelle des trois avancez-vous masqué ?

Erri De Luca – Aucune, je suis juste le lieu de l’histoire, l’endroit où elle se déroule : je profite des droits d’auteurs mais je crois être seulement un rédacteur d’histoires ! Un « récolteur d’histoires » plus précisément, qui sont miennes ou d’autrui, envers lesquelles je suis à l’écoute. Vous le savez, je suis un pratiquant d’alpinisme, plus encore je suis un « écouteur » d’alpinisme. Quand des montagnards se sentent à l’aise, à l’écart des grandes voies ou des grandes parois, ils bavardent, ils se racontent. J’aime écouter, et retenir bien sûr. À la publication de Sur la trace de Nives (le récit de ses expéditions himalayennes dans les pas de la célèbre alpiniste italienne aujourd’hui disparue, ndlr), elle-même s’étonnait que j’aie pu retenir ainsi nos conversations sans jamais prendre de notes, je suis une espèce de réservoir d’histoires ! Dans l’un des psaumes de David, il y a une image qui me plaît où il prétend que « la divinité lui a creusé des oreilles ». Un verbe concret, manuel que les traducteurs modernes de la Bible délaissent au profit de « former », alors que dans l’hébreu ancien c’est le même mot qui définit l’action de creuser un puits. Qu’est-ce à dire, sinon que l’oreille de David est un puits où la parole divine entre et demeure ? Une transmission où, telles des gouttes d’eau, pas un mot ne se perd. Un puits où les mots peuvent être récupérés sans jamais gaspiller la réserve. Les histoires se présentent, ainsi, pour moi : des provisions dont je peux m’abreuver à tout moment.

Y.L. – À lire cette histoire de braconnier à l’heure de sa dernière chasse, on se dit que vous aimez bien laisser traîner une oreille sur les chemins de traverse ?

E.D-L. – Là ou ailleurs ! J’écoute, j’écoute où que je sois,  là où je suis dans l’instant. J’ai écouté des braconniers et des chasseurs sans être moi-même ni l’un ni l’autre. Avec cette expérience de la montagne qui nourrit mon imaginaire, comme elle nourrit celui de tous ceux qui vont s’égarer là-haut : l’écoute des pierres, des arbres, des animaux… On ne peut défier la nature, je suis une fourmi face à un géant. Devant elle je suis à la rigueur un passant, celui qui bénéficie d’un sauf-conduit provisoire, jamais un résident.

Y.L. – Deux éléments sont frappants dans votre roman : d’abord la solitude de vos deux héros, chamois et braconnier, ensuite le fait que l’histoire se déroule intégralement sur les hauteurs, loin de la foule et de l’agitation. Faut-il donc désormais fuir la société pour se faire homme et braver l’altitude pour atteindre notre humanité ?

E.D-L. – J’apprécie la société parce qu’elle permet à une grande partie de ses membres de vivre, ou de survivre. Pour moi, la vraie question, ce n’est pas le choix de la solitude mais la pratique de l’isolement. La solitude relève d’une démarche poétique, pour ma part je suis né et j’ai grandi dans l’isolement quand, à 18 ans, je me suis retrouvé au cœur d’une génération d’insurgés : comme on retourne sa veste, mon caractère en fut renversé ! J’ai connu la violence faite et subie, je ne vivais que pour la cause. Tout le reste de mon existence, mes amours, mes lectures, je les vivais comme des éléments extérieurs à moi-même C’est une part de ma vie que je ne puis renier ou censurer. Mon engagement militant, dans les années 70, relevait de la nécessité. On ne devient pas révolutionnaire parce que l’on rêve d’aventure, on le devient parce que la situation est révolutionnaire et contraint les gens à réagir ainsi : je ne pouvais déserter ce combat, j’ai quitté Naples à cette époque pour appartenir totalement à la cause.

Y.L. – Entre votre précédent roman, Le jour avant le bonheur et celui-là, semble s’opérer justement comme un glissement entre révolte et apaisement. L’homme, et l’écrivain, aurait-il enfin touché à la sérénité, à défaut de n’être plus

Photo Daniel Maunaury/DR

un révolté ?

