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Sylvain Delzon, chercheur en écophysiologie

Au sein de l’Inra, l’Institut national de recherche agronomique, Sylvain Delzon étudie la réponse des forêts aux variations climatiques. Avec une interrogation : les espèces sauront- elles s’adapter aux changements à venir ?

 

Sylvain progresse à travers les taillis jusqu’à un pin maritime élancé. Il y prélève une carotte afin de mesurer la croissance du conifère. « Je suis un peu le plombier des arbres, j’étudie leur tuyauterie », plaisante-t-il. Ce chercheur de l’Institut national de recherche agronomique vient régulièrement en forêt de Pierroton, un domaine de l’Inra. « On peut s’y rendre compte de l’impact du changement climatique en regardant la date d’apparition des feuilles au printemps, leur sénescence à l’automne. Une première constatation : les arbres du Sud-Ouest mettent en place leurs feuilles plus tôt qu’il y a dix ans ». Ce jeune directeur de recherches exerce ses talents au sein de l’unité Biodiversité-Gènes-Communautés, où il étudie la résistance et les capacités d’adaptation des arbres. Une partie de son travail s’effectue sur le terrain, l’autre en labo.

L’équipe de Sylvain Delzon est basée sur le campus universitaire de Pessac, près de Bordeaux. Postdocs, techniciens, ingénieurs de toutes nationalités y œuvrent à ses côtés. Il nous montre l’une des machines avec lesquelles il travaille : le Cavitron. « Le premier prototype, nous l’avons bricolé dans le couloir lors de la création de l’équipe », se remémore-t-il. En simulant la sécheresse, la centrifugeuse permet d’observer la résistance des essences. Démonstration, Sylvain y introduit une tige de genêt à balais. « Quand on centrifuge, cela tire la colonne d’eau dans la branche, comme quand l’arbre pompe l’eau du sol. En vingt minutes, on peut concrétiser sa vulnérabilité », explique-t-il en indiquant des courbes sur l’ordinateur. Au départ d’un projet de recherche, il y a un questionnement : « toutes les espèces ont évolué pour coloniser de nouveaux milieux. Mais si les arbres sont capables de s’adapter au changement climatique, à quelle vitesse ? » Les expériences sur le chêne tempéré menées par son labo ont prouvé sa résistance, à rebours des publications existantes. « C’est pour cela qu’il faut utiliser différentes techniques pour valider nos résultats et éviter les biais ».

En tant que chef des projets, Sylvain Delzon gère les budgets et consacre une grande partie de son temps à la pêche aux financements. « Le métier a beaucoup évolué, il y a quinze ans les laboratoires avaient de l’argent. De nos jours, il faut décrocher des projets pour travailler, la compétition est exacerbée ! Je dois donc beaucoup rédiger pour répondre à des appels à projets, c’est indispensable pour constituer des équipes. Mais on a moins de 10% de chance de décrocher un projet. C’est très dur pour les jeunes qui n’ont pas beaucoup publié et qui souhaitent développer leur programme de recherche. Or, la recherche fondamentale est essentielle, sans elle pas de recherche appliquée ». Un projet dure trois ans environ, parfois plus comme celui en cours autour du dépérissement de la vigne. « Le temps de la recherche est un temps long. Il faut de la patience, de la ténacité. La curiosité va de pair avec la non-conformité ».

Une qualité qui pousse le chercheur à s’aventurer, toujours plus, hors des sentiers battus ! Propos recueillis par Cyrielle Blaire

Repères

La publication d’articles par un chercheur est essentielle au partage des connaissances scientifiques, qui constituent un bien public. Pour être publié, l’auteur doit soumettre ses écrits à une revue, qui les fera évaluer par ses pairs. Historiquement, l’édition de ces journaux scientifiques résultait de structures à but non lucratif (sociétés savantes, revues universitaires…). En trente ans, cette édition est passée entre les mains de grands groupes privés qui revendent à prix d’or leurs abonnements. Une marchandisation des connaissances dénoncées par des scientifiques qui proposent des modèles de publication en open source. Avec son collègue et complice Hervé Cochard, Sylvain Delzon a fondé une revue scientifique alternative, Journal of Plant Hydraulics, en libre accès à la publication et à la lecture. « Avec sa carrure de rugbyman australien et son allure de « farmer » nord-américain, Sylvain Delzon est un écophysiologiste pure souche. Reconnu internationalement pour ses travaux en hydraulique et ses résultats sur la résistance à la sécheresse des arbres », écrit la journaliste Patricia Léveillé. « Ce robuste défenseur du sud-ouest fait évoluer à toute vitesse les recherches sur l’adaptation des forêts au changement climatique ». En 2015, Sylvain Delzon fut honoré du Laurier Espoir scientifique de l’Inra.

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Frictions, la revue qui frappe fort

Fondée en 1999 par le critique dramatique Jean-Pierre Han, consacrée au théâtre et aux écritures, la revue Frictions affiche un ton singulier dans le paysage littéraire. Mêlant les genres et n’hésitant pas à frapper fort sur les clichés et propos convenus… Qui se prolonge avec un Portrait en éclats de Roger Vitrac, signé de son rédacteur en chef.

 

Dès les premières pages, la revue Frictions n’y va pas de main morte ! Le numéro nouvellement paru, 31ème de la série, s’ouvre sur un texte de Raoul Vaneigem, qui affirme que « les vrais casseurs sont les États et les intérêts financiers qui les commanditent », avec, en regard, la photo d’un homme blessé à la tête qu’un CRS casqué tient à l’œil. D’autres images d’affrontements de rue (dues à John [et Gil] de la Canne) parsèment la livraison. Après l’éditorial percutant du rédacteur en chef, Jean-Pierre Han, sur « le théâtre d’aujourd’hui ou la défaite de la pensée », Alice Carré publie les résultats éloquents de son enquête théâtrale en cours sur « la France libre et l’Afrique ». Suit, de l’auteur argentin Juan Diego Botto, une formidable nouvelle sur l’exil, intitulée le Privilège d’être un chien. Jean Monamy, dans Lettre à Alain Béhar, s’adresse en toute sincérité à cet homme de théâtre qu’il admire. Julien Gaillard prend bille en tête « le Pinocchio de Joël Pommerat, un spectacle pour parents ». Suit un portfolio de magnifiques dessins à l’emporte-pièce, exécutés par Valère Novarina au cours de marathons manuels illustrant des figures de son peuple imaginaire.

Thierry Besche, artiste assembleur de sons, passe au crible en spécialiste averti, pour ainsi dire du point de vue de l’oreille, Thyeste, le spectacle de Thomas Jolly créé à Avignon. Le clown Nikolaus, dans Châlons mon amour, met en boîte à la première personne du singulier, au nom de ses maîtres Jacques Lecoq et Pierre Byland, la tournure prise désormais par l’École du cirque. C’est en vers libres que Benoit Schwartz, avec la Mémoire des eaux, s’investit dans la peau d’un migrant, tandis que Caroline Châtelet, dans Du particulier au général, réalise un modèle de journalisme culturel d’investigation en mettant à nu le mécanisme d’appropriation rampante – par la Ville de Paris – du squat de La Générale de l’avenue Parmentier. Simon Capelle ferme le ban avec Porno (zone – XII –), un long poème furieux qui envoie dinguer l’Éros sur le terrain vague du cloaque de la marchandise, fantasmes y compris.

