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Éric Sadin, 5G et mutations

Philosophe, écrivain et enseignant, Éric Sadin est l’auteur de L’Ère de l’individu tyran, la fin d’un monde commun. Une exploration des mutations décisives liées aux évolutions technologiques et numériques de notre époque. Entretien

 

Dominique Martinez – Quel modèle de société préfigure le déploiement de la 5G actuellement défendu par le gouvernement?

Éric Sadin – Ce modèle de société est à l’œuvre depuis longtemps. Nous en atteignons juste un nouveau seuil, du fait d’une plus grande rapidité des connexions permise par la 5G. Les gens, du reste, auraient pu aussi bien se mobiliser contre la 3G ou la 4G, car cela signifiait, à chaque fois, une augmentation du rayonnement électromagnétique. Un sursaut a lieu maintenant, au début de ces années 2020. Elles constituent donc un marqueur temporel d’une prise de conscience partielle des excès et des dérives d’une industrie numérique qui ne cesse de s’immiscer dans nos existences individuelles et collectives. Cela s’inscrit dans une histoire qui est déjà à l’œuvre depuis une quinzaine d’années : celle de l’extension des services via des systèmes numériques. Et l’histoire de ce que j’ai nommé la « marchandisation intégrale de la vie », c’est-à-dire l’émergence d’applications destinées à nous offrir des services devant satisfaire tous nos désirs, à tout instant de notre quotidien. Cela s’inscrit aussi dans une volonté d’hyperoptimisation de la société où, de plus en plus, aux fins de vouloir éviter la moindre anomalie ou défaillance, quantité d’actions sont gérées par des systèmes numériques. Que, dans tous les secteurs de la vie, l’hyperoptimisation ne cesse de prévaloir, elle constitue le modèle d’une organisation algorithmique et d’une marchandisation intégrale de la vie. La 5G n’instaure pas ce modèle, elle le consolide, et n’est que la partie visible de l’iceberg.

D.M. – Rapidité, ultraconnectivité, réactivité en temps réel. Cette avancée technologique permettra l’accélération de la collecte de données, la montée en puissance de l’intelligence artificielle… Qu’est-ce qui se joue? Avec quels risques?

É.S. – Ce qui se joue, c’est que, de plus en plus, des systèmes orientent l’action humaine en vue de signaler, en continu, des services et produits adaptés individuellement à chacun d’entre nous. Or, cela a un impact sur l’autonomie de notre jugement, sur notre faculté à pouvoir décider, librement et en conscience, de nos actions. Et ce, sans recevoir continuellement des notifications sur telle chose à acheter, tel restaurant à fréquenter, tel chemin à emprunter. C’est une pression incessante, imposée par un nouveau modèle économique qui affine de plus en plus la connaissance de nos comportements et qui entend continuellement orienter le cours de notre quotidien. C’est le cas de l’intelligence artificielle, par exemple avec les enceintes connectées qui nous disent les bonnes actions à entreprendre, acheter tel produit, écouter telle musique… Certes, on ne cesse de s’inquiéter de la protection de sa vie privée, du traitement des données personnelles et des risques d’atteinte à la liberté. Cependant, nous devrions tout autant nous soucier du modèle de société qui est en jeu. Celui où l’action humaine – individuelle et collective – est appelée à subir une pression constante opérée par des systèmes numériques toujours plus sophistiqués.

D.M. – Vous dites que l’extension de capteurs tous azimuts, croisée à la puissance de l’intelligence artificielle, constitue l’horizon industriel majeur de la troisième décennie de notre siècle. Comment évolueraient le monde du travail et l’action syndicale dans votre projection?

É.S. – Ce ne serait rien moins que l’usine 4.0, entièrement pilotée par des données. Jusqu’ici, les lieux de travail étaient considérés comme des collectifs humains œuvrant en vue d’un même objectif et décidant, dans la pluralité et la contradiction, de modes d’organisation. Là, c’est une rupture. Cette usine 4.0 nouvelle génération repose sur deux principes technologiques majeurs : d’une part, l’extension des capteurs sur toutes les chaînes de conception et de production, et, d’autre part, des systèmes d’intelligence artificielle qui permettent une visibilité en temps réel de toutes les chaînes (conception, production, logistique, satisfaction client). De surcroît, il y a des systèmes capables, non seulement d’analyser le fonctionnement en temps réel de tout ce qui est mis en œuvre, mais aussi de dicter en retour les actions à entreprendre. C’est le cas, par exemple, des préparateurs d’Amazon ou d’autres entrepôts, qui reçoivent des signaux sur leur casque en fonction de leur localisation, des besoins, des commandes et des lieux où se trouvent les produits. Il y a là une sorte de robotisation de l’action humaine en entreprise… jusqu’au moment où ce seront des robots métalliques qui s’y substitueront. Pourquoi pas, me direz-vous, si c’est pour réduire la pénibilité? Bien sûr, et de ce point de vue-là, tant mieux ! Mais le problème vient des modes de management que cela induit. C’est-à-dire que des personnes décident des cadences et des modalités d’organisation que d’autres personnes subissent sans avoir le droit à la parole, parce qu’elles les subissent de façon automatisée. Allez donc vous opposer à des équations algorithmiques qui assignent vos tâches, votre cadence, etc. Pis, d’autres métiers à haute compétence cognitive sont également appelés à être remplacés – ou en tout cas encadrés – par l’intelligence artificielle. Ce sera par exemple le cas des recruteurs, des avocats, des comptables, des radiologues… ce qui entraînera au passage la destruction d’une masse importante de compétences ayant pourtant nécessité de nombreuses années d’études.

D.M. – Quel serait le rôle de l’action syndicale?

É.S. – En mettant en avant une certaine atténuation de la pénibilité, la doxa du progrès technologique a berné les syndicats. Ceux-ci n’ont pas suffisamment pris en compte les nouvelles modalités automatisées de management et d’encadrement de l’action humaine, non plus que leurs incidences. C’est pourtant fondamental, car cela pose la question de l’apport singulier et subjectif de chaque être au sein d’un collectif. Or, ces systèmes ont contribué, parfois de façon insidieuse, à une surhomogénéisation des pratiques de travail, à une réduction des actions à l’obtention de résultats automatisés qui doivent être produits continuellement. La robotisation des modes d’organisation en entreprise suppose une équivalence indifférenciée de tous les salariés, et presque une négation de l’apport subjectif et singulier de chacun. Toutes les actions doivent s’adosser à des résultats prédéfinis. Il n’y a plus de place pour l’ambiguïté, pour la singularité, pour la créativité de chacun. Le travail ne serait donc que la réalisation d’opérations entièrement prédéfinies ? Ce sujet est éthique et philosophique. D’où le besoin de témoignages, de contre-expertises, d’évaluations et d’études pour nourrir des mobilisations en vue de s’opposer à ce mouvement puissant qui s’est déployé. L’action syndicale a une mission historique de bataille pour l’amélioration des salaires, certes, mais l’évolution ultrasophistiquée des modes de travail me semble devoir – et ô combien – constituer un motif central de mobilisation.

D.M. – Les risques sanitaires et écologiques du très haut débit de cinquième génération suscitent également le débat. Quels seraient-ils, selon vous ?

É.S. – Il est difficile de se prononcer, pour l’instant, sur les études produites sur la 5G, souvent contradictoires et fort complexes. Il y a évidemment besoin de la plus grande transparence de la part de la puissance publique sur les risques sanitaires, mais aussi écologiques, générés par les ondes électromagnétiques et l’utilisation des serveurs. Mais au-delà de ça, l’heure est venue de ne pas nous contenter de seulement dénoncer la 5G et l’industrie du numérique. Il convient autant, maintenant, d’en analyser nos usages et d’être assez cohérents pour décider, individuellement et collectivement, de nous défaire de certains d’entre eux, quand bien même ils ne cessent de nous procurer un confort prétendu. Car, à vrai dire, la conscience ne se divise pas. Propos recueillis par Dominique Martinez

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Le livre, essentiel ou non ?

Une nouvelle fois, considérées comme des commerces non essentiels, les librairies sont contraintes de baisser le rideau ! Une décision qui exaspère les professionnels du livre et nourrit leur colère. Lectrices et lecteurs soutiennent la pétition nationale lancée par le Syndicat de la librairie française.

 

Considérées comme des commerces non essentiels, les librairies sont contraintes, une nouvelle fois, de baisser le rideau à l’heure du second confinement. Malgré la mobilisation citoyenne des professionnels du livre, des auteurs et éditeurs, des lectrices et lecteurs… Même le ministre de l’Économie militait en faveur de leur ouverture, décidant alors la fermeture des rayons livres dans les grandes surfaces mais laissant ainsi le champ libre aux géants de la vente en ligne !

« Fermer les librairies, c’est condamner tout un pan de l’économie culturelle, sans doute à vaciller, pour certains à disparaître », souligne François Busnel, l’animateur de l’émission La grande librairie et l’initiateur d’une pétition nationale, soutenue par le Syndicat de la librairie française, qui remporte un vif succès. « À l’heure où les salles de spectacles, les musées, les centres d’art et les cinémas sont malheureusement contraints de nouveau à la fermeture, l’ouverture des librairies maintiendrait un accès à la lecture et à la culture dans des conditions sanitaires sécurisées », soutient le SLF. Et le syndicat de poursuivre : « Le retour en nombre des lecteurs en librairie, jeunes ou adultes, à l’issue du premier confinement a illustré cette soif de lecture, porteuse de mille imaginaires, et cette volonté de défendre nos lieux de vie, de débats d’idées et de culture au cœur des villes ». Au final, le texte de la pétition demande au Président de la République de laisser les librairies indépendantes ouvrir leurs portes.

Est-il plus dangereux d’acheter un livre qu’une baguette de pain ? À l’identique du boulanger, le libraire s’est équipé pour garantir la santé de ses salariés comme des visiteurs. Avec le sourire et la rigueur requise, il exige le respect des règles sanitaires. Pour que chacune et chacun ne cessent de tourner avec ravissement les pages du livre, les pages de la vie… Un appel à ouvrir les portes auquel le gouvernement reste sourd, malgré les incohérences d’une décision qui exaspère les professionnels du secteur, en dépit de la colère qui gronde et monte des territoires !

En solidarité avec les acteurs du livre, les membres de l’académie Goncourt ont convenu de reporter, sine die, la date de remise de leurs prix. Comme d’autres jurys littéraires : le Renaudot, le prix Interallié et le Grand prix du roman de l’Académie française. Quant aux librairies, elles s’organisent pour mettre en place et développer la vente en ligne et à emporter. Tel le réseau Folies d’encre, douze librairies en Seine-Saint-Denis(93) pour 1 724 893 livres disponibles, qui s’autorise un message fort en humour : « Si vous ne savez pas quoi chercher, appelez-nous, envoyez-nous un mail, un pigeon voyageur, des signaux de fumée… ON SERA LÀ POUR VOUS ! Prenez soin de vous, laissez la stupeur retomber et lisez, on n’a pas encore trouvé mieux pour passer l’hiver sereinement ! ». Un autre site, national, à consulter : Lalibrairie.com, qui prône « un nouveau mode de distribution alternatif aux circuits traditionnels tout en protégeant votre librairie de proximité ». Le principe ? Aucun frais de port n’est facturé si vous retirez votre livre dans la librairie au coin de votre rue ! Quant au réseau Leslibraires.fr qui a pour ambition « de vous permettre de retrouver sur Internet vos librairies préférées, leur choix et leurs spécificités », le mode de fonctionnement est un peu différent : il s’appuie, toutes librairies confondues, sur un stock en ligne qui recense près de cinq millions de livres !