E.D-L. – Révolté, on ne l’est jamais seul, c’est un mot qui a horreur du singulier ! La révolution concerne une multitude en lutte, sans ce collectif être révolté n’a aucun sens, le mot a nécessité d’être relié à une expérience chorale. Je dois mon éducation sentimentale, qui englobe mes indignations, à ma ville de Naples. C’est là que se sont formées mes colères, mes compassions, mes hontes, c’est là où elles se sont ancrées historiquement et collectivement. C’est pourquoi j’éprouve quelques réserves à l’égard du titre « Indignez-vous » de Stéphane Hessel. « Indignons-nous » oui, d’autant que pour s’indigner il faut avoir expérimenté la honte. Je considère la honte comme le sentiment politique par excellence : c’est elle qui oblige à réagir, plus que la colère qui s’éteint et n’est que passagère. La honte, c’est une lèpre sur la peau qui a besoin d’être soignée ! L’indignation de ma jeunesse ?  Une réponse à la honte d’appartenir à un monde qui fut responsable des pires massacres de l’humanité, je suis d’un siècle où l’histoire majeure est entrée dans les histoires mineures de chacun.

Y.L. – Osons la comparaison entre la position de chefs d’état actuels et l’attitude du roi des chamois : comme lui, ne vaut-il pas mieux se retirer élégamment plutôt que de risquer le mandat, le combat de trop ?

E.D-L. – À la différence de l’homme, l’animal sait lorsque vient le moment de se retirer. Il sait, dans le présent, ce qu’il doit faire. Aucun animal ne se repentit de ce qu’il a fait. À contrario, l’espèce humaine est peu lucide dans le présent, trop alourdie de cet immense passé chargé sur les épaules de chacun d’entre nous. Non seulement nous sommes surchargés de passé, mais en plus nous avons cette incroyable faculté d’imaginer le futur, de l’organiser : nous sommes ainsi coincés entre cette immensité du temps passé et celle du temps futur ! Alors, nous trébuchons dans le présent, souvent incapables de réagir au bon moment… La bête, au contraire, est précise, exacte à l’heure du rendez-vous, concentrée sur le présent parce que distraite ni par le passé ni par le futur : le chamois sait qu’il a épuisé ses forces et qu’il doit sortir de l’arène. Comme la mer est formée d’une myriade de gouttes, la vie est composée d’instants et le poids du papillon a exactement le poids du dernier instant, celui de l’ultime gouttelette. La supériorité de l’animal, la faiblesse de l’homme : l’animal sait quand il va mourir, le chasseur non.

Y.L. – Et le rendez-vous entre le chamois et le chasseur, à la vie à la mort, se joue dans un décor grandiose ! Loin du délabrement actuel de l’Italie berlusconienne ?

E.D-L. – La vie politique italienne ? Pour moi un sujet inintéressant, insignifiant… Je reste toujours émerveillé à l’écoute de gens d’autres pays qui se posent encore la question ! Il faut s’interroger aujourd’hui au delà de l’Italie : la politique a changé de centre, l’Europe n’est plus un centre, elle est une espèce de grande Suisse : une expression économique, une entité qui a juste unifié et sa monnaie et sa police. Ce qui rend l’ensemble peu intéressant, au contraire de ce qui se passe dans les pays au sud de la Méditerranée. En Turquie et en Syrie, là se joue l’avenir ! De même qu’en Amérique du Sud et en Afrique : je m’imagine un jour, nous Européens, devenir à notre tour les émigrants en Afrique… L’histoire offre parfois de belles surprises ! D’autant que nous Italiens, nous avons l’expérience, d’un bateau l’autre nous fûmes les meilleurs passagers du XXème siècle. En troisième classe, certes, mais ce siècle fut celui des grandes migrations pour nous. Y compris pour moi, qui suis venu travailler sur les chantiers en France… Je fus certainement  le dernier italien, ouvrier maçon en France : le chef d’équipe était déjà portugais, l’italien l’entrepreneur qui organisait l’embauche !