La revue Frictions assume ainsi un projet de subversion éclairée, sans renoncer à mettre en jeu en tous sens, gravement, les causes et les effets de la déréliction politique ambiante. Devenant ainsi, paradoxalement, un lieu de pensée sans peur dans la superstructure d’un monde truffé de bobards (fake news). Jean-Pierre Léonardini

 

Vitrac, portrait en éclats

Personnage trop méconnu, auteur dramatique injustement confiné à l’écriture d’une seule pièce, Victor ou les enfants au pouvoir, Roger Vitrac (1899-1952) et son oeuvre méritent certainement plus qu’un codicille dans un dictionnaire ou une anthologie ! C’est ce à quoi s’emploie, à juste titre, Jean-Pierre Han avec ce Portrait en éclats fort bienvenu : la publication rassemblée d’une série d’articles et de textes écrits entre 1969 et 2012, « des pas de côté qui n’auraient sans doute pas déplus à Vitrac étant donné sa joyeuse configuration d’esprit » ! Et qui ont l’heur de plaire au lecteur d’aujourd’hui…

Ami et compagnon d’aventures d’Antonin Artaud avec la création du Théâtre Alfred Jarry, un temps surréaliste avant d’être exclu du groupe par Breton, Roger Vitrac est un plumitif multiforme : auteur dramatique, critique de cinéma à L’écran français, critique d’art et critique littéraire nanti d’une « liberté de ton extraordinaire » et « maniant avec dextérité l’humour et la fantaisie dans des analyses toujours subtiles et profondes ».

Bien sûr, d’un texte l’autre, Jean-Pierre Han met l’accent sur Vitrac, l’homme de théâtre. Rappelant d’abord son engagement sans faille, au côté d’Artaud, à cet « essai de révolution théâtrale le plus systématique de notre époque », aux dires de l’éminent Henri Béhar, avec l’expérience du Théâtre Alfred Jarry : le théâtre doit rendre lisible ce que la vie dissimule ou ne peut exprimer ! Une expérience éphémère certes, de 1926 à 1930, dont nous retrouvons les attendus dans Le théâtre et son double d’Artaud, une expérience cependant révélatrice de l’influence intellectuelle de Vitrac. Dont la plume, enfin, ne se réduit pas à l’écriture d’« un seul opus capable d’occulter bien des trésors » : en réalité, une trilogie « autobiographique » comprenant Le coup de Trafalgar et Le sabre de mon père, sans qu’aucun metteur en scène ne s’y soit intéressé jusqu’à maintenant. « On en reste donc pour l’heure au seul Victor ou les enfants au pouvoir », déplore Jean-Pierre Han, « vu et revu une dizaine de fois ces dernières années depuis que j’ai entamé ce parcours auprès de Roger Vitrac ».

Un ouvrage d’une lecture alerte et plaisante, érudit sans être savant, qui nous plonge avec délectation dans les batailles littéraires d’une époque en pleine ébullition contre les carcans culturels, sociaux et politiques. Qui ravive surtout au temps présent, à travers la figure de Roger Vitrac, des visions et aspirations, d’aucuns useraient du mot révolution, nullement dépassées ou démodées. « Le talent de Vitrac », souligne Jean-Pierre Han, « est un talent qui ne peut s’exercer et s’épanouir que dans la plus totale des libertés ». Yonnel Liégeois

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André Laude, ce poète méconnu

Écrivain maudit, si l’on s’en réfère à l’imagerie traditionnelle, André Laude disparut un certain samedi de juin 1995. Ironie du sort, le jour du traditionnel Marché de la poésie parisien, dans l’anonymat quasi total… Pour inaugurer l’année nouvelle, un hommage au verbe poétique, révolté du langage et subversif de nature !

 

Amis ou frères d’écriture, tous sont unanimes à saluer la force du verbe d’André Laude, la virulence de ses mots, l’urgence  de la parole pour celui qui « imprimait dans la chair du poème les bouleversements tragiques de ce monde » ! André Laude ? Un assoiffé de l’écriture, un écorché vif qui ne faisait de cadeau à personne… « Aux doxas savantes qui voulaient ramener le poème à la raison et le confiner dans l’exercice formel », soutient l’écrivain et poète marocain Abdellatif Laâbi qui signe « l’avant-dire » de l’édition intégrale de son « Œuvre poétique » parue aux éditions de la Différence, « André Laude opposait le déraisonnable de l’expérience des limites et l’intraitable de la liberté : rebelle fulminant d’un bout à l’autre de sa vie et de son œuvre, il finissait par infliger la mauvaise conscience même à ces révoltés occasionnels, bien-pensants sur le tard. Chose impardonnable dans le landernau des belles lettres ! ». Il meurt, solitaire, le 24 juin 1995, dans une chambre rue de Belleville. Ironie du sort, le jour du traditionnel Marché de la poésie qui se tient chaque année place Saint-Sulpice à Paris…Dans l’anonymat quasi total, presque clochardisé aux dires de ses amis qui assistèrent impuissants à sa descente aux enfers.

Communiste libertaire, André Laude fréquente les surréalistes André Breton et Benjamin Péret, s’affiche dans les bars à vins et les queues de manifestations comme l’ami « de tous les défroqués du stalinisme et soldats fourbus de toutes les batailles », selon les propos de ses amis d’Aulnay-sous-Bois où il vécut longuement, André Cuzon et Yann Orveillon. Il rejoint l’Algérie indépendante comme journaliste jusqu’à la chute de Ben Bella en 1965, devient un temps critique littéraire au Monde et aux Nouvelles Littéraires, collabore à de nombreux journaux et revues… Pour errer ensuite d’une pige à l’autre, le poème chevillé au corps, lui qui connaissait des milliers de vers par cœur et se présentait comme une anthologie à lui tout seul ! « Il nous lègue une poésie non corsetée, d’un baroque parfois flamboyant, d’un surréalisme parfois acéré, d’une réalité musicale douloureuse comme un blues ou étincelante comme une improvisation de jazz géniale », confesse Yann Orveillon dans la préface du recueil. Une poésie, « veines ouvertes », pour celui qui fut « ce sang en forme de revendications, en forme de couteau, ce sang qui fracasse les chaînes, qui enfouit le miel dans les blessures ».

Une voix dérangeante, une plume acérée à (re)découvrir. L’une et l’autre percutantes, à fracasser les certitudes d’un monde aseptisé. Yonnel Liégeois

« Œuvre poétique », d’André Laude (Éditions de la Différence, 733 p., 49€). Depuis la disparition de la maison d’édition, se renseigner auprès de l’association Les amis d’André Laude et/ou fouiner chez les bouquinistes.

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Avignon, sous le signe de la saturation

De retour d’Avignon, Jean-Pierre Han confie ses impressions festivalières dans la dernière livraison des Lettres françaises (N°163, septembre 18). Des réflexions bienvenues, curieusement nourries d’échanges lors d’un atelier-débat aux rencontres du film documentaire de Lussas ! Du cinéma au théâtre, d’un art à l’autre, le critique dramatique patenté saute le pas avec allégresse.

 

Un des ateliers des états généraux du film documentaire de Lussas (la Mecque du docu qui fêtait ses trente années d’existence), Sur le « point de voir », a eu l’excellente idée d’inviter cet été Marie-José Mondzain et Daniel Deshays, la première proposant une intervention répondant au titre emprunté à Claudel, « l’Œil écoute », le second œuvrant sur le « Point d’écoute, périphéries du silence ». Deux exposés se complétant parfaitement puisqu’à son habitude Marie-José Mondzain faisait un passionnant exposé tournant autour des images (mais pas que, bien sûr) alors que Daniel Deshays en revenait à ce qui est sa spécialité, le son. Il y fut donc beaucoup question de visibilité et d’invisibilité, d’écoute, de silence, avec évocation du travail de Fernand Deligny qui sut « « entendre » le silence de l’autiste » en contrepoint radical du « bourdonnement assourdissant de l’ordre médical et de tout pouvoir normatif »… Alors que Daniel Deshays dissertait sur le silence, affirmant que « c’est un acte engagé dans une relation à l’autre et au monde ». Si ces propos avaient comme point d’application le cinéma, il est clair que le théâtre devrait se sentir concerné, ce qui lui ferait sans doute le plus grand bien.

