À vous tous, lectrices et lecteurs au long cours ou d’un jour, en cette époque toujours aussi troublante et troublée, meilleurs vœux pour 2023 ! Que cette année nouvelle soit pour vous un temps privilégié de riches découvertes, coups de cœur et coups de colère, passions et révoltes en tout domaine : social et artistique, culturel ou politique. Yonnel Liégeois
Quelle belle aventure, tout de même, ces insolites Chantiers de culture ! En janvier 2013, était mis en ligne le premier article : la chronique du roman de Lancelot Hamelin, Le couvre-feu d’octobre, à propos de la guerre d’Algérie. Ce même mois, suivront un article sur l’auteur dramatique Bernard-Marie Koltès, un troisième sur Le Maîtron, le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier. Le quatrième ? Un entretien avec Jean Viard, sociologue et directeur de recherches au CNRS, à l’occasion de la parution de son Éloge de la mobilité. Le ton est donné, dans un contexte de pluridisciplinarité, Chantiers de culture affiche d’emblée son originalité… 39 articles en 2013, 167 pour l’année 2022, près d’un article tous les deux jours : un saut quantitatif qui mérite d’être salué !
Au bilan de la décennie, le taux de fréquentation est réjouissant, voire éloquent : près d’un million trois cent mille visites, des centaines d’abonnés aux Chantiers ! Une progression qualitative, nous l’affirmons aussi… Des préambules énoncés à la création du site, il importe toutefois de les affiner. En couvrant plus et mieux certains champs d’action et de réflexion : éducation populaire, mouvement social, histoire. Nulle illusion, cependant : Chantiers de culture ne jalouse pas la notoriété d’autres sites, souvent bien instruits et construits, ceux-là assujettis à la manne financière ou aux messages publicitaires.
Au fil des ans, Chantiers de culture a tissé sa toile sur le web et les réseaux sociaux. Tant sur la forme que sur le fond, la qualité du site est fréquemment saluée par les acteurs du monde culturel. Des extraits d’articles sont régulièrement publiés sur d’autres média, les sollicitations pour couvrir l’actualité sociale et artistique toujours aussi nombreuses. Un projet fondé sur une solide conviction, la culture pour tous et avec tous, un succès éditorial à ne pas mésestimer pour un outil aux faibles moyens mais grandes ambitions, indépendant et gratuit ! Les félicitations s’imposent, l’engagement pérenne et bénévole d’une équipe de contributrices et contributeurs de haute volée, une talentueuse et joyeuse bande d’allumés, signe la réussite de cette aventure rédactionnelle.
Chantiers de culture :
Le travail producteur de culture, la culture objet de travail
Pour 2023 et la prochaine décennie, un triple objectif : ouvrir des partenariats sur des projets à la finalité proche des Chantiers, développer diverses rubriques journalistiques (bioéthique, septième art, économie solidaire…), élire cœur de cible privilégiée un lectorat populairetout à la fois riche et ignorant de ses potentiels culturels. Au final, selon le propos d’Antonin Artaud auquel nous restons fidèle, toujours mieux « extraire, de ce qu’on appelle la culture, des idées dont la force vivante est identique à celle de la faim » ! Yonnel Liégeois
Du 04 au 07/01/23, au Théâtre de la Croix-Rousse à Lyon (69), Sébastien Davis met en scène le Consentement, de Vanessa Springora. Avec une Ludivine Sagnier, seule en scène, qui fait entendre le texte dans toute sa puissance.
Le 2 janvier 2020 paraît Le consentement, de Vanessa Springora. Sa publication va provoquer une onde de choc. Le livre dénonce la relation sexuelle et d’emprise qu’elle a eue avec l’écrivain Gabriel Matzneff. Elle avait 14 ans, il en avait 50. Passé les premiers instants de sidération, les révélations du livre suscitent et interrogent la tolérance du monde littéraire et médiatique dont avait pu bénéficier celui qui s’était vu attribuer le prix Renaudot essai en 2013, alors qu’il revendiquait ouvertement ses relations avec des mineurs, garçons et filles, et sa pratique du tourisme sexuel en Asie.
Avec son adaptation mise en scène par Sébastien Davis, la présence, lumineuse, de Ludivine Sagnier, accompagnée par le batteur Pierre Belleville, et la scénographie sobre mais élaborée d’Aldwyne de Dardel, on entre dans une autre dimension. L’adresse au public est directe et ne laisse personne indemne. L’actrice, révélée au cinéma à 19 ans dans les films de François Ozon, en a aujourd’hui 43. Vanessa Springora en a 47 lorsque le livre paraît. L’actrice s’empare de l’histoire de l’écrivaine sans pathos, respectant sa chronologie sans jamais chercher à illustrer le propos. La radicalité du récit contraint à le traverser sur une ligne de crête. Ludivine Sagnier se tient à l’avant-scène, parfaite en pantalon de survêtement et bustier pour faire entendre le désarroi d’une adolescente que le divorce de ses parents, l’absence du père tout particulièrement, va précipiter dans les bras d’un prédateur.
Comme une mécanique qu’elle décortique, elle porte haut chaque mot, chaque respiration de ce terrible récit. Jusqu’à ne faire qu’une avec l’autrice. Ludivine-Vanessa se dissimule derrière un mur en papier-calque, en fond de scène. Elle y déshabille davantage son âme que son corps. Les solos de batterie trouent le silence et jouent avec les non-dits alors que tout, ici, est raconté dans un face-à-face qui démultiplie la violence de l’écriture. On se surprend à entendre cette phrase pourtant de multiples fois mise en exergue : « À 14 ans, on n’est pas censée être attendue par un homme de 50 ans à la sortie de son collège pour se retrouver dans son lit, sa verge dans la bouche à l’heure du goûter… » Elle fait l’effet d’une profonde blessure, d’une morsure aussi. On retient son souffle tout au long de ce texte contracté au plus près pour ne rien en perdre d’essentiel. Si cette toute jeune fille cherche à comprendre et assumer « une certaine précocité sexuelle et un immense besoin d’être regardée » nés d’une grande solitude, on est absolument saisi par ce peloton d’adultes qui détournent le regard : le père, la mère, les enseignants, un médecin (qui interviendra même pour la déflorer chirurgicalement), un autre écrivain, la police…
Un refus de voir et d’intervenir qui a fortement interpellé Sébastien Davis et Ludivine Sagnier, pour qui le livre de Vanessa Springora met au jour un consensus patriarcal fortement ancré dans les mentalités. Tous deux codirigent la section acteur de l’école Kourtrajmé, à Montfermeil, où sont formés des jeunes aux métiers du cinéma. Une autre façon de « faire bouger les lignes ».Marina Da Silva
Créé au théâtre Châteauvallon-Liberté de Toulon en octobre 2022. Du 4 au 7 janvier 2023, au Théâtre de la Croix-Rousse à Lyon. Les 28 février et 1er mars au Théâtre de la Ville, les Abbesses, Paris.