Y.L. – Vous ne craignez donc point l’arrivée en masse de ces Africains qui débarquent à Lampedusa ?

E.D-L. – Aucunement, parce que l’Italie est une forme de pont jeté par l’Europe en direction du sud de la Méditerranée. De tout temps. C’est un fait historique, la géographie a bâti l’histoire de l’Italie. C’est donc un non-sens de construire des barrages pour rejeter à la mer des hommes qui fuient la guerre. Plus forte que le risque du naufrage et de la mort, ils éprouvent la nécessité de la fuite. Obéissons à notre géographie, laissons les passer, ils émigreront un peu partout en Europe, ils sont déjà arrivés à Paris : nous ne pouvons mettre un condom à l’Europe ! On peut arrêter un train, un avion, à pied l’homme passe partout. Même aux États-Unis, la frontière avec le Mexique est perméable.

Y.L. – À vous entendre parler aussi passionnément de l’avenir du monde, on est loin d’imaginer l’homme, autodidacte, plongé dans l’étude de l’hébreu ancien !

Photo Daniel Maunaury/DR

Cette langue vous subjugue toujours autant ?

E.D-L. – Je ne m’en lasse point ! Tous les jours, chaque matin au lever, en fait avant même le matin parce que je me lève très tôt, je lis un chapitre de la Bible en hébreu ancien. Pas mon livre de chevet donc, celui du réveil : un besoin, une nécessité ! Avec ces lignes qui marchent de droite à gauche, la rencontre de mes paupières occidentales avec ces lettres orientales produit de l’énergie dans mon corps ! Une expérience qui renouvelle mon point de vue : en tant que laïc je ne m’autorise pas à tutoyer la divinité, il n’empêche, c’est dans cette langue que s’est fondée la civilisation du monothéisme. Et dans cette langue, cette langue seule, cette civilisation est encore là présente, toute entière. Ce qui me donne l’impression de la recevoir à la source. Je suis un peu comme Livingston, remontant à la source du Nil. Lentement, avec discipline… Révolutionnaire, l’indiscipline était ma maîtresse. La discipline, la règle, les contraintes, les horaires, je les ai appris grâce à la vie ouvrière. La « vie ouvrière », une belle expression pour moi…

Y.L. – Le Nil, disiez-vous, le sable et l’immensité désertique donc… N’est -t- il pas paradoxal d’affirmer dans « Le poids du papillon » qu’il n’y a pas plus grand silence que celui de la neige ?

E.D-L. – C’est en fait une question de stabilité, de pression sur la terre qui contribue à cette impression de silence. Dans le désert, où j’ai dormi quelquefois, j’ai souvent eu la sensation que même l’étoile faisait du bruit ! Au final toutefois, en montagne comme au désert, le bruit est présent parce que le règne minéral est un monde du vivant. Et puis, au plus profond du silence, il y a le bruit du vent, le bruit de notre corps, celui de notre cœur qui bat, que l’on grimpe ou que l’on marche… Notre corps a une cadence musicale. Quand j’étais à l’usine ou sur le chantier, mon corps épousait le rythme du travail. Au point d’avoir parfois envie de chanter. Non parce que le travail me rendait heureux, juste parce que notre corps est musical. D’où le choix d’écrire mes livres à la main ! La frappe n’intervient qu’au stade ultime, pour la remise du manuscrit. Le corps ? Une formidable machine que nous exploitons sans vraiment bien la connaître. Propos recueillis par Yonnel Liégeois

 

L’homme et la bête

Le poids du papillon ? Une incroyable histoire entre un braconnier, un chamois et un papillon, une fable, une parabole à vrai dire où l’on voit s’affronter trois maîtres en leur domaine : le dieu de la chasse, le roi de la horde et le prince de la légèreté. Dans la majesté des cimes enneigées, loin du tumulte de la cité, sur ces hauteurs escarpées où le sabot de l’animal se pose avec assurance là où le pied de l’homme se fait tremblant. Un combat de titans entre l’homme et la bête, narré avec ce souffle épique et poétique cher à De Luca : une légèreté de la phrase, à l’image de celle du papillon qui virevolte d’un héros à l’autre, entre ciel et terre. Vaincre ou mourir ? Selon De Luca, le dernier mot est ailleurs : vivre en harmonie avec soi-même.