Averroès, l’illustre philosophe et médecin musulman, écrivait au XIIème siècle que « l’ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine et la haine conduit à la violence ». Lisez, lisons, lisez : il n’y a pas meilleur remède contre la bêtise et l’ignorance, la peur et la haine, l’obscurantisme et la violence ! Yonnel Liégeois

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LINportant, c’est la fibre !

Fondateur de la coopérative Linportant, Paul Boyer estime que cette fibre se doit d’être bio, mais aussi sociale. En recréant une filière textile et de confection made in France. Explications

 

C’est l’histoire d’un coup de foudre, transformé en liaison durable et fructueuse… Lorsqu’en 2009 Paul Boyer, jeune ingénieur parisien d’origine toulousaine, vient se mettre au vert avec sa petite famille en Normandie, il tombe amoureux des champs de lin aux environs de Caen. Pour s’attrister rapidement, constatant qu’une fois la fibre récoltée, elle part au bout du monde et n’induit aucune retombée économique sur la région. « La France est le premier exportateur de lin au monde avec une production sur 100.000 hectares dont 70.000 en Normandie ! Personne ne le sait ou presque, on n’en parle pas, c’est écrit nulle part », se désole-t-il, campé dans le hangar qui abritera bientôt son usine de confection de tee-shirts bio et qui lui sert pour l’instant de QG. Nous sommes à Evrecy, petite bourgade de 2000 habitants, à quelques kilomètres au sud de Caen.

Le jeune homme décide alors de s’engager sur un  double projet : d’une part favoriser une culture de lin bio dans la région en incitant les liniculteurs à une conversion, d’autre part reconstituer la chaîne de production jusqu’à un produit final made in France. En effet, comme il le déplorait récemment dans les colonnes de Télérama, «  la caricature du lin, c’est une très belle fibre poussée en Normandie, teillée localement, puis envoyée en Chine pour être filée, avant de se changer en tissu très fin en Italie et de repartir pour la confection en Asie, d’où le vêtement sera expédié dans un magasin parisien ». Paul Boyer n’est pas étranger au monde du textile puisqu’il travaille depuis 2003 dans la mode éthique et le coton bio. Il fait partie de l’association « lin et chanvre bio », dont il est devenu vice-président. Fort de ses contacts dans la filière, il travaille à convaincre. Alain Gautier, liniculteur, le suit.

Pour un lin bio de qualité, il faut une rotation de sept ans en alternance avec d’autres plantes nourricières ou fourragères. Le lin est peu gourmand en eau, contrairement au coton, mais son traitement en différentes étapes est très peu mécanisable. Il nécessite une main d’œuvre importante et qualifiée. La première étape est le rouissage qui se fait au sol à partir de la mi-juillet, après l’arrachage des tiges qui vont progressivement pourrir au sol en étant retournée plusieurs fois par le liniculteur. S’il y a trop de pluie ou pas assez, la récolte est perdue. Puis vient le teillage qui se fait dans l’usine de Bourguébus, non loin d’Evrecy. Il s’agit de broyer et d’écraser la paille pour extraire la fibre appelée filasse. Rien ne se perd : les déchets (les « anas ») sont transformés en litière pour animaux et les graines sont connues pour leurs bienfaits dans le domaine de la diététique. La filasse passe ensuite au peignage pour aboutir à un ruban régulier qui évoque une magnifique chevelure blond vénitien… La dernière étape, la filature, sera confiée à l’entreprise Safilin d’Armentières qui a malheureusement délocalisé son usine en 2003, non pas en Chine mais en Pologne. Avec l’espoir secret d’une relocalisation ultérieure plus facile, et ce sera pour Paul Boyer le projet ultérieur baptisé Linpossible !

Une fois le fil de lin obtenu, le plus dur reste à faire. En effet, la matière part du champ pour aboutir au produit fini selon une chaîne bien établie, comme l’explique Paul Boyer. « L’argent part de la poche du consommateur, il le donne à un distributeur qui le donne à une marque qui achète à un confectionneur qui lui-même achète à un tisseur, lequel se fournit en fil …Une partie finale de cet achat arrive dans la poche du liniculteur. Pour que ce dernier vive, il faut donc remonter la filière des différents donneurs d’ordre pour les associer au projet ». Il n’y aura pas de produits vendus sous la marque LINportant. Paul Boyer veut vendre aux donneurs d’ordre, il ne souhaite pas travailler pour du très haut de gamme comme Hermès qui vendrait  un tee-shirt à 300 €. « Ce n’est pas ça qui va créer de l’emploi massif », il veut aller vers des marques nationales de milieu de gamme « pour arriver à un prix de vente très accessible en travaillant un peu sur les marges de chacun ». Ce fut un travail considérable de plusieurs années, « j’aime aller au fond des sujets, c’est le défaut des mineurs… », plaisante l’ancien ingénieur de l’École des Mines.

Il opte pour une structure d’économie sociale et solidaire, d’abord sous forme d’une association en 2017 pour étudier la faisabilité technique et économique : obtenir un volume suffisant pour être industriel mais sur une jauge raisonnable d’une vingtaine d’hectares et 100.000 tee-shirts par an. En novembre 2019, l’association se transforme en une Société coopérative d’intérêt collectif de 63 membres se composant des salariés, d’acteurs de la filière, de professionnels de la gestion et de membres de la société civile (citoyens et associations). Une prévente de tee-shirts, organisée par le biais de la plate-forme Ulule, a réuni 3500 commandes. Livraison prévue fin juin 2020… Le coronavirus changea la donne, les mécaniciens recrutés fabriquèrent des masques tout l’été en attendant la livraison des tables de coupes, des métiers à tricoter et le début effectif de la production des tee-shirts cet automne.

L’initiative est à saluer. Certes, une goutte d’eau au regard de l’océan de tout le textile asiatique mais il faut y voir, par de là le projet, un espoir proche : acheter un vêtement en lin bio qui n’aura pas fait plusieurs fois le tour de la planète avant de s’accrocher à notre portant ! Chantal Langeard

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La démocratie sociale à l’épreuve

Comment s’organisent aujourd’hui les mobilisations syndicales et sociales ? Comment se faire entendre quand les gouvernements font fi des exigences populaires ? Qu’est-ce que cela dit de l’état de notre démocratie ? Dialogue entre deux enseignants-chercheurs : la politologue Sophie Béroud et le sociologue Erik Neveu.

 

Cyrielle Blaire – Les rassemblements contre les violences policières et le racisme ont rassemblé en juin des dizaines de milliers de manifestants. Comment expliquez-vous ce sursaut citoyen, quelques semaines seulement après la sortie du confinement ?

Erik Neveu – J’y vois deux formes d’indignation civique. La première tient à une exaspération devant les atteintes croissantes au droit de manifester. Se déconfiner c’était retrouver la liberté de manifester, d’occuper l’espace public. Dans un contexte où « Black lives matter » remettait les violences policières à la une de l’actualité, s’est aussi exprimée une indignation contre la répétition de brutalités policières et de comportements racistes couverts par une impunité alarmante. Quand des groupes Facebook sont les lieux de paroles racistes abjectes, quand le maintien de l’ordre ou de banals contrôles d’identité aboutissent à des morts ou des mutilations, quand l’IGPN ne voit jamais motif a sanction, quand la justice semble bien plus rapide et ferme pour les gilets jaunes que pour des policiers filmés à se livrer à des comportements illégaux, alors l’indignation monte. Elle est puissante chez les jeunes, qui sont les groupes ciblés par les pratiques discriminatoires, et elle ne va pas retomber.

Sophie Béroud – La crise sanitaire est venue arrêter de façon brutale une dynamique exceptionnelle de mobilisation qui durait depuis quatre mois contre la réforme des retraites, la LLPR à l’université et dans le secteur hospitalier. Le comité Vérité et Justice pour Adama Traoré a joué un rôle important dans cette dynamique de mobilisation contre le racisme car il a appelé très tôt à des convergences avec les gilets jaunes puis avec les salariés en grève contre la réforme des retraites. Un autre facteur qui a sans doute compté, c’est la situation vécue dans les quartiers populaires avec une très forte exposition à la pandémie et de très grandes difficultés à maintenir des sources de revenus.

C.B. – Le confinement a-t-il été l’occasion de formes de mobilisations différentes et de nouvelles prises de conscience de gens qui se tenaient jusqu’ici à l’écart des mobilisations ?

E.N. – Il faudra le recul d’enquêtes pour le mesurer. Reste une circulation intense de vidéos et de caricatures portant une charge de critique politique. L’intervention de Vincent Lindon « Comment ce pays si riche… » a été visionné six millions de fois sur YouTube. Mais c’est aussi la communication gouvernementale et ses mensonges qui auront aiguisé la critique, notamment sur le port du masque.

C.B. – L’appel des personnels soignants, lancé aux usagers qui les ont applaudis à 20 heures aux fenêtres, pourrait-il constituer la traduction d’une prise de conscience en engagement ?

S.B. – Durant le confinement, on a pu penser qu’une brèche était en train de s’ouvrir pour sortir d’une approche néolibérale des services publics et réaffirmer leur importance dans la société. Les manifestations du 16 juin ont montré un monde de la santé très mobilisé et les manifestants ont souvent été très applaudis. Mais il y a une difficulté à élargir la participation à ces manifestations, mais aussi à publiciser davantage les enjeux du Ségur de la santé. Plus ces négociations semblent techniques, plus cela contribue à isoler le secteur de la santé.

E.N. – La crise est venue rappeler la hiérarchie réelle des utilités sociales, qui pourrait constituer un socle futur pour de nouvelles convergences. Pour reprendre la Parabole (1810) du socialiste prémarxiste St Simon, si le virus nous ôtait les « cinquante premiers traders, publicitaires, éditorialistes de BFM, haut-fonctionnaires de Bercy ou rogneurs de budget des ARS », nous serions moins affectés que par l’évanouissement des caissières, agriculteurs, enseignants, ouvriers, livreurs, urgentistes et employé(e)s d’EPHAD.

C.B. – Durant le conflit contre la réforme des retraites, de nouveaux modes d’actions se sont multipliés en marge de formes plus classiques de mobilisation.

S.B. – Oui, on a vu une volonté de combiner des formes plus classiques de mobilisation – par la grève, les manifestations – avec d’autres qui permettent d’investir l’espace public, de sortir de l’entreprise et de s’adresser à l’extérieur : à l’opinion publique mais aussi aux médias, aux politiques qui refusaient de voir que la mobilisation contre la réforme des retraites est aussi forte. Ces actions peuvent impliquer aussi ceux qui ne participent pas d’habitude à des actions plus classiques. Cela renvoie à l’inventivité des salariés mobilisés. C’est très complémentaire avec les mobilisations classiques, cela ne s’y substitue pas.