Le 1er décembre 2022, Alain Bashung aurait dû souffler ses 75 bougies : cruel, pour un artiste de cette trempe, de mourir à 61 ans ! Heureusement, albums et bouquins continuent à saluer son talent. Après l’album En amont et Alain Bashung, sa belle entreprise de Stéphane Deschamps sortis en 2018 (éd. Hors collection), voilà En studio avec Bashung, un sacré bouquin signé Christophe Conte, accompagné d’un succulent CD.
« Le tout est parti d’un film avec Fernando Arrabal (*), « il m’avait fait jouer une espèce de Jésus après l’Apocalypse», commentait en son temps Alain Bashung. Le réalisateur lui avait aussi demandé de faire la musique du film sans un rond pour la payer. Il ne restait plus qu’à délirer… Faut dire que l’époque s’y prêtait quand on songe qu’un film d’un génial dramaturge espagnol, et résistant à Franco, était programmé en début de soirée en 1983 et que la chanson Gaby oh Gaby, déjantée à souhait, faisait un carton trois ans plus tôt. On replonge dans ces années-là avec le CD En studio avec Bashung.
La voix du chanteur ressurgit au gré des morceaux ébauchés pour le téléfilm, pour son futur album Play Blessures avec Gainsbourg ou pour d’autres. On croise des brancardiers dans Bistouri Scalpel, unImbécile qui a « encore traîné dans le fond des asiles pour trouver l’amour fou » (un texte très fort pour signifier la marge des uns comme l’égoïsme des autres, signé Boris Bergman). On se balade dans le rock de Strip Now. Au milieu, le chanteur raconte : « C’était du rêve et je ne rigolais pas avec le rêve ou le fantasme. C’était mon moteur. (…) Je veux bien qu’on plaisante avec (…) mais pour moi, ça reste très sérieux tout ça ». En fait, l’album vient appuyer le formidable travail de Christophe Conte qui signe En studio avec Bashungaux éditions Seghers, treize ans après la mort du chanteur.
Photos d’archives et témoignages inédits à l’appui, l’ouvrage retrace au fil des pages une fulgurante carrière : les débuts difficiles jusqu’au premier tube quand il a 33 ans, ses échappées belles mais risquées dans les albums suivants jusqu’à Osez Joséphine en 1991, ceux qui s’ensuivent couronnés de succès, tels Fantaisie militaire ou Bleu pétrole. Le tout, sous l’angle des studios sillonnés et des personnes rencontrées. « Un artiste qui a poussé au plus loin et dans toutes ses dimensions le travail en studio, c’est bien Alain Bashung », écrit Christophe Conte, « je me devais donc d’en faire le récit avec rigueur, en essayant de retranscrire au plus juste ce qui s’était passé entre ces murs capitonnés ». En studio avec Bashung, le livre et le disque ? Deux petits bijoux, littéraire et chansonnier, à s’offrir pour commencer superbement l’année. Amélie Meffre (*) « Le cimetière des voitures », diffusé sur France 2 en 1983.En studio avec Bashung, de Christophe Conte (éd. Seghers, 216 p., 29€). Album Barclay (11 titres, 19€99)
Édité par la Revue d’histoire du théâtre, André Benedetto, la chute des murs rend hommage au fondateur du Théâtre des Carmes en Avignon. Explorant l’apport trop méconnu du dramaturge à l’art théâtral, ce riche ouvrage collectif révèle son engagement sans compromission.
Le 13 juillet 2009, en plein cœur du Festival d’Avignon, on apprenait la mort d’André Benedetto. Cette année-là, il jouait dans son Théâtre des Carmes, qu’il avait fondé au début des années 1960, la Sorcière, son sanglier et l’inquisiteur lubrique.
Sa disparition soudaine marque la fin d’une histoire, d’une aventure théâtrale audacieuse, à contre-courant du théâtre bourgeois qu’il conspuait, dès 1966, dans un manifeste où il revendiquait « les classiques au poteau » et « la culture à l’égout ». Plus qu’une simple provocation, l’affirmation d’un théâtre populaire, écrit sur le vif de l’Histoire, joué par des comédiens professionnels et amateurs. Dans le théâtre de Benedetto, on croise des Palestiniens, des Vietnamiens, des Africains-Américains, Che Guevara, Rosa Luxemburg, Nelson Mandela ou Giordano Bruno. Mais aussi des dockers, des cheminots et toutes sortes de prolos. Sans oublier les représentants du grand capital.
Dans le théâtre de Benedetto, on parle, on entend la langue de la révolte et de la solidarité. Cette langue emprunte à l’espagnol, à l’italien, à l’occitan, au français. Jamais, au grand dam des puristes de la diction académique, son théâtre ne cherche à masquer son accent, un accent qui charrie la dialectique marxiste, révolutionnaire. Que ce soit dans Emballages, Napalm, Statues, Zone rouge,la Madone des ordures, les Drapiers, le Siège de Montauban, Mandrin, Geronimo, Jaurès, la voix, Un soir dans une auberge avec Giordano Bruno… ou encore Médée, son théâtre casse les codes, manie la dialectique. Ses personnages sont nos semblables, nos frères de colère et de combat, des personnages qui foncent, hésitent, se trompent, recommencent, refusent l’ordre établi, l’injustice, ne se soumettent pas. André Benedetto ne nous a pas légué un théâtre clés en main pour révolutionnaires en panne d’utopie. Son théâtre dérange, nous dérange, car il n’hésite pas à nous mettre face à nos propres contradictions.
André Benedetto n’est pas le créateur du off d’Avignon, il est le créateur d’un théâtre politique et poétique, qui emprunte à la langue populaire, paysanne, prolétaire, révolutionnaire. Une langue où l’humour s’invite là où on ne s’y attend pas, où l’autodérision est présente, y compris dans les moments les plus tragiques ; une langue poétique qui n’assène pas mais révèle et s’adresse au public sans flagornerie. Dès son installation, la troupe de Benedetto joue dans les rues de la cité et hors les murs de la ville, pratiquent la « décentralisation » en s’invitant dans les quartiers populaires et forcément excentrés, là où la bourgeoisie avignonnaise ne s’aventure pas, dans cette fameuse « zone rouge »…
L’ouvrage est un « cahier » édité par la Revue d’histoire du théâtre. Petit par son format, il s’avère d’une grande richesse, tant par les contributions de Lenka Bokova, Kevin Bernard, Émeline Jouve et Olivier Neveux que par les documents et photographies inédits qu’il contient. Marie-José Sirach
André Benedetto, la chute des murs, un cahier de la Revue d’histoire du théâtre (144 p., 11€).