 

Des poissons et des saintes

Chez Erri de Luca, le paradoxe n’est point de mise ! Dans un même élan, l’écrivain sait se faire aussi magistralement conteur de la petite comme de la grande histoire, du portrait d’un enfant parmi tant d’autres à celui de saintes à la biographie consacrée dans les pages de la Bible… Avec le même étonnement, la même jubilation pour le lecteur : d’un authentique récit d’initiation dans Les poissons ne ferment pas les yeux à la revisitation de ces portraits de femmes qui eurent pour nom Ruth, Bethsabée ou Marie dans Les saintes du scandale, le romancier italien use du même verbe léché et poétique pour nous rendre ses héros de plume, le gamin napolitain en vacances au bord de mer comme ces figures féminines historiques, formidablement proches et attachants … La découverte du monde des adultes et du verbe « aimer » pour l’un, la puissance de leur féminité pour les autres ! Entre le parler napolitain et la musique de l’hébreu ancien, la langue d’Erri De Luca ne marque aucune frontière, sinon celle du souvenir ou de la méditation pour l’un et l’autre genre littéraire. Du bel et grand art.

 

Portrait

Du marteau au stylo

Autodidacte, Erri De Luca a tout fait, tout appris de ses mains. A manier la faucille et le marteau de la révolution, comme la plume et le stylo pour l’écriture… Sa vraie rencontre avec les livres ? Pas à l’école, mais à la maison. « Une famille pauvre, mais riche en livres. S’il y avait eu des armes au mur, peut-être serai-je devenu chasseur ! C’est dans les livres que j’ai découvert la meilleure part de moi-même. Lecture et écriture ont toujours accompagné ma vie alors que je n’ai commencé à publier que très tard, vers l’âge de quarante ans ». Le gamin découvrit les livres en dévorant ceux de son père. Une frénésie de lectures qui a nourri sa passion de l’histoire autant que sa volonté de changer le monde… Ouvrier à la chaîne de la Fiat, militant de « Lotta Continua » durant les années de plomb, maçon sur les chantiers du bâtiment en France, l’homme a trempé sa plume au dur labeur quotidien, avec la lecture et l’écriture toujours à la fin d’une journée de travail, un temps sauvé contre le temps vendu ! Le livre, compagnon de tous les jours, à l’usine comme au temps de la révolution : l’homme ne renie rien de ses engagements antérieurs, défendant en son temps la cause de Cesare Battisti jusqu’au bout, s’insurgeant « contre cet État italien qui s’obstine à proclamer des victoires à perpétuité sur les vaincus d’un autre temps ».

Son ambition aujourd’hui, de livre en livre ? Explorer notre humanité trébuchante au regard de ce siècle tourmenté où s’est commis en Europe « le plus grand massacre de l’humanité, une génération avant la mienne ». Et tenter de renouer avec la vie, « au rez-de-chaussée de la ville », dans les souterrains napolitains ou au sommet de l’Himalaya, à la fréquentation surtout des gens de peu, ses compagnons de travail « d’une humanité parfois brutale mais honnête et loyale ». Il le reconnaît, un apprentissage rude sur les chantiers au contact par exemple de ces ouvriers napolitains déracinés, nostalgiques de leurs terres, de leurs familles. « Je fus durablement touché par leurs souffrances, leurs cous tordus ou tendus vers leurs origines ». Naples ? La ville où il naquit en 1950, la ville de tous les apprentissages et de toutes les révoltes pour celui qui en fit souvent matière à roman : Pas ici, pas maintenant, Montedidio, Le jour avant le bonheur… De Luca ne se veut pourtant point écrivain de terroir. Ses héros sont figures de proximité certes, napolitaines ou populaires, mais il les convoque d’une plume légère et jamais prisonnière, s’évadant d’emblée du singulier vers l’universel. Se risquant même, lui le laïc invétéré qui s’interdit de tutoyer la divinité, sur les chemins plus austères de la spiritualité : l’apprentissage, en solitaire, de l’hébreu ancien. Pour tenter, comme le montagnard au pied du sommet ou le saumon sautant le gué, de remonter sans relâche à la source de vie. Ultime étape avant la mort.