À se remémorer les spectacles vus au dernier festival d’Avignon la première réflexion qui vient à l’esprit concerne bien la sur-saturation des images et du son de la majorité d’entre eux (les deux étant le plus souvent mixés) et qu’à ce stade la question du silence se pose avec acuité. Le phénomène n’est certes pas nouveau, il atteint simplement désormais un point culminant. Ne revenons pas sur le spectacle d’ouverture proposé dans la Cour d’honneur du palais des papes, Thyeste de Sénèque mis en images et en sons par Thomas Jolly. Le phénomène de saturation sonore et visuelle s’y déploie dans toute son ampleur dans le vaste espace de la Cour d’honneur. Peur du vide à l’évidence (Vilar dont on a guère retenu l’exemple est bien loin)… Dans ce déluge de sons qui n’est que du simple bruit, et d’images avec ces jeux de lumière (appelons-les charitablement ainsi) qui empruntent au music-hall et pis aux boîtes de nuit, que peuvent bien faire les comédiens, eux-mêmes sonorisés, sauf à finir dans la caricature, car bien entendu c’est toujours la matière textuelle et le sens profond du spectacle qui sont mis à l’encan ? Sons et images comme cache-misères de la pensée. On comprend que Daniel Deshays ait fui le théâtre, après avoir beaucoup apporté, notamment auprès d’Alain Françon, pour aller vers le cinéma.

Autre exemple de sur-saturation visuelle et sonore avec le deuxième événement de l’édition : Joueurs, Mao II, les Noms d’après Don DeLillo par Julien Gosselin qui, en plus des saturations déjà évoquées ajoute à son habitude celle de la temporalité, 10 heures, les deux dernières rajoutées au dernier moment, ce qui, à l’évidence est plus que visible sur le plateau vu son état d’impréparation. Dix heures pour nous infliger plus des trois-quarts du temps un flot d’images cinématographiques – les comédiens, la plupart du temps invisibles ou mis en posture d’être mal vus, sont filmés et jouent avec force conviction leur partition de série, le tout sur une musique – appelons-la ainsi par charité – qui finirait par hypnotiser les plus rétifs des spectateurs qui perdent tout lucidité – c’est bien le « bourdonnement assourdissant » dont parle Marie-José Mondzain – : c’est autant de gagné pour soi-disant faire passer le message ayant un lointain rapport avec le terrorisme. Julien Gosselin nous avait déjà fait le coup avec son 2666 du chilien Bolano, un chef-d’œuvre (ce qui est loin d’être le cas des romans de Don DeLillo), le massacrant en le traitant en total contresens. Il nous refait le coup cette fois-ci. Saturation sonore extrême, saturation visuelle avec les films ou téléfilms dans lesquels les comédiens se donnent à fond dans un excès d’énergie.

La Reprise du suisse Milo Rau en passe de devenir l’icône intellectuelle du milieu théâtral (ce fut le grand succès du festival comme en témoignaient les files d’attente de spectateurs en quête d’une petite place pour ne pas rater l’événement) œuvre certes dans un autre registre. La saturation se situe davantage dans la conception même de son spectacle, dans une volonté d’appréhension totale de sens, ou des sens, à travers divers registres de théâtre, le tragique, le documentaire, etc. Vaste et ambitieux programme s’il en est, annoncé dès le sous-titre de la proposition : Histoire(s) du théâtre (I) en référence à Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard. Ce n’est donc là que le premier volet d’une longue histoire… qui s’appuie sur un écrit qu’a lancé l’auteur-metteur en scène dans son Manifeste de Gand signé le 1er mai 2018, et sur lequel il y aurait vraiment beaucoup à dire… Au moins Milo Rau tente-t-il de respecter ses dix commandements dont le premier consiste non plus seulement à représenter le monde, mais à le changer, non plus à représenter le réel, « mais bien de rendre la représentation réelle » ! Au nom de quoi, question réalité, tout peut se développer jusqu’à l’insupportable : la torture et le meurtre d’un jeune gay d’origine maghrébine embarqué dans une voiture par trois hommes à la sortie d’un bar montrée dans tous ses sordides détails. Un fait divers vrai qui se déroula en 2012 dans les rues de Liège… toujours la caution ou l’alibi du réel… Dans le même temps le très habile metteur en scène joue (et gagne ?) sur tous les tableaux. Celui du populisme le plus nauséeux – mais cela a valeur d’exemplarité –, et puis c’est présenté en abyme : théâtre dans le théâtre qui est, lui aussi filmé en vidéo, de quoi satisfaire une autre frange du public, plus intellectuelle et rompue aux subtilités théâtrales. En ce sens, c’est indéniable, Milo Rau a du savoir-faire.

Passons rapidement sur quelques autres échecs de l’édition, l’étrange Tartuffe (de Molière) mis en scène par le lituanien Oskaras Korsunovas, d’ordinaire plus inspiré, et le fatras indigeste d’Arctique de la belge Anne-Cécile Vandalem engluée dans une fable un peu trop lourdement parlante. Face à ces objets surchargés de signes plus ou moins évidents, la simplicité d’un spectacle comme Le Grand théâtre d’Oklahama de Madeleine Louarn d’après les écrits de Kafka dont elle retrouve l’esprit avec subtilité apporte un véritable souffle d’air. Et la ligne épurée d’Antigone de Sophocle donnée sur des tréteaux par des détenus du Centre pénitentiaire Avignon-Le Pontet où Olivier Py, le directeur du festival moins heureux dans ses propres productions, intervient régulièrement, nous donne une véritable leçon de théâtre. Ils sont sept participants de l’atelier théâtre de la prison à assumer tous les rôles, féminins comme masculins, avec une rare conviction qui en remontre aisément aux « professionnels ». Ni saturation sonore, ni surcharge visuelle, simplement le souffle de la vie. La vraie.

Comme nous le montrent encore avec pudeur et délicatesse les témoignages de sept transsexuels barcelonais, quatre femmes et deux hommes de 22 à 60 ans choisis parmi de nombreux autres à venir parler sur le plateau de leur vécu, de leur expérience ce qui ne leur confère en rien, le statut de comédien. Ces témoignages sont mis en scène par Didier Ruiz aidé pour l’occasion par le chorégraphe Tomeo Vergès, dans une scénographie discrète d’Emmanuelle Debeusscher. Seules quelques animations visuelles et sonores viennent apporter une respiration entre les témoignages des uns et des autres. Pas de pathos, une parole simple et d’autant plus forte émise par les témoins immobiles face au public. Avec Trans (més enllà) Didier Ruiz poursuit son exploration de l’enfermement, mais cette fois-ci saisie (et mises au jour) dans les corps mêmes des personnes présentes sur scène. Nous sommes là aux antipodes du bruit et de la fureur des spectacles cités un peu plus haut.

Tous ces spectacles vont faire les beaux jours de nos institutions théâtrales durant la saison, c’est la coutume. Tous sauf, bien entendu, Antigone dont la sortie à Avignon, en public, était, le temps de trois petites représentations, exceptionnelle. Jean-Pierre Han

La Reprise, Histoire(s) du théâtre (I) est donné à Nanterre au Théâtre des Amandiers, du 22/09 au 5/10, dans le cadre du Festival d’automne. Le Grand théâtre d’Oklahama est repris, du 4 au 11/10, au Théâtre national de Bretagne à Rennes.

 

À savoir :

Une très bonne nouvelle pour LES LETTRES françaises : la célèbre revue littéraire, longtemps dirigée par Louis Aragon, prépare son retour imminent sous son propre label ! Jusqu’alors publiée en supplément mensuel du quotidien L’Humanité et consultable sur le net, elle sera prochainement disponible par abonnement à un prix modique et en kiosque. Lectrices et lecteurs des Chantiers, faîtes le geste qui sauve pour assurer le succès de l’opération ! Yonnel Liégeois

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Léonardini, un feu d’artifice critique

Pressés par le temps,  peu de critiques dramatiques se penchent sur leur pratique et tentent de la penser. Jean-Pierre Léonardini comble de superbe matière cette lacune avec Qu’ils crèvent les critiques !. Un libelle qui reprend et parodie avec ironie le fameux titre du spectacle de Kantor, Qu’ils crèvent les artistes !

