Le 6 octobre à 19h, Paris rend hommage en l’Hôtel de Ville à Jacques Martial, décédé le 13/08. Immense comédien, tant par le talent que par la taille, il a quitté la scène sans retour, lui qui ne cessa de feuilleter et clamer le Cahier d’Aimé Césaire ! Créateur de la compagnie La Comédie Noire dans les années 2000, ancien « patron » du parc et de la grande halle de la Villette puis président du Mémorial ACTE à Pointe-à-Pitre, en novembre 2022 il était nommé maire adjoint chargé des Outre-mer.

« Combat pour plus de justice, d’égalité et d’humanité, devenant, dans toute l’histoire de la municipalité parisienne, le premier adjoint spécifiquement chargé de ces sujets » déclarait Anne Hidalgo au lendemain de sa disparition. « Il avait ainsi permis de faire vivre et de porter les préoccupations des Parisiennes et des Parisiens ultramarins et l’ancrage citoyen des actions menées par un soutien aux associations, la coopération avec les nombreuses collectivités territoriales des Outre-mer, sans oublier son combat, le travail de mémoire sur l’esclavage et ses abolitions, et surtout, de la visibilité des grandes figures de l’Outre-mer dans l’espace public parisien ».
Natif de Saint-Mandé (94), mais enfant de la Guadeloupe par ses parents, Jacques Martial demeure l’inoubliable interprète du Cahier d’un retour au pays natal, le poème-manifeste d’Aimé Césaire. Au côté de Christiane Taubira lors de l’inauguration à Montreuil (93) de la place dédiée à l’écrivain, ancien maire de Fort-de-France et député de la Martinique, de sa magistrale voix il en déclama quelques longs et sublimes extraits devant une foule et une jeunesse conquises.

En mémoire de l’acteur et citoyen à l’humanité engagée, Chantiers de culture remet en ligne l’article qu’il lui consacrait en septembre 2022. À l’affiche du théâtre de L’épée de bois à la Cartoucherie de Vincennes (75), Jacques Martial s’emparait à nouveau de l’œuvre phare du grand poète antillais. Une langue flamboyante, le vibrant poème à la plume exaltée déclamé avec puissance et conviction par un noir colosse. Pour la liberté et l’émancipation des peuples, la voix envoûtante d’un Nègre conquérant.
Césaire et Martial, la fulgurance d’un Cahier

Il apparaît, godillots pesants, lourd de ses trois sacs de guenilles. Le dos courbé sous la misère du monde, les haillons des exclus de la terre pour tout bagage… Le Nègre à la parole indomptée, libéré de ses fers aux pieds, est de retour au pays, en terre afro-américaine. La terre des champs de canne au soleil brûlant, du corps mutilé et des coups de fouet du maître de l’habitation, des sombres nuits au cachot et des morsures du chien Molosse aux trousses du nègre-marron… Accostant au rivage rougi sang des traites négrières, désormais il se revendique avec fierté « la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche » ! Sa voix ? « La liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir ».

S’avançant d’une intime conviction en devant du public, pour cette poétique traversée Jacques Martial a troqué le bois du navire aux puanteurs suffocantes à celui, odorant et chaleureux, d’un mythique théâtre sis à la Cartoucherie, celui de L’épée de bois. Une tenture aux couleurs chatoyantes en fond de scène, quelques nippes éparpillées sur le plateau, la voix s’élève. Tantôt impérieuse et tumultueuse, tantôt sourde et caverneuse, elle n’est point banale récitation du luxuriant poème d’Aimé Césaire publié en 1939, elle psalmodie corps et maux à l’empreinte des mots de cet emblématique Cahier d’un retour au pays natal ! Visage et peau ruisselants sous la chaleur tropique, roulent en larmes argentées les noirs sanglots de l’identité créole autant que la poétique flamboyance d’une langue archipélisée. Criant en un suprême et ultime souffle d’humanité liberté, dignité, fraternité pour les peuples humiliés et enchaînés, ceux des Antilles et d’ailleurs, sans haine pour les colonisateurs, les tueurs et violeurs, les exploiteurs…