E.N. – Leur logique principale tient en large part au sentiment d’une efficacité insuffisante des formes classiques de manifestations. De la réforme Sarkozy des retraites, des lois travail sous Hollande puis aux réformes de la présidence Macron, on a vu de hauts niveaux de mobilisation produire peu d’effets sur le blocage ou la réécriture de projets de loi. Les mouvements se heurtent à une combinaison de répression forte et de tactique de l’édredon : manifestez si vous voulez, on n’en fera rien. Beaucoup de personnes ou de collectifs, qui n’ont aucune envie de céder, explorent donc des formes alternatives. Pour certains groupes qui ont des effectifs modestes et un statut symbolique valorisé comme les avocats, ce seront des gestes symboliques comme de jeter leurs robes. Pour les artistes de L’Opéra, ce sera de tirer profit de leurs savoir-faire pour monter un spectacle.

C.B. – Visent-elles simplement à attirer l’attention des médias ?

S.B. – Il y a une volonté de produire des évènements dans un monde de plus en plus médiatique et connecté afin de faire entendre la cause qu’on défend. Cela s’est fait dès les années 1980 avec Act up, qui a réalisé des actions très visuelles [pour alerter sur l’inaction des pouvoirs publics face à l’épidémie de Sida], comme les die in sur les places publiques, l’explosion de poches de sang. Cela a été repris dans les années 90 lors de conflits locaux, au moment des fermetures d’usine, avec les opérations ville morte. Ou en Espagne à la suite du Mouvement des Indignés, avec les « marées » lors des manifestations : des salariés de différents secteurs portaient des tee-shirts de différentes couleurs pour rendre bien visibles leur cause (ceux de la santé, de l’éducation…etc.)

E.N. – Elles ont des effets de captation de l’attention des médias parce qu’elles sont inhabituelles ou colorées, drôles, émouvantes, parce qu’elles cassent la routine visuelle des images de manif. Oui elles sont pensées pour les médias, dans le sens où une mobilisation qui n’est pas visible perd beaucoup de son potentiel de rayonnement, de transmission de sa cause. Mais ce n’est pas un spectacle, elles expriment la colère, la révolte, parfois la rage quant aux effets des réformes.

S.B. – En 36 et en 68, rendre visuel le conflit était moins nécessaire car on occupait massivement les entreprises. On faisait venir des compagnies de théâtre dans les usines. Depuis les années 2010, il est plus difficile de mobiliser dans les entreprises ou même au sein de l’hôpital public à cause de la continuité des soins. D’où la nécessité d’extérioriser la scène de la contestation. Les salariés se tournent vers d’autres modes d’action, sur les ronds-points, les péages, les dépôts… Et il y a aussi l’idée qu’une multitude de micro mobilisations peuvent « emboliser » le système, le bloquer. Soit en visant des centres névralgiques (ports, raffineries), soit en multipliant les scènes de mobilisation dans des dizaines ou centaines de lycées, de facs… Comme hier les gilets jaunes ont inventé le carrefour comme lieu de mobilisation.

C.B. – Y a-t-il un défaut de dialogue social en France ?

S.B. – le mépris du gouvernement vis-à-vis des organisations syndicales et des salariés mobilisés, le refus de les reconnaître comme interlocuteurs légitimes, les oblige à se poser la question de comment se faire entendre. Le mouvement des gilets jaunes, qui ne s’est pas embarrassé de respecter les codes établis (en ne déposant pas de parcours de manifestation…), a aussi eu un effet. Leur irruption a fait peur au gouvernement. Sans doute que du côté des salariés et des organisations syndicales, certains se disent qu’il faut aller plus loin. Ce refus d’entendre les personnes mobilisées peut aussi conduire à des situations désespérées, comme à Lyon où un étudiant s’est immolé en novembre 2019 pour protester contre la précarité.

E.N. – Il existe une culture de la verticalité et de la condescendance en France. Les dirigeants issus du système des grandes écoles, sont persuadés d’être la crème de leurs générations, de détenir un savoir infaillible sur des choses dont ils n’ont aucune expérience. Les mandats politiques les plus importants sont désormais exercés par des gens qui ont fait de la politique leur métier et qui sont hors-sol, prisonniers de leur petit monde, fréquentant plus souvent des lobbystes que des citoyens ordinaires. La France s’enlise dans un système où le changement est pensé comme devant venir d’en haut, où le dialogue est limité à modifier des points secondaires dans un « cadre » qui ne saurait être mis en discussion. Dire non, proposer autre chose c’est être taxé d’idéologue sectaire ou d’irréaliste.

S.B. – Le refus d’entendre les organisations syndicales dans l’élaboration d’une réforme, d’un dialogue reconnaissant la légitimité des différents acteurs autour de la table, alors qu’une large majorité de la population est hostile à la réforme des retraites, montre que notre démocratie est en mauvais état. Cela pose la question de qui prend les décisions et pour qui dans une société où les inégalités se creusent. Or, on le voit bien depuis des années où prédominent les politiques néo-libérales, ce n’est pas l’expérience concrète des salariés qui est prise en compte ni l’expérience des usagers, mais des critères de rentabilité au service d’acteurs financiers privés. Les réformes ne sont guidées ni par le souci de la protection des plus faibles, ni par le souci de l’égalité.

E.N. – Le sentiment de mépris, la perception que tout ce qu’on peut dire ou faire ne sert à rien provoque du dégoût, de la désertion civique, de l’abstention. Ce sont aussi des semis de violence que provoque cette absence d’écoute. Mais une démocratie, c’est aussi un monde avec des projets mobilisateurs d’un autre avenir, des « utopies réalistes ». Propos recueillis par Cyrielle Blaire

Sophie Béroud est politologue, professeur de science politique à l’université Lyon II.
Erik Neveu est sociologue et politiste, professeur des universités, enseignant à Sciences-Po Rennes.

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Vers une catastrophe sociale planétaire ?

Au tribut de la pandémie, plus d’un milliard de personnes risquent de perdre leur emploi ou de voir leur salaire réduit. La crise sanitaire sera-t-elle synonyme de catastrophe sociale mondiale ? L’Organisation internationale du travail (OIT) lance un cri d’alerte.

 

« La crise mondiale la plus grave depuis 1945 ! ». C’est ainsi que l’Organisation internationale du travail (OIT) qualifie la situation sociale planétaire qui accompagne la crise sanitaire. Tous les continents sont touchés par la pandémie du coronavirus. Les deuils se comptent par dizaines de milliers. Avec les suspensions d’activités et le confinement, qui concerne plus de trois milliards d’individus, quelque 80% de la population active mondiale est concernée par la fermeture partielle ou totale des lieux de travail. Nul ne saurait prédire ni l’ampleur ni la durée de la pandémie. Mais, d’ores et déjà, l’OIT estime que 195 millions d’emplois ont été perdus lors du premier trimestre et que 1,25 milliard de personnes courent un risque élevé de licenciement ou de réduction de salaire. La faim dans le monde pourrait, quant à elle, doubler, selon un rapport de l’Organisation des Nations unies (ONU) présenté le 21 avril au Conseil de sécurité par la FAO [organisation de l’ONU pour l’alimentation et l’agriculture] et le Programme alimentaire mondial (PAM). Déjà, en 2019, près de 135 millions de personnes dans 55 pays étaient au bord de la famine. La crise alimentaire pourrait en affecter 250 millions d’ici fin 2020.

Si le virus n’a pas de frontière, les inégalités d’accès à la protection sociale (plus de la moitié de la population mondiale n’en bénéficie pas) et à l’assurance chômage (un privé d’emploi sur cinq peut prétendre à des indemnités), l’importance relative de l’économie informelle exacerbent les inégalités face aux risques sanitaires et sociaux. Se profilent des catastrophes d’une ampleur inédite, si la solidarité internationale n’est pas au rendez-vous. L’Afrique de l’Ouest est particulièrement concernée. Selon l’ONG Oxfam, près de 50 millions de personnes y seraient menacées de famine d’ici fin août, du fait des conséquences de l’épidémie (ou de l’insécurité régionale). C’est vrai aussi de pays comme l’Éthiopie, en outre frappé par une invasion de criquets pèlerins. En cause, notamment, les conséquences du travail informel. En 2018, l’OIT estimait à deux milliards les personnes occupant un emploi informel, soit plus de 60% de la population active dans le monde. En Afrique, c’est le cas de 85,8% des emplois (68,2% en Asie et Pacifique, 68,6% dans les États arabes, 40% pour les Amériques et 25,1% en Europe et en Asie centrale). La majorité des travailleuses et travailleurs concernés ne disposent ni de protection sociale, ni d’indemnités chômage, ni de droit du travail ni de conditions de travail décentes. Pour l’énorme majorité, confinement signifie perte de tout revenu.

C’est aussi le cas en Inde où la majorité des travailleurs migrants de l’intérieur ont tenté de regagner leurs villages d’origine pour trouver de quoi manger, en dépit d’une répression massive et violente pour non-respect du confinement. En jeu également, la fragilisation du travail agricole, nombre de petits paysans n’ayant plus les moyens de nourrir une partie du bétail ou de faire des réserves de semences pour l’année suivante. Ou encore l’absence de transfert d’argent des travailleurs immigrés. L’organisation du commerce mondial est aussi en cause : le prix des matières premières que vendent les pays du Sud est en chute libre, ce qui n’est pas le cas des denrées alimentaires qu’ils importent. Le mécanisme même de la dette pèse sur leurs économies, raréfiant services publics et systèmes de santé, et les États ne disposent pas de moyens suffisants pour pallier les pénuries de revenus des familles. Pour beaucoup de foyers, il faut choisir : le risque de contamination, ou la faim. Mi-avril, les pays du G20 ont suspendu partiellement, et provisoirement, les dettes de certains de ces pays. C’est leur annulation pure et simple que réclament quelque 200 organisations dans le monde. Les milliards accumulés dans les paradis fiscaux, par exemple, montrent qu’il est possible de protéger ces populations comme celles des favelas latino-américaines ou des camps de réfugiés privés d’accès aux soins ou même à l’eau, et de leur éviter la famine.

Face aux pertes d’emploi qui s’annoncent par dizaines de millions, ce sont bien le travail, les revenus et la santé des travailleurs et de la population qu’il s’agit de protéger, pendant et à la sortie de tout confinement. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a d’ailleurs mis en garde contre tout affaiblissement des mesures de protection de la part des États décidant de déconfiner pour relancer l’économie. Les syndicats sont, de ce point de vue, aux avants-postes dans de nombreux pays, en particulier en Europe et sur le continent américain. Le 18 avril, les États-Unis comptaient 26 millions de chômeurs de plus inscrits en cinq semaines. Or, pour la majorité de ceux qui bénéficient d’une protection sociale, celle-ci dépend de leur employeur. Chaque année, un million de familles sont ainsi en situation de «faillite» pour dette médicale. Si le gouvernement fédéral a dû se résoudre à un plan de plus de 2000 milliards de dollars, la priorité de Donald Trump – qui, à l’instar de Jair Bolsonaro au Brésil, avait commencé par nier la pandémie –est à la reprise du travail. Aussi, un mouvement de grève des loyers est-il né parmi les chômeurs en avril, grèves et actions syndicales se multiplient : chez les conducteurs de bus à Detroit, les égoutiers de la banlieue de Cleveland, les travailleurs sociaux-infirmier(e)s et éboueurs de Pittsburgh, salariés de la restauration, ouvriers du bâtiment et de l’automobile. C’est aussi le cas des employés américains d’Amazon qui, comme leurs collègues français, demandent une meilleure protection face au virus dans les entrepôts.