 

Sa pratique, Jean-Pierre Léonardini la pense, mais saisie au cœur du monde, en plein cœur de l’Histoire : comment pourrait-il en être autrement ? Ce qui nous est proposé ici, ce qu’il nous offre avec générosité, c’est la description savoureuse et d’une terrible lucidité d’un chemin de vie tout entier consacré au théâtre. « Pourrait-on, s’il vous plaît, s’épargner la nostalgie ? Ce n’est pas facile, savez-vous, il n’y a pas que la jeunesse envolée. Il y a aussi le monde où nous sommes ». Tout est dit et de belle manière, un ton, sourire aux lèvres si j’ose dire, dont il ne se départira pas durant tout le livre, tout un style aussi. Parce qu’il faut le clamer d’emblée, Qu’ils crèvent les critiques ! est aussi un feu d’artifice de grand style. Rien d’étonnant de la part de quelqu’un qui a toujours martelé que la besogne critique, comme il la nomme avec justesse, « procède avant tout d’un genre littéraire » et que le point de vue qu’elle développe est « soupesé sur une délicate balance dont le curseur est le style ».

Voilà qui le distingue de la majorité de ses confrères actuels. Car, il faut bien le dire, Jean-Pierre Léonardini est sans doute le dernier d’une grande lignée de critiques que notre pays a connu. Finie la critique, finis les critiques, si j’ai bien compris le titre de l’ouvrage… En vertu de quoi, il se permet avec impertinence de nous offrir cet « adieu aux armes de la critique tout personnel » dans un bouquet final où il a l’élégance de citer auteurs, acteurs, metteurs en scène, critiques, ces derniers presque tous disparus, et aussi camarades de travail qui l’ont côtoyé au journal L’Humanité où il a toujours voulu œuvrer par conviction et malgré des offres de supports plus argentés. En un peu moins d’une dizaine de chapitres (neuf exactement, avec un avant-propos), Jean-Pierre Léonardini retrace l’histoire du théâtre, exemples précis (de spectacles) à l’appui, sur plus d’un demi-siècle. À ce jeu large, place est faite aux événements de mai 68, notamment au Festival d’Avignon et aussi avec la déclaration de Villeurbanne, le Festival qui est la pierre angulaire de toute notre activité théâtrale, laquelle, Jean Jourdheuil nous l’a bien dit, fonctionne désormais sous le signe de la « festivalisation ».

Longues descriptions et réflexions des nombreux Festivals d’Avignon auquel l’auteur a participé très activement, notamment lors de l’édition 2003, année où Bernard Faivre d’Arcier, alors directeur, fut contraint d’annuler la manifestation à cause du mouvement des intermittents. Léonardini était bien là, l’« arme critique au pied » pour accompagner le mouvement et en rendre compte dans les colonnes de l’Huma. Il était encore là, et bien là, lors de l’année 2005, qui vit naître la querelle des « anciens » et des « modernes » (c’est du moins ainsi que les thuriféraires du festival et de sa direction, avec des critiques appointés par eux, tentèrent de résumer les choses), alors qu’il n’y avait qu’un rejet – celui notamment des spectacles de Jan Fabre et de Pascal Rambert – de très mauvaises et indignes productions… Je le sais pour avoir bataillé à l’époque aux côtés de Léonardini, lequel ici, à nouveau, s’en donne à cœur-joie, mais avec la sagesse de celui qui voit désormais les choses avec recul, mais passion toujours chevillée au corps…

Ce livre, en effet, est un livre de passion, celle de la vie tout simplement. Il faut lire la description de certains spectacles qui hantent encore sa mémoire (et la nôtre), ceux du Chéreau des mises en scène de la Dispute ou de Dom Juan, par exemple. L’énumération des différentes versions de la pièce de Molière, de Vilar à Bourseiller en passant par Maréchal ou Sobel, est un modèle du genre. Léonardini est un peintre et un portraitiste, entre autres qualités, de première grandeur. Les étudiants en études théâtrales feraient bien d’aller y jeter un œil, histoire de revivifier une mémoire défaillante ou jamais activée. En son temps, Antoine Vitez avait énoncé en ouverture de sa revue, L’Art du théâtre : « Nous parlerons de la critique de théâtre. Si souvent faible soit-elle en France, si borné soit son horizon, si pauvres ses mobiles et si petite son instruction, elle nous intéresse toujours, l’examen des tendances dont elle donne en creux témoignage nous éclaire à tout moment sur la situation politique où nous nous trouvons ». Pas de témoignage en creux chez Jean-Pierre Léonardini, qui pose la question haut et fort : « Face au désordre du monde, le théâtre peut-il faire chambre à part ? » Inutile d’ajouter que la question induit d’elle-même la réponse. Cela nous vaut un beau chapitre intitulé « le rêve tamisé par la force des choses », cela nous vaut un constant balancement entre ce qui est de l’ordre de l’intime (ah, le temps qui est passé et la mémoire désormais surchargée de si grands souvenirs) et ce qui concerne les affaires du monde (et du Parti).

Au vrai d’ailleurs, aucun des qualificatifs de Vitez concernant la critique ne lui convient. Léonardini est homme de (grande) culture, il a le bon goût de l’exprimer de la manière la plus simple afin qu’elle soit accessible à tous. Tout son programme. Jean-Pierre Han

Le 18 juin, au Théâtre Paris-Villette, l’Association professionnelle de la critique (APC-TMD) a décerné à Qu’ils crèvent les critiques ! son Prix du meilleur livre de l’année sur le théâtre.

 

 Le théâtre fait salon

Sous l’égide de la revue Frictions, théâtres-écritures, fondée et dirigée par notre confrère et contributeur Jean-Pierre Han, se déroule les 02 et 03/06 à La Générale de Paris, le premier Salon de la revue de théâtre. Un événement, original et inédit, qui devrait combler de plaisir et de curiosité tous les amoureux des planches ! Une occasion exceptionnelle pour découvrir nombre de revues, souvent au tirage limité et à diffusion confidentielle, où pourtant s’affichent moult signatures de qualité ou de renom : Ent’revues, Théâtre/Public, Ubu, Parage, Incise, et bien d’autres… Bonheur suprême pour tous les accros du genre ? La librairie théâtrale Le Coupe-Papier proposera un large échantillon de revues aujourd’hui disparues, qui ont marqué pourtant l’histoire de la scène, hexagonale et internationale.

Avec, durant deux jours, un impressionnant éventail de rencontres, lectures et débats animés par une belle brochette de dramaturges, metteurs en scène, historiens et critiques toujours prompts à échanger avec fièvre et passion devant le rideau rouge : Lucien Attoun, David Ferré, Gilles Aufray, Chantal Boiron, Robert Cantarella, Caroline Châtelet, Johnny Lebigot, Léonor Delaunay, Karim Haouadeg, Diane Scott, Eugène Durif, Magali Montoya, Philippe Malone, Nikolaus… Un rendez-vous à ne pas manquer ! Yonnel Liégeois

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Dubillard et Adamov passés en revue

En ce début d’année nouvelle, Europe consacre sa première livraison (janvier-février 2018, n° 1065-1066) à Roland Dubillard et Arthur Adamov. L’un et l’autre connurent une notoriété contrastée. Passage en revue

 

 

Dubillard (1923-2011), avec des pièces majeures comme Naïves hirondelles, le Jardin aux betteraves, la Maison d’os et Où boivent les vaches, fut vite rangé dans la catégorie d’un théâtre de texte fondé sur l’ironie du désespoir. L’acteur qu’il fut, à la voix ensommeillée (on n’a pas oublié ses Diablogues avec Claude Pieplu, succédant aux sketches de Grégoire et Amédée qu’il partageait avec Philippe de Chérisey), le rendirent populaire, masquant sans doute la profondeur d’un projet poétique essentiel où l’auteur, placé de lui-même en énigme, creuse sans fin une improbable identité. De riches contributions à son endroit (Robin Wilkinson, Michel Corvin, François Regnault, Philippe Ivernel, Jean-Pierre Siméon, Jean-Pierre Thibaudat entre autres) permettent de saisir l’entière complexité d’une œuvre poétique d’exigence érudite mine de rien, ainsi qu’une hypersensibilité voilée d’exquise pudeur, comme en témoignent les lettres à son épouse Maria Machado et à sa fille Ariane Dubillard.