Raconteur d’histoires ou passeur de mémoire, en tout cas vrai montagnard, l’ouvrier devenu écrivain sait mieux que quiconque accoucher vertiges poétiques et textes flamboyants sur notre humanité vacillante, et pourtant sans cesse renaissante. Erri De Luca ? Une langue ciselée, un souffle épique, le mot juste… Prix Fémina  étranger en 2002 pour Montedidio, l’un des plus grands auteurs italiens contemporains.

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Drouet, sale temps pour la forêt

Symbole d’une nature authentique, la forêt française connaît depuis quelques années une phase d’industrialisation inédite. Mécanisation lourde, monocultures, engrais et pesticides, la gestion forestière est désormais calquée sur le modèle agricole intensif. C’est le constat que fait François-Xavier Drouet dans son film Le Temps des forêts, en salle depuis le 12 septembre. Gilles Quentin, secrétaire général de la CGT de l’O.N.F. (Office National des Forêts) et agent forestier pendant quarante ans, livre son analyse.

 

 

Dominique Martinez – Quelle est votre première réaction après la découverte du film Le Temps des forêts ?

Gilles Quentin – Son constat est très juste. Il montre la mise à mal de la culture traditionnelle de la forêt qui suppose de longues années. C’est la différence avec une plantation d’arbres de même essence que l’on fait pousser rapidement pour des besoins de production. La biodiversité animale et végétale qui caractérise une forêt n’a plus sa place dans cette logique. On ne gère pas une forêt comme on gère un champ de maïs.

 

D.M. – La question écologique occupe en ce moment le devant de la scène médiatique. Qu’apporte le film ?

G.Q. – Il a le mérite de poser les choses, de clarifier les enjeux écologiques et productifs autour des forêts, symbole de la nature. Or, aujourd’hui, malgré les beaux discours, on n’accompagne plus, on ne respecte plus le rythme de la nature. On est entré dans une logique de rentabilité censée répondre à des pseudo-besoins industriels ou à des injonctions du marché du bois qui impose des modes avec tel ou tel diamètre, etc. Il ne faut pas céder à tout cela. Un sol forestier regorge d’une richesse inestimable qui n’a rien à voir avec celui d’une plantation d’arbres ou d’une culture intensive comme il y en a tant. Le modèle productiviste s’impose à nous également. Il faut faire du chiffre, quitte à détruire des espaces forestiers traditionnels séculaires.

 

D.M. – C’est aussi l’orientation de l’O.N.F. ?

G.Q. – Absolument. Seul compte le montant de mètres cubes de bois vendable rapidement. En forêt de Vierzon par exemple, où j’ai travaillé de nombreuses années, il y avait des centaines d’hectares d’un mélange de chênes, hêtres, frênes… Et sous prétexte qu’une essence rencontrait quelques difficultés, on a tout rasé pour replanter des pins maritimes et des pins sylvestres parce qu’ils ne vont pas générer de dépenses. Ils ont moins besoin d’eau et de protection du soleil et puis dans une cinquantaine d’années, quand ils seront exploitables, ceux qui sont aux responsabilités aujourd’hui ne seront plus là… Le titre du film est très juste : la question est bien celle du Temps des forêts qui est incompatible avec la logique de productivité immédiate aujourd’hui prioritaire.

 

D.M. – Le film montre le malaise des personnels de l’O.N.F. : à quoi est-il dû ?