Aimé Césaire n’a que 26 ans lorsque, brillant étudiant à Paris adoubé par Senghor, son compère en littérature, il se jette à corps perdu dans l’écriture du Cahier. La prise de conscience d’une couleur, d’une histoire, d’une culture qui unifie dans un même souffle racines africaines et déportation négrière. Au cœur de la flamboyance du dire, d’une phrase l’autre, il faut entendre la force du retournement intérieur dont est agité le poète à l’évocation de la cellule de Toussaint Louverture emprisonné sans jugement au fort de Joux dans le Doubs par le perfide Napoléon premier Consul, l’un des endroits les plus froids de France, et de « Haïti où la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité ».

En 1941, fuyant la France occupée et débarquant en Martinique sous le joug de l’amiral Robert, sinistre serviteur du gouvernement de Vichy, André Breton , le pape du surréalisme, n’en croit pas ses yeux. À la recherche d’un ruban pour sa fille, il découvre chez une mercière de Fort-de-France un exemplaire de la revue Tropiques, fondée par Césaire de retour au pays. Qui lui offre le Cahier, et voici ce qu’en écrit Breton dans sa préface en l’édition de 1947 :
« Défiant à lui seul une époque où l’on croit assister à l’abdication générale de l’esprit (…), le premier souffle nouveau, revivifiant, apte à redonner toute confiance est l’apport d’un Noir (…) Et c’est un Noir qui est non seulement un Noir mais TOUT l’homme, qui en exprime toutes les interrogations, toutes les angoisses, tous les espoirs et toutes les extases et qui s’imposera de plus en plus à moi comme le prototype de la dignité ». Et de conclure : « Cahier d’un retour au pays natal est à cet égard un document unique, irremplaçable ».
Pourquoi ce cri d’un Nègre eut alors tant d’échos ? Parce que « j’entends de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquètements des mourants, le bruit d’un qu’on jette à la mer… » Parce que, proclame-t-il alors en 1939 à la veille d’un autre génocide aussi mortifère, « ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes, que les pulsations de l’humanité s’arrêtent aux portes de la négrerie, que nous sommes un fumier ambulant hideusement prometteur de cannes tendres et de coton soyeux et l’on nous marquait au fer rouge et nous dormions dans nos excréments et l’on nous vendait sur les places et l’aune de drap anglais et la viande salée d’Irlande coûtaient moins cher que nous, et ce pays était calme, tranquille, disant que l’esprit de Dieu était dans ses actes ».

« La langue d’Aimé Césaire demande à être dite autant qu’elle est faite pour être entendue. Une poésie vivante, riche, luxuriante et tout à la fois précise, tranchante », confesse le comédien. En mémoire de la traite et de son abolition, de l’esclavage comme crime contre l’humanité, un spectacle d’une beauté et d’un verbe incandescents. Proféré avec émouvante gestuelle, époumoné de la voix envoûtante d’un Nègre conquérant du haut de sa magistrale stature : un dénommé Jacques Martial, créateur de la compagnie La Comédie Noire dans les années 2000, président du Mémorial ACTe à Pointe-à-Pitre et locataire patenté de la Rue Cases-Nègres chère à Zobel, Bernabé, Damas, Gratiant, Pépin, Confiant, Condé, Pineau, Glissant et Chamoiseau.

Autant d’hommes et de femmes qui, poètes ou romanciers, compagnons de route de Césaire ou dans sa trace, signent de leur nom la singularité d’une littérature antillaise, voire caribéenne, dans le concert des écritures francophones et afro-américaines… Baptisé Bain-Marie dans la série policière Navarro, compère Lapin pour les uns et infatigable conteur pour d’autres, Jacques Martial est assurément un grand frère de cœur de Sanite Belair, Rosa Parks, Harriet Tubman, Mulâtresse Solitude ou Tituba la sorcière. Yonnel Liégeois




































