Aux éditions Détour, François da Rocha publie Une histoire de France en crampons. Parue dans le mensuel Sciences Humaines (N°352, novembre 2022), la chronique fort instructive de notre confrère Jean-Marie Pottier : à la veille d’une très contestée Coupe du monde au Qatar, comment l’histoire s’incarne sur un terrain de football.
Le récit historique du football se révèle souvent une « histoire-bataille » faite des plus grands triomphes et des revers les plus cinglants d’une équipe. Auteur d’une thèse sur les joueurs de l’équipe de France et d’un premier ouvrage paru à quelques semaines d’un championnat d’Europe finalement reporté d’un an par la pandémie de covid (Les Bleus et la Coupe. De Kopa à Mbappé, éd. du Détour), l’historien François da Rocha Carneiro bouscule cette approche avec cette Histoire de France en crampons préfacée par Patrick Boucheron. Le livre est certes découpé en une vingtaine de « batailles », mais pas forcément les plus connues, à l’exception d’une poignée de rencontres de Coupe du monde et du sinistre France-Allemagne du 13 novembre 2015, marqué par l’attentat islamiste aux portes du Stade de France.
L’auteur s’attarde souvent sur des matchs amicaux qui racontent, en creux, l’histoire (sportive bien sûr, mais aussi politique, sociale, économique…) de l’équipe de France, et plus largement de la France. Ces rencontres tombées dans l’oubli reflètent différentes vagues de métissage, des Franco-Britanniques ou Franco-Belges du début du 20e siècle à la France black-blanc-beur des années 1990, en passant par les Italiens et les Polonais de l’après-Seconde Guerre mondiale. Ainsi, l’année 1958 n’est pas abordée à partir du premier podium français en Coupe du monde mais du départ plus ou moins enthousiaste de plusieurs joueurs algériens pour « l’équipe du FLN ». Homme-sandwich, travailleur immigré, gréviste, le footballeur français évolue avec l’époque. Il entre parfois en collision frontale avec l’actualité, quand les Bleus se rendent à Berlin six semaines après l’intronisation d’Adolf Hitler ou encore en Argentine sous le joug du général Videla.
Un utile rappel, à l’approche d’une très contestée Coupe du monde au Qatar, de la façon dont l’histoire trouve à s’incarner sur un terrain de football, et l’histoire du football elle-même déborde souvent de ce terrain. Jean-Marie Pottier
Une histoire de France en crampons, de François da Rocha Carneiro (éditions du Détour, 224 p., 18,90 €). Dès la création de Chantiers de culture, le mensuel Sciences Humaines est inscrit au titre des « sites amis » : une remarquable revue dont nous apprécions et conseillons vivement la lecture.
Rebecca Hall publie Wake, l’histoire cachée des femmes meneuses de révoltes d’esclaves. Petite-fille d’esclave, la juriste et historienne a transformé sa thèse en roman graphique. L’incroyable récit de ces héroïnes aux destins cachés, effacées de l’histoire, traduit par Sika Fakambi.
Rebecca Hall est avocate, historienne. Elle a choisi de transformer sa thèse sur l’esclavage en un roman graphique. Un choix ? Pas tout à fait. Tout comme les héroïnes aux destins cachés qu’elle révèle ici, Rebecca Hall a, elle aussi, souffert de mise à l’écart parce que femme, parce que noire. « Le stade ultime pour guérir du trauma, c’est lorsque ce passé, nous l’intégrons à qui nous sommes », écrit-elle. « Il devient une part de nous, que nous reconnaissons, et qui nous éclaire sur le monde ».
De sa somme de recherches réalisées entre New York et Londres, d’archives compulsées dans les municipalités, les cours de justice, les compagnies d’assurances, est née une création hybride. L’autrice y mêle son enquête en progression, ses sentiments et son appréhension de l’horreur que ses investigations mettent au jour, sa compréhension du monde. Aujourd’hui ne peut échapper à hier, « nous nous servons de ce qui nous hante pour interroger cette soi-disant vérité de notre existence », note-t-elle encore.
Insurgées sur les bateaux négriers
Rebecca Hall situe son histoire dans ce sillage, « wake » en anglais, auquel le titre fait référence. L’avocate a observé ses plaignantes noires « recevoir en dommages et intérêts la moitié des indemnités versées à mes plaignantes blanches, pour le même type d’affaire ». Elle-même s’est vu refuser l’accès aux archives d’une cour d’assises locale pour de fallacieux prétextes. « Les vainqueurs, eux, ont besoin que nous continuions d’habiter cet au-delà de l’esclavage », dénonce-t-elle. Alors Rebecca Hall résiste, persiste. Et raconte sa découverte : contrairement à ce que dit l’histoire officielle, de nombreuses femmes esclaves ont été meneuses de révoltes, quasi systématiquement même lors des traversées en Atlantique au XVIIIe siècle.
Pourtant, leurs noms n’apparaissent pas dans les procès, leurs gestes sont tus. La résistance violente ne peut être féminine pour leurs contemporains. Les historiens qui suivront garderont les mêmes œillères. Mais l’avocate recueille les indices, multiplie les sources originales. Et s’aperçoit qu’un navire sur dix essuyait des révoltes. Si les femmes prennent souvent l’initiative, c’est parce qu’elles peuvent se déplacer sans fers sur le gaillard d’arrière, contrairement aux hommes retenus entravés dans la cale. Naïvement, l’équipage les imaginait inoffensives et, surtout, tenait à les avoir à disposition, abusant d’elles à tout moment. Comment ont-ils pu ignorer la puissance que crée l’humiliation ? L’assurance des vainqueurs dominateurs sans doute.
Pourquoi avoir mis sous silence l’existence de ses insurrections au féminin ? Pourquoi l’identité de ces femmes est-elle niée, citée par numéro ou sous des surnoms « Garce de Négresse », « Négresse démoniaque », lors de procès ? « Quand on est convaincu qu’une chose n’existe pas, on ne la cherche pas », assure l’autrice. « Et même quand on tombe dessus, on ne la voit pas ».
Rebecca Hall rétablit aujourd’hui une vérité et fait avancer l’histoire, suscitant reconnaissance, colère, gratitude et solidarité chez la philosophe féministe Donna Haraway, qui fut aussi sa directrice de thèse. Et l’admiration, chez Angela Davis ! À nous de la rendre visible. Kareen Janselme
Wake, l’histoire cachée des femmes meneuses de révoltes esclaves, de Rebecca Hall et Hugo Martinez, traduction de Sika Fakambi. Ed. Cambourakis, 208 p., 22€.