Adamov (1908-1970) n’eut pas d’enfant mais beaucoup d’amis. Exilé de naissance, pour ainsi dire, personne infiniment déplacée à l’existence douloureuse, qui le fit frère d’Artaud qu’il contribua à sortir de l’asile de Rodez, il n’a cessé, depuis Strindberg via Brecht en passant par Kafka et Tchekhov, de fonder une dramaturgie du sujet souffrant impliqué dans la marche d’un siècle rêvant d’émancipation sociale. Placé à côté de Beckett et Ionesco dans le tiroir de « l’absurde » menuisé par le critique britannique Martin Esslin, Adamov n’en tira pas bénéfice. L’injustice flagrante qui continue d’obérer le tout de son œuvre sera-t-elle un jour corrigée ? En attendant, des textes fervents (Gabriel Garran, fidèle des commencements, René Gaudy l’ami sincère, Jean-Pierre  Sarrazac parfait connaisseur, Jacques Lassalle dans un texte bouleversant avant décès par la force des choses, Max Chaleil, Jean-Pierre Han, Marco Consolini, Lucien Attoun, Eric Da Silva, etc.) ressuscitent dans l’espace de la revue celui dont Bernard Dort, qui lui fut un proche si attentif, soulignait en son temps, à juste titre, « la scandaleuse unité » d’une écriture qui, raclant jusqu’à l’os la violence retournée contre soi, ne devrait pas peu contribuer à s’inscrire de plus belle dans le monde, même si ce dernier est autre en apparence immédiate, ce qui au fond ne prouve rien, sinon la perpétuation de l’invivable sous d’autres oripeaux. Jean-Pierre Léonardini

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La revue Z et les bonnes femmes !

La date du 8 mars est déclarée Journée internationale des droits des femmes. Son thème en 2017 ? « Les femmes dans un monde du travail en évolution : pour un monde 50-50 en 2030 » ! Comme l’explique Naïké Desquenes, la revue Z nous livre un numéro décapant sur le genre féminin. De la sphère intime à l’espace public, tour d’horizon des oppressions et des combats des femmes d’aujourd’hui.

 

 

Cyrielle Blaire – Pourquoi avoir intitulé ce numéro 10, de la revue Z, « Bonnes femmes, mauvais genre »?

Naïké Desquenes – Pendant l’affaire Baupin, l’ex-figure des Verts accusée d’avoir harcelé des collaboratrices (le 6 mars, le parquet de Paris a signifié que l’enquête est classée sans suite pour cause de prescription. Soulignant cependant que « les faits dénoncés (…) sont pour certains d’entre eux susceptibles d’être qualifiés pénalement », ndlr), un député a déclaré : « C’est des histoires de bonnes femmes ». C’est violent ! Reprendre ce stigmate de « bonnes femmes » en y accolant « mauvais genre », qui est une revendication de la différence, de la marge, c’est montrer notre fierté d’être une « mauvaise fille » : celle qui parle fort dans la rue, celle qui fait le choix de ne pas avoir d’enfant…

 

C.B. – Z se définit, en son sous-titre, comme une « revue itinérante d’enquête et de critique sociale ». Qu’est-ce à dire ?

N.D. – À partir d’un terrain d’enquête, nous cherchons à apporter une critique du monde capitaliste, industriel et post-colonial en mettant en avant des refus, des luttes victorieuses, des expériences qui permettent d’avancer. Pour nous attaquer au système patriarcal, qui marche main dans la main avec le système capitaliste, nous avons choisi la ville de Marseille comme terrain d’enquête. Dans ce numéro, nous donnons la parole à celles qui l’ont rarement : des femmes cap-verdiennes qui travaillent dans les hôtels, une blogueuse noire qui prône l’afro-féminisme, des femmes qui portent le foulard et racontent les discriminations quotidiennes…

 

C.B. – Les dominations vécues par les femmes peuvent-t-elles être cumulatives ?

N.D. – Certaines vont considérer que les luttes féministes sont derrière nous, car on a déjà gagné les grands droits : l’avortement, les moyens contraceptifs, le droit à un chéquier… Nous avons voulu montrer qu’on peut être femme et connaître d’autres obstacles : être ouvrière, sourde, femme au foyer, de couleur… Les femmes blanches, issues de la classe moyenne, ne vivent pas les mêmes oppressions que d’autres. Les questions de la race, de la classe, de la marginalité font qu’on peut cumuler les dominations.

 

C.B. – Vous déconstruisez la figure de la « cagole » marseillaise, en rappelant ses racines ouvrières.

N.D. – On a découvert que le mot « cagole » venait de l’italien « cagoule » ou « tablier » que portaient les ouvrières italiennes des usines de datte de la ville. Ces femmes, qui comptaient parmi les plus exploitées, étaient parfois obligées de se prostituer pour s’en sortir. Cet héritage de mépris social, touchant les femmes pauvres, se retrouve aujourd’hui à Marseille où aucune crèche n’a été construite depuis vingt ans. Ce qui oblige les femmes à arrêter de travailler. Comme si le maire, la société estimaient normal que les femmes soient assignées à la garde des enfants.

 

C.B. – Un éducateur témoigne de la difficulté pour un homme d’exercer dans le secteur de la petite enfance. La France doit faire des progrès ?

N.D. – Comme tout secteur dévalorisé, celui de la petite enfance reste dévolu aux femmes. Pendant sa formation, cet éducateur s’entendait dire qu’il pourrait faire mieux : c’était un homme, on le voyait dans un boulot plus prestigieux ! En crèche, des pères préféraient confier leur enfant à la stagiaire plutôt qu’à lui. On garde encore l’idée qu’il est mieux de confier un enfant à une femme. Le fait que des hommes intègrent le monde de la petite enfance est un combat essentiel.

 

C.B. – Les collectifs de femmes peuvent-ils être des espaces émancipateurs ?

N.D. – Dans un club de voile, des femmes expliquent, par exemple, qu’être entre elles leur permet d’acquérir des gestes techniques qu’elles ne peuvent pas apprendre avec leurs amis masculins, qui vont vouloir faire les choses à leur place. C’est quelque chose qu’on a toutes vécu avec le bricolage (Naïké Desquenes rit…,ndlr), on a énormément de mal à s’emparer des outils avec des garçons ! Ces collectifs permettent de reprendre confiance, de retrouver la route vers l’autonomie. Propos recueillis par Cyrielle Blaire

 

En savoir plus :

« Revue itinérante d’enquête et de critique sociale », Z propose des articles grands formats autour d’un terrain et d’une d’enquête. Dans ce numéro 10, les rédactrices s’attaquent aux divisions sexuelles et raciales du travail, donnent la parole aux collectifs de femmes et s’interrogent sur leur droit à disposer de leur corps (13 €, en librairie).

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Collège de France, le savoir à portée de clic

En décembre 2015, l’historien Patrick Boucheron livrait sa « Leçon inaugurale » au Collège de France. Magistrale, nous faisant voyager dans le Moyen Age tout en soulignant la gravité du présent. Grâce au web, nous y avons accès comme à de nombreux cours : une plongée revigorante dans le savoir.

 

« Ce qui surviendra, nul ne le sait mais chacun comprend qu’il faudra pour le percevoir et l’accueillir, être calme, divers et exagérément libre ». Les derniers mots de l’historien Patrick Boucheron, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France le 17 décembre, donnaient le frisson.
collège3En charge de la chaire « Histoire des pouvoirs en Europe occidentale, XIIIe-XVIe siècle », le médiéviste nous replongeait dans les méandres du Moyen Age, dans l’histoire longue autant que déconcertante parce que faite de discontinuités et de complexités, loin des certitudes impatientes que certains voudraient nous imposer. « Nous avons besoin d’histoire car il nous faut du repos, une halte pour reposer la conscience », déclarait-il. Avant de poursuivre, « tenter, braver, persister, nous en sommes là. Il y a certainement quelque chose à tenter. Comment se résoudre à un devenir sans surprise ? » Ce fût un moment d’apaisement que d’entendre de telles paroles en pleine actualité tourmentée. Un moment qui ne se conjugue pas au passé ! Grâce à Internet, son discours est encore accessible. Et il en est de même pour une majeure partie des cours donnés au Collège de France.