G.Q. – Quand il n’y a plus que le budget et la quantité de bois vendu qui comptent, on perd le sens de notre travail. Et cela ne fait que s’aggraver progressivement. Au-delà des suicides de plusieurs collègues ces dernières années, des jeunes agents démissionnent désormais. On ne devient pas forestier par hasard. On le devient souvent par passion et après une formation technique. L’appartenance à un service public constitue une dimension supplémentaire : la forêt qu’on a choisi d’accompagner est un bien commun. Elle appartient à tous, et donc aux générations futures. Or, la logique productiviste de la direction de l’O.N.F. s’y oppose frontalement. Le nombre d’emplois en est une autre caractéristique : d’ici la fin de l’année, 135 postes seront supprimés sur 4 000. Nombre de maisons forestières dans lesquelles avaient obligation de vivre certains agents vont également être vendues. Nous n’échappons pas à l’austérité : réduction de la masse salariale et vente de l’immobilier. Propos recueillis par Dominique Martinez

 

Quatre marches pour la forêt

Pour la défense des forêts publiques, l’intersyndicale organise quatre « marches pour la forêt ». En lien avec diverses organisations et associations de défense de la nature et de la forêt au départ de Strasbourg, Mulhouse, Valence et Perpignan, entre le 17 septembre et le 24 octobre. Ces parcours convergeront vers l’emblématique forêt de Tronçais où doit se dérouler la dernière vente de bois traditionnelle de l’O.N.F., le 25 octobre. Ce sera l’occasion d’un grand rassemblement citoyen.

L’O.N.F. gère 25 % des forêts françaises. 8500 personnels y travaillent : 4000 agents (gardes forestiers de droit public), 3000 ouvriers forestiers (de droit privé), 1500 cadres et personnels administratifs. « La situation s’est considérablement dégradée depuis 2015 avec l’arrivée du dernier directeur général qui n’hésite pas à dégainer son arsenal procédurier dès qu’il peut contre nous », souligne Gilles Quentin. Les huit organisations syndicales, réunies en intersyndicale (Solidaires, CGT Forêt, CGT Fnaf, EFA-CGC, l’Unsa, deux organisations FO), ont d’ailleurs démissionné de tous leurs mandats en septembre 2017 pour marquer l’absence totale de dialogue social.

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Les lanceurs d’alerte sur la sellette

Alors que la Commission européenne annonce un projet de directive sur la protection des lanceurs d’alerte, le 30 juillet en plein scandale Benalla, le Parlement français adoptait une proposition de loi sur « le secret des affaires » qui risque de les fragiliser et de mettre en péril la liberté d’informer. Paradoxe : leur salut passera-t-il par l’Europe ?

 

Transposition dans le droit national de la très décriée directive européenne sur le secret des affaires de juin 2016, le texte porté par LREM a été adopté par l’Assemblée nationale le 30 juillet en procédure accélérée malgré une levée de boucliers. Il était dénoncé par les collectifs « Informer n’est pas un délit » et « Stop secrets d’affaires » – coalition de journalistes, de lanceurs d’alerte, de syndicats, d’ONG et de représentants de citoyens – ainsi que par une pétition qui a rassemblé près de 600 000 signatures en moins d’un mois. Ils estimaient qu’avec cette loi, « le secret devient la règle, et les libertés [deviennent] des exceptions ».

Les parlementaires LREM qui ont poussé à l’adoption de la proposition de loi sur le secret des affaires prétendaient, quant  eux, vouloir lutter contre « l’espionnage économique, le pillage industriel et la concurrence déloyale ». Quitte à mettre en cause le droit des citoyens à l’information… Car si une directive est un texte minimum commun à tous les États membres, lesquels ne peuvent que l’améliorer, le député LREM Raphaël Gauvin, rapporteur de la proposition de loi, aggrave la situation du lanceur d’alerte.