« Cet ouvrage m’a émue aux larmes et a suscité en moi reconnaissance, colère, gratitude et solidarité» Donna Haraway
« Le récit captivant de l’action décisive des femmes noires dans les révoltes d’esclaves et l’histoire spectaculaire du travail de recherche engagé qui en a permis la découverte » Angela Davis
Créée en 1923 sous l’impulsion de l’écrivain Romain Rolland, la revue littéraire Europe consacre son numéro de septembre/octobre à Georges Bataille. Selon les commentateurs et exégètes, un auteur « insaisissable » qui a mêlé tous les genres : poésie-récit-essai.
C’est paradoxalement que les postérités s’établissent parfois. Celle de Georges Bataille (1897-1962), plus qu’aucune autre. De cette œuvre dont on avait parlé si peu, lui vivant, il y avait peu de chances que l’on parlât davantage, lui mort. Il faut dire qu’il semble s’être plu à semer le trouble chez ses lecteurs, lui qui affirmait : « Je dirai volontiers que ce dont je suis le plus fier, c’est d’avoir brouillé les cartes. » Insaisissable Bataille.
Passant sans cesse en contrebande les frontières établies entre les disciplines, traitant les sujets les plus sulfureux, exposant les vues les plus originales, il aura tout fait pour déstabiliser ses lecteurs les plus bienveillants. En effet, poésie, récit ou essai, quel que soit le genre exploré, Georges Bataille s’est employé à transgresser systématiquement les usages. Il aura abordé, toujours de manière originale, des questions qui appartenaient traditionnellement à l’économie, la politique, l’anthropologie, l’histoire de l’art, la sociologie, et ce avec une manière unique de travailler la langue.
C’est sans doute cette singularité qui, précisément, lui valut l’admiration et l’amitié d’écrivains et de penseurs parmi les plus importants de notre XXe siècle. Et qui, de nos jours encore, fait de son œuvre multiple, intense et hétérogène, une référence pour de nombreux lecteurs. Jean-Baptiste Para
Dans ce même numéro, la rédaction consacre un cahier au poète Jean-Luc Steinmetz qui questionne la possibilité qu’aurait encore la poésie de dire notre monde actuel.En prélude au Salon de la revue (les 15 et 16/10, Halle des Blancs-Manteaux à Paris), Ent’revues organise, le 22/09 à 18h30, une rencontre avec l’auteur qui aura lieu au siège de l’association (54 bd Raspail, 75006 Paris, entrée libre).
Grand prix du livre de la mode, signé de l’anthropologue Giulia Mensitieri et disponible désormais en édition de poche, Le plus beau métier du monde lève le voile sur les coulisses du milieu. Àl’heure des grands défilés, derrière la façade glamour, prospère une industrie qui se repaît de l’exploitation de travailleurs créatifs.
Eva Emeyriat – Pourquoi cet intérêt pour le secteur de la mode et du luxe en tant qu’anthropologue ?
Giulia Mensitieri – Lorsque j’étais doctorante à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales), j’ai été saisie par le décalage produit entre le regard admiratif porté sur mon statut et la réalité de mon quotidien, plutôt galère, parce que plus personne ne finance de bourse. J’ai eu envie d’enquêter sur ces nouvelles formes de précarité « prestigieuses ». J’ai alors rencontré une styliste photo. Cette femme, qui travaillait pour de grandes marques et portait des habits de luxe, n’avait en même temps pas de quoi payer son loyer ou simplement se soigner. Sa situation est la norme dans la mode ! Un secteur dont on ne connaît rien du travail qui y est produit, alors qu’il nous bombarde constamment de ses images. La mode est intéressante, car elle agit comme une loupe sur le monde du travail. C’est le lieu de l’individualité par excellence. Tout ceci est éminemment néolibéral.
E.E. – Dans Le plus beau métier du monde, vous décrivez la mode comme un écran du capitalisme moderne. Qu’entendez-vous par là ?
G.M. – La mode est une industrie qui vend du désir. Elle montre à quel point le capitalisme a besoin de l’imaginaire pour vivre. Elle est aussi l’une des industries les plus puissantes au monde, la seconde en France, la plus polluante sur la planète avant le pétrole, en raison de la production textile. Sa puissance symbolique, économique et environnementale, est hallucinante mais, en dépit de son excellente santé financière, elle a réussi à rendre le travail gratuit ! Cette dynamique du travail gratuit est un élément central de la production capitalistique. On la retrouve dans d’autres univers : la photo, l’édition, l’architecture ou bien la musique…
E.E. – Des stagiaires paient les repas des équipes lors de shooting photos, des mannequins sont rémunérés un bâton de rouge à lèvres pour un défilé… Pourquoi acceptent-ils cela ?
G.M. – Plus on travaille pour une marque prestigieuse, moins il y a d’argent… L’aspect créatif, l’adrénaline, la lumière font tenir les gens. La reconnaissance sociale est aussi fondamentale. Pouvoir dire « je bosse dans la mode », c’est valorisant. Il y a aussi des cas de domination de travail plus classiques, que l’on peut avoir partout. Les gens sont tellement sous pression qu’ils n’ont plus la force de chercher ailleurs.
E.E. – Que nous dit la mode du monde du travail d’aujourd’hui ?
G.M. – Pour la génération de ma mère, le travail payait l’emprunt de la maison, les vacances… Le compromis fordiste classique. À partir des années 1980, le capitalisme s’est approprié des modèles d’existence « bohémiens » issus des mouvements contestataires des années 1960. On refuse la monétarisation de l’existence, l’aliénation du travail salarié, pour se tourner vers la réalisation de soi… Ces notions ont été injectées dans le modèle néolibéral qui valorise la responsabilité de l’individu, dans sa réussite ou son échec. C’est un changement majeur : le travail est un lieu où l’on se construit d’abord comme individu, l’argent vient après. L’auto-entreprenariat n’est pas qu’un statut, c’est aussi l’idée qu’on doit vendre son image… Les gens sont prêts à s’auto-exploiter, la précarité est intériorisée.
E.E. – Des personnes s’en sortent-elles ?
G.M. – Hormis les célébrités, il y a celles qui renoncent au glamour. Elles travaillent pour des marques plus commerciales et deviennent salariées, avec des horaires. D’autres ouvrent leur boutique de créateur, il n’y a plus l’hystérie des défilés, le luxe. Propos recueillis par Eva Emeyriat
En ces jours d’été, entre canicule et farniente, Chantiers de culture vous propose sa traditionnelle sélection de livres. Entre inédits et éditions de poche : de Jon Kalman Stefansson à David Diop, de Jean-Pierre Siméon à Jean-Bernard Pouy. Pour, au final, remonter le temps en compagnie d’Éric Vuillard et de Céline… Bonne lecture !