Mathématiques, physique, chimie, biologie, histoire, archéologie, linguistique, orientalisme, philosophie, sciences sociales, littérature… Dans tous les domaines, le savoir de ce haut lieu de la pensée nous est offert. En effet, les cours du Collège de France sont ouverts à tous, gratuitement, sans inscription préalable. Alors, il suffit de nous laisser embarquer pour se nourrir des connaissances de ces professeurs érudits, s’efforçant d’être compréhensibles par le plus grand nombre.  Mieux, plus de collège26000 de leurs cours ou séminaires peuvent être visionnés sur la toile. Et l’on se prête au jeu aisément, naviguant dans les propos d’Henry Laurens sur l’histoire contemporaine du monde arabe, ceux de Dominique Charpin sur la civilisation mésopotamienne ou d’Alain Supiot sur la justice sociale internationale. Le voyage est plein de surprises avec les interventions de professeurs invités nous faisant prendre sans cesse des chemins de traverse comme autant de hauteur et de recul sur l’actualité immédiate.

Ainsi, en surfant dans les cours de Pierre Rosanvallon sur l’histoire de la démocratie, on découvre l’obsession des chefs au XXe siècle au cours d’un exposé brillant dYves Cohen. Une hantise que l’on retrouve simultanément dans l’armée, l’industrie ou l’enseignement, en France, en Allemagne, en Russie comme aux États-Unis. On affine l’approche de cette réforme hiérarchique en écoutant Armand Hatchuel évoquer la figure d’Henri Fayol et sa théorie du chef d’entreprise à la fin du XIXe siècle. On puise encore dans les réflexions passionnantes du politologue Loïc Blondiaux sur « la démocratie à venir et à refaire ». Un réquisitoire sur l’impuissance de nos gouvernements qui n’affichent leur capacité d’action que sur les problèmes collège1de sécurité ou d’immigration, là où ils ont encore prise. En fait, quand l’État policier prospère sur le déclin de l’État social.

Alors, pas d’hésitation, il est hautement recommandé d’aller butiner dans cette caverne inestimable qu’est le Collège de France ! On en ressort ragaillardi et rassuré sur l’énergie déployée par tant de penseurs en action, soucieux de partager leur savoir. Amélie Meffre

En savoir plus :

Dans la dernière livraison du mensuel « Sciences Humaines » , l’historien Patrick Boucheron livre un entretien exclusif sous le titre « A quoi sert l’histoire ? ». Qualifié « d’historien de la respublica » par son compère Roger Chartier, « il est aussi un historien indiscipliné », soutient Martine Fournier en préambule à son article, « qui s’amuse à manier les anachronismes délibérés, et à subvertir les règles de la méthode historique ». Un grand érudit, amateur de littérature autant que d’histoire, directeur de la collection « L’univers historique » aux éditions du Seuil et membre du comité éditorial de la revue L’Histoire.
À signaler encore, sur les travées du Collège de France, l’original et émoustillant cours de littérature d’Antoine Compagnon, « Les chiffonniers littéraires : Baudelaire et les autres »… Enfin, à ne pas manquer le 17 mars, la leçon inaugurale d’Alain Mabanckou, professeur de littérature francophone à l’Université de Californie Los Angeles (UCLA)  et prix Renaudot 2006 pour ses Mémoires de porc-épic, sur le thème « Lettres noires, des ténèbres à la lumière » : une déambulation littéraire, artistique et historique sur « la négritude après Senghor, Césaire et Damas », une plongée dans la littérature d’Afrique noire francophone. Yonnel Liégeois

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L’hebdo « Le un » prend langue !

Original magazine dans le paysage éditorial français, « Le un » est le seul journal qui ne se feuillette pas mais se déplie ! Une nouvelle expérience de presse, radicalement différente, qui fait mouche chaque semaine. Le dossier du jour : le Français a-t-il avalé sa langue ?

 

 

Pour sa dernière livraison, l’hebdomadaire « Le un » a tourné trois fois sa langue en son palais avant de coucher son propos sur le papier. Trois temps, et trois mouvements : le temps de l’émotion, le temps de la réflexion, le temps de l’évasion… UNLa romancière canadienne Nancy Huston, anglophone de naissance et francophile pour études universitaires, ouvre le bal. « Les Français « parlent comme un livre » et, des années durant, j’ai été portée, transportée par leur passion du verbe », confesse-t-elle, « aujourd’hui leur prolixité m’épuise » ! Le ton est donné, le dossier de la semaine « Le Français a-t-il avalé sa langue ? » ne laissera personne indifférent. A découvrir très vite, avant qu’il ne soit trop tard, mercredi prochain ce sera déjà un nouveau numéro qui sera en vente dans tous les kiosques…
Ce curieux journal, qui n’a rien d’un magazine et vit sans publicité, lancé il y a à peine une année, s’est constitué un public fidèle. Grâce à une communication promotionnelle sans faille et efficace. Une belle leçon d’inventivité qui devrait donner des idées à tous ceux qui se prétendent patrons de presse ou qui ambitionnent de le rester, même porteurs de ligne éditoriale plus affirmée, fusse-t-elle même à prétention radicale comme on dit.

A d’aucuns, ce numéro agréablement érudit paraitra peut-être parfois irritant mais, professeurau final, il est tonique, revivifiant et bien stimulant. Il rebat les cartes et nous éloigne des idées reçues comme évidentes : en matière de langue, de la place du français, de la correspondance qu’il entretient avec les autres langues, y comprise l’anglaise ! Une approche chorale avec moult signatures, dont un très instructif et malicieux article de Bernard Cerquiglini, l’actuel recteur de l’Agence universitaire de la Francophonie.
« Le Un » ? Un bel objet, de compréhension et de réflexion, au service de la défense de toutes les langues. Osons parodier le sanguinaire Mao : Que mille langues s’épanouissent ! Jean-Pierre Burdin

A signaler, sur la toile, la création conjointe par les syndicats québécois et français, FTQ et CGT, du site « Langue du travail, au service de la francophonie syndicale internationale ».

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A lire ou relire, chapitre 1

Essai, document, roman : nombreux sont les ouvrages qui offrent aux lecteurs de quoi nourrir leur imagination ou leur réflexion. Chantiers de culture vous propose sa sélection. Forcément subjective, entre inédits et réédition en livres de poche.

 

 

Il était peut-être un peu trop volumineux pour être glissé dans le sac à dos, il n’empêche, « La traversée des Alpes, essai d’histoire marchée », le récent ouvrage d’Antoine de Baecque, ravira tous les promeneurs et randonneurs ! Et bien plus encore… Le gamin du Vercors, devenu historien et éminent spécialiste du septième art, a nourri très tôt son amour de la marche autant que de la plume. lire1Aujourd’hui, il mêle ses deux passions pour nous conter par le menu une double aventure : celle de la naissance et du développement des sentiers de grande randonnée, celle de son expérience du GR5 durant 27 jours de marche, du lac Léman jusqu’à la méditerranée : 650km, 30 000m de dénivelés cumulés, 7 à 9h de marche quotidienne avec 17kg sur le dos ! Un effort soutenu, certes, en aucun cas un événement sportif selon la terminologie convenue.
En plus de 400 pages passionnantes, Antoine de Baecque nous conte l’histoire de ces sentiers qu’empruntent aujourd’hui par milliers promeneurs du dimanche ou randonneurs au long cours. Des voies tracées par les bergers, les colporteurs et contrebandiers, sinon par les armées napoléoniennes, voire les éléphants d’Hannibal… Une conquête populaire de la « montagne à vaches » au temps du Front Populaire face aux aristocrates anglais vainqueurs des prestigieux sommets, les « excursionnistes » contre les « ascensionnistes » ! Et de rendre hommage à ces précurseurs et hommes de l’ombre qui, sur leurs loisirs, balisèrent ces chemins à la peinture blanche et rouge, conçurent les premiers guides et créèrent refuges et gîtes d’étape pour accueillir les groupes de randonneurs. Une mission désormais entre les mains de la F.F.R.P., la Fédération française de la randonnée pédestre…
La marche*, triple symbole : le retour à la nature peut-être, la réappropriation de son corps « animal marchant » sans doute, le plaisir d’un temps libéré évidemment face au temps contraint de nos sociétés modernes. « On n’écrit bien qu’avec ses pieds », affirme le grand marcheur que fut Nietzche dans le prologue du « Gai savoir », Antoine de Baecque en fournit une belle preuve !