En Italie, un mouvement syndical unitaire (CGIL, CISL, UIL) a permis d’obtenir une liste officielle d’activités dites essentielles. En Roumanie, les soignants sous-équipés se sont révoltés. En Tunisie, Espagne, Cameroun, Portugal… les organisations syndicales des centres d’appel ont demandé la fermeture des centres non vitaux et la protection des travailleurs. En Chine, des grèves ont éclaté dans plusieurs secteurs pour le paiement d’arriérés de salaires. D’autres mouvements ont eu lieu, en Inde ou en Afrique (Burkina-Faso, …), là encore pour la protection des travailleurs et le paiement des salaires : c’est bien ce qui est en jeu partout ! Sans omettre liberté, démocratie et droits syndicaux, alors que se manifestent des orientations de plus en plus autoritaires et nationalistes dans plusieurs pays, du Brésil à l’Inde, d’Israël à la Hongrie…

La crise du coronavirus a mis en lumière la communauté de destin de toute l’humanité, l’impératif de substituer une solidarité active à la concurrence du tous contre tous. En 1944, l’OIT adoptait la déclaration de Philadelphie, rappelant que « le travail n’est pas une marchandise; la liberté d’expression et d’association est une condition indispensable d’un progrès soutenu; la pauvreté, où qu’elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous ». C’est à une nouvelle conférence extraordinaire de l’OIT qu’appellent dès lors diverses organisations syndicales. Pour que les droits humains prévalent sur les profits de quelques-uns. Isabelle Avran

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Barbara Stiegler, No alternative

Avec Il faut s’adapter, Sur un nouvel impératif politique, paru chez Gallimard, la philosophe et professeure d’université Barbara Stiegler interroge l’idéologie néolibérale véhiculée par  le théoricien américain Walter Lippmann. Une pensée devenue hégémonique, obligeant les peuples à s’adapter et à maintenir le cap de la mondialisation.

 

Cyrielle Baire – Dans votre ouvrage, Il faut s’adapter, vous vous intéressez à la thèse de Walter Lippmann, l’un des penseurs du néolibéralisme qui appelle dans les années 1930 à une transformation de l’espèce humaine. Qu’en est-il ?

Barbara Stiegler – Selon Lippmann, l’espèce humaine n’est pas assez adaptée à un environnement mondialisé. Du fait de son évolution biologique et historique, elle serait trop fermée sur elle-même, mentalement et culturellement. Il faut donc la transformer par la rééducation des populations et un ensemble de politiques publiques, afin qu’elle s’adapte sans cesse aux transformations. L’objectif va au-delà de la mise au pas des forces du travail, c’est la totalité de nos manières de vivre qui doivent être revues : nos loisirs, notre culture, nos corps, nos affects et nos manières de penser. C’est un changement anthropologique total.

C.B. – L’éducation doit donc être repensée, non plus pour émanciper, mais pour réadapter les individus à leur environnement ?

B.S. – Oui. Lippmann est l’un des grands précurseurs des textes de l’OCDE ou de l’Europe sur le système éducatif. Une synthèse entre les besoins de l’économie mondialisée et la psychologie du développement. L’éducation n’est plus au fondement du pacte républicain, elle n’a plus la visée émancipatrice des Lumières. Elle devient un ensemble de compétences à acquérir pour s’adapter dans un environnement incertain, marqué par la compétition et le changement permanent.

C.B. – La pensée d’Emmanuel Macron, lorsqu’il parle des « Gaulois réfractaires au changement », serait influencée par cette idéologie néolibérale ?

B.S. – Exact. Mais c’est aussi la thèse typiquement néolibérale du « retard » français, encombré par son État social, ses luttes collectives et ses tendances révolutionnaires. Alors qu’il arrive au pouvoir dans les années 1970 et va installer son hégémonie jusqu’à aujourd’hui, le programme du néolibéralisme français est d’imposer une rupture définitive avec l’héritage révolutionnaire. Avec une mutation de l’État social mis au service d’une adaptation des populations à la mondialisation

C.B. – Quelle est la vision de la démocratie portée par les néolibéraux ?

B.S. – Lippmann considère que les masses ne sont pas assez éclairées pour se gouverner. Elles sont jugées figées, en retard sur l’évolution et les événements. Elles ont besoin d’un gouvernement d’experts qui décrète un cap qui ne peut être discuté. La pédagogie des réformes sert à obtenir le consentement des masses. Ce modèle de démocratie pousse à l’extrême la logique de la représentation. Ceux qui sont jugés compétents, les « élus », sont aux commandes. Pour les citoyens, la démocratie se résume aux rendez-vous électoraux, avec ses champions et ses supporters, et reste un moment exceptionnel.

C.B. – Comment l’idée qu’il n’y aurait « pas d’alternative » au cap fixé s’est-elle imposée dans le débat public ?

B.S. – L’une des raisons principales est la crise du socialisme réformiste et révolutionnaire qui a ouvert un boulevard au néolibéralisme, lui permettant de s’imposer à droite et à gauche grâce à son discours sur « l’égalité des chances » et les « règles du jeu ». Ce discours sur la justice explique en partie son succès. La compétition y est présentée comme un jeu fair-play, relancé sans cesse et présent dans tous les domaines – école, sport, travail –, où les meilleurs gagnent. Une autre explication est que le néolibéralisme donne un sens à l’histoire, avec la mondialisation des échanges comme horizon, qui répond à un besoin, celui de connaître le sens de l’histoire. Car notre temporalité a été modelée par le christianisme : nous avons besoin de connaître la fin.

C.B. – Crises écologique, sanitaire… Le cap fixé par « les experts » vacillerait-il ?

B.S. – La crise sanitaire mondiale résulte de la destruction des écosystèmes et de la biodiversité. Or, la crise écologique est la pire objection que l’on puisse faire au récit néolibéral. Elle montre que la mondialisation et l’explosion des mobilités mènent à la destruction des écosystèmes et de nos organisations sociales. Quant au virus, il a révélé l’effondrement de notre système de santé, ce qui met en danger le pouvoir. Car le néolibéralisme est censé assurer un pouvoir bienveillant, qui fait prospérer le vivant. On nous dit: « Suivez le berger, car il vous mène dans la bonne direction ». Mais à partir du moment où le berger est incapable de protéger ses brebis contre un virus, son pouvoir commence à vaciller.

C.B. – Dans votre livre Du cap aux grèves, vous revenez sur la lutte menée à l’université de Bordeaux. Vous écrivez que le néolibéralisme est partout, pas seulement dans les hautes sphères de la finance.

B.S. – C’est un point essentiel, que n’identifient pas clairement certains représentants syndicaux, pour qui le véritable ennemi néolibéral serait le grand capital et les grandes entreprises. Mais le néolibéralisme est en train de modifier de fond en comble nos institutions publiques, avec notre complicité. Nous nous sommes opposés au président de l’université de Bordeaux, qui est l’inspirateur d’une loi destructrice pour l’université et la recherche, la LPPR, qui doit être votée à l’automne. Les mêmes forces dominantes profitent de la crise sanitaire pour faire basculer le système éducatif universitaire dans le numérique. Une stratégie bien connue. Face à la catastrophe, on profite de la sidération des populations pour déployer un projet de société en dehors de tout contrôle démocratique. C’est très clairement ce qui se passe dans l’éducation, la recherche, la santé, où se prépare un basculement massif dans le numérique qui menace la cohésion de notre société. Propos recueillis par Cyrielle Blaire

 

Repères :

2006 : Devient maître de conférences à l’université de Bordeaux-Montaigne

2008-2009 : S’engage dans la mobilisation des universités contre la loi LRU

2019 : Il faut s’adapter – Sur un nouvel impératif politique, éditions Gallimard

2019-2020 : S’investit dans la mobilisation contre la réforme des retraites, du lycée et de l’université 2020. Du cap aux grèves. Récit d’une mobilisation, 17 novembre 2018-17 mars 2020, éditions Verdier

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Pascal Dessaint, la plume verte

Installé à Toulouse, l’écrivain naturaliste n’en oublie pas pour autant ses racines dunkerquoises. Dans L’horizon qui nous manque, l’auteur de « roman noir à tendance verte » trace le portrait d’individus et d’un monde laissés pour compte.

 

Jean-Philippe Joseph – Votre vingtième livre, paru chez Rivages, mêle un peu plus étroitement les thèmes environnemental et social…

Pascal Dessaint – Oui, il s’inscrit dans la suite du Chemin s’arrêtera là publié en 2015, qui traitait de la casse industrielle, des saccages de la mondialisation libérale, de tous ces gens jetés comme des malpropres une fois les usines fermées. J’ai grandi à Dunkerque dans une famille ouvrière. J’ai assisté à l’arrêt des Ateliers et Chantiers de France, à la fin des dockers… La fermeture des mines a ajouté au désarroi social. Ça me tourmente encore aujourd’hui, même si je vis depuis plus de vingt ans à Toulouse.

J-P.J. – Le lieu où se situe L’horizon qui nous manque existe-t-il vraiment ?

P.D. – Bien sûr, il s’agit d’une zone improbable, entre Grand-Fort-Philippe et Calais. Qui garde les traces des tragédies passées, celles de la Seconde guerre mondiale en particulier, et présentes, la crise des migrants. Là-bas, on trouve aussi les chasseurs parmi les plus détestables du pays, coupables de plusieurs massacres de phoques. Le livre s’est nourri de tout çà, de l’actualité et des faits divers. Il y a vraiment de quoi être consterné par la bassesse humaine, non ?

J-P.J. – Vous considérez-vous comme un écrivain engagé ?

P.D. – Comme un écrivain responsable, oui. Je porte un regard critique sur les choses, dans la tradition d’un Jean-Patrick Manchette, Didier Daenincks, Thierry Jonquet. Ils ont la fantaisie de l’auteur, mais aussi la volonté de montrer les désordres du monde. Je suis un auteur de roman noir, mais à tendance verte ! Les problématiques liées à l’environnement sont au cœur de mon travail. Sachant que je ne place pas l’homme en dehors de la nature. La liste des espèces qui s’éteignent n’en finit plus de s’allonger. La planète peut se passer de nous et elle se passera de nous un jour, j’en suis persuadé. Mais qui nettoiera toutes les merdes qu’on aura laissées ? [Il sourit]

J-P.J. – La conscience des enjeux environnementaux semble progresser dans la population et chez les politiques. Le pensez-vous aussi ?

P.D. – On n’est pas loin d’un point de bascule entre un monde où le meilleur est encore possible et un monde qui ressemblerait à quelque chose comme Mad Max. Le problème de l’écologie politique est qu’elle est trop souvent exprimée à travers des personnalités assez pénibles comme Jean-Vincent Placé ou François de Rugy qui ont démobilisé beaucoup de gens. Je peux d’autant moins avoir l’esprit partisan que j’ai foncièrement l’âme d’un militant de base. Je suis dans une action de défense du vivant, de la biodiversité. Je crois à la beauté. En révélant la beauté, on amène les gens à respecter l’environnement.

J-P.J. – Comment est née votre conscience écologique ?