Osons l’écrire, les ténèbres s’estompent et les yeux s’éclairent d’une intense aurore boréale lorsqu’ils plongent dans le dernier pavé, et foisonnant ouvrage, de Jon Kalman Stefansson! Un pays, l’Islande, un paysage de fjords enneigés et soufflés par le vent, de volcans tumultueux et de champs de lave désertiques, de mer déchaînée et de hautes vagues déferlantes à masquer l’horizon… Une terre fière, austère et rebelle dont il faut dompter l’hostilité dès l’enfance pour s’en amouracher à jamais, la tromper pour un ailleurs éphémère et sans cesse revenir fouler l’herbe boueuse des ancêtres !
L’Islande ? Plus qu’un décor dans Ton absence n’est que ténèbres, le creuset essentiel en ce qu’il façonne le caractère de ses habitants : la beauté d’une nature qu’il faut apprendre à courtiser telle une maîtresse exigeante, la lenteur du jour aussi longue que la nuit peut être profonde, les fulgurances de rapports humains tout à la fois âpres et tendres entre congénères… Au cœur de cet univers fantasque et fantastique, un homme dont nous doutons s’il est vivant ou mort, qui semble avoir perdu la mémoire ou en tout cas vouloir raviver ses souvenirs. Alors, entre saga dont est riche et coutumière la littérature nordique, roman historique à remonter le temps des années 1900 à aujourd’hui, conte philosophique où se posent les questions existentielles fondamentales en des dialogues truculents voire anodins, hymne poétique en hommage à une terre peuplée de trolls et de fées, le dernier roman de l’auteur islandais est d’une lecture proprement jubilatoire, superbement traduit par le talentueux Éric Boury, lauréat du Grand prix de la traduction pour D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds de… Jon Kalman Stefansson !
Et c’est à un autre fulgurant voyage, en terre inconnue, que nous convie David Diop. Après Frère d’âme, Prix Ahmadou Kourouma et Goncourt des lycéens en 2018, l’auteur aux racines sénégalaises signe, avec La porte du voyage sans retour, une extraordinaire épopée enracinée dans une histoire d’amour au long cours ! Gorée, île emblématique et mortifère, ultime escale pour des millions de Nègres entassés sur la mer rougie sang des traites négrières… Puissamment porteur de fortes émotions encore aujourd’hui pour le visiteur qui en foule le sol cimenté, entre les cachots comme entrepôt de chair humaine et l’étroite ouverture marine pour l’embarquement fer aux pieds, un lieu que le romancier élit comme figure nodale de son récit. Botaniste de renom au temps des Lumières, éminent savant, Michel Anderson est conquis par l’histoire de Maram, une jeune esclave rescapée de Gorée ! Un étonnant voyage dans l’imaginaire d’un personnage hors du commun, en partance sur les traces de l’inconnue et apprenant le wolof pour être plus proche des autochtones ! Surtout, de retour en France et avant sa mort, l’homme de haute stature s’est ouvert à des valeurs universalistes qu’il désire transmettre en héritage à sa fille Aglaé.
Sans quitter le continent afro-américain, il nous faut alors plonger dans le salut qu’adresse le poète Jean-Pierre Siméon à l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal en épilogue de son dernier recueil,Levez-vous du tombeau! « Nous avons besoin de toi Aimé Césaire, nous avons besoin de toi plus que jamais… Les peuples naissent avec la poésie, disais-tu, eh bien ils meurent cela crève les yeux d’avoir perdu la poésie« , clame Siméon. Lui qui, dans un précédent essai, osait affirmer que La poésie sauvera le monde, une parole d’urgente nécessité qui, de l’antiquité à nos jours, s’est élevée de tout temps contre préjugés et billevesées. Un hymne à l’insurrection des mots, à la rébellion de l’alphabet , un appel à l’insoumission verbale face aux conformismes putrides. Une invitation à déserter nos habitudes pour réconcilier en nous le verbe et l’agir, relier notre état de vivant à univers plus grand que nous qui se nomme nature, une invitation à ce qu’enfin « la poésie gouverne elle qui n’a ni pouvoir ni assurance elle dont la pensée est tantôt cheval de steppes tantôt poignée de mésanges jetée au vent ».
Jean-Bernard Pouy, par Daniel Maunoury. Co
Si le verbe poétique est envol libertaire, Jean-Bernard Pouy, écrivain patenté et reconnu de romans noirs, en est un intrépide messager en sa prose totalement iconoclaste à la cour des doctes exégètes ! Avec cette fameuse Trilogie spinoziste, l’éditeur a eu la bonne idée de rassembler trois courts romans au titre éminemment évocateur : Spinoza encule Hegel, À sec ! et Avec une poignée de sable… Trois épisodes pour narrer l’épopée urbaine dévastatrice de Julius Puech, chef de la Fraction Armée Spinoziste, ennemi juré de la bande des hégéliens. Poussé par l’amour de l’éthique (!) contre l’esthétique des renégats, chaussé de ses fameuses bottes en lézard mauve et à cheval sur sa Guzzi 850 California, avec son affectueuse bande d’allumés il mène croisades sanguinolentes, tueries et affrontements meurtriers sans jamais débander. Amis poètes, bienvenue ! Un ouvrage explosif, outrancier dans ses délires mais d’un humour exalté, un style déstructuré dont seul Pouy a le secret d’un roman l’autre, lui le membre éminent de l’Oulipo, l’empêcheur de penser en rond et le génial créateur du personnage littéraire du Poulpe. À lire de toute urgence, mais à ne pas mettre entre toutes les mains au risque d’une hécatombe entre Marseille et Miramas ! Et si au final vous n’avez toujours rien compris à l’univers de Jean-Bernard Pouy, plongez dans son dernier opus, En attendant Dogo, jeu de mots aussi débile que désopilant, vous en sortirez vivant mais deviendrez un irréductible intoxiqué.