Nous ne quittons pas la montagne, les Dolomites cette fois, avec « Le tort du soldat » d’Erri De Luca. Face à la somme précédente, un petit livre, tout juste 89 pages, d’une puissance exceptionnelle cependant… lire2Le narrateur nous conte sa rencontre impromptue, dans une auberge autrichienne, avec un criminel de guerre nazi et sa fille qui dégustent une bière. Lui-aussi, traduisant alors quelques textes yiddish en italien entre deux escalades. Les signes hébraïques étalés sur la page alertent le vieil homme. Qui se croit démasqué, s’enfuit précipitamment et se tue dans un lacet au volant de sa voiture blanche… Un double récit conduit d’une plume d’orfèvre par l’écrivain napolitain où la langue, l’hébreu ancien, se révèle personnage principal.
La mission d’Erri De Luca, à la demande d’un éditeur italien traduire du yiddish quelques ouvrages d’Israel Joshua Singer, le devoir que s’assigne l’ancien nazi, trouver dans les textes kabbalistiques la raison de l’échec d’Hitler… En effet, pour lui, la défaite est le seul tort du soldat, la victoire aurait tout justifié au regard de l’histoire, aucun remords ni regret n’affleurent à sa conscience au cœur de cette quête démoniaque à démontrer que les textes juifs avaient prédit déjà la chute du Reich ! Si l’un a appris l’hébreu ancien par amour de la langue, l’autre s’en empare pour justifier l’injustifiable. L’un s’en est allé sur les traces des martyrs du ghetto de Varsovie, d’Auschwitz et de Birkenau, « un des lieux où l’irréparable avait été immense. Aucune justice ultérieure, aucune défaite des responsables ne pouvait égaler la damnation commise. Il existe un seuil du crime au-delà duquel la justice est moins que du papier toilette ». L’autre, reconverti comme facteur et distribuant le courrier au Centre Wiesenthal, découvre les auteurs de la kaballe : Eléazar de Worms, Abraham Aboulafia, Moïse Cordovero. « Ce fut d’abord une curiosité, puis une étude, pour devenir finalement une obsession », témoigne sa fille dans le second récit au lendemain de l’accident, « tout était déjà expliqué par avance dans la kabbale ». L’égalité des deux valeurs numériques des termes hashoà (le nom juif de la destruction) avec haàretz hatovà (la terre sainte) « mettait en relation la naissance de l’État d’Israël et la destruction des juifs (…) Il croyait son obsession justifiée : la kabbale était le noyau ignoré du nazisme ».
Un livre bref, mais incisif et d’une densité bouleversante. L’hommage poignant à une langue ancienne qui se joue du passé comme du futur pour nous rendre présents des pans entiers de l’histoire puisque la littérature, selon Erri De Luca, se veut quête de sens et permet seule de « digérer les tragédies ».

Et nous demeurons encore sur les hauteurs, celles du château de « Sigmaringen » où nous introduit Pierre Assouline. Une plongée tragi-lire3comique dans cette petite France reconstituée sur les bords du Danube en 1944 autour du maréchal Pétain : Laval, les ministres de Vichy, une escouade de miliciens et quelques deux mille civils français qui ont suivi le mouvement. Majordome dévoué à la propriété des Hohenzollern réquisitionnée par le régime nazi à l’agonie, Julius Stein nous raconte par le menu le quotidien de ces hommes et femmes qui croient encore, pour d’aucuns, à la victoire prochaine… Roman historique finement ciselé, Assouline met en lumière surtout les querelles, disputes, haines et jalousies qui tenaillent ce microcosme politique imbu d’orgueil et de prétentions. Hormis Céline qui, comme à son habitude, n’est pas dupe et s’en moque, soignant comme il peut les malades et surtout préoccupé à trouver de la subsistance pour ses chats…
Plus au Nord, aux confins de la mer de Barents, les sommets de la Laponie sont encore enneigés tandis que la ville d’Hammerfest est Lire4le théâtre d’affrontements tragiques entre éleveurs de rennes et magnats de l’or noir : les uns tentent de préserver leurs coutumes ancestrales et leurs grands espaces d’élevage, les autres convoitent ces terres riches en ressources pétrolières. Après « Le dernier lapon » couronné de nombreux prix littéraires, Olivier Truc redonne vie à cet improbable couple de la police des rennes que forment Nina et Klemet dans « Le détroit du loup ». L’une est originaire de la ville, l’autre fils de Sami, l’illustre tribu laponne, les deux se doivent d’enquêter sur la mort suspecte d’un jeune éleveur. Plus qu’un roman noir superbement bien documenté, ce livre nous plonge avec chaleur et suspens au cœur même de ces contradictions qui bousculent l’avenir de nos sociétés : préserver des cultures ancestrales et des modes de vie à rebours de la modernité ou les sacrifier au nom d’une industrialisation à outrance et d’une rentabilité éhontée.

D’une écriture classique, « La vie en marge » de Dominique Barbéris, « Sous la ville rouge » de René Frégni et « La mémoire de l’air » de Caroline Lamarche nous content, chacun à leur façon, la vie chaotique de trois êtres aux destins contrariés. Le premier, en fuite et sans le sou, sème la mort dans son périple pour atteindre la frontière. Et survivre. Le mensonge, l’usurpation d’identité ne permettront point à Richard Embert d’échapper à une fin tragique. Un monde d’errance et de solitude qui est aussi le lot de Charlie Hasard, natif de Marseille. Son mode de survie, sa passion effrénée ? Écrire… Une fuite dans l’écriture qui l’éloigne de tout environnement social, hormis quelques fidèles amis, des rencontres de plus en plus espacées au fil des manuscrits retournés par les diverses maisons d’édition. Jusqu’au jour où… Un roman acerbe sur les mœurs littéraires, Lire5un éloge de l’écriture et de la lecture. Un éloge de la mémoire, aérienne ou pas, pour Caroline Lamarche dans l’histoire de cette femme qui, de bribes en bribes de souvenirs difficilement accouchés jusqu’à la révélation finale, tente de décrypter les soubresauts de son existence. Qui tente surtout de comprendre aujourd’hui pourquoi le corps impose ainsi le silence à l’esprit et à l’intelligence avant que la force et le désir de vivre n’empruntent le chemin de la rébellion. Un monologue poignant, – « seul le monologue peut traduire la vérité – qui oserait découvrir son secret à l’autre ? » affirme l’auteure, reprenant la phrase d’Unica Zürn en exergue de son ouvrage -, sur la difficulté à se reconstruire après bien des épreuves, un roman vrai et sans voyeurisme. Yonnel Liégeois
* A lire, dans le magazine Sciences Humaines (n°262, août-septembre 2014), le bel article de Martine Fournier « Marcher, un nouvel art de vivre ».

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C’est la fête à Copeau !

Le 23 octobre 1913, sur la Rive Gauche de Paris, le théâtre du Vieux Colombier ouvre ses portes. Une initiative de Jacques Copeau soutenue par Charles Dullin, Louis Jouvet et ses amis de la NRF, la Nouvelle Revue Française, pour promouvoir un « théâtre d’art » et rompre avec celui de boulevard. Cent ans plus tard, entre les prémisses du théâtre populaire et le temps de la décentralisation d’après guerre, une pensée toujours novatrice.