Alors que la directive de 2016 met celui-ci à l’abri de toute poursuite pour violation du secret des affaires si, en révélant une « faute, une malversation ou une activité illégale », il a « agi pour protéger l’intérêt général », la transposition française bouleverse la donne. En ajoutant que le lanceur d’alerte devra prouver sa « bonne foi », la proposition de loi inverse la charge de la preuve. Christophe-André Frassa, rapporteur au Sénat, s’est quant à lui évertué à élargir le champ des informations concernées par le secret des affaires. À la notion de « valeur commerciale », il préfère celle, plus floue, de « valeur économique ». Autre flou : le périmètre des individus exonérés du secret des affaires. Si c’est le cas des journalistes et les syndicalistes, rien n’empêchera par exemple les multinationales de porter plainte contre eux. Le juge pourra se prononcer pour la relaxe au nom de la liberté d’expression tout comme il pourra retenir le « dénigrement commercial ».
De quoi produire une abondante jurisprudence sur laquelle le député Gauvin semble compter pour fixer le droit. Le texte ne dit rien sur les militants associatifs. Quant aux actes qui, sans être illégaux sont immoraux, ils ne sont pas concernés (comme les LuxLeaks). Autant de zones d’ombre qui laissent entrevoir le poids des lobbies économiques et financiers dans la transposition LREM de la directive secret des affaires. C’est pourquoi la coalition d’opposants au texte lançait une pétition (près de 600 000 signatures recueillies) pour lui demander « de défendre le droit à l’information et l’intérêt général en restreignant le champ d’application du secret des affaires aux seuls acteurs économiques concurrentiels ». En vain, la loi est adoptée en l’état le 30 juillet. Finalement, curieux paradoxe, le premier signe d’ouverture viendra peut-être de la Commission européenne elle-même qui planche sur une très attendue directive organisant la protection du lanceur d’alerte ! Encore faut-il qu’elle passe la barre du Parlement européen, surtout celle du Conseil qui réunit les États membres…

La mobilisation de la société civile européenne finira-t-elle par payer ? Christine Morel

 

Rappel : Pétition aux parlementaires

Mesdames, Messieurs,

Vous serez prochainement amenés à vous prononcer sur la proposition de loi portant « sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (secrets d’affaires) contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites ». Ce texte est la transposition d’une directive européenne adoptée en 2016 malgré les mises en garde des ONG, des syndicats, des journalistes et l’opposition massive des citoyens. Élaborée par les représentants des lobbies des multinationales et des banques d’affaires, elle constitue une offensive sans précédent contre l’intérêt général et le droit des citoyens à l’information.

La « loi secret des affaires » a des implications juridiques, sociales, sanitaires et environnementales graves. Sous couvert de protéger les entreprises, elle verrouille l’information sur les pratiques des firmes et les produits commercialisés par les entreprises. Des scandales comme celui du Mediator ou du bisphénol A, ou des affaires comme les Panama Papers ou LuxLeaks, pourraient ne plus être portés à la connaissance des citoyens. En gravant dans le marbre la menace systématique de longs et couteux procès, cette loi est une arme de dissuasion massive tournée vers les journalistes, les syndicats, les scientifiques, les ONGs et les lanceurs d’alertes.

Nous, signataires de cette pétition, lanceurs d’alertes, syndicats, ONGs, journalistes, chercheurs, et simples citoyens, nous opposons à l’application en l’état de cette loi en France, et vous demandons de défendre le droit à l’information et l’intérêt des citoyens que vous représentez, en adoptant les amendements qui vous sont présentés pour restreindre son champ d’application aux seuls acteurs économiques concurrentiels.

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Robin face au Roundup

Infatigable investigatrice, Marie-Monique Robin publie Le Roundup face à ses juges. Une nouvelle enquête accablante sur les ravages sanitaires du pesticide phare de la firme américaine Monsanto, rachetée en 2016 par le groupe pharmaceutique allemand Bayer. À lire d’urgence, au lendemain de la démission de Nicolas Hulot, ministre de la Transition écologique et solidaire.