P.D. – Enfant, j’ai eu la chance de rencontrer un ornithologue qui m’a permis d’assister aux plus belles scènes de nature qui soient en milieu hostile, des usines classées Seveso. C’était au début des années 1970, assez violentes sur le plan écologique. On se souciait peu des conséquences pour la Terre de la pollution industrielle. Tant qu’il y avait des usines et du travail, le reste, on s’en foutait. Propos recueillis par Jean-Philippe Joseph

En savoir plus
Pascal Dessaint occupe une place à part dans le paysage du roman noir. Sensible aux questions environnementales, il écrit principalement sur les rapports complexes qu’entretient l’homme avec la nature. Il publie son premier livre chez Rivages en 1995, La vie n’est pas une punition. Suivront, chez le même éditeur, Loin des humains (inspiré d’AZF), Tu ne verras plus ou encore Les derniers jours d’un homme, qui revient sur le drame de Metaleurop.

Récemment paru, Vers la beauté, toujours ! L’auteur nous partage ses souvenirs de marches dans les Pyrénées. De la balade hors des sentiers battus jusqu’au périple en montagne… « Observateur malicieux, il partage, non sans humour, sa philosophie à la fois hédoniste et contemplative de la randonnée, ses rencontres inattendues au détour du chemin et son émerveillement devant une nature toujours belle et parfois rebelle ».

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Choi Kyu-sok, la Corée en bulles

Signée de Choi Kyu-sok, la BD Intraitable raconte la résistance d’une poignée de salariés coréens contre un puissant groupe français installé dans leur pays. De la réalité à la fiction, la lutte en bulles.

 

Au tournant des années 2000, le géant Carrefour tente de renforcer son positionnement en Asie. La Corée du Sud, qui reste fermée aux entreprises étrangères, représente un secteur stratégique pour l’enseigne. Afin de s’affirmer face à  la concurrence et accroître ses marges, elle décide de faire évoluer sa politique sociale : consigne est passée aux directeurs de magasins de se débarrasser de leurs personnels existants pour les remplacer par une armée d’intérimaires. Quitte à employer la manière forte et à s’asseoir sur le droit…

Éminent auteur de bande dessinée coréenne, Choi Kyu-sok tire avec la série Intraitable une fiction sociale haletante sur la tentative ratée de Carrefour de s’implanter dans son pays. Ce deuxième tome met en avant une poignée d’hommes qui vont s’opposer au management par la peur en créant un syndicat d’entreprise. Et réussir à gripper la machine à broyer les salariés. Au sein de cette entreprise rebaptisée « Fourmi », si tous les personnages sont fictifs, le récit s’appuie sur l’expérience des salariés. « L’auteur s’est beaucoup immergé dans les faits qu’il a romancés pour se protéger. Il a choisi un conflit qui s’est cristallisé sur les questions de management et qui dépasse le cadre local », commente l’éditeur Nicolas Finet, dont la maison a déjà  publié un certain nombre d’ouvrages d’enquête sur le pouvoir des multinationales (De quoi Total est-il la somme ?, en 2017).

Dans cette série, la BD met habilement en scène la mécanique de l’entreprise qui s’appuie sur son encadrement pour désolidariser les personnels de son enseigne : tentatives de soudoiement et d’intimidations, chantage affectif afin d’obliger les cadres à rendre la vie des salariés impossible et à les pousser à la démission. Un grain de sel va pourtant se glisser dans les rouages à la faveur d’une rencontre entre Gu Go-shin, un militant à la tête d’une petite agence en conseil aux travailleurs, et un jeune cadre aux convictions chevillées au corps. Un syndicat d’entreprise se monte à la stupéfaction des dirigeants. Il s’agit dès lors pour ces derniers d’user de tous les moyens pour tenter de briser la volonté des plus courageux et empêcher les personnels de rejoindre la jeune organisation. L’auteur rend compte avec brio des brimades entre les rayonnages, de la séparation sociale entre cadres et employés, des dilemmes moraux qui traversent les personnages.

Entre crainte d’être manipulé et peur de s’engager. certains choisiront de sortir du rang, au risque de tout perdre. Un pari gagnant ? La suite, attendue pour la rentrée (tome 3, à paraître le 17/09), le dira certainement. Cyrielle Blaire

Une « intraitable » chronique sociale

« Remarquable de maîtrise et de brio, Choi Kyu-sok continue de dépeindre avec finesse les rouages du système propre aux grandes entreprises et de brosser un portrait complexe et nuancé de la société coréenne contemporaine. Dans le second volume, il met en lumière, plus particulièrement, le rôle essentiel du syndicalisme coréen. La Corée est un pays avec une longue histoire d’action syndicale. Intraitable est une chronique sociale avec des résonances universelles ». Nicolas Finet, éditeur à Rue de l’échiquier

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Culture, le flou d’un plan de relance

Vague et sans ambition pour l’avenir, le « plan culture » d’Emmanuel Macron inquiète autant les intermittents du spectacle que le silence qui l’a précédé. Comme d’autres salariés et privés d’emploi, ils refusent d’être précarisés. État des lieux

 

Qu’auraient été nos jours confinés en l’absence des artistes ? Sans l’Orchestre de Radio France « à la maison », le ballet des danseurs de l’Opéra de Paris en visioconférence ou bien encore les très virales Goguettes… Et sans France.tv qui a renoué pour l’occasion avec la culture : documentaires, théâtre, cinéma… Las ! Pendant tout ce temps, les tournages étaient à l’arrêt, les salles de répétition et de spectacle fermées, les festivals annulés, des projets abandonnés… En raison du risque sanitaire, le spectacle fut l’un des premiers secteurs mis à l’arrêt, il comptera parmi les derniers à retrouver des conditions d’activité normales. D’où l’inquiétude à propos de la reprise puisque – et c’est une lapalissade –, afin de créer, tout artiste doit pouvoir vivre.

Depuis que les salles furent contraintes de fermer leurs portes début mars, les syndicats, en particulier la CGT spectacle, n’ont cessé d’alerter sur la situation précaire des auteurs et des intermittents, des techniciens et des artistes. Outre la tenue régulière de manifestations, ils ont contribué à la signature d’une pétition par plus de 200 000 personnes, ils ont participé à l’écriture de « propositions pour la continuité des droits à l’assurance-chômage des artistes et techniciens intermittents du spectacle ». Celles-ci ont été transmises à l’Élysée, faute de réponse du ministère de la Culture. Ajoutant leurs voix à celle de la CGT, des collectifs ont été créés, des tribunes publiées, la colère du comédien Samuel Churin – une figure historique de la lutte des intermittents – diffusée sur YouTube… Mais, tel qu’en lui-même, Emmanuel Macron, président de la République, ne sortira du bois que lorsque les stars s’en mêleront.

Droits sociaux incertains pour la reprise

« Aux artistes qui se sont exprimés, je veux dire que je les entends. L’État continuera de les accompagner, protégera les plus fragiles, soutiendra la création», twitte le chef de l’État le 2 mai suite à la tribune publiée dans Le Monde signée par près de trois cents personnalités : Jeanne Balibar et Catherine Deneuve, Jean Dujardin et Omar Sy… : « Comment feront les intermittents pour pouvoir continuer à acheter à manger après la prolongation [de la durée des droits à l’allocation chômage jusqu’au 30 juin 2020, ndlr] qui a été décidée ? Comment feront les auteurs qui ne bénéficient même pas de ce système ? » Dédaignant une fois de plus la place des syndicats, Emmanuel Macron s’entretient le 6 mai avec douze artistes avant de dévoiler son « plan pour la culture ». Il annonce que les droits des intermittents du spectacle seront « prolongés d’une année » au-delà des six mois où leur activité aura été « impossible ou très dégradée », soit jusqu’à fin août 2021.

Ce qui introduit incertitudes et oublis : vu le contexte, peu d’intermittents parviendront à travailler les 507 heures requises sur douze mois pour obtenir l’assurance-chômage (ARE). D’où la revendication CGT d’un report d’un an de toutes les dates anniversaires qui interviendraient avant la date butoir du 31 août 2021. Par exemple, quelqu’un qui a ses droits à l’assurance-chômage ouverts jusqu’en janvier 2021 pourrait les voir prolonger jusqu’en janvier 2022. Si le projet de texte élaboré début juin par le gouvernement semble répondre à cette demande, il oublie encore du monde : les femmes de retour de congé maternité, les nouveaux entrants dans le régime de l’intermittence, ceux qui sont en rupture de droits… « Je redoute qu’il ne leur soit proposé qu’une indemnité forfaitaire de 1000 euros », s’inquiète Denis Gravouil, le secrétaire général de la CGT Spectacle, « c’est le cas pour les auteurs, une aumône ! ».

Du chômage et des luttes

Dès le mois de mars, le syndicat a bataillé pour que les intermittents bénéficient de l’activité partielle comme leurs collègues permanents. De grandes entreprises privées, tel Disney, ont ainsi fini par s’y résoudre quand, en dépit de la demande du gouvernement, des institutions subventionnées comme l’Opéra de Bordeaux ont refusé. « De toute façon, même si on obtient des avancées sur l’assurance-chômage pour les intermittents », précise le syndicaliste, « dans les métiers de la culture, des tas de gens ne sont pas à ce régime ». Ce sont les CDD et ils n’ont pas eu droit à l’activité partielle. « Nous mènerons des luttes pour que tous ceux qui devaient bosser sur les festivals en bénéficient », prévient-il.

La mise à l’arrêt du spectacle impacte aussi les activités connexes. « Comment feront tous ceux dont l’emploi est, comme le nôtre, discontinu : travailleurs engagés en extra (restauration, hôtellerie, nettoyage, commerce), tous les secteurs d’activité qui se déploient autour des événements culturels ? », interrogeait aussi la tribune des personnalités. En cas de maintien de la « réforme » de l’assurance-chômage, le durcissement des règles d’indemnisation les mènera au RSA. Alors, en amont des discussions avec le ministère du Travail, la CGT « fait monter la pression ». Fédérations du commerce et du spectacle, union des syndicats de l’intérim, comité des privés d’emploi et précaires, à l’instar de divers collectifs, dont celui des saisonniers CGT, ont multiplié les initiatives, telle la pétition pour l’abandon de la réforme ou l’organisation de manifestations inopinées…

Relance… Quelle relance ?

Les intermittents du spectacle sont au croisement de deux sujets, l’assurance-chômage avec leur régime spécifique et la culture puisqu’ils la font vivre au quotidien. Selon le site du ministère, le secteur contribue pour 2,2% au PIB du pays. Pourtant, bien que celui-ci soit probablement sinistré pour longtemps, les annonces présidentielles concernant sa relance se révèlent pingres, vagues et sans ambitions. Les intermittents sont ainsi incités à mener des actions dans les écoles. « Une tartufferie ! », s’agace Denis Gravouil. « Les artistes et techniciens le font déjà, une augmentation de leurs interventions ne fera pas la maille en volume d’emplois ». Autre chose serait une politique sur le long terme visant à développer l’éducation artistique et culturelle avec des enseignants spécialisés.

Le cinéma va bénéficier d’un fonds d’indemnisation temporaire pour les séries et tournages annulés, le nouveau Centre national de la musique d’une dotation de 50 millions d’euros. Un grand programme de commandes publiques est aussi prévu pour les plasticiens, le spectacle vivant, les métiers d’art… sans précision quant à l’enveloppe allouée. « Du saupoudrage quand il faudrait des milliards, un budget triennal et une loi de programmation pour relancer le secteur », juge le syndicaliste. La crise sanitaire pourrait accentuer en effet le phénomène de concentration qui, depuis une dizaine d’années, mine la diversité du tissu culturel et l’emploi (Fimalac pour les Zénith, Live Nation pour la production de festivals, de concerts ou d’artistes…) en raison de l’amoindrissement des politiques publiques.

