À lire ou relire, chapitre 8

En ces jours d’été, entre canicule et farniente, Chantiers de culture vous propose sa traditionnelle sélection de livres. Entre inédits et éditions de poche : de Jon Kalman Stefansson à David Diop, de Jean-Pierre Siméon à Jean-Bernard Pouy. Pour, au final, remonter le temps en compagnie d’Éric Vuillard et de Céline… Bonne lecture !

Osons l’écrire, les ténèbres s’estompent et les yeux s’éclairent d’une intense aurore boréale lorsqu’ils plongent dans le dernier pavé, et foisonnant ouvrage, de Jon Kalman Stefansson ! Un pays, l’Islande, un paysage de fjords enneigés et soufflés par le vent, de volcans tumultueux et de champs de lave désertiques, de mer déchaînée et de hautes vagues déferlantes à masquer l’horizon… Une terre fière, austère et rebelle dont il faut dompter l’hostilité dès l’enfance pour s’en amouracher à jamais, la tromper pour un ailleurs éphémère et sans cesse revenir fouler l’herbe boueuse des ancêtres !

L’Islande ? Plus qu’un décor dans Ton absence n’est que ténèbres, le creuset essentiel en ce qu’il façonne le caractère de ses habitants : la beauté d’une nature qu’il faut apprendre à courtiser telle une maîtresse exigeante, la lenteur du jour aussi longue que la nuit peut être profonde, les fulgurances de rapports humains tout à la fois âpres et tendres entre congénères… Au cœur de cet univers fantasque et fantastique, un homme dont nous doutons s’il est vivant ou mort, qui semble avoir perdu la mémoire ou en tout cas vouloir raviver ses souvenirs. Alors, entre saga dont est riche et coutumière la littérature nordique, roman historique à remonter le temps des années 1900 à aujourd’hui, conte philosophique où se posent les questions existentielles fondamentales en des dialogues truculents voire anodins, hymne poétique en hommage à une terre peuplée de trolls et de fées, le dernier roman de l’auteur islandais est d’une lecture proprement jubilatoire, superbement traduit par le talentueux Éric Boury, lauréat du Grand prix de la traduction pour D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds de… Jon Kalman Stefansson !

Et c’est à un autre fulgurant voyage, en terre inconnue, que nous convie David Diop. Après Frère d’âme, Prix Ahmadou Kourouma et Goncourt des lycéens en 2018, l’auteur aux racines sénégalaises signe, avec La porte du voyage sans retour, une extraordinaire épopée enracinée dans une histoire d’amour au long cours ! Gorée, île emblématique et mortifère, ultime escale pour des millions de Nègres entassés sur la mer rougie sang des traites négrières… Puissamment porteur de fortes émotions encore aujourd’hui pour le visiteur qui en foule le sol cimenté, entre les cachots comme entrepôt de chair humaine et l’étroite ouverture marine pour l’embarquement fer aux pieds, un lieu que le romancier élit comme figure nodale de son récit. Botaniste de renom au temps des Lumières, éminent savant, Michel Anderson est conquis par l’histoire de Maram, une jeune esclave rescapée de Gorée ! Un étonnant voyage dans l’imaginaire d’un personnage hors du commun, en partance sur les traces de l’inconnue et apprenant le wolof pour être plus proche des autochtones ! Surtout, de retour en France et avant sa mort, l’homme de haute stature s’est ouvert à des valeurs universalistes qu’il désire transmettre en héritage à sa fille Aglaé.

Sans quitter le continent afro-américain, il nous faut alors plonger dans le salut qu’adresse le poète Jean-Pierre Siméon à l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal en épilogue de son dernier recueil, Levez-vous du tombeau ! « Nous avons besoin de toi Aimé Césaire, nous avons besoin de toi plus que jamais… Les peuples naissent avec la poésie, disais-tu, eh bien ils meurent cela crève les yeux d’avoir perdu la poésie« , clame Siméon. Lui qui, dans un précédent essai, osait affirmer que La poésie sauvera le monde, une parole d’urgente nécessité qui, de l’antiquité à nos jours, s’est élevée de tout temps contre préjugés et billevesées. Un hymne à l’insurrection des mots, à la rébellion de l’alphabet , un appel à l’insoumission verbale face aux conformismes putrides. Une invitation à déserter nos habitudes pour réconcilier en nous le verbe et l’agir, relier notre état de vivant à univers plus grand que nous qui se nomme nature, une invitation à ce qu’enfin « la poésie gouverne elle qui n’a ni pouvoir ni assurance elle dont la pensée est tantôt cheval de steppes tantôt poignée de mésanges jetée au vent ».

