Sept ans après la disparition de Pina Bausch, le Tanztheater Wuppertal continue de sillonner le monde. Pour perpétuer son exceptionnelle œuvre chorégraphique.
Toujours fidèle, la foule des aficionados se presse sur les marches du Théâtre du Châtelet. Pour la reprise de « Viktor », une pièce chorégraphique de Pina Bausch créée en 1986, fruit d’une coproduction après une résidence à Rome où elle venait de tourner dans le film de Fellini « E la nave va ». Mais qui donc était donc cette artiste discrète, susceptible de déchainer passions et bagarres pour un billet d’entrée au spectacle ?
Philippina est née en 1940 à Solingen en Allemagne. Elle déniche un excellent poste d’observation sous les tables du bistrot-hôtel de ses parents où elle grandit. Ce spectacle « humain », à hauteur de regard d’enfant, nourrira sans aucun doute son remarquable « Café Muller ». Qu’elle dansera beaucoup plus tard, pour le cinéma, en ouverture du film de son ami Pedro Almodovar, « Danse avec elle ».
C’est avec Kurt Jooss, à la célèbre Folkwang-Hochschule d’Essen, qu’elle commence à quinze ans sa formation de danseuse. Quatre ans plus tard, elle s’envole pour les États-Unis, ayant obtenu une bourse pour la prestigieuse Julliard School à New-York : elle y étudie avec Antony Tudor et José Limon, danse comme soliste notamment avec le chorégraphe Paul Taylor. Deux ans après, elle est engagée au Metropolitan Opera de New-York et rejoint le New American Ballet. Mais Jooss la rappelle, elle rentre en Allemagne. Soliste du Folkwang-Ballett, elle l’assiste fréquemment pour ses chorégraphies et prend sa suite en 1969. En 1972 aux États-Unis, elle fait une rencontre importante : celle de Dominique Mercy, auquel elle propose peu après de la rejoindre en Allemagne où elle assure la direction artistique du Wuppertaler Bühnen. Le Tanztheater Wuppertal de Pina Bausch est né !
Pour les amateurs de danse ou praticiens de cet art, quinze ans après le choc du « Sacre du Printemps » et du « Boléro » de Maurice Béjart, ce fut un petit tremblement de terre. En effet, là où Béjart n’avait bouleversé que les codes classiques en les remplaçant par un sensuel et vigoureux expressionnisme sensuel dans des spectacles exaltant le culte du corps, Pina Bausch inventait un nouveau langage et abolissait la frontière entre théâtre et danse, entre jeunes et vieux, grand(e)s et petit(e)s, minces et rond(e)s, refusant le diktat du « corps dansant » standardisé. En outre, elle donne la parole à ses interprètes sur scène, leur écrivant sur mesure des saynètes satiriques, tour à tour cruelles ou tendres sur les rapports humains, et particulièrement les rapports de couple et de séduction. Invitée pour la première fois en 1979 au Théâtre de la Ville à Paris, elle en fera son port d’attache. Sa compagnie sera programmée presque chaque année : « Café Muller », « Kontakthof », « Nelken », « Tanzabend »… Très vite, elle conquiert le public parisien, français et international.
Pilier de la compagnie depuis sa création, artisan d’un compagnonnage artistique étroit avec la chorégraphe, à sa mort en 2009, Dominique Mercy assuma pour un temps la direction artistique de la compagnie. Il est aussi l’un de ceux, parmi les anciens, qui assure la transmission de son œuvre. Sans sous-estimer les difficultés, comme en témoigne un entretien accordé à Jeanne Liger pour le Théâtre de la Ville : « il n’y a pas de méthode…. Il faut néanmoins faire attention à ne pas submerger le danseur d’informations. Pour certaines reprises de rôles, Pina faisait déjà comme ça, certaines parties sont confiées à de nouveaux interprètes tandis que d’autres sont toujours exécutées par les interprètes originels ». Quant à savoir quand et comment on accepte de lâcher un rôle que l’on a créé il y a des années voire des décennies, il répond avec philosophie qu’« il y a des rôles très physiques que l’on ne peut plus assumer avec le temps… C’est à chacun(e) dans la compagnie d’avoir conscience de ses limites et de donner le signal pour passer la main ».
Et « Viktor » dans tout ça … ? Un spectacle foisonnant de couleurs dans un décor saisissant de hautes parois terreuses que l’on doit à Peter Pabst, également scénographe de la pièce. Première apparition saisissante, comme souvent chez Pina, de la danseuse Julie Shanahan en robe rouge écarlate, sans manches mais aussi… sans bras ! Elle s’avance, altière, du fond de la scène vers le public où elle sera rejointe par Dominique Mercy qui lui couvre élégamment les épaules d’un manteau et l’entraîne vers les coulisses. Est-ce lui monsieur Viktor ? On ne sait, Pina a emporté son secret avec elle. Les tableaux s’enchaînent sur des musiques populaires lombardes, toscanes et sardes qui alterneront avec Tchaïkovski, Khatchatourian et des musiques des années trente. On y retrouve, plus magiques que jamais, les « must » de Pina avec ces guirlandes de danseurs, les hommes en costumes, les femmes en robes longues fluides et fleuries, chaussées d’escarpins, swinguant langoureusement en couple sur des musiques chaloupées. Le charme opère encore et toujours, avec une alternance de séquences déchaînées, de saynètes satiriques et parfois surréalistes, miroirs de notre humaine condition.
Il faut renoncer à décrire, ou à expliquer, une pièce chorégraphique de Pina Bausch. À qui ne la connaît, à toute personne éprise de spectacle vivant, on ne peut que l’inciter fortement à vivre semblable expérience. À découvrir, surtout, l’univers d’une artiste majeure. Chantal Langeard