Autre point important : la mise à contribution des Google, Amazon et autres Netflix. « La transposition de la directive européenne sur les droits d’auteur s’impose comme une priorité », souligne Denis Gravouil. Ce serait une première avancée concrète : de la valeur créée par la diffusion des œuvres sur Internet, la directive en prévoit le partage avec les auteurs et les artistes. Christine Morel

Roselyne Bachelot, rue de Valois

La main sur le cœur, Roselyne Bachelot l’avait promis et juré sur toutes les ondes et les écrans : la politique, plus jamais ! La native de Nevers, ancienne ministre de la santé de Nicolas Sarkosy et fringante égérie des Grosses têtes, prend donc la direction de la « maudite » rue de Valois, comme la qualifie le quotidien Le Monde : depuis 1995, la douzième locataire du ministère de la Culture !

À l’annonce de sa nomination, la férue d’opéra et coqueluche des média confie qu’elle sera « la ministre des artistes et des territoires ». Une déclaration qui réjouira le chef du gouvernement, ajoutant vouloir « approfondir les liens avec les élus locaux, les acteurs économiques » et « décloisonner le public et le privé ». Des propos qui ont plu à Jean-Marc Dumontet, l’influent producteur et ami des époux Macron, propriétaire de six théâtres à Paris et en province ! « Le théâtre est une nourriture aussi indispensable que le pain et le vin… », déclarait Jean Vilar quelques décennies plus tôt, « le théâtre est donc, au premier chef, un service public, tout comme le gaz, l’eau, l’électricité ». Yonnel Liégeois

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Christian Chavagneux et la dette publique

Docteur en économie et citoyen de Montreuil (93), Christian Chavagneux est éditorialiste au mensuel Alternatives économiques. Dans le bimensuel Le Montreuillois, il avance des pistes de réflexion autour de la dette publique. Au lendemain de la crise sanitaire.

 

Je vais vous donner un peu le vertige. Comme quand on regarde les étoiles et que l’on pense à notre petite place dans l’univers. C’est sympa les étoiles mais là, pardon, je vais vite revenir sur terre. Je suis un journaliste économique, et dans mon métier on aime bien les chiffres. Alors en voici un : à la fin 2019, avant même le début de la pandémie, la dette publique de notre pays s’élevait à 2380 milliards d’euros. Oui, des milliers de milliards. Pour vous donner un ordre d’idées, c’est à peu près l’équivalent de toute la richesse produite par la France en un an !

Et ce n’est pas fini. Vous vous doutez bien qu’avec tout ce qu’on dépense pour faire face à l’épidémie, le chiffre va encore grimper, au moins vers les 2900 milliards. Mais comment on va faire pour payer tout ça ? Je voulais en avoir le cœur net. Alors j’ai mené l’enquête. Et là, sidéré, je suis arrivé à cette conclusion. La réponse est : aucun problème !

C’EST GRATUIT !

Pas facile de se déplacer en ce moment. Mais il m’a fallu aller en Allemagne. Virtuellement, je vous rassure. Christine Lagarde, vous vous souvenez ? Notre ancienne ministre de l’Économie (sans commentaires…). Maintenant, elle est la patronne de la Banque centrale européenne (BCE), située à Francfort. Dans la jungle économique, les banques centrales sont des bêtes un peu particulières parce qu’elles ont un privilège incroyable : elles ont le droit de créer autant d’argent qu’elles veulent ! T’as besoin de 1000 € ? Si la BCE le décide, ton compte est crédité dans la seconde, comme ça. Bon, elle n’a jamais utilisé ce pouvoir pour distribuer de l’argent aux gens, faut pas rêver. Mais j’ai découvert qu’elle l’a fait pour financer la dette des pays européens. Juste avant la crise, elle finançait déjà 20% de notre dette en France. Et, dès le mois de mars, elle a dit qu’elle allait créer encore plus d’argent – 1000 milliards ! – pour le faire encore plus.

Et ça, ça nous facilite vraiment la vie. On dépense, on emprunte, la banque centrale nous donne l’argent, pas besoin de se demander si les fameux marchés financiers nous font confiance ou pas! En plus, les taux d’intérêt sont à zéro. Bref, si vous avez bien suivi, c’est de la dette gratuite et que l’on case comme on veut : c’est pas beau ça ? Enfin, gratuite, gratuite, vous pourriez me rétorquer qu’à un moment, il va bien falloir rembourser le capital ! Mon enquête m’a alors révélé un autre secret : pas besoin de rembourser, du tout. La banque centrale s’est engagée à financer la dette pendant très longtemps. Dès que l’on doit rembourser, elle nous reprête l’argent pour le faire. En résumé, pour une partie non négligeable de notre dette, on ne rembourse jamais et ça ne nous coûte rien. Ça va mieux, non ?

ET LE RESTE DE LA DETTE ?

Certes, j’entends déjà certains d’entre vous me dire : « OK, merci de votre optimisme, cher enquêteur, mais ce n’est qu’une partie de la dette. Le reste, il faudra vraiment le rembourser ! » Euhhh, même pas… Les banques, les compagnies d’assurances, les fonds de pension, etc., tous ceux qui acceptent de financer notre dette disposent depuis quelques années d’un paquet d’argent comme ils n’en ont jamais eu. Et ils ont confiance dans la France et sa capacité à payer. Bref, quand arrive le moment où on doit rembourser, ils font comme la banque centrale, ils nous reprêtent le tout sans problème. En fait, on ne rembourse jamais, c’est ça, la clé ! Et comme en plus les taux d’intérêt sont à zéro, on a une sorte de dette à très long terme et gratuite… Ça détend, non ?

Quand j’ai raconté tout ça à ma fille pour voir si elle comprenait quelque chose, elle m’a dit oui – en même temps, c’est ma fille ! – mais elle m’a tout de suite taclé : « C’est bien joli tout ça, mais ces gens qui nous prêtent, si un jour ils ne veulent plus le faire, t’as quand même intérêt à ce qu’elle ne soit pas trop forte, ta dette ! » Bien vu ma fille, bien vu. Compte tenu du fait qu’avec la pandémie on va dépenser encore plus et s’endetter encore plus, la seule solution pour s’en sortir pour maîtriser tout ça, ce serait… d’avoir davantage de recettes fiscales. Et là, je sens que tous les lecteurs et lectrices qui me trouvaient sympa jusque-là commencent à me regarder de travers : il veut augmenter les impôts ! Pas faux, mais rassurez-vous, pas ceux de tout le monde

QUI DEVRAIT PAYER UN PEU PLUS ?

La pandémie touche de nombreux secteurs de l’économie, on le voit dans notre vie quotidienne : plus de restos, de petits cafés, de cinémas (Méliès, je te le dis, tu me manques), de spectacles, etc. Mais d’autres bénéficient de la crise : les télécoms, l’informatique, les entreprises du numérique, etc. Est-ce qu’ils ne devraient pas contribuer à sauver les premiers ? Pendant les guerres, les États ont régulièrement donné la priorité à un accroissement des impôts sur les plus riches pour financer les conflits. Pendant que les pauvres sont au front, la conscription des plus fortunés prend la forme d’un impôt plus élevé. Quand les caissières, les transporteurs, les petits commerçants, les éboueurs, etc., sans même parler des personnels de santé, ont tenu leur place pour faire fonctionner l’économie, les plus riches devraient prendre leur part, non ? Et là, bien sûr, on tombe sur un problème très énervant – et il y a longtemps que, perso, il m’énerve, du coup j’ai écrit un livre dessus. Je suis comme ça moi, dès qu’un sujet m’énerve, il faut que j’écrive. Ce problème, c’est les paradis fiscaux. On estime que la France perd chaque année de 80 à 100 milliards de recettes du fait des comportements de parasites fiscaux des entreprises et des plus aisés. Une sacrée somme. Il faut maîtriser nos déficits ? Haro sur les tricheurs ! Voilà, amies et amis de Montreuil [et d’ailleurs, ndlr], j’espère que vous avez passé un bon moment avec cette enquête. Ok, je vous ai parlé de questions économiques et ce n’est pas toujours drôle. Mais reconnaissez-le, si ce n’est pas facile pour tout le monde d’être prisonnier du virus, je vous ai apporté une bonne nouvelle ! Pas de quoi… Christian Chavagneux

En savoir plus

Débatteur à l’émission « On n’arrête pas l’éco » sur France Inter et chroniqueur livres sur BFM Business, Christian Chavagneux a publié de nombreux ouvrages : Les dernières heures du libéralisme, la mort d’une idéologie (Perrin, 2007) ; L’économie politique internationale (Repères, La Découverte, nouvelle édition 2010) ; Une brève histoire des crises financières, des tulipes aux subprimes (La Découverte, 2011); avec le dessinateur James, Les aventuriers de la finance perdue (Casterman, 2016) ; avec Ronen Palan, Les paradis fiscaux (Repères, La Découverte, 4e édition, 2017) ; avec Marieke Louis, Le pouvoir des multinationales (PUF, 2018) et en 2020, Les plus belles histoires de l’escroquerie (Le Seuil).

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Florent Guéguen, l’aide aux plus démunis

Directeur de la Fédération des acteurs de la solidarité, Florent Guéguen analyse la situation des sans-abri depuis le début de pandémie du coronavirus. Il craint une aggravation de la précarité chez les plus modestes.

 

Jean-Philippe Joseph – Votre fédération vient en aide aux plus démunis. Dans quelle situation se trouvent les sans-abri depuis le début de la pandémie ?

Florent Guéguen – C’est une population très vulnérable et exposée aux conséquences du virus. La raison essentielle tient à un état de santé fragile sous l’effet de maladies chroniques, d’addictions… S’ajoutent les conditions de vie dans les hébergements collectifs où les risques d’essor de l’épidémie sont importants. Les campements, bidonvilles et foyers de travailleurs migrants sont aussi des lieux sensibles, avec des problèmes d’accès à l’eau, de promiscuité, de suroccupation, un défaut d’aide alimentaire… Les risques ont été multipliés avec le confinement.

J.P.-J. – C’est-à-dire ?

F.G. – Un grand nombre d’accueils de jour a fermé. Ces services permettent de se laver, de laver ses affaires, de recueillir des informations sur les lieux ouverts, sur les points d’eau, parfois d’avoir à manger. Ils fonctionnent en grande partie avec des bénévoles. Or, au moment où les mesures de confinement ont été prises, beaucoup se sont retirés du fait de leur âge avancé ou parce que les locaux n’étaient plus adaptés à l’accueil du public. La première séquence du confinement a été très dure. L’aide directe aux sans-abri a diminué. Elle s’est reconstituée peu à peu grâce aux solidarités locales. Les réseaux associatifs ont pu se réorganiser, mutualiser leurs moyens, des services ont réouverts.

J.P.-J. – Dans quelles conditions travaillaient les salariés de ces structures ?

F.G. – L’État a donné la priorité aux soignants. C’est légitime, mais le matériel manquait aussi pour les structures sociales. À mi-avril, de nombreux centres d’hébergement fonctionnaient sans matériel de protection (masques, gel, gants, blouses…). Des salariés s’inquiétaient de leurs conditions de travail, mais le système a tenu grâce à leur dévouement. Les associations essaient de s’en sortir par le système D. C’est un point de dysfonctionnement et d’achoppement majeur avec les pouvoirs publics. Ça met tout le monde en difficulté : les hébergés, les bénévoles, les salariés, les associations employeuses qui ont une obligation de sécurité et de santé au travail.

J.P.-J. – A-t-on une idée du nombre de sans-abri malades du Covid-19 ?

F.G. – Début avril, le ministère du Logement parlait d’un millier de personnes hébergées. L’épidémie a vite progressé. À la demande des associations, l’exécutif a prolongé la trêve hivernale de deux mois, jusqu’au 31 mai. Cela a permis de maintenir les centres hivernaux et les dispositifs ouverts, et aussi de reculer la reprise des expulsions locatives. L’autre mesure positive fut la réquisition de 9000 chambres d’hôtels. Mais il aurait fallu en réquisitionner des dizaines de milliers pour confiner tout le monde. Dans ce contexte de crise sanitaire, l’hôtel est la meilleure solution si l’on veut éviter la propagation du coronavirus en milieux collectifs.

J.P.-J. – Que pensez-vous de l’ouverture de gymnases, comme à Paris ?

F.G. – Les gymnases posent deux problèmes. D’abord, la promiscuité. Certains gymnases accueillaient jusqu’à quatre-vingts personnes sur des lits de camp. C’est une sorte de négation du confinement. Ensuite, les gymnases offrent peu de sanitaires, et il n’y a en général que quelques douches… sachant que la vapeur d’eau est facteur de propagation. Cela dit, ils ont le mérite d’exister. À condition que les gens soient rapidement réorientés vers d’autres solutions, notamment les hôtels.

J.P.-J. – Quelles furent les difficultés des travailleurs sociaux pour faire appliquer les mesures d’hygiène et de confinement ?

F.G. – Parvenir à l’objectif d’un confinement de l’ensemble de la population à la rue est difficile. Il y a des personnes qui ne pouvaient pas demeurer enfermées, qui avaient besoin de se déplacer pour s’approvisionner en produits divers. Cela a amené les centres d’hébergement à assouplir leurs règles. Certains qui ne toléraient pas la consommation d’alcool dans leurs locaux ont fait des exceptions. D’autres achetaient même de l’alcool et des cigarettes pour que les personnes n’aient pas besoin de sortir. Le confinement a eu aussi des effets négatifs sur l’aide alimentaire. Des centres de distribution ont fermé, et faire la manche est devenu plus difficile, les passants ayant quasiment déserté les rues.

J.P.-J. – La création de 15 millions d’euros de chèques-services par le gouvernement fut donc une bonne idée…

F.G. – Oui, car ces chèques permettaient d’acheter de quoi manger, des produits pour les bébés, etc. Sauf que l’enveloppe est insuffisante et qu’il n’y a pas que les SDF. Il y a aussi les familles modestes qui bénéficient en temps normal de tarifs sociaux à la cantine. Ces dépenses alimentaires non prévues pèsent sur leur pouvoir d’achat.

J.P.-J. – L’aide d’urgence aux familles les plus démunies, annoncée par le gouvernement le 15 avril, répond-elle à la situation ?

F.G. – Le montant est décevant : 10 euros par personne bénéficiaire du RSA ou de l’allocation spécifique de solidarité (ASS), pour toute la période de confinement, soit deux mois, ça représente 2,0 euros par jour. C’est très faible. Et puis, que fait-on pour les 18-25 ans qui ne sont pas éligibles aux minima sociaux ? Pour les personnes âgées au minimum vieillesse, les bénéficiaires de l’allocation adulte handicapé ? Le plan de relance mis en place pour les entreprises est clair. Il se fait à coups de dizaines de milliards d’euros. On a beaucoup plus de mal à voir se dessiner le plan de soutien aux plus pauvres. Qui sont aussi ceux dont le pouvoir d’achat s’est le plus dégradé depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir. Propos recueillis par Jean-Philippe Joseph

 

En savoir plus

1995 : DEA en sciences politiques obtenu à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

2008 : Conseiller auprès du maire de Paris, en charge de la lutte contre l’exclusion et la protection de l’enfance.

2012 : Co-porte-parole du Collectif des associations unies pour une nouvelle politique du logement des personnes sans-abri et mal logées.

2012 : Nommé directeur général de la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (Fnars), qui réunit 850 associations de lutte contre l’exclusion.

2016 : La Fnars change de nom pour devenir la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS), forte de 870 associations et organismes.

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Coronavirus, le jour d’après

Le 26 mars, 18 personnalités signaient une tribune commune : « Plus jamais ça ! Préparons le jour d’après ». Le 26 mai, ce sont 20 organisations associatives et syndicales qui présentent et proposent 34 mesures pour un plan de sortie de crise. Un texte rassemblant des femmes et hommes aussi divers que Aurélie Trouvé (Attac), Philippe Martinez (CGT), Jean-François Julliard (Greenpeace) et Cécile Duflot (Oxfam) « pour reconstruire ensemble un futur », le jour d’après le coronavirus !

Fort des intuitions et objectifs qui ont présidé à sa création, « œuvrer à la compréhension et à la  transformation du monde », Chantiers de culture se félicite d’une telle initiative et entend contribuer au débat citoyen qu’elle pourra susciter. Yonnel Liégeois

 

      « Les 34 mesures proposées dans ce plan de sortie de crise constituent une première contribution au débat nécessaire pour               engager la reconversion écologique et sociale de nos sociétés »

« L’heure est aux urgences sanitaires et sociales et à la satisfaction des besoins essentiels de la population, dans le respect des droits démocratiques : les semaines à venir seront décisives et le gouvernement doit urgemment changer de logiciel » affirment les associations et syndicats signataires, qui n’hésitent pas à proposer des détails et des chiffres sur chaque mesure envisagée.

« En mettant le pilotage de nos sociétés dans les mains des forces économiques, le néolibéralisme a réduit à peau de chagrin la capacité de nos États à répondre à des crises comme celle du Covid. La crise du coronavirus qui touche toute la planète révèle les profondes carences des politiques néolibérales. Elle est une étincelle sur un baril de poudre qui était prêt à exploser. Emmanuel Macron, dans ses dernières allocutions, appelle à des « décisions de rupture » et à placer « des services (…) en dehors des lois du marché ». Nos organisations, conscientes de l’urgence sociale et écologique et donnant l’alerte depuis des années, n’attendent pas des discours mais de profonds changements de politiques, pour répondre aux besoins immédiats et se donner l’opportunité historique d’une remise à plat du système, en France et dans le monde ».

« Nous voulons maintenant œuvrer collectivement pour les populariser, les compléter, les incarner à travers des luttes concrètes, et construire ensemble les conditions pour les imposer. Après la crise sanitaire et les deux mois de confinement, nous voulons nous mobiliser ensemble, au-delà du calendrier gouvernemental, pour défendre nos propositions de rupture avec un système qui pollue et épuise nos ressources, creuse toujours plus les inégalités, renforce les discriminations. Ce travail commun est la preuve que face à l’urgence sociale et écologique, des convergences sont possibles et porteuses d’espoir ».

« Parce qu’il n’y aura pas de résolution à la crise d’aujourd’hui avec les solutions d’hier ou le repli sur soi, notre travail collectif se poursuit et doit se développer avec des initiatives locales associant les militant·es de nos organisations mais, plus largement, les jeunes, les travailleur·euses, les retraité·es. La construction d’un futur écologique, démocratique, féministe et social, ne sera possible que s’il regroupe largement la population autour d’initiatives et de mobilisations locales et nationales. Parce qu’il faut défendre et développer nos services publics, relocaliser les productions essentielles, produire mieux et durablement, travailler moins pour travailler toutes et tous, déconfinons nos revendications et nos projets ! »

La liste des signataires :

Khaled Gaiji (Amis de la Terre France), Aurélie Trouvé (Attac France), Philippe Martinez (CGT), Nicolas Girod (Confédération paysanne), Benoit Teste ( FSU), Jean-François Julliard (Greenpeace France), Cécile Duflot (Oxfam France), Eric Beynel (Union syndicale Solidaires), Clémence Dubois (responsable France de 350.org), Pauline Boyer (Action Non-Violente COP21), Léa Vavasseur (Alternatiba), Sylvie Bukhari-de Pontual (CCFD-Terre Solidaire), Jean-Baptiste Eyraud (Droit au Logement), Lisa Badet (FIDL), Jeanette Habel (Fondation Copernic), Katia Dubreuil (Syndicat de la magistrature), Mélanie Luce (UNEF), Héloïse Moreau (UNL).

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Les États-Unis, en lambeaux

Les dysfonctionnements de la première puissance mondiale sont exacerbés par la crise sanitaire. Entretien avec Nicholas Allen, directeur des relations internationales du SEIU (Service Employees International Union). Avec deux millions d’adhérents, le syndicat rassemble les personnels de la santé, de la fonction publique, de la propreté-sécurité et de la restauration rapide.

 

Eva Emeyriat – Avec plus de 85 000 morts au 14 mai, les États-Unis sont le pays qui paie le plus lourd tribut à la crise sanitaire. Pour quelles raisons ?

Nicholas Allen L’État fédéral et la plupart des États ont refusé de faire face et se sont réfugiés dans le déni de cette pandémie. Et il y a eu un manque flagrant de préparation à l’échelle fédérale. Lors de l’épidémie d’Ebola, Barack Obama avait mis en place une unité spéciale pandémies, mais elle a été démantelée par Donald Trump en 2017. Notre pays est doté d’un système de santé très décentralisé, avec de grands groupes hospitaliers privés qui doivent faire face chacun de leur côté, tout en gérant la pénurie de respirateurs, de masques, etc.

E.E. – La réforme de santé impulsée en 2010 par le président Obama, bien qu’attaquée depuis l’arrivée de Donald Trump, a-t-elle contribué à mieux protéger les Américains ?

N.A. – L’Obamacare était un progrès relatif qui a permis d’étendre l’assurance maladie aux jeunes jusqu’à 26 ans sur le contrat de leurs parents, de refuser aux assurances de dénier le droit à certaines personnes de s’assurer, ou encore d’étendre Medicaid, le programme fédéral destiné aux plus pauvres. Vingt millions de personnes de plus ont été couvertes grâce à cela, mais environ 20 millions d’autres n’ont aucune assurance. Aujourd’hui encore, la majorité des Américains sont couverts grâce à leur employeur. Dès qu’ils perdent leur job, ils perdent donc souvent leur couverture. Or, depuis le début de la crise, plus de 22 millions de personnes se sont inscrites au chômage, un chiffre inédit depuis la Grande Dépression ! La crise du Covid-19 a bousculé les fragiles avancées obtenues. On découvre que des milliers de gens, en première ligne Afro-Américains et Latinos, meurent chez eux faute de soins parce qu’ils craignent de payer une facture exorbitante [73 000 dollars en moyenne pour une semaine d’hospitalisation, ndlr].

E.E. – Dans quel état d’esprit se trouvent les travailleurs ?

N.A. – Alors que New York est devenue le principal foyer de la pandémie de Covid-19, les panneaux lumineux de Times Square, à Manhattan, rendent hommage aux professionnels de la santé. Les plus modestes sont pris en étau, entre la peur de ne pouvoir se nourrir et celle de tomber malades. Il y a aussi une grande colère des soignants, des travailleurs des fast-foods qui bossent pour des miettes tout en étant salués comme des « héros ». On voit des grèves chez McDonald’s, chez Amazon…

E.E. – Malgré l’incurie de Donald Trump, on note des éléments positifs, comme le vote le 26 mars par le Congrès d’un plan Coronavirus de 2 000 milliards de dollars…

N.A. – Le Congrès en est à son troisième plan, sans doute en faudra-t-il un quatrième, voire plus. Les solutions proposées sont pour l’instant très insuffisantes.

E.E. – Quelles sont vos revendications ?

N.A. – Cette crise jette une lumière très crue sur les inégalités. Il y a bien sûr l’injustice économique et raciale, et le fait que les gens dont nous dépendons le plus, souvent des femmes, sont généralement les moins payés. Ces constats sont au cœur des revendications de nos campagnes #ProtectAllWorkers et #UnionsForAll. Nous exigeons une assurance maladie gratuite et accessible à tous, avec douze semaines de congé maladie payées et 100 % de couverture dans le cadre du Covid-19. Nous revendiquons aussi la garantie des salaires, la protection des emplois, la prise en charge du coût de la garde des enfants, l’annulation ou la suspension des dettes des ménages, ainsi qu’une aide au logement. Il faut par ailleurs remettre en question la redistribution des profits, les revenus des dirigeants et des actionnaires.

E.E. – On entend beaucoup parler du mouvement de défiance libertarien impulsé par Donald Trump contre le confinement. Quel est le sentiment de la population en général ?

N.A. – Ces personnes sont soutenues par les tenants de la droite dure. Souvent armés, ceux qui manifestent sont minoritaires mais leur expression très violente et leur défiance vis-à-vis de la science inquiètent. Cela dit, les sondages confirment que la majorité de la population soutient le confinement.

E.E. – Les élections présidentielles de novembre se rapprochent. Quelles perspectives se dessinent ?

N.A. – Tout reste à jouer. Trump demeure populaire auprès de sa base électorale : blanche, mâle, issue des classes moyennes. Joe Biden [seul candidat en lice à l’investiture démocrate, ndlr] doit trouver la capacité à unifier le Parti démocrate pour battre Trump. Il faudra qu’il parvienne à composer avec la gauche du parti qui, malgré la défaite de Bernie Sanders, reste importante et mobilisée. Une chose est sûre, notre organisation se mobilisera avec force pour battre Trump. La crise du Covid-19 nous renforce dans l’idée qu’il faut lutter pour un monde plus juste, en insistant sur les droits syndicaux et la justice raciale. Il y a urgence. Propos recueillis par Eva Emeyriat

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Camille Peugny, la fracture sociale

Dans les colonnes du quotidien Libération, Camille Peugny répondait aux questions de notre consœur Laure Bretton. Pour le sociologue, l’épidémie de coronavirus révèle la fracture entre deux mondes : les « vainqueurs de la mondialisation » sont chez eux, tandis que ceux qui sont « à leur service » sont dehors. Disponible sur les réseaux sociaux, Chantiers de culture se réjouit de pouvoir partager cet article.

En ces temps de confinement, à (re)lire, acheter ou télécharger : Sociologue, Camille Peugny enseigne à l’université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Spécialiste des inégalités sociales, il est l’auteur de Le destin au berceau : inégalités et reproduction sociale et Le déclassement.

 

Laure Bretton – Cette crise agit-elle comme un miroir grossissant des inégalités au travail ?

Camille Peugny – La crise que nous traversons rend visibles ceux qui sont d’ordinaire invisibles dans le fonctionnement social de notre pays. Notre société est quasiment à l’arrêt, cantonnée à ses fonctions essentielles : protéger, soigner, nourrir. Il y a des métiers entiers qui sont dehors pendant que la plupart d’entre nous sommes dedans : caissières, livreurs, soignants, éboueurs, gendarmes et policiers, boulangers… Ce sont eux les premiers de cordée : comme en montagne, ils assurent les autres pour leur survie.

L.B. – L’économie française étant de plus en plus « tertiarisée », on avait perdu de vue ces cols bleus…

C.P. – Dans l’économie mondialisée, le modèle de référence c’est plutôt le cadre très diplômé, mobile et vendant très cher ses compétences sur le marché du travail. La réalité, c’est que ce genre de société n’est rendu possible qu’à la condition qu’une armée de l’ombre s’occupe de leurs enfants après l’école ou nettoie leurs appartements. On peut aussi parler de la caissière du supermarché parisien qui reste ouvert jusqu’à 23h pour que le cadre supérieur puisse aller s’acheter un repas sous-vide en sortant du boulot. Cette organisation aggrave la dualisation du travail. On peut même parler de deux marchés du travail : le premier, celui des salariés qualifiés, et le deuxième auquel sont cantonnés les autres, sous ou mal payés et mal protégés. Avec cette crise, on a fait rentrer chez eux bon nombre de « vainqueurs » de la mondialisation et on laisse dehors ceux qui sont en partie à leur service.

L.B. – Certains appellent à un changement de paradigme social après la crise. Vous pensez qu’on ira vers une plus grande prise en compte de ces invisibles ?

C.P. – Il est toujours compliqué de faire des prédictions en pleine crise. Je crois qu’on ne peut pas attendre d’effet magique : tous les gens qui applaudissent les soignants à 20 heures ne vont pas subitement se transformer en défenseurs du service ou de la dépense publics. Mais il peut quand même y avoir des changements, comme arrêter de supprimer des lits dans les hôpitaux ou revaloriser les salaires des personnels hospitaliers… Tout le reste sera un combat. Ce qui caractérise ces premiers de cordée, hors personnel soignant, c’est qu’ils sont isolés. Ceux qui travaillent dans le service à la personne ou les caissières n’ont pas de collectif de travail. Cela les fragilise. Un livreur est seul dans son camion, sans mobilisation syndicale possible. Ce sera un combat politique de longue haleine pour prendre en compte cette division du travail. Mais on ne peut plus ignorer le déséquilibre total entre la hiérarchie des revenus et du prestige social d’un côté et celle de l’utilité sociale de l’autre.

L.B. – Le registre martial adopté par l’exécutif visait à mobiliser les Français pour qu’ils continuent à travailler. Le trouvez-vous adapté ?

C.P. – Pas du tout : les salariés dont on parle ne sont pas en guerre, ils sont au travail. L’aspect positif de cette catastrophe, c’est que tout le monde les voit alors qu’on fermait les yeux sur leurs conditions de travail jusque-là. On peut aussi rappeler que la réforme des retraites prévoit la suppression des régimes spéciaux, bénéficiant justement à une partie de ces salariés de l’ombre.

L.B. – Vous êtes un promoteur de la « société du care », du soin. C’est dans cette direction qu’il faut aller, une fois la crise sanitaire passée ?

C.P. – Une des perspectives d’avenir, c’est que l’épidémie et ses conséquences économiques et sociales nous amènent à repenser les relations entre groupes sociaux. On a parlé de « société de la connaissance », il faut aujourd’hui inventer une nouvelle économie des rapports sociaux. Mais il faut défendre une idée extensive du « care » qui ne se limiterait pas au soin porté aux malades, aux personnes âgées et aux enfants. Nous devons l’étendre à toutes ces fonctions qui permettent à la société de tenir debout. La caissière du Monoprix parisien qui habite en banlieue et qui termine à minuit fait partie de ce « care ». Il est urgent de repenser la place de ceux qui sont au service des autres. Propos recueillis par  Laure Bretton

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La petite Entreprise d’Anne-Laure Liégeois

La pièce Entreprise devait se jouer au Théâtre 71, à Malakoff (92) avant la mise au silence du spectacle vivant, dont nous espérons et attendons des mesures de soutien comme pour les autres secteurs de l’économie durement touchés… Trois textes sur l’univers du travail (Le Marché de Jacques Jouet, L’Intérimaire de Rémi De Vos, L’Augmentation de Georges Perec), dans une mise en scène d’Anne-Laure Liégeois. Une peinture au vitriol du monde de l’entreprise.

À lire l’entretien avec Anne-Laure Liégeois. En cette période de confinement, trois textes à  (re)lire et savourer, acheter ou télécharger : Le marché, L’intérimaire et L’augmentation.

 

On ne pourra guère soupçonner Anne-Laure Liégeois de ne pas jouer cartes sur table. Le titre du dernier spectacle qu’elle a concocté est parfaitement explicite : Entreprise. Il est donc bel et bien question de l’entreprise (sous toutes ses facettes ?), telle qu’elle domine notre univers d’hier à aujourd’hui. Avec l’assemblage de trois textes aux titres non moins clairs : Le Marché de Jacques Jouet, L’Intérimaire de Rémi De Vos et enfin L’Augmentation de Georges Perec. Trois états des lieux composés à des époques différentes, respectivement en 1967 pour Perec, en 2011 pour De Vos, et aujourd’hui pour Jacques Jouet. Comme une remontée dans le temps avec trois angles d’attaque, il s’agit bien dans tous les cas de figure d’une attaque en règle, qui illustrent avec justesse l’époque de leur intervention et qui, bien sûr, sont particuliers aux styles d’écriture des uns et des autres. Des styles, et des dispositifs dramaturgiques qu’Anne-Laure Liégeois connaît particulièrement bien puisqu’elle a déjà monté à deux reprises l’Augmentation (en 1995 et en 2007), et que, de Rémi De Vos, elle a mis en scène Débrayage. Quant à Jacques Jouet, elle lui a tout simplement passé commande pour ce triptyque d’un texte au cadre bien défini.

C’est lui qui, répondant fidèlement à la commande et livrant une série de petits textes (de courtes séquences cinglantes), ouvre d’ailleurs les hostilités, de brillante et savoureuse manière toute oulipienne, fustigeant jusqu’à la caricature tous les travers, et dieu sait s’ils sont nombreux, du monde confiné de l’entreprise. Déclinaison martelée de la proposition qui répond à la déclinaison globale du spectacle. Et là, pas de problème, Anne-Laure Liégeois y va franc jeu. Dans un décor aux couleurs vives qu’elle signe également, entre le bleu du plateau et du fond de scène servant d’écran sur lequel sont jetés les mots du vocabulaire du sujet et les taches rouges avec un cercle au sol, des fauteuils et un sapin de Noël, le trio composé d’Anne Girouard, Olivier Dutilloy (vieux complices de la compagnie du Festin) et de Jérôme Bidaux, s’en donne à cœur-joie, n’hésitant pas à jouer et à assumer la vulgarité et l’agressivité du monde de l’entreprise.

Au vrai Le marché, tout comme L’intérimaire et L’augmentation de l’autre oulipien de la soirée, Georges Perec, est une formidable machine à jouer, une mécanique de précision qui oblige les comédiens à devenir de véritables frégolis, ce qu’ils assument avec délectation, mais toujours en toute rigueur. En chef d’orchestre aguerri, Anne-Laure Liégeois les dirige dans la lecture des trois partitions ; c’est particulièrement flagrant dans l’Augmentation où Anne Girouard et Olivier Dutilloy agissent en marionnettes survoltées. Le paradoxe voulant qu’à travers cette « agitation », c’est bel et bien les écritures des auteurs qui sont mises en valeur, ce qui distingue ce spectacle des autres réalisations qui s’acharnent en vain à retranscrire le soi-disant réel. Jean-Pierre Han

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