 

 

 Affiche TVC CopeauEn ce lundi 21 octobre 2013, sur la scène du Vieux Colombier, c’est la fête à Copeau ! Trois générations rassemblées sur les planches pour honorer la mémoire de celui qui fut l’un des grands rénovateurs du théâtre au début du second millénaire : Jean-Louis Hourdin le saltimbanque des planches et infatigable bateleur de tréteaux, Hervé Pierre l’éminent sociétaire de la Comédie française et auparavant élève du premier nommé au Théâtre national de Strasbourg, quelques jeunes élèves des écoles nationales de théâtre et de l’illustre maison de Molière… Tous unanimes, comme en écho à ce fameux appel à la jeunesse publié dans les colonnes de la NRF cent ans plus tôt, « pour réagir contre toutes les lâchetés du théâtre mercantile et pour défendre les plus libres, les plus sincères manifestations d’un art dramatique nouveau » !

Jean-Louis Hourdin

Jean-Louis Hourdin

« Le parcours de Jacques Copeau est étonnant, presque incroyable », témoigne d’emblée Jean-Louis Hourdin, « il faut se souvenir que c’est avant tout un homme de lettres, non un homme de théâtre ». Sa fréquentation des planches ? Avant tout, comme critique dramatique à la Nouvelle Revue française, sous l’égide de Gallimard, qu’il fonde en 1909 en compagnie de Gide et Schlumberger et dont il est devenu le directeur, ensuite comme signataire de l’adaptation des « Frères Karamazov » où Charles Dullin joue le rôle de Smerdiakov… « Face au théâtre de boulevard dont il réprouve forme et contenu, il rêve donc d’une scène dépouillée de tout artifice superflu, il veut aller au cœur de la poésie dramatique : le texte d’abord, le jeu de l’acteur ensuite dépouillé de tout cabotinage ». Et son compère Hervé Pierre d’approuver le propos de son aîné, « Copeau avait la jeunesse pour lui en plus d’être un grand penseur. Les moyens de ses ambitions, il les trouvera avec le soutien de la maison Gallimard, l’expérience des planches avec Dullin et Jouvet ». L’installation Rive Gauche du côté des lettrés, l’esprit NRF, un bagage intellectuel très fort : voilà les atouts de Copeau, lui qui pourtant n’a jamais fait de théâtre !

Hervé Pierre

Hervé Pierre

Et de jeunes comédiens qu’il sélectionne, forme et met à l’écart tel un gourou, plus qu’un chef de troupe, qu’il veut résolument libérer des tics et tocs qu’il honnit dans le théâtre de boulevard… « Partout le bluff, la surenchère de toute sorte et l’exhibitionnisme de toute nature parasitent un art qui se meurt », dénonce-t-il avec véhémence. Le théâtre pour Copeau, selon Hourdin et Pierre ? « Un art amoureux, que l’on exerce au service d’un texte et d’une langue, pour lequel on invente un espace scénique où l’on peut tout jouer » et les deux compères d’ajouter qu’il faut s’imaginer l’esprit qui planait en ce temps-là aux prémisses du Vieux Colombier : une chaudière, une vraie marmite ! « Il faut relire les textes de Copeau », souligne Hervé Pierre, « une pensée qui apporte la clairvoyance sur notre métier, sur l’acteur citoyen » et Jean-Louis Hourdin de brandir, preuve à l’appui et telle une précieuse relique, une brochure à la couverture usée, « Le théâtre populaire », un texte signé du maître en 1941… « Comme Copeau tente de le faire en 1913, il nous faut à nouveau mettre le bordel en 2013 dans ce qui doit être rénové ! Copeau n’est pas un homme du passé. Même s’il fut quelque peu éclipsé par des figures comme Vilar ou Brecht, vilipendé pour ses options politiques droitières et ses convictions religieuses, il a encore des choses à transmettre aux nouvelles générations : l’enthousiasme, la ferveur, la sincérité ».

Jacques Copeau, vers 1917

Jacques Copeau, vers 1917

Enseignant d’études théâtrales à l’université Paris 3-Sorbonne Nouvelle, directeur d’un volume à paraître sur les « Registres » de Copeau, Marco Consolini est tout aussi catégorique. « Il nous faut apprendre à découvrir Copeau au cœur même de ses contradictions. En 1913, il est comme habité par un besoin d’épuration, presque de purification devant ce qu’est devenu le théâtre. Une exigence de pureté qui le conduit à s’adresser à un public cultivé, pas forcément élitiste mais pas vraiment populaire ». Son objectif ? A l’identique de la NRF qui souffle un vent nouveau dans le monde des lettres, insuffler un esprit nouveau aux artisans des planches… « Le monde populaire, le public populaire, il le découvrira plus tard. Dès 1924, au terme de l’expérience du Vieux Colombier, lorsqu’il se réfugie en son repaire de Pernand-Vergelesses, fonde la troupe des Copiaux et se frotte au petit peuple bourguignon ». Dans la bande, formés à l’exigeante école de Copeau, deux figures incontournables de l’après-guerre, deux ardents oeuvriers de la décentralisation et de la rénovation théâtrale au cœur des villes et des campagnes : Jean Dasté à Saint-Etienne, Hubert Gignoux à Strasbourg !

Le chercheur l’atteste, « Copeau est très ouvert sur les théories de l’acteur et de la mise en scène, lui homme de lettres plus qu’homme de théâtre, avec Dullin et Jouvet il échange une très belle correspondance pendant la guerre. Il croit fermement que l’on peut changer le monde en changeant le théâtre ». Pour ce faire, il faut changer les hommes, d’abord changer les acteurs : qu’ils soient vrais et sincères dans ce qu’ils font, qu’ils sachent se mettre au service du texte autant que d’improviser, travailler le mime et le masque, user de tout leur corps et de tout leur art pour transmettre les émotions… « Jacques Copeau est l’ancêtre de toute pédagogie nouvelle, un novateur pour son temps, ouvert au théâtre oriental et aux « farceurs italiens ». C’est lui qui signera la préface à l’édition française de « Ma vie dans l’art » du grand Stanislavski, le fondateur du Théâtre d’art de Moscou ». La grande révolution de Copeau, en outre ? Faire école, former la jeunesse selon le principe qui guidait sa vie : « Je ne suis pas de ceux qui servent et obéissent, je suis de ceux qui précèdent et commandent » ! Un gourou, un meneur d’hommes et d’utopies qui sait repérer le talent chez les autres, surtout leur grandeur d’âme… « Pour des raisons idéologiques, liées à l’ébullition du Front Populaire puis ensuite à l’épopée brechtienne, longtemps il fut bon ton de minimiser le rôle de Copeau dans l’émergence d’un théâtre populaire, il en est pourtant l’un des plus fervents artisans, sinon le père », affirme Marco Consolini. « Il est temps, aujourd’hui, de réinterroger la pensée et l’action de Copeau à la lumière même de ses contradictions ».

L’aventure n’est pas close. Jean-Louis Hourdin, Hervé Pierre savent combien ils sont redevables au « père » Copeau. D’où leur invite au public et aux jeunes générations : « Le 15 octobre 1913, Jacques Copeau ouvrait le Théâtre du Vieux-Colombier. En 1913, il avait 34 ans. Il était l’homme de la joie, de la force, des communions avec autrui. La rigueur de sa critique en faisait déjà un chef d’école. Il était lucide, farouche, ardent, passionné. Le 21 octobre 2013, nous voulons fêter une pensée qui n’a jamais cessé d’accompagner les grandes aventures théâtrales depuis cent ans et qui reste, en ces temps incertains, une référence pour le théâtre d’art ». Qu’on se le dise ! Propos recueillis par Yonnel Liégeois

Le 21/10 à 19h, au théâtre du Vieux Colombier, soirée « Copeau (x) : éclats, fragments, pensées de Jacques Copeau » dirigée par Jean-Louis Hourdin et Hervé Pierre. Avec Simon Eine, Hélène Vincent et des élèves-comédiens de la Comédie Française. Entrée libre sur réservation au guichet du théâtre ou par téléphone (01.44.39.87.00/01).

« La fête à Copeau, contradictions fertiles » se poursuivra du 24 au 27/10, en terre bourguignonne cette fois. Dans la maison-même de Pernand-Vergelesses en Côte d’Or, avec spectacles, débats, tables rondes.

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