 

Cyrielle Blaire – Vous avez filmé le procès symbolique qui s’est tenu en 2016 contre Monsanto et son produit phare, le Roundup. Pourquoi ce pesticide, réautorisé par l’Europe, inquiète-t-il autant ?

Marie-Monique Robin – Le Roundup est le pesticide le plus vendu au monde. 800 000 tonnes sont déversées par an sur la planète, dont 9000 en France. Dès sa mise sur le marché en 1994, Monsanto a communiqué sur ce pesticide « bon pour l’environnement et biodégradable ». À cause de ces mensonges, des agriculteurs et des particuliers l’ont utilisé sans protection. Comme Sabine Grataloup, dont le petit garçon est né avec des malformations congénitales.

 

C.B. – Les victimes exposées au glyphosate décrivent un désastre sanitaire et environnemental inouï…

M-M.R. – Les enfants et les femmes enceintes sont particulièrement touchés. Le glyphosate, le produit actif du Roundup, est un perturbateur endocrinien qui agit sur la formation du fœtus. En Argentine, où sont cultivés 21 millions d’hectares d’OGM transgéniques arrosées de gyphosate, le bilan humain est terrifiant. Avec l’épandage, le produit part dans l’air, l’eau, la pluie. Ce qui provoque de graves problèmes d’asthme, d’avortement, de cancer… Et nous sommes tous concernés. En Europe, tous les animaux d’élevage industriels sont nourris avec ce soja transgénique. Trente personnalités ont donné avec moi leur échantillon d’urine : nous avions tous des taux de glyphosate douze fois supérieurs au seuil autorisé dans l’eau.

 

C.B. – Vous évoquez, dans Le Roundup face à ses juges, un crime d’écocide ?

M-M.R. – Le glyphosate agit comme un détergent et un antibiotique à large spectre. Il rend malade l’homme mais détruit aussi les sols, les plantes, les animaux… Un éleveur de porc danois venu témoigner était confronté à des cochons à deux têtes, des microcéphalies, des diarrhées très graves. 80% des insectes ont déjà disparu en Europe, les populations d’oiseaux s’effondrent. Quels signaux faudrait-il de plus ? Des juristes demandent à ce que le crime d’écocide soit reconnu par le tribunal de La Haye : aujourd’hui, on ne peut pas mener d’action au pénal contre ceux qui détruisent la planète.

 

C.B. – Monsanto savait-il que son produit était cancérigène lors de sa commercialisation ?

M-M.R. – Bien sûr, mais ils l’ont caché. J’ai eu accès au dossier d’homologation : leurs propres études montraient que c’était cancérigène et, depuis, des centaines d’études indépendantes l’ont vérifié. Mais la méthode Monsanto, c’est « la fabrique du doute ». Ils montent des campagnes de diffamation d’une rare violence. Ils cachent des données, paient des scientifiques, font monter au créneau des lobbyistes, créent de fausses associations de défense de l’environnement… Leurs moyens sont colossaux.

 

C.B. – Y a-t-il des alternatives à ce modèle agro-industriel ?

M-M.R. – L’INRA vient de publier une étude sur les alternatives au glyphosate ! le souci, c’est que les agriculteurs sont prisonniers d’un modèle dont ils sont les premières victimes. Les avoir maintenus dans le mensonge, comme le fait la FNSEA, est irresponsable. Idem pour l’État, qui verse des milliards d’aides aux céréaliers de la Beauce et supprime la subvention au maintien des exploitations bio. Beaucoup d’agriculteurs seraient prêts à changer pour l’agro-écologie sans produit chimique. Il faut juste les accompagner dans cette transition. Propos recueillis par Cyrielle Blaire

 

Le scandale européen

96 scientifiques de renom ont dénoncé une « fraude scientifique » après que la Commission européenne a renouvelé pour cinq ans l’autorisation d’exploitation des pesticides à base de glyphosate. Ils accusent l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Aesa) de n’avoir retenu que les études favorables aux fabricants. Une ONG a révélé en outre que le rapport de réévaluation préliminaire était un véritable « copier-coller » d’un document fourni par Monsanto.

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