Alors que Pouy n’en finit pas de décortiquer au noir les rouages de nos sociétés, Eric Vuillard poursuit son décryptage de la grande Histoire, en s’installant à la table ou dans les salons feutrés de ceux qui en tirent les ficelles. Avec érudition et brio, fouillant les archives, mettant en scène les événements dont ils nous rapportent les dessous au plus près des documents et des personnages… Qu’il s’empare d’un objet historique unanimement reconnu et connu, il en fait énigme et mystère pour son lecteur, le surprenant de page en page pour lui dévoiler la complexité, familiale-clanique-affairiste-sociale, banale ou scandaleuse du sujet qu’il traite. Hier le sulfureux Congo du roi des Belges ou l’emblématique 14 juilletau temps de la Bastille, le prix Goncourt 2017 pour L’ordre du joursur l’agenda du régime nazi ou l’émouvante Guerre des pauvres conduite au XVIème siècle en Allemagne, aujourd’hui l’ahurissante Sortie honorable à propos de l’Indochine française et de la débâcle de Diên Biên Phu au printemps 1954. Au-delà du récit documentaire, Vuillard nous plonge dans les états d’âme des militaires et leurs errances sur le terrain, les trahisons des politiciens et les gains juteux engrangés par les industriels à l’affût du caoutchouc au mépris des recrues envoyées à la mort de manière délibérée. Tout à la fois passionnant et douloureux, de nouveau un petit format pour un grand livre !
D’aucuns ont suivi la saga des manuscrits de Céline retrouvés en 2021, une rocambolesque histoire de feuillets et documents prétendument perdus ou volés depuis sa fuite à Sigmaringen en 1944, en fait juste mis à l’abri durant de longues décennies. Sur son blog, le journaliste Jean-Pierre Thibaudat révèle avec force détails les dessous de l’affaire… Aujourd’hui, détentrice du sulfureux écrivain à son catalogue, les éditions Gallimard publient donc un premier inédit, Guerre. Un récit de quelques 150 pages, agrémenté de plusieurs fac-similés, où se déploie dans sa toute puissance la verve de l’auteur du Voyage au bout de la nuit. Avec cet aveu, incontournable, aux premières pages du livre, « J’ai attrapé la guerre dans ma tête. Elle est enfermée dans ma tête ». Les chapitres d’une œuvre en fait éclatée, supposé essai ou brouillon aux feuillets disparates parfois ardument déchiffrables où Céline conte, dans ce style romanesque qui n’appartient qu’à lui, son expérience traumatisante de la guerre, blessé sur le champ de bataille avec des séquelles dont il ne guérira jamais. D’une liasse de papiers à l’autre, chacune retenue par une épingle à linge, le brigadier de cavalerie Ferdinand narre ainsi par le menu avec humour et complaisance, non sans concupiscence et mauvaise foi, le quotidien de son séjour et de sa convalescence à l’hôpital de Peurdu-sur-la-Lys. Aux pires heures de la grande boucherie, ses rencontres, ses amours, ses souffrances de guerre, ses outrances verbales sur la décrépitude de la nature humaine, ses magouilles avec Bébert, copain de chambrée et proxénète patenté… Un style tout à la fois populaire et flamboyant, à l’identique de toute la littérature célinienne. Yonnel Liégeois
Jusqu’au 26/07, le théâtre de la Manufacture présente Soudain, chutes et envols. Un spectacle à l’humour parfois déjanté, servi par de jeunes interprètes au tonus survitaminé.
Elles sont trois à se retrouver et s’aimer, se quereller et se séparer… Trois filles qui pourraient aussi bien être des garçons en proie au vertige du sentiment amoureux, à la sensuelle découverte de l’autre. On se touche, on se frôle, Soudain chutes et envols, on se quitte et on revient, perdu ou reconnu, en tout cas l’un l’une semblent ne pouvoir se passer de l’une l’autre.
Un chassé-croisé plaisant et ludique en ce jardin public où les trois jeunes interprètes sautillent d’une réplique l’autre extraite des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes revisités par Marie Dilasser. Il n’est pas sûr qu’au terme du spectacle le public obtienne la réponse claire et incontournable, il n’empêche, la question a le mérite d’être exposée. Qu’est-ce, en vérité, que ce mystérieux sentiment amoureux : un désir, un penchant, une inclination, un plaisir, une attirance ? En tout cas, le metteur en scène Laurent Vacher orchestre un truculent délire verbal, un subtil marivaudage des temps modernes qui prétend « dégommer les conventions et jouer avec insolence des clichés ».
Pour le bonheur de la Compagnie du Bredin, trois drôlesses et charmants gredins qu’Ambre Dubrulle, Constance Guiouillier et Inès Do Nascimento : allez, les filles, on ne lâche rien ! Yonnel Liégeois
La Factory, fabrique d’art vivant
C’est en 2015 que Laurent Rochut assume la direction du Théâtre de l’Oulle et crée la Factory ! L’ancien spécialiste en finance internationale s’est épris de théâtre et de littérature. Son projet, lorsqu’il dépose les valises en Avignon ? Créer une fabrique d’art vivant dédiée à toutes les disciplines de la scène : théâtre, danse, musique… Devenue lieu pérenne en la cité des Papes, la Factory s’enrichit au fil des ans de deux autres sites de création : la salle Tomasi, puis la Chapelle des Antonins. L’ambition de la Factory, à plus ou moins longue échéance ? Hors le temps du festival d’été, fédérer d’autres salles pour faire d’Avignon un lieu permanent de recherche et de création. Y.L.
Spécialiste de la romancière George Sand, Christophe Grandemange publie Une vie inachevée. La biographie consacrée à Solange, la fille de l’auteure de La mare au diable. Une femme à forte personnalité, qui signera elle-même divers ouvrages, dont trois romans.
Solange Sand ne bénéficie pas de la renommée de sa mère, George Sand. Un personnage devenu emblématique du Berry, connu pour ses engagements et sa personnalité, autant que pour son œuvre littéraire. Les ouvrages ne manquent pas pour relater l’existence de l’écrivaine.
Passionné par l’auteure de « La mare au diable », Christophe Grandemange a fondé Corambé, une association qui lui est dédiée. Il consacre alors une grande partie de son travail à George Sand et aux membres de sa famille. C’est donc tout naturellement qu’il s’intéresse à Solange. En 2017, il publie une première biographie la concernant. En 2021, il écrit Une vie inachevée, un ouvrage nourri d’extraits de l’abondante correspondance qu’elle rédige à destination de sa mère. Ces lettres permettent de mieux connaître la vie de cette femme à très forte personnalité, marquée par une relation conflictuelle avec sa génitrice affirmant que sa fille « est gaie, folle, fantasque, aimable et détestable au suprême degré ».
Le parcours chaotique de Solange l’a conduit dès l’âge de 19 ans à un mariage contesté par son entourage. Elle épouse le sculpteur Jean-Baptiste Clésinger, un homme qui se montre violent et alcoolique. Le couple sera expulsé de Nohant, la célèbre résidence de la famille Sand. Solange se séparera de son époux quelques années plus tard. Sa vie tourmentée sera marquée très tôt par la disparition de ses deux enfants et par la souffrance psychologique née des rapports avec sa mère. Elle réalisera de nombreux voyages et l’écriture de plusieurs ouvrages, dont trois romans. Philippe Gitton
Jusqu’au 1er juillet, la médiathèque d’Azay-le-Ferron (36) présente une exposition de photographies consacrée à la famille Sand.
Comptant parmi les plus anciennes publications de France, créée en 1909, la Vie Ouvrière s’offre un coup de renouveau ! Hebdomadaire durant plus d’un siècle, ensuite mensuel, le magazine de la CGT devient une revue trimestrielle.Un ultime défi à relever !
Crise du syndicalisme conjuguée à celle de la presse, le magazine de la CGT La Vie Ouvrière (la V.O.) se devait de réagir à défaut d’une mort annoncée. Un paradoxe pour le plus fort tirage de la presse française dans les années 60 (plus de 600 000 exemplaires, mieux que Paris Match…), le journal des plus grands photographes en ses heures de gloire (Bloncourt, Doisneau, Ronis), le titre qui célébra le Front Populaire avec liesse et fut le seul à paraître durant les événements de mai 68, l’unique publication syndicale qui ouvrit durablement ses pages à la culture et afficha en Une des figures marquantes de la scène et du grand écran, de Jean Vilar à Michel Piccoli. Sans oublier Gérard Philipe et Jean-Paul Belmondo, deux emblématiques responsables du syndicat CGT des acteurs… Ah, nostalgie, quand tu nous tiens !
Organisée autour d’un dossier d’une cinquantaine de pages au titre sans surprise décliné sous diverses entrées, Les riches profitent, on trinque, la revue est d’un abord attirant : colorée, aérée, rythmée, un graphisme soigné, une iconographie alléchante. Une idée plaisante ensuite, la signalisation des sujets sous un label générique qui s’affichera d’un numéro l’autre : Le lieu, L’objet, Vu de ma fenêtre, Le jour où… Des articles qui ouvrent à des regards pluriels sur une histoire du syndicalisme local, sur la vie d’artistes aux propos décalés, sur les choix de salariés engagés dans la transformation du monde : la visite édifiante à la Maison du Peuple de Limoges classée aux Monuments historiques en 2014, la rencontre émoustillante avec le graphiste Gérard Paris-Clavel instigateur de la « Rêve Générale », un dialogue éclairant avec les bénévoles de la cantine solidaire du quartier de l’Épeule à Roubaix.
Hors ses qualités formelles, le trimestriel livre une timide révolution éditoriale ! La matière à réflexion abonde pourtant : les nouvelles formes du militantisme, la déshérence des campagnes, les carences des élites syndicales, le travail éclaté, le dépérissement culturel des consciences… Pour toucher un lectorat autre que son public captif et assurer sa pérennité, un seul impératif : s’affranchir des sujets convenus, s’ouvrir à l’inattendu et risquer l’aventure en terre inconnue. Un défi à relever pour la Vie Ouvrière, nouvelle formule. Yonnel Liégeois
La Vie Ouvrière, 100 pages, 9€50. Case 600, 263 rue de Paris, 93516 Montreuil Cedex (Tél. : 01.49.88.68.50). Abonnement version papier et numérique (4 numéros par an, 60€) avec accès au site nvo.fr : abonnement@nvo.fr .
Jusqu’au 21/05, au Centre d’art contemporain de Montreuil (93), s’expose Tignous Forever. Un hommage à Bernard Verlhac, dessinateur de Charlie Hebdo assassiné en 2015, à travers 400 dessins dont 60 inédits. Une œuvre joyeuse et vivante.
On rit, on pense, on réfléchit ! Se rendre au 116 rue de Paris à Montreuil (93), étonnant Centre d’art contemporain au cœur de la banlieue ouvrière, n’est point pèlerinage mortifère… D’une salle d’expo à l’autre, d’un dessin l’autre, la bonne humeur, les légendes policées et l’éclat des couleurs nous accueillent à bras ouverts. Les impressions se confirment, la rumeur s’affirme : Bernard Verlhac, alias Tignous ? Un sacré bonhomme, « un mec bien », un grand dessinateur ! « Un grand artiste qui était à n’en point douter un humaniste, ce qui émane de chacun de ses dessins », commentent Nicolas Jacquette et Jérôme Liniger, les deux scénographes de l’exposition.
Nombreux sont-ils à se remémorer les tragiques événements de janvier 2015, l’assassinat de douze personnes dans les locaux de Charlie Hebdo dont Cabu-Charb-Honoré-Tignous-Wolinski au nombre des dessinateurs, les images fortes de l’après-attentat : la « marche républicaine » qui rassemble plus d’un million et demi de personnes sur les boulevards parisiens le 11 janvier, les mots forts du maire et de la garde des sceaux, Patrice Bessac et Christiane Taubira au cours del’hommage rendu en l’Hôtel de ville de Montreuil le 15 janvier (depuis trente ans Tignous en était citoyen, fortement engagé dans les collèges et lycées), le cercueil bariolé de moult dessins des copains et voisins à la sortie de la mairie sous les applaudissements de la foule rassemblée !
« Tignous dessinait partout, tout le temps, même pendant les vacances », témoigne Cloé Verlhac, son épouse et commissaire de l’exposition. « Sur les galets qu’il ramassait à la plage, sur les bras des enfants et même sur mes jambes, créant des meubles avec des caisses à pommes, des sculptures avec des canettes et des bouchons » ! Au fil des œuvres exposées, s’affiche un artiste à la fine pointe du crayon, sachant d’un trait baliser une intuition, d’un coup de plume colorier ses impressions, d’une incise percutante formuler ses intentions. Un regard acéré, engagé sur notre société, ses dérives et contradictions, Tignous ne faisait pas semblant, enfant de la banlieue il l’était demeuré, jamais il n’oublia que le dessin le sauva des « conneries » qui furent fatales à ses copains d’enfance et de quartier.
Ici, un ours blanc tend un pinceau noir, proposant à son copain de se peinturlurer en panda : « C’est notre seule chance si tu veux que le WWF nous vienne en aide ». Un peu plus loin, un homme au sourire vorace en tient un autre à bout de bras : « Il y a 8,5 millions de pauvres en France, offrez en un à Noël » ! « Tout est drôle », glisse une jeune femme, face aux dessins de Tignous. « Plus c’est noir, plus ça me fait rire », rapporte la journaliste Elsa Marnette dans les colonnes du Parisien. Effectivement, ce n’est pas triste de flâner d’un dessin l’autre, d’un panda hilare becquotté par deux charmantes damoiselles à « Un nichon guidant le peuple », selon un tableau célèbre ! Outre des dessins originaux, des photographies, des vidéos, les écrits et témoignages des amis et complices de plume !
Une œuvre joyeuse et vivante, une exposition festive et « bordélique » à l’image de ce croqueur d’images jamais rassasié qui avait ses thèmes de prédilection : le travail, l’écologie, le social, l’amour et le sexe… Une geste artistique qui en appellera certainement d’autres à la découverte de plus de 20 000 dessins enfouis dans les chemises, dossiers et cartons de ce grand plasticien et coloriste que fut Tignous. Yonnel Liégeois
Jusqu’au 21 mai, Tignous Forever. Centre d’art contemporain, 116 rue de Paris, 93100 Montreuil (Tél. : 01.71.89.28.00). Du mercredi au vendredi de 14h à 18h, le samedi de 14h à 19h. Nocturne le jeudi, jusqu’à 21h.
Grand homme de culture, fondateur du Théâtre de La Commune à Aubervilliers (93), Gabriel Garran est décédé le 6 mai à Paris. D’une incroyable puissance de vie, ce petit d’homme a inspiré moult créateurs, auteurs et artistes. Un héraut de la francophonie, du Maghreb au Québec, de l’Asie à l’Océanie.
Metteur en scène, écrivain et poète, Gabriel Garran était un homme d’une courtoisie exemplaire. C’est toujours avec le sourire qu’il accueillait d’une poignée de main chaleureuse en son TILF, le Théâtre international de langue française qu’il fonda en 1985 au Parc de la Villette, critiques, amis et public grand ou petit. Vingt ans plus tôt, éminent défricheur et baroudeur, avec la complicité du maire communiste Jack Ralite, il créait à Aubervilliers le premier théâtre populaire permanent en banlieue, le Théâtre de la Commune depuis lors devenu Centre dramatique national.
De son vrai nom Gabriel Gersztenkorn, l’œuvrier des planches est né en 1927 à Paris d’un couple de juifs polonais. Lorsque la guerre éclate, son père est déporté à Auschwitz, où il meurt. « Après ces années noires, le théâtre sera sa planche de salut », écrit notre consœur Armelle Héliot. Rappelant aussi que, du TILF au Parloir contemporain sa dernière compagnie, il n’aura de cesse d’arpenter les territoires de la francophonie. Prenant fait et cause pour les auteurs d’Afrique, du Québec, d’Haïti, du Maghreb… « De Sony Labou Tansi à Nancy Huston, en passant par Normand Chaurette, Marie Laberge, Koffi Kwahulé, tous ceux que l’on connaît aujourd’hui, que l’on retrouve à Limoges et partout ailleurs, sont là », constate l’ancienne critique dramatique du Figaro.« La disparition de Gabriel Garran laisse orphelins tous ceux qui se sont autoproclamés les « enfants d’Aubervilliers » ainsi que plusieurs générations d’artistes qui ont pu trouver auprès de lui une filiation artistique et populaire profonde », notent avec une infinie tristesse ses proches et complices de longue date. En 2015, il était récompensé de la grande médaille de la francophonie par l’Académie française. Sa devise ? « L’avenir du théâtre appartient à ceux qui n’y vont pas » !
Auteur de deux pièces de théâtre et de centaines de poèmes édités à tirage restreint, Gabriel Garran signait en 2014 une poignante biographie. Géographie françaisenous révélait le périple d’un enfant, fils d’immigrés polonais, au cœur de la tourmente et de la débâcle des années 40, au cœur surtout de la déportation ou de la clandestinité pour les juifs de France. Avec force émotion et une mémoire à fleur de peau, il nous livrait ses fragments de jeunesse qui le marqueront à tout jamais. En errance sur les routes de l’hexagone, un bel hymne à la révolte et à la liberté de tout temps menacée et, à la vie à la mort, sans cesse à reconquérir. Yonnel Liégeois
Aux éditions Marabulles, signé Chloé Célérien et Karim Nedjari, est paru l’album Générations poing levé. Une BD qui raconte le parcours de sportifs qui ont tout risqué pour défendre leurs convictions et combattre les conservatismes. Jusqu’à leur carrière !
Jeux de Mexico, été 1968, retentit l’hymne des États-Unis. Sur le podium, l’Américain Tommie Smith, qui vient de remporter le 200 mètres, brandit en silence son poing ganté. Imité par son compatriote John Carlos, médaillé de bronze… Ce geste de protestation contre la ségrégation raciale aux États-Unis a marqué le monde. Qui sait le prix payé par ces athlètes noirs pour avoir osé braver les forces réactionnaires de leur pays, alors qu’ils dominaient leur discipline ?
Rayé de l’équipe nationale, menacé de mort et considéré comme un danger pour l’État, Tommie Smith entamera une longue traversée du désert avant d’être réhabilité en 2016 par le président Obama. Portrait de dix légendes qui ont marqué leur discipline et risqué leur carrière sportive pour leurs idéaux, l’album Générations poing levé, signé par Chloé Célérien et Karim Nedjari, est bien plus qu’un livre de récits sportifs. La BD s’ouvre sur le plus contemporain d’entre eux. À l’ère des réseaux sociaux, le footballeur anglais de Manchester United, Marcus Rashford, a compris que son statut de superstar pouvait servir une juste cause. En quelques tweets, il réussit à faire plier durant la pandémie le gouvernement conservateur du pays en exigeant le retour des repas gratuits pour les enfants pauvres. Avant lui, d’autres « grands » ont osé mettre en jeu leur carrière. Le plus fameux ? Mohamed Ali, bien sûr. Au firmament, le boxeur préfère risquer la prison plutôt que de servir dans l’armée lors de la guerre au Vietnam. « Aucun Vietcong ne m’a jamais traité de nègre », clame-t-il. Une prise de position qui lui coûte son titre de champion du monde mais le fait entrer dans l’histoire.
Ce récit de « poings » ne s’arrête pas aux figures masculines. Qu’elles s’appellent Nadia Comaneci, Megan Rapinoe ou Caster Semenya, des sportives ont aussi marqué leur temps en affrontant les conservatismes et en refusant l’assignation faîte à leur corps : jugé trop masculin, hors norme, pas de la bonne couleur… Souvenons-nous de la jeune prodige française du patinage, Surya Bonaly, capable d’enchaîner des sauts d’une incroyable difficulté. Cette surdouée a toujours échoué au pied des podiums. Les juges lui reprochant d’être trop musclée, pas assez artistique… En réalité, dans le contexte des années 80, la présence d’une patineuse noire sur la glace ne passe pas. « Le problème ? Surya peut faire tous les efforts du monde, elle ne peut pas changer sa couleur de peau », écrivent les auteurs. Sans jamais se renier, à sa manière, elle a malgré tout ouvert une autre voie. Cyrielle Blaire
Générations poing levé, par Chloé Célérien et Karim Nedjari (éd. Marabulles, 160 p., 17€95).