Jean-Bernard Pouy, par Daniel Maunoury. Co

Si le verbe poétique est envol libertaire, Jean-Bernard Pouy, écrivain patenté et reconnu de romans noirs, en est un intrépide messager en sa prose totalement iconoclaste à la cour des doctes exégètes ! Avec cette fameuse Trilogie spinoziste, l’éditeur a eu la bonne idée de rassembler trois courts romans au titre éminemment évocateur : Spinoza encule Hegel, À sec ! et Avec une poignée de sableTrois épisodes pour narrer l’épopée urbaine dévastatrice de Julius Puech, chef de la Fraction Armée Spinoziste, ennemi juré de la bande des hégéliens. Poussé par l’amour de l’éthique (!) contre l’esthétique des renégats, chaussé de ses fameuses bottes en lézard mauve et à cheval sur sa Guzzi 850 California, avec son affectueuse bande d’allumés il mène croisades sanguinolentes, tueries et affrontements meurtriers sans jamais débander. Amis poètes, bienvenue ! Un ouvrage explosif, outrancier dans ses délires mais d’un humour exalté, un style déstructuré dont seul Pouy a le secret d’un roman l’autre, lui le membre éminent de l’Oulipo, l’empêcheur de penser en rond et le génial créateur du personnage littéraire du Poulpe. À lire de toute urgence, mais à ne pas mettre entre toutes les mains au risque d’une hécatombe entre Marseille et Miramas ! Et si au final vous n’avez toujours rien compris à l’univers de Jean-Bernard Pouy, plongez dans son dernier opus, En attendant Dogo, jeu de mots aussi débile que désopilant, vous en sortirez vivant mais deviendrez un irréductible intoxiqué.

Alors que Pouy n’en finit pas de décortiquer au noir les rouages de nos sociétés, Eric Vuillard poursuit son décryptage de la grande Histoire, en s’installant à la table ou dans les salons feutrés de ceux qui en tirent les ficelles. Avec érudition et brio, fouillant les archives, mettant en scène les événements dont ils nous rapportent les dessous au plus près des documents et des personnages… Qu’il s’empare d’un objet historique unanimement reconnu et connu, il en fait énigme et mystère pour son lecteur, le surprenant de page en page pour lui dévoiler la complexité, familiale-clanique-affairiste-sociale, banale ou scandaleuse du sujet qu’il traite. Hier le sulfureux Congo du roi des Belges ou l’emblématique 14 juillet au temps de la Bastille, le prix Goncourt 2017 pour L’ordre du jour sur l’agenda du régime nazi ou l’émouvante Guerre des pauvres conduite au XVIème siècle en Allemagne, aujourd’hui l’ahurissante Sortie honorable à propos de l’Indochine française et de la débâcle de Diên Biên Phu au printemps 1954. Au-delà du récit documentaire, Vuillard nous plonge dans les états d’âme des militaires et leurs errances sur le terrain, les trahisons des politiciens et les gains juteux engrangés par les industriels à l’affût du caoutchouc au mépris des recrues envoyées à la mort de manière délibérée. Tout à la fois passionnant et douloureux, de nouveau un petit format pour un grand livre !

D’aucuns ont suivi la saga des manuscrits de Céline retrouvés en 2021, une rocambolesque histoire de feuillets et documents prétendument perdus ou volés depuis sa fuite à Sigmaringen en 1944, en fait juste mis à l’abri durant de longues décennies. Sur son blog, le journaliste Jean-Pierre Thibaudat révèle avec force détails les dessous de l’affaire… Aujourd’hui, détentrice du sulfureux écrivain à son catalogue, les éditions Gallimard publient donc un premier inédit, Guerre. Un récit de quelques 150 pages, agrémenté de plusieurs fac-similés, où se déploie dans sa toute puissance la verve de l’auteur du Voyage au bout de la nuit. Avec cet aveu, incontournable, aux premières pages du livre, « J’ai attrapé la guerre dans ma tête. Elle est enfermée dans ma tête ». Les chapitres d’une œuvre en fait éclatée, supposé essai ou brouillon aux feuillets disparates parfois ardument déchiffrables où Céline conte, dans ce style romanesque qui n’appartient qu’à lui, son expérience traumatisante de la guerre, blessé sur le champ de bataille avec des séquelles dont il ne guérira jamais. D’une liasse de papiers à l’autre, chacune retenue par une épingle à linge, le brigadier de cavalerie Ferdinand narre ainsi par le menu avec humour et complaisance, non sans concupiscence et mauvaise foi, le quotidien de son séjour et de sa convalescence à l’hôpital de Peurdu-sur-la-Lys. Aux pires heures de la grande boucherie, ses rencontres, ses amours, ses souffrances de guerre, ses outrances verbales sur la décrépitude de la nature humaine, ses magouilles avec Bébert, copain de chambrée et proxénète patenté… Un style tout à la fois populaire et flamboyant, à l’identique de toute la littérature célinienne. Yonnel Liégeois

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Classé dans Documents, Littérature, Pages d'